Chronique de la quinzaine - 31 août 1913

Chronique n° 1953
31 août 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’Europe est entrée en vacances : après dix mois de dur labeur, tous les gouvernemens ont été d’accord pour prendre quelque temps de repos et laisser les choses s’arranger conformément à leur logique propre. Deux guerres ont été faites, deux traités ont été conclus. Le premier de ces traités est déjà fortement ébréché, le second a des chances de durer davantage ; ils ne sont toutefois immuables ni l’un ni l’autre. En réalité rien n’est fini, mais quoiqu’il en soit de l’avenir, le présent est au calme. L’Empereur de Russie est parti pour le midi. M. Sasonof va faire une saison à Vichy. Le comte Berchtold va à la chasse. Les ministres anglais se dispersent dans des villégiatures diverses. M. Barthou est en Suisse. Tous les ambassadeurs prennent leur congé annuel. Il semble que la situation soit redevenue normale et que chacun veuille s’en donner l’impression, peut-être l’illusion.

Dans un discours qu’il a prononcé à Lons-le-Saulnier, M. Pichon a défini en termes parfaits la politique de la France au cours de l’épreuve que l’Europe a traversée et il en a constaté les heureux résultats. Une grande puissance a des intérêts partout et nous en avons en Orient ; notre histoire les a créés, notre politique doit les entretenir ; mais ces intérêts n’étaient pas aussi directs ni, si on nous permet le mot, aussi impératifs que ceux de certaines autres puissances et, tout en leur donnant une sauvegarde efficace, nous pouvions et par conséquent nous devions mettre le maintien de la paix au premier rang de nos préoccupations. Nous n’avons pas manqué à ce devoir. Cependant nos alliances nous créaient aussi des obligations qui, si elles n’étaient pas strictement écrites dans les traités, s’imposaient à nous moralement par voie de conséquence et demandaient de notre part une vigilance très attentive. Il était facile de prévoir dès le premier jour que la crise d’Orient serait l’épreuve des alliances et nous n’en sommes que plus satisfaits d’entendre M. Pichon affirmer que celle que nous avons avec la Russie, et qui est la pierre angulaire de notre politique, est sortie des événemens saine et sauve, ou, pour parler plus exactement, qu’elle en est sortie fortifiée. Si bien, a pu dire M. Pichon, que cette alliance, qui n’avait pas été faite en vue des événemens d’Orient, « a montré, par sa souplesse et par la façon dont elle s’applique et s’adapte aux nécessités de la politique générale, de quel prix elle est, non seulement pour nous, mais pour tous les peuples qui veulent sincèrement éviter les risques de la guerre. » Rien de plus vrai : l’alliance franco-russe n’a pas été un bienfait seulement pour nous, mais aussi pour l’Europe ; elle a été un des principes les plus actifs qui ont aidé à la conservation de la paix. Avec l’Angleterre, l’entente cordiale a toujours été l’entente facile : aucune ombre ne l’a troublée. Pas plus que nous, l’Angleterre n’a dans les Balkans de ces intérêts vitaux qui dominent et dirigent toute la politique d’un pays et, dans la Méditerranée, ses intérêts étaient conformes aux nôtres. Aussi M. Pichon a-t-il pu dire que « pas un jour nous n’avons été en désaccord avec le gouvernement britannique. Que ce soit à Paris ou dans les conférences de Londres, notre action s’est invariablement jointe à la sienne et nos vues se sont régulièrement rencontrées pour concourir au même but. »

Quel était ce but ? La paix à maintenir entre les grandes puissances et à ramener entre les États balkaniques. Et comment ramener la paix entre les États balkaniques ? En établissant entre eux un juste équilibre de forces. Ce dernier objet de l’effort de la France et de l’Europe a-t-il été complètement réalisé ? M. Pichon reconnaît que les solutions acquises sont « imparfaites, puisqu’elles sont le résultat de transactions, » mais il estime qu’elles sont « suffisantes et doivent être considérées comme heureuses, puisqu’elles se traduisent par le rétablissement de la paix et puisque en somme elles ne constituent, pour aucun de ceux qui ont été mêlés à la guerre, un avantage exclusif d’une part, ni un écrasement de l’autre. » Et il ajoute, avec quelque optimisme peut-être : « Elles permettent d’entrevoir, lorsque les haines encore toutes chaudes des batailles d’hier seront apaisées, une paix durable qui est, je n’ai pas besoin de le dire, dans nos vœux les plus fervens. » Elle est aussi dans les nôtres, et nos vœux communs seront à coup sûr réalisés quand les haines seront apaisées : mais quand le seront-elles ? