Chronique de la quinzaine - 31 août 1908

Chronique n° 1833
31 août 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les affaires du Maroc viennent d’entrer dans une phase nouvelle : le fantôme de pouvoir qui restait encore à Abd-el-Aziz s’est subitement évanoui, et Moulaï Hafid est devenu seul maître de la situation. Comment le fait s’est-il produit ? La dernière fois que nous avons eu à parler des deux frères ennemis, Abd-el-Aziz avait enfin quitté Rabat et s’était mis en marche dans la direction de Marakech : quant à Moulaï Halid, il ne bougeait pas de Fez. Depuis lors, les dépêches avaient été généralement favorables à Abd-el-Aziz ; il ne rencontrait, disaient-elles, aucun obstacle, ou, s’il en rencontrait, il les surmontait ; les tribus, sur sa route, se ralliaient à lui ; enfin, il était arrivé à deux étapes de Marakech, où un dernier effort devait l’introduire. Voilà ce qu’on racontait ; mais, à la première rencontre un peu sérieuse qu’elle ait faite, la mehalla du Sultan s’est débandée. La panique s’est mise dans ses rangs. Ç’a été un sauve-qui-peut général. On dit que l’infortuné Abd-el-Aziz a montré personnellement beaucoup de courage, mais il a été emporté dans la déroute générale et ne s’est arrêté qu’à Settat, le premier poste français au Sud de la Chaouïa. Son aventure était terminée. Il avait laissé choir sa couronne dans des conditions qui ne lui permettaient plus de la ramasser : elle était déjà sur le front de Moulaï Hafid.

Ce dénouement n’a rien de surprenant. Dès les premiers jours de son règne, on a pu constater qu’Abd-el-Aziz était au-dessous de la rude tâche qui lui incombait. Il n’avait aucune des qualités nécessaires pour maintenir dans l’ordre un peuple anarchique et guerrier ; son intelligence, qui semblait assez vive, était superficielle, légère, puérile ; ses goûts aussi étaient ceux d’un enfant. Cette faiblesse du souverain devait faire naître des tentations, non seulement dans son entourage immédiat, mais encore hors des frontières du Maroc. La cour chérifienne n’a pas tardé à devenir un nid d’intrigues : la diplomatie européenne ne pouvait ni l’ignorer, ni s’en désintéresser. Alors ont été pris, entre la France et l’Angleterre, des arrangemens qu’il suffit de rappeler. Bientôt l’Allemagne est entrée à son tour dans les affaires marocaines, et une véritable tempête s’est déchaînée sur le pays. Le Sultan est devenu le jouet des événemens : il ne s’est pas plus appartenu que le liège sur un tourbillon. Voyant, ou croyant voir une menace du côté de la France, il s’est jeté entre les bras de l’Allemagne. Qu’il nous soit permis de dire, au moment où on accuse la France de l’avoir compromis et abandonné, que l’Allemagne a encore bien mieux mérité ce reproche. Le Sultan n’a été dans son jeu qu’une carte qu’elle a rejetée dès qu’elle a cru ne plus en avoir besoin. Quant à la France, elle a mérité plutôt le reproche contraire, et nous l’avons quelquefois adressé à notre gouvernement. S’il a compromis le Sultan, il n’a pas été bien loin de se compromettre avec lui, et il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour le sauver. Malheureusement, ce sauvetage était impossible. On disait autrefois : Aide-toi, le ciel t’aidera. Le Sultan ne s’est pas aidé lui-même ; il s’est abandonné tout le premier, et la suprême tentative qu’il a faite, avec une mehalla composée de morceaux disparates, hétérogènes, sans lien ni cohésion entre eux, ne pouvait pas tromper la fortune qui n’aide que les vrais audacieux. Elle n’était qu’un coup de désespoir d’un joueur aux abois. C’est parce que nous en avions l’impression très vive que nous avons toujours demandé à notre gouvernement de ne pas s’engager dans les affaires intérieures du Maroc, et que nous n’avons pas cessé de prêcher la neutralité entre les deux prétendans. Nos coloniaux avaient une autre politique, qu’ils défendaient avec leur ardeur accoutumée. Il semble que, dans plus d’un cas, le gouvernement ait hésité entre l’une et l’autre, ce qui est le plus sûr moyen de réunir les inconvéniens de toutes les deux. En fin de compte, il a pris le bon parti, et n’a suffisamment respecté les promesses de neutralité qu’il avait multipliées devant les Chambres. Il ne s’en repent sans doute pas aujourd’hui que l’impuissance radicale d’Abd-el-Aziz a éclaté à tous les yeux. Pour faire triompher sa cause, il aurait fallu le soutenir non seulement politiquement et financièrement, mais encore militairement. Il aurait fallu le reconduire à Fez où il était incapable de revenir par ses propres moyens. Après l’y avoir ramené, il aurait fallu l’y maintenir par une action énergique et ininterrompue. Nous aurions eu tout le Maroc contre nous, avec violence, avec fanatisme : il aurait fallu le soumettre par la force, c’est-à-dire en faire la conquête. N’ayant l’intention, ni de conquérir le Maroc, ni même d’y établir un protectorat imité de celui que nous exerçons à Tunis, nous avons besoin à Fez d’un sultan capable de se tirer d’affaire lui-même. Abd-el-Aziz ne le pouvait évidemment pas. C’est un de ces hommes à type flasque dont a parlé un jour le président Roosevelt. Nous respectons son malheur, mais la responsabilité lui en appartient : le gouvernement de la République a été finalement assez avisé pour ne pas y engager la sienne.