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Les solutions acquises n’ont satisfait complètement ni la Serbie, ni la Grèce et elles ont désespéré la Bulgarie. Il ne faut sans doute pas prendre au pied de la lettre, c’est-à-dire au tragique, les proclamations que le roi Ferdinand a adressées à son armée. Elles sont d’une belle allure romantique, expriment sans réticences l’indignation et la colère et ne parlent que de revanche et de vengeance. Ce langage donne satisfaction à ses sujets : aurait-il pu en tenir un autre ? Laissons les mots pour nous attacher aux choses : il est certain que les Bulgares, s’ils ont commis une grande faute, en ont été sévèrement punis, est que l’idée d’une réparation ultérieure reste profondément ancrée dans leur esprit. Il sera sage, de la part de la presse, de ne pas pousser ce sentiment au paroxysme. Nous aimons particulièrement, dans le discours si sensé que sir-Edward Grey a prononcé à la Chambre des Communes, le passage où, après avoir parlé des horreurs qui ont accompagné la seconde guerre balkanique, il a dit : « Tous les États mêlés à cette guerre semblent avoir foulé aux pieds les traités, les accords, les alliances, et s’être efforcé de tirer parti de la situation pour leur propre avantage. Il n’est pas de l’intérêt de la Grande Bretagne, et il ne serait pas non plus équitable, de nommer un quelconque de ces États pour le signaler à la vindicte publique. » Aujourd’hui la paix est faite : nous ne la croyons pas éternelle, mais si on veut en jouir quelque temps, il faut renoncer aux récriminations rétrospectives. L’histoire se fera un jour sur tous ces faits ; la politique doit en oublier quelques-uns.

Revenons au discours de sir Edward Grey. Au moment où le Parlement allait lui aussi entrer en vacances, sir Edward a tenu à faire, et a fait effectivement, un tableau exact et à peu près complet de la situation actuelle : il n’y manque aucun trait essentiel. Sir Edward a parlé en toute bonne foi de l’œuvre accomplie par la diplomatie européenne, œuvre qu’on a beaucoup dénigrée, la critique étant toujours aisée, mais qui a eu le grand mérite de localiser la guerre. « Essayer davantage, a dit sir Edward Grey, eut été mettre le concert en danger. Il est facile de vanter les forces des grandes puissances et de démontrer comment elles auraient pu faire respecter leurs volontés, si elles l’avaient voulu. Naturellement, elles auraient pu avoir recours à une démonstration navale, à supposer, toutefois, que ce genre de démonstration puisse servir à quelque chose ; mais, pour intervenir efficacement, elles auraient été obligées d’employer des troupes, ces troupes auraient dû débarquer, se mettre en marche, tirer des coups de fusil et s’exposer à en recevoir. On fait ces choses-là dans des querelles qui vous intéressent spécialement, mais il est extrêmement difficile de décider les puissances ou quelqu’une d’entre elles à intervenir dans une querelle qui ne touche pas absolument ses intérêts. » Et un peu plus loin sir Edward parle de ce qu’a de bizarre une politique qui consiste à partir en guerre pour imposer la paix. La vérité est que, pour un motif ou pour un autre, la politique de non-intervention l’a emporté partout et que l’Europe a laissé une grande liberté aux États balkaniques pour la solution des questions où ils avaient des intérêts supérieurs aux siens. La paix de Bucarest s’est faite ainsi. On dira que ce n’est pas de la grande politique, mais pourquoi l’Europe aurait-elle fait de la grande politique, avec les frais qu’elle comporte, là où elle n’avait pas de grands intérêts ? « Les ambassadeurs, a dit sir Edward Grey, n’ont pas essayé de créer du durable, du logique. Qu’importe ? Ils ont ajourné pour un temps le conflit des ambitions en présence. C’est là le gain net. » Sir Edward, on le voit, ne fait pas valoir son œuvre outre mesure et son apologie consiste seulement à dire qu’on a gagné du temps ; mais n’a-t-on pas dit que le temps était galant homme et qu’il arrangeait bien des choses ? Après tant d’agitations, son action seule peut enfin être apaisante : la guerre et la diplomatie ont donné pour le moment tout ce qu’elles pouvaient donner.

On sait cependant que l’Europe, ayant pour organe la conférence des ambassadeurs à Londres, s’est réservé la solution de deux questions où les intérêts balkaniques n’étaient pas seuls engagés : l’Albanie et les îles de la mer Egée occupées en ce moment par l’Italie. Sir Edward Grey ne pouvait pas manquer d’en parler dans son discours : il l’a fait de manière à donner satisfaction aux deux puissances le plus particulièrement intéressées, l’Autriche et l’Italie.

Il a été bref sur l’Albanie et s’est contenté de dire qu’ « une commission internationale de contrôle doit être établie, en vue d’ériger cette nation en État autonome sous l’autorité d’un prince choisi par les grandes puissances. » Nous plaignons le prince qui sera désigné par les puissances : il est à craindre que son indépendance ne soit qu’une fiction et qu’il n’ait plusieurs patrons très exigeans qui ne seront pas toujours d’accord entre eux. Ils le sont aujourd’hui, parce qu’il s’agit seulement de faire une Albanie aussi grande que possible, au détriment de la Serbie et de la Grèce ; mais qu’ils le soient plus tard, c’est une autre question. On peut les nommer, leurs noms sont sur toutes les lèvres : ce sont l’Autriche et l’Italie, plus alliées que jamais, sans être pour cela plus amies. Mais n’anticipons pas sur les temps futurs. Pour le moment, elles croient avoir un intérêt commun, l’Autriche à empêcher la Serbie d’avoir accès à l’Adriatique, et l’Italie à empêcher la Grèce d’y avoir une étendue de côtes trop considérable et s’élevant trop haut vers le Nord. A l’appui de son veto, sachant très bien qu’il est des circonstances où la force seule compte, l’Autriche a mobilisé. Nous ne referons pas cette histoire : elle est d’hier. Il n’est pas douteux que les sympathies générales étaient pour la petite et vaillante Serbie, mais la raison d’État a fait pencher la balance du côté de l’Autriche. Celle-ci ne pouvait pourtant pas occuper elle-même la partie de l’Adriatique qu’elle disputait à la Serbie ; il fallait donc que l’Albanie subsistât pour en hériter et la conserver. Tel a été l’intérêt, bien ou mal compris mais fermement défendu, de l’Autriche dans cette affaire. Quant à l’Italie, ce n’est un secret pour personne qu’elle ne voit pas d’un œil charmé le rapide développement que la Grèce, après la guerre, a pris sur terre et sur mer ; aussi à miter la Grèce dans son extension est-il devenu un des principaux soucis de sa politique. La pensée que la Grèce pourrait occuper la rive orientale de l’étroit canal qui sépare l’île de Corfou de la péninsule balkanique, a été particulièrement désagréable au Cabinet de Rome. Sa préoccupation s’explique en quelque mesure ; nous croyons cependant qu’elle a été fort exagérée. Mais nous n’avons pas à discuter ici les conceptions particulières que l’Autriche et l’Italie se sont formées de leurs intérêts fondamentaux : elles se présentent comme des faits, et l’Europe a cru devoir s’en accommoder dans l’intérêt supérieur de la paix. Elle a nommé une Commission dont l’œuvre de délimitation sera particulièrement difficile, parce que les principes en sont restés mal définis. Quoi qu’il en soit, l’Albanie, qui n’a jamais été une nation et qui aura beaucoup de peine à le devenir, s’est imposée à l’Europe comme une nécessité. Il y a malheureusement des nécessités qui peuvent devenir des impossibilités : nous souhaitons que ce ne soit pas le cas de l’Albanie et que, née ou rendue à la vie sous les auspices de l’Autriche et de l’Italie, elle ne devienne pas un jour entre elles un grenier à conflits. Ce jour, s’il arrive, est encore loin, mais la phrase de sir Ed. Grey nous revient à l’esprit comme une obsession : assurément, en ce qui concerne l’Albanie, la Conférence des ambassadeurs n’a fait ni du logique, ni peut-être du durable ; elle a seulement ajourné le heurt des ambitions en présence.