On connaît moins Moulaï Hafid que son frère : cependant, quelques incidens où on l’a vu à l’œuvre ont permis déjà de démêler certains traits de son caractère. Est-ce vraiment un fanatique, autour duquel se sont naturellement ralliés tous les autres fanatiques du Maroc, et qui, autant pour leur complaire que pour satisfaire à ses propres inclinations, a déchaîné contre nous la guerre sainte, non seulement dans la Chaouïa, mais encore dans le Sud oranais ? Il semble bien que ce soit là un portrait de fantaisie. Moulaï Hafid était gouverneur de Marakech au moment où le docteur Mauchamp a été assassiné, et nos agens lui ont rendu, à ce moment, la justice que son attitude avait été excellente : c’est grâce à lui que l’explosion de fanatisme qui menaçait de se produire a pu être étouffée. On le donnait alors pour un homme intelligent, circonspect, modéré. Oserons-nous dire que rien, depuis cette époque, n’a démenti ce premier jugement qu’on portait sur lui ? Moulaï Hafid s’est insurgé contre son frère. Abd-el-Aziz était devenu très impopulaire ; l’occasion était tentante pour un homme ambitieux ; elle l’était à un tel point que si Moulaï Hafid, résistant aux sollicitations dont il était l’objet, avait refusé d’en profiter, un autre l’aurait fait à sa place. Moulaï Hafid s’est donc proclamé, d’abord à lui seul, sultan du Maroc ; mais depuis, il est entré à Fez, et il a été consacré suivant toutes les formes prescrites par le Coran. Alors, il a demandé aux puissances de le reconnaître, ce qui était à coup sûr prématuré : les Marocains eux-mêmes n’admettent comme définitive la manifestation de la volonté de Dieu que lorsque la force l’a ratifiée. A travers toutes ces circonstances, si difficiles et si délicates pour lui, quels ont été l’attitude et le langage de Moulaï Hafid ? Son langage ne pouvait avoir rien d’officiel, puisque les puissances refusaient de l’écouter ; mais il a eu presque constamment auprès de lui des journalistes français auxquels il faisait ses confidences afin qu’elle nous fussent répétées. Toutes ses paroles ont été sages, prudentes, conciliantes. Le thème en était toujours le même, à savoir que Moulaï Hafid ne demandait qu’à s’entendre avec les puissances, et notamment avec nous. il ne se présentait nullement comme l’homme de la guerre sainte. On se sentait en présence d’un homme qui, ayant brûlé ses vaisseaux, voulait arriver. — désir d’autant plus naturel que sa tête était l’enjeu de la partie qu’il avait engagée, — mais qui comprenait fort bien l’obligation, pour se maintenir ensuite, de ménager tous les intérêts et toutes les convenances internationales. Nous avons regretté, pour notre compte, qu’on ait mis une affectation croissante à le dénoncer comme un ennemi en quelque sorte nécessaire, au risque de le condamner par désespoir à recourir, en effet, aux pires violences et à réaliser tout ce qu’on avait dit de lui. S’il a cédé quelque chose à des passions qu’il ne paraissait pas partager, il ne l’a fait que dans une assez faible mesure, et parce qu’on l’avait mis dans une situation telle qu’il ne pouvait pas faire autrement. On n’en a pas moins accumulé tous les griefs contre lui ; on l’a accusé de toutes les perfidies ; on lui a fait une terrible guerre de plume. A notre avis, mieux aurait valu se taire et attendre les événemens. Mais enfin, de tout cela, que reste-t-il aujourd’hui ?