Pour ce qui est des îles, la question qu’elles soulèvent présente des difficultés d’un autre ordre, dont nous avons déjà dit un mot il y a quinze jours. Sir Edward Grey, qui ne pouvait pas la passer sous silence, l’a-t-il résolue ? En droit, oui, mais en fait ? La situation reste délicate et embarrassante. Ces îles sont en ce moment occupées par l’Italie qui doit les évacuer dès que la Turquie aura pleinement exécuté le traité de Lausanne, en d’autres termes, lorsqu’elle aura retiré de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque le dernier de ses soldats. Après quoi, ces îles ne reviendront à la Porte que pour être cédées à la Grèce. Dès lors l’esprit, inévitablement, s’interroge et se demande, puisque ces îles sont dans toutes les hypothèses perdues pour elle, si la Porte a plus d’intérêt à ce qu’elles soient détenues par l’Italie qui ne les a qu’à titre précaire, ou par la Grèce qui les aurait à titre définitif. Ce qui vient de se passer à Andrinople, — nous en parlerons dans un moment, — montre que la Porte ne renonce à rien et n’en désespère jamais, et on ne peut pas dire que les faits lui donnent tort. Si elle juge préférable pour elle que les îles restent à l’Italie, qui l’empêchera de laisser indéfiniment quatre hommes et un caporal en Lybie ? Sera-ce l’Italie ? Peut-on compter absolument sur l’inexorable énergie avec laquelle cette dernière exigera l’évacuation complète et rapide de la Tripolitaine et prendra des mesures en conséquence ? De pareilles questions font rêver : elles sont si complexes ! En attendant, l’Italie est très forte sur le terrain diplomatique pour dire, et elle ne manque pas de le faire, que les îles étant dans ses mains, le seul gage qu’elle ait de l’exécution du traité, elle ne saurait s’en dessaisir avant que cette exécution soit parachevée : il est bien entendu qu’à ce moment elle ne manquera pas de restituer le gage. Cette situation ne pouvait pas manquer d’exercer toute la souplesse d’intelligence et même toute la subtilité de sir Edward Grey. Il a commencé par dire que la question intéressait l’Europe tout entière, mais il n’a pas caché qu’elle intéressait plus spécialement l’Angleterre. « En vertu de notre position méditerranéenne et de considérations navales, il est, a-t-il dit, de notre intérêt particulier qu’aucune des îles de l’Egée ne soit réclamée et conservée par l’une des grandes puissances. Si l’une de ces îles passait d’une manière permanente en la possession d’une grande puissance, des questions d’une extrême importance et d’une extrême difficulté seraient soulevées : les grandes puissances le sentent bien. » Sans doute elle le sentent, mais elles ont senti successivement tant de choses dont il a été tenu peu de compte depuis dix mois, qu’on n’est pas bien sûr qu’il y ait là une garantie suffisante. Sir Edward Grey, est-il besoin de le dire ? ne met pas un instant en doute la loyauté de l’Italie et personne ne peut le faire ; mais il ne s’agit pas de l’Italie, il s’agit de la Porte, et le ministre anglais se pose très nettement la question suivante : « Qu’est-ce qui arrivera si la Turquie recule indéfiniment l’accomplissement des obligations que le Traité de Lausanne lui impose et si, en conséquence, l’occupation italienne se prolonge indéfiniment ? » Quand on énonce de pareilles questions, on devrait y répondre : sir Edward n’y a pas répondu. Ici encore il a temporisé. « Nous n’avons pas à nous occuper pour le moment, a-t-il dit, de ce qui arrivera si un ajournement indéfini se produit. La grande chose, c’est que le principe suivant est posé : la destination des îles de la mer Egée intéresse toutes les grandes puissances ; aucune des grandes puissances ne peut s’en réserver une seule ; la question des îles est d’un caractère européen et sera réglée par toutes les puissances. » Soit, mais si toutes les puissances ne jugent pas avoir le même intérêt dans l’affaire, des différences d’attitude ne se manifesteront-elles pas entre elles ? Comment ne pas se rappeler ici tel autre passage du même discours que nous avons cité et d’où il résulte que, si toutes les puissances sont facilement d’accord pour ne rien faire, chacune, quand il faut agir, ne le fait que dans la mesure de son intérêt particulier.

Ici, une remarque. Il y a quelques jours, toute la presse italienne est partie en guerre contre la presse française parce que celle-ci, après avoir pris acte des assurances positives données par l’Italie à ce sujet, avait conclu (pie les îles seraient un jour évacuées. Aujourd’hui la presse italienne se montre pleinement satisfaite des déclarations de sir Edward Grey et nous reconnaissons nous-mêmes, avec une non moindre satisfaction, qu’elle est revenue par contre coup à notre égard à des sentimens meilleurs, à ceux qu’elle aurait toujours dû avoir, parce que nous les avons toujours mérités. La presse française n’a parlé à aucun moment avec passion de la question des îles et elle n’en a jamais dit autre chose que ce qu’en a répété le ministre anglais. Pourquoi donc cette différence de traitement à notre désavantage ? Mais tout cela appartient au passé. Le ciel s’est rasséréné sur l’Italie et nous profitons de cette faveur du temps. Jouissons-en sans essayer de tout prévoir. Notre esprit trop logique nous emporte de déduction en déduction à des conséquences qui ne se produiront peut-être pas et qui, en tout cas, sont lointaines. Qui sait si les Anglais ne suivent pas une règle plus sage en ne s’imposant pas la tâche de résoudre des questions qui ne sont pas encore posées ? Sir Edward Grey se contente de jalonner des principes et il attend les événemens.

Il est probable que c’est ce qu’il fera aussi et ce que, finalement, nous ferons tous au sujet d’Andrinople. Les Turcs y sont : on ne voit pas qui les en délogera. Beati possidentes, disait autrefois Bismarck. Cette affaire d’Andrinople est assurément une des plus extraordinaires dans une époque où il y en a eu tant, et par extraordinaire nous voulons dire imprévue car, au fond, il n’en est pas de plus naturelle, ni de plus logique. La tragédie et la comédie s’y sont étroitement mêlées. Il est fâcheux que l’événement pèse sur nous comme il le fait encore : l’histoire, qui en parlera d’une manière plus dégagée, pourra y prendre quelque divertissement. Les Bulgares ont fait un immense effort pour s’emparer d’Andrinople ; encore n’en sont-ils venus à bout qu’avec les concours des Serbes. La ville une fois prise, les Serbes sont retournés chez eux et, au lieu de garder la place, les Bulgares ont suivi les Serbes pour leur tomber dessus. Ils ont imprudemment oublié la présence de la Turquie qu’ils croyaient épuisée parce qu’ils l’avaient battue et qui l’était moins qu’eux. Il est arrivé ce qui devait arriver. Les peuples armés sont comme les liquides qui pèsent sur leur bords et se répandent aussi loin qu’ils ne trouvent pas d’obstacle. Or les Turcs n’en ont trouvé aucun : les Bulgares étaient partis pour se battre et se faire battre ailleurs. Enverbey est redevenu assez facilement un héros : entré à Andrinople sans coup férir, il peut croire que la terreur de ses armes a tout fait fuir devant lui. Et ce n’est pas la seule conquête que les Turcs ont faite ou refaite : ils ont recommencé en sens inverse, c’est-à-dire en allant en avant, la campagne qu’ils avaient faite à reculons ; ils ont repris Kirk-Kilissé et Loullé-Bourgas : les mêmes noms peuvent servir désormais pour leurs défaites et pour leurs victoires. Ils ont même passé la Maritza et menacé Dedeagatch, le principal et presque le seul port qui reste aux Bulgares sur la mer Egée, et ils s’en seraient emparés comme du reste, s’ils n’avaient pas eu la sagesse de s’arrêter devant le grondement de l’Europe. Leurs victoires militaires ne méritent pas grande admiration, ils se sont