Aussitôt que la défaite d’Abd-el-Aziz a été connue, un grand mouvement a eu lieu à Tanger. La population arabe tout entière s’est livrée à des transports de joie qui ont permis de mesurer la popularité dont, là comme ailleurs, jouissait le malheureux vaincu. L’emportement des esprits a été si vif qu’il est devenu dangereux de ne pas procéder tout de suite à la proclamation de Moulaï Hafid. Les tribus des environs commençaient à s’agiter, et, dans la ville même, les exigences de l’opinion étaient plus impatientes d’heure en heure, presque de minute en minute. Les représentans d’Abd-el-Aziz, ses fonctionnaires, les ministres qu’il avait investis de sa confiance et qui lui étaient restés fidèles jusqu’à la dernière heure, avaient compris que cette heure avait sonné et s’étaient déjà tournés du côté du soleil levant : nous voulons parler de Si Mohammet Guebbas, ministre de la Guerre, et de Mohammet et Torrès, représentant du Sultan pour les Affaires étrangères. Sans doute, ils n’étaient pas sans craintes sur le sort qui les attendait ; mais un homme qui, habitant Tanger depuis quelque temps, y avait gardé jusqu’alors une attitude très réservée, a tout à coup parlé et agi au nom de Moulaï Hafid et a rassuré tout le monde. Loin d’être disposé à exercer des représailles, le nouveau Sultan se présentait, par la bouche d’El Mnebhi, en médiateur et en conciliateur. El Mnebhi a été autrefois ministre de la Guerre ; il avait alors toute la faveur d’Abd-el-Aziz ; il l’a perdue subitement par un de ces caprices qui ne laissaient aucune sécurité aux serviteurs du Sultan déchu. Il a obtenu alors la protection de l’Angleterre, ce qui lui a permis de vivre à Tanger sans être inquiété. Notons, en passant, cette tendance des hommes politiques musulmans à se mettre sous la sauvegarde britannique, lorsqu’ils se sentent menacés par une lubie de leur maître : ce n’est pas seulement à Tanger que le fait s’est produit, c’est aussi à Constantinople u à Beyrouth. Depuis qu’il s’est converti au libéralisme, le sultan Abd-ul-Hamid a déjà eu deux grands vizirs : le premier, Saïd pacha, s’était réfugié un jour à l’ambassade, et le second, Kiamil pacha, au consulat d’Angleterre, parce qu’ils redoutaient les suites en effet redoutables de son mécontentement. L’Angleterre s’assure ainsi des reconnaissances qui peuvent être utiles dans l’avenir. El Mnebhi ne lui avait pas demandé un asile provisoire, mais sa protection effective dans toute l’acception qu’a ce mot en pays musulman. Son premier soin, après la chute d’Abd-el-Aziz, a été de dire à Si Mohammet Guebbas que Moulaï Hafid le maintenait dans ses fonctions de ministre. Aussitôt El Mnebhi et Guebbas se sont trouvés les meilleurs amis du monde, et on les a vus l’un et l’autre, spectacle étrange à coup sûr ! se rendre à la légation de France, pour causer avec notre ministre de l’opportunité qu’il y avait à proclamer tout de suite le nouveau Sultan. M. Regnault a fait la seule réponse qu’il pouvait faire, à savoir qu’il s’agissait là d’une affaire purement marocaine, dans laquelle il n’avait pas d’opinion à exprimer ; mais on a pris son silence du bon côté, et la proclamation a eu lieu incontinent au milieu de l’enthousiasme général. Le ministre d’Espagne, M. Padilla, se trouvait à la légation de France, au moment où El Mnebhi et Si Mohammet Guebbas s’y sont présentés : il les a dispensés de faire auprès de lui, comme c’était leur intention, une démarche analogue à celle qu’ils venaient de faire auprès de M. Regnault, et s’est associé de tous points à la réponse que leur avait faite son collègue français. MM. Regnault et Padilla se sont contentés de prendre acte de l’assurance qui leur était donnée que l’ordre serait maintenu et que la sécurité des colonies étrangères ne serait pas menacée : il en a été ainsi jusqu’à présent. La démarche de Mnebhi sent-elle le fanatisme ? Non, évidemment ; l’impression qu’on en éprouve est même toute différente. Toutefois, après avoir fait ces constatations, il serait imprudent de conclure trop vite. Nous ne sommes qu’au début de la révolution marocaine : qui pourrait dire avec certitude comment elle évoluera ?