contentés de profiter des circonstances : leur politique a eu des qualités plus sérieuses. Au premier moment, l’Europe leur a adressé les sommations les plus menaçantes ; les puissances ont déclaré qu’elles ne laisseraient pas déchirer le traité de Londres qui était quelque peu leur œuvre ; elles ont sommé la Porte d’évacuer Andrinople et de se cantonner derrière la ligne d’Énos-Midia. Après ce bruit de tonnerre, on a usé de quelque douceur ; on a fait entendre à la Porte que, si elle était bien sage, bien docile, bien obéissante, on rectifierait et on améliorerait cette frontière. Dans le cas contraire, elle n’avait à compter sur aucune indulgence. A la vérité, on ne savait pas encore trop ce qu’on ferait contre elle, mais pour le moins on lui couperait les vivres. La Porte ne s’est pas laissé étonner. Elle a regardé autour d’elle et elle a vu qu’aucune puissance n’était disposée à passer de la menace à l’acte : quant à l’infortunée Bulgarie, elle était provisoirement sans force, elle s’apprêtait à désarmer, elle désarmait. D’autre part, l’opinion était très exaltée dans le monde musulman et tout gouvernement qui aurait reculé après avoir miraculeusement obtenu de si précieux avantages, aurait été certainement renversé. Pour ce qui est de l’armée, elle n’obéirait pas. La Porte a calculé adroitement ses chances ; elle a compris ce qu’elle pouvait faire sans soulever autre chose que des protestations, et ce qu’elle ne pouvait pas faire sans s’exposer à des mesures plus graves. Après un moment d’hésitation, elle a déclaré formellement qu’elle n’abandonnerait pas Andrinople, mais qu’elle ne dépasserait pas la Maritza et qu’elle n’avait jamais eu l’intention d’occuper Dedeagath, bien que la population de la ville et même de toute la région l’y appelât pour la garantir des Bulgares. Ceux-ci ne sont d’ailleurs pas en mesure d’y entrer tout de suite : ils ont fait une démarche auprès des puissances pour qu’elles demandassent aux Grecs d’y rester quelques jours encore, et ce n’est pas là un des traits les moins singuliers de cette situation paradoxale. Quelle sera la suite des événemens, nul ne peut le dire ?

De toutes les puissances, celle qui a pris le plus à cœur de sauver tout ce qui peut encore être sauvé de la cause bulgare, est naturellement la Russie. La Russie n’oublie pas tout ce qu’elle a fait pour la Bulgarie et, comme les bienfaits obligent infiniment plus ceux qui les font que ceux qui les reçoivent, elle se tient pour engagée à aider les Bulgares de toute la force de la politique. En cela elle peut compter sur le concours de la France. Si nous avons incliné à ce que Cavalla appartînt à la Grèce, nous n’avons aucune raison du même ordre pour nous faire désirer qu’Andrinople reste à la Porte. A vrai dire, la question ne nous touche pas directement, mais puisqu’elle touche la Russie, nous n’avons aucune raison de ne pas conformer notre politique à celle de notre alliée. Seulement que pouvons-nous faire et que peut faire la Russie elle-même, décidée comme elle paraît l’être et comme nous le sommes nous-mêmes, à ne pas intervenir militairement ? On a parlé de boycotter la Turquie, de lui refuser tout secours financier, de la réduire par l’inanition. De pareils moyens de coercition ne peuvent réussir que s’ils sont adoptés et pratiqués par toutes les puissances des deux mondes, et c’est une unanimité sur laquelle il serait téméraire de trop compter. La Russie peut employer ce moyen par amour de la Bulgarie et nous pouvons l’employer nous-mêmes par amour de la Russie ; mais les autres ? Le moyen risque de faire presque autant de mal à ceux qui l’emploieront qu’à ceux contre qui on le tournera : il faut donc avoir, pour en user, des motifs très sérieux que tous n’ont pas. Cela étant, la seule solution pratique serait une entente directe entre la Bulgarie et la Porte. On comprend qu’elle coûte à la Bulgarie. — Ce n’est pas à nous, dit-elle, qu’il appartient d’agir auprès de la Porte ; c’est à l’Europe qui a fait le traité de Londres et qui doit tenir à honneur de ne pas le laisser mettre en pièces. — Mais, d’abord, ce n’est pas l’Europe qui a fait le traité de Londres ; elle a aidé seulement à sa préparation et il s’est conclu sous ses auspices ; il n’en résulte pour elle aucune obligation stricte. Enfin, tous les traités sont l’expression des circonstances à un moment donné. Le moment passe, les circonstances changent, et il faut bien dire que, dans le cas actuel, si les circonstances ont changé, la responsabilité en est à la seule Bulgarie. L’avenir reste ouvert devant elle et nous sommes convaincu qu’elle se relèvera de sa chute ; le sort qui l’accable aujourd’hui ne l’accablera pas toujours ; il y a en elle des ressources d’énergie qui ne sont pas épuisées ou qui se renouvelleront. Mais il faut prendre le moment présent tel qu’il est et en tirer le parti le moins mauvais possible. Le roi Ferdinand a un esprit politique trop délié, trop développé, trop exercé pour ne pas manœuvrer dans la tourmente et rendre un nouveau service à son peuple auquel il en a déjà tant rendu : ce service est d’accepter l’inévitable et de préparer les réparations.

M. Pichon, dans son discours de Lons-le-Saulnier, s’est défendu d’avoir fait une politique de sentiment : il a reconnu toutefois que le sentiment se mêlait à tout et que le plus froid réalisme ne pouvait pas en faire complètement abstraction. Les grandes nations comme la Russie, la France, l’Angleterre, ont des traditions qui sont aussi des forces et on ne doit pas s’attendre à ce qu’elles y renoncent à moins d’y être forcées par une obligation impérieuse et un devoir absolu. L’intérêt de l’État est d’ailleurs la première règle de la politique internationale, ni M. Pichon, ni M. Sasonof, ni Sir Edward Grey ne l’ont méconnue, et c’est pourquoi leur politique, constamment orientée dans le sens de la paix, a si efficacement contribué à en assurer le bienfait à l’Europe. Il serait très injuste de dire que d’autres nations et d’autres gouvernemens n’y ont pas contribué, eux aussi, d’une manière très efficace ; mais la Triple Entente ne s’est laissée dépasser par personne dans cette œuvre, dont le succès importait si fort au progrès de la civilisation, à la reprise des affaires qui ont beaucoup souffert des contre-coups de la guerre et à la marche normale de l’humanité vers un avenir meilleur.


Nos lecteurs savent déjà la perte qu’ils ont faite dans la personne de M. Emile Ollivier, qui était un des plus anciens collaborateurs de cette Revue et un de ceux qui l’honoraient davantage par l’éclat de son talent, la générosité de son caractère et la dignité de sa vie. M. Emile Ollivier a joué un rôle trop important et qui a été l’objet de trop ardentes controverses pour que nous puissions, en quelques lignes et à la fin d’une chronique, parler de lui comme il conviendrait. Tout ce que nous pouvons dire aujourd’hui de l’homme politique est qu’aucun n’a eu de meilleures intentions, n’a mis à leur service une persévérance plus grande, une parole plus entraînante, un désintéressement personnel plus absolu — et n’a été plus malheureux.