La première question qui se pose est, à supposer que Moulaï Hafid ait les intentions qu’on lui prête, de savoir s’il lui sera possible de les réaliser. Fanatique, on a vu qu’il ne l’était pas lui-même ; mais la fatalité de sa situation, de celle qu’il s’est faite et de celle aussi qu’on lui a faite, a réuni autour de lui tous les fanatiques du Maroc. A-t-il ou n’a-t-il pas proclamé la guerre sainte ? Peu importe, on l’a faite en son nom, et il n’est pas douteux que la grande majorité de ses adhérens espère de lui qu’il déchirera les traités conclus par son prédécesseur avec les puissances, et mettra les étrangers à la porte du pays. Parmi les premiers cris de joie poussés à Tanger, quelques-uns ont eu ce sens, mais El Mnebhi y a mis bon ordre ; il n’a pas permis qu’on les répétât, et il a dit formellement à plusieurs de ses interlocuteurs, en les autorisant à le redire, que Moulaï Hafid respecterait tous les traités. Voilà qui est bien ; l’Europe, et la France en particulier, n’ont pas à demander autre chose au nouveau Sultan ; mais aura-t-il la force nécessaire pour tenir ses promesses ? S’il l’a et s’il l’exerce, il causera une grande déception à beaucoup de ceux qui se sont rangés sous sa bannière : s’il ne l’a pas, la situation sera grave. Nous devons donc souhaiter qu’il l’ait, et faire dès lors ce qui dépend de nous pour lui faciliter sa tâche. Il est très désirable que Moulaï Hafid soit reconnu le plus tôt possible, et il ne peut l’être que lorsqu’il nous aura donné certaines assurances et certaines garanties ; mais, en tout cela, nous ne devons lui demander que le strict nécessaire, et il est pour le moins inutile de donner un bruyant retentissement aux engagemens qu’il aura pris. La principale cause de la chute d’Abd-el-Aziz est que ses sujets l’ont accusé de s’être mis à la discrétion de l’Europe ; il ne faut pas qu’on puisse faire le même reproche à Moulaï Hafid, faute de quoi quelque autre prétendant pourrait bien avoir la pensée de se saisir du drapeau qu’on lui reprocherait d’avoir laissé tomber. Une des fautes que nous avons commises avec Abd-el-Aziz a été de le faire venir à Rabat et de le placer trop ostensiblement sous notre protection. Nous n’aurions pu le relever de cette déchéance morale qu’en prenant résolument sa cause en main et en la soutenant par tous les moyens ; mais c’est précisément ce que nous ne voulions pas faire, et ce que l’opinion publique n’aurait pas toléré chez nous. Moulaï Hafid n’entrera certainement pas dans les voies où son prédécesseur s’est si lamentablement égaré ; il profitera de la leçon de choses qu’a reçue Abd-el-Aziz ; mais nous devons en profiter, nous aussi, et respecter désormais dans le souverain du Maroc, non seulement son indépendance, mais les formes même de cette indépendance, afin que ses sujets aient l’impression qu’elle est réelle. S’ils l’ont, le Sultan pourra donner suite à ses dispositions que nous supposons bonnes ; s’ils ne l’ont pas, le Sultan sera débordé par un fanatisme dont il ne sera bientôt plus le maître, et placé dans l’alternative d’en devenir l’instrument ou la victime. Encore une fois, deux politiques peuvent se trouver en présence, celle qui voudrait que le Sultan du Maroc fût un mannequin entre nos mains, — elle a misérablement échoué avec Abd-el-Aziz qui était si bien le personnage de l’emploi, — et celle qui veut que le Sultan soit un vrai souverain avec lequel nous aurons à compter et qui aura, de son côté, bien entendu, à compter avec nous.