Un monde s’est écroulé sur lui pour l’écraser. On l’a rendu responsable d’une guerre que rien ne pouvait empêcher parce qu’on la voulait ailleurs, et qu’on nous y a délibérément provoqués. M. Emile Ollivier a fait ce qu’il a pu pour l’éviter, il n’y a pas réussi ; s’il y avait réussi un jour, le danger se serait présenté sous une autre forme le lendemain ; le seul tort de M. Emile Ollivier, qui jugeait des autres d’après lui-même, est de n’y avoir cru qu’à la dernière extrémité. Le sort des armes s’étant prononcé contre nous, on a cherché un homme sur qui rejeter tout le poids de l’événement ; il n’a pas été difficile de le trouver, il s’était offert lui-même ; on l’a dénoncé à la postérité en prenant soin par avance de dicter à celle-ci son jugement. Mais M. Ollivier a vécu assez longtemps pour faire appel à son tour au tribunal devant lequel il avait été cité ; il a introduit lui-même sa cause devant l’histoire, et nos lecteurs ont connu au fur et à mesure qu’il les produisait les explications qu’il lui a apportées. On peut sans doute ne pas tout admettre de ce long et puissant plaidoyer, mais comment n’être pas frappé de l’accent de probité morale qui lui donne un caractère si saisissant ? L’homme apparait à travers ces pages éloquentes : comment ne pas reconnaître le souci de la vérité qui l’anime, la droiture de ses sentimens, la haute portée d’un témoignage qui, sur tant de points, éclaire l’histoire et qu’elle ne saurait plus négliger ? Quant au talent d’écrivain de M. Ollivier, succédant ou plutôt s’alliant à son talent oratoire, il allait grandissant d’année en année, de volume en volume, d’épisode en épisode, presque de page en page, et nous ne sachons rien de plus émouvant que ce dernier article, que nous avons publié il y a quinze jours, où il parle des angoisses du maréchal Mac Mahon, obligé, malgré lui, d’aller s’engloutir avec la dernière armée de la France dans le gouffre de Sedan. Les fautes militaires qui ont alors été commises, multipliées, accumulées, on a reproché quelquefois à M. Emile Ollivier de les avoir mises trop en relief : nous y trouvons au contraire, à travers la tristesse qui s’en dégage pour nous, quelque chose de réconfortant, puisqu’il en ressort que nous n’étions pas vaincus d’avance, que, malgré tant d’erreurs, nous avons failli à diverses reprises ramener la victoire à nos drapeaux et qu’il aurait fallu, tel ou tel jour, peu de chose pour que les destins fussent changés. Et cela n’est pas fait pour encourager nos adversaires d’alors à recommencer. Quanta nous, nous avions une admirable armée en 1870 : ce qui lui a manqué, à un degré à peine vraisemblable, c’est le commandement. La leçon a été trop sévère pour que nous n’en profitions pas.

Mais nous nous laissons entraîner à parler de l’homme politique dans M. Ollivier, alors que nous aurions voulu parler de l’homme seul. Il était impossible de le connaître sans éprouver pour lui une sympathie profonde. Il était simple et bon. Indifférent à beaucoup de choses contingentes qui en retiennent tant d’autres dans des régions médiocres, sa pensée s’élevait toujours très haut comme par son jet naturel, celui de l’orateur peut-être, car personne ne l’a été plus que lui. Son instruction était immense et portait sur les sujets let plus divers. Les choses de l’art le passionnaient. Aucune conversation n’était plus nourrie que la sienne. Quant à sa puissance de travail, on a pu en mesurer ici l’intensité : cependant on ne la connaîtrait pas tout entière si on ne savait pas qu’il était devenu presque aveugle et que, depuis plusieurs années, il en était réduit à dicter. Il a trouvé heureusement dans son entourage immédiat des dévouemens incomparables et inlassables, qui lui ont permis d’aller jusqu’au bout sans défaillance. Les mains pieuses qui lui ont fermé les yeux ont tenu pour lui la plume tombée des siennes. Grâce à elles, il a échappé aux prises les plus cruelles de la vieillesse et de l’infirmité. La mort seule a pu l’abattre et elle l’a emporté d’un seul coup tout entier.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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