Nous, cela veut dire l’Europe. Sans doute, la France a des intérêts spéciaux à protéger et, par conséquent, un rôle spécial à jouer au Maroc. L’Espagne également. A cet égard, ce qu’on nous permettra d’appeler l’évidence des choses est telle que Moulaï Hafid, on vient de le voir, y a conformé ses premières démarches à Tanger. On a dit de lui qu’il était le client de l’Allemagne, et il y a eu en effet quelques nuances, d’ailleurs peu accentuées, entre la manière dont il a été traité par l’Allemagne et par les autres puissances. Ses envoyés ont été reçus officieusement à Berlin, tandis qu’ils ne l’ont pas été ailleurs. Malgré cela, lorsque El Mnebhi a voulu, à Tanger, se mettre en rapport avec l’Europe, où est-il allé tout d’abord ? Est-ce à la légation d’Allemagne ? Non, par une sorte de reconnaissance instinctive de l’Acte d’Algésiras, c’est à la légation de France qu’il s’est rendu, et il ne l’a pas fait sans réflexion. Il savait fort bien, et, s’il ne l’avait pas su, l’histoire de ces dernières années le lui aurait appris, qu’il n’y a de politique stable que celle qui s’appuie sur des intérêts permanens. La France, ne fût-ce qu’à cause de sa situation de voisine sur une longue frontière, a des intérêts de ce genre au Maroc. Le Sultan du Maroc, quel qu’il soit, la trouvera à côté de lui, non pas seulement aujourd’hui, mais demain, mais toujours, et ce n’est pas la moindre preuve d’intelligence que Moulaï Haûd a donnée que la manière dont il s’est inspiré de cette situation. Mais enfin, si la France et l’Espagne méritent de sa part une attention particulière, les autres puissances ont aussi leurs intérêts et leurs droits. Ces droits ont été définis par l’Acte d’Algésiras qui reste notre charte commune. Elle nous suffit : il n’y a aucune raison de la modifier, au moins aujourd’hui pour le moment. L’avenir seul, l’expérience, l’action personnelle du nouveau souverain montreront, au bout de quelque temps, dans quelle mesure la sécurité intérieure est assurée au Maroc par un gouvernement plus énergique, et dans quelle mesure aussi l’Europe peut se relâcher dans l’exercice de ses droits de police, qu’elle a spécialement attribués à la France et à l’Espagne. Il est encore trop tôt pour parler de ces choses : tout ce que nous pouvons en dire, c’est que, si les initiatives appartiennent à la France et à l’Espagne, les solutions appartiennent à toutes les puissances.

L’opinion européenne a d’ailleurs accueilli avec beaucoup de calme les dernières nouvelles du Maroc. Personne ne s’en est ému. La chute d’Abd-el-Aziz a paru être une simplification plutôt qu’une complication. Tout le monde, y compris 1er Allemagne, avait le sentiment qu’on ne pouvait pas décemment sacrifier Abd-el-Aziz avant que la fortune l’eût définitivement abandonné ; et tout le monde, y compris la France, commençait à comprendre qu’on ne ferait rien de lui. La situation se présente désormais sous des dehors plus nets. Quant à nous, notre préoccupation est double : elle est à la fois politique et militaire. Nous n’avons pas seulement, comme les autres, à nous poser la question de savoir quand et comment nous reconnaîtrons avec eux le nouveau Sultan ; nous avons aussi à nous défendre contre une agression qui parait imminente dans le Sud oranais, — et cela prouve une fois de plus que la France, au Maroc, ne peut être comparée à personne, tous les mouvemens qui se produisent dans le pays ayant ou risquant d’avoir une répercussion sur son propre territoire. Une autre conséquence se dégage des événemens actuels, à savoir que la sécurité de notre frontière est insuffisante, puisqu’elle est toujours menacée : peut-être aurons-nous, de ce chef, de nouvelles précautions à prendre et devrons-nous leur donner un caractère fixe. Il n’y aura bientôt pour nous aucun inconvénient à évacuer la Chaouïa : pouvons-nous en dire autant des parcelles de territoire que nous avons été amenés à occuper sur notre frontière ? Dans ces régions intermédiaires entre le Maroc et nous, l’anarchie est à l’état permanent. Nous en avons aujourd’hui même une manifestation nouvelle. On annonce, en effet, qu’une harka beaucoup plus considérable que celles dont nous avons l’habitude, est en formation dans le Tafilalet ; on parle même de quinze ou de vingt mille hommes, ce qui est probablement exagéré ; le mirage africain ne se contente pas de rapprocher les objets, il les grossit quelquefois. Quoi qu’il en soit, les points que nous occupons au Sud de Colomb-Bechar, où s’arrête notre chemin de fer, sont exposés à une agression qui semble prochaine. Ils y sont d’ailleurs préparés et nous pouvons attendre avec sang-froid l’attaque que toutes les dépêches font prévoir. Le général Lyautey s’occupe avec activité de la concentration de nos troupes : nous ne serons certainement pas surpris. Le plan qui a été adopté est purement défensif, au moins pour le moment : tous nos renforts ne sont pas encore réunis, et nous avons tout intérêt à attendre l’ennemi sur un terrain que nous connaissons bien, que nous avons fortifié, où nous avons en abondance des vivres et des munitions. Il est encore possible que l’orage se dissipe au lieu d’éclater. Nous le souhaitons, parce qu’il faut toujours souhaiter faire une économie de sang humain ; mais si les hordes barbares du Tafilalet ont besoin d’une leçon, tout porte à croire qu’elle leur sera donnée de manière à ce qu’elles en gardent un long souvenir.

C’est tout ce que nous pouvons dire aujourd’hui des affaires marocaines. Elles présentent encore un grand nombre de points obscurs, mais il serait excessif de parler de points vraiment noirs. La sérénité de l’Europe en présence des événemens nouveaux est faite pour rassurer. La note donnée par les journaux de tous les pays est calme et apaisée. Les journaux allemands eux-mêmes, au moins jusqu’ici et pris dans leur ensemble, ne troublent pas trop ce concert. Quelques-uns cependant cherchent à présenter le succès de Moulaï Hafid comme un triomphe pour eux et une défaite pour nous : on a vu plus haut ce qu’il fallait en penser. La situation générale de l’Europe entre sans doute pour quelque chose dans la manière un peu froide dont les incidens marocains sont accueillis. La révolution marocaine est peu de chose, en somme, à côté de celle qui transforme en ce moment l’Empire ottoman : nous en parlons dans une autre partie de la Revue ; il n’est pas impossible que la révolution turque pose un certain nombre de questions pour la solution desquelles nous aurons besoin les uns des autres. Beaucoup de choses changent dans le monde avec une rapidité déconcertante : il n’est pas moins utile aujourd’hui de garder sa politique libre que sa poudre sèche. Certaines puissances ont donné aux affaires marocaines une importance qu’elles n’avaient pas. D’autres problèmes surgissent qui ramènent tout à des proportions plus justes et qui, comme on dit, remettent les choses au point.


L’Angleterre est un pays beaucoup mieux hiérarchisé que le nôtre, et où on respecte davantage les règles et les traditions : cependant, depuis quelques années, on y voit se produire certains phénomènes qu’on peut qualifier de perturbateurs du vieil ordre de choses. Autrefois, par exemple, chaque ministre, lorsqu’il élevait la voix en public, avait soin de ne parler que des affaires de son département ; l’idée ne serait pas venue au ministre de la Guerre de parler du commerce, ni au ministre du Commerce de parler de la marine ou des affaires étrangères. Chacun restait dans sa spécialité, et le Président du Conseil seul exposait des vues sur la politique générale. Cela nous semblait sage, prudent, bien ordonné et recommandable. Mais des élémens nouveaux se sont introduits dans le gouvernement anglais, et les mœurs d’autrefois en ont éprouvé quelque altération. Un jeune homme très brillant, fils d’un autre qui ne l’était pas moins, M. Winston Churchill, est devenu ministre du Commerce : il en a profité récemment pour faire connaître, dans un discours public, ses idées sur la politique extérieure, et notamment sur les rapports de l’Angleterre et de l’Allemagne, qui ne sont pas à son avis ce qu’ils devraient être. Il semble résulter du discours de M. Winston Churchill que, s’il en était chargé, les choses iraient mieux. C’est possible, bien que nous n’en croyions rien ; quoi qu’il en soit, l’opinion, en Angleterre, a trouvé un peu déplacées les paroles de M. le ministre du Commerce, car enfin il y a un ministre des Affaires étrangères dans lequel tout le monde a confiance, même les adversaires de son parti, et qui, tout récemment encore, à la veille de la clôture du Parlement, a défini la politique de l’Angleterre à l’égard de l’Allemagne dans des termes qui n’ont pas produit une moins bonne impression à Berlin qu’à Londres. Mais, nous l’avons dit, M. Winston Churchill est jeune : ne doutant de rien, il ne doute pas de lui-même, et il a sans doute quelque dédain pour les procédés surannés de la diplomatie classique.

Ce qui a été encore plus fâcheux, c’est que le même sentiment a paru être partagé par un homme encore plus considérable dans le gouvernement anglais, M. Lloyd George, chancelier de l’Échiquier. M. Lloyd George est le type de l’homme heureux en politique ; il est arrivé aux plus hautes fonctions avec une rapidité surprenante, et tout le monde convient d’ailleurs que sa fortune est justifiée par un mérite sérieux et par un remarquable talent. Il était, il y a quelques mois, ministre du Commerce. Au remaniement du Cabinet qui a suivi la mort de sir H. Campbell Bannermann, il a cédé son portefeuille à M. Winston Churchill pour en prendre un plus important, celui des Finances. Les finances britanniques, aujourd’hui surtout, semblaient devoir absorber toute son activité, mais il n’en a rien été, tant cette activité est grande. Profitant des vacances parlementaires, M. Lloyd George est allé à Berlin pour y étudier la question des retraites ouvrières que les Allemands ont résolue à leur manière. Rien de mieux ; M. Lloyd George était là dans son domaine ; mais le bruit n’a pas tardé à se répandre qu’il ne resterait pas enfermé dans le cercle étroit des questions financières ou sociales et que, si le gouvernement allemand voulait bien profiter de l’heureuse occasion que lui donnait sa présence, il était tout disposé à causer du désarmement. Si on ne s’était pas encore mis d’accord sur ce grave sujet, c’est évidemment que les diplomates professionnels ne savaient pas s’y prendre, car, en somme, avec de la bonne volonté et surtout de la loyauté, rien n’était plus simple. M. Lloyd George, non content de parler lui-même plus sans doute qu’il ne l’aurait dû, avait un secrétaire qui parlait encore davantage et se prêtait avec une bonne grâce charmante aux interviews qu’on lui demandait, disant donc à qui voulait l’entendre que M. Lloyd George n’avait aucune mission officielle et que dès lors il ne prendrait pas d’initiative, mais qu’il était prêt, et que si on voulait... La presse du monde entier ayant reproduit ces propos, il en est résulté un beau tapage. Les journaux allemands ont été polis et courtois pour M. Lloyd George : cependant ils ont fini par dire, et même un peu rudement, qu’ils étaient seuls juges de savoir ce qui convenait à leur défense maritime, et que c’était là un sujet sur lequel ils n’avaient à prendre conseil de personne. On se souvient qu’il y a quelques mois, l’empereur d’Allemagne ayant écrit une lettre toute personnelle et familière au ministre anglais de la Marine, lord Tweedmouth, pour lui parler des armemens britanniques, la chose s’est sue, et la susceptibilité nationale de l’Angleterre en a été violemment froissée. La situation se trouvait quelque peu retournée. L’attitude de M. Lloyd George n’était peut-être pas tout à fait correcte, et on pouvait craindre que, s’il y persistait, il n’en résultât des inconvéniens. M. Lloyd George aurait pu se rappeler que, quelques jours auparavant, le roi d’Angleterre et l’empereur d’Allemagne s’étaient vus à Cronberg, et qu’ils avaient précisément causé de la question qui le préoccupait lui-même, de manière à lui laisser peu de chose à glaner. Les journaux les mieux renseignés avaient raconté que, de part et d’autre, on était convenu de continuer les constructions navales dont le programme avait été sanctionné par des décisions parlementaires, et qu’ensuite on verrait. Les nouvelles répandues sur l’entreprise pacifiste de M. Lloyd George ont produit encore plus d’émotion en Angleterre qu’en Allemagne : la presse y a annoncé que le gouvernement préparait un projet de loi en vue de constituer par voie d’emprunt une caisse des constructions navales, où l’on verserait deux milliards et demi pour commencer. Enfin il semble bien que M. Lloyd George ait été invité par télégramme à se montrer plus circonspect dans ses paroles et à revenir le plus tôt possible, ce qu’il a fait. Ses généreuses intentions n’avaient pas produit les conséquences qu’il en attendait.

C’est une école qu’il a faite et qui sans doute lui servira. Quoi qu’on en dise, la vieille diplomatie a du bon, et on ne le reconnaît jamais mieux que par comparaison, lorsqu’on voit à l’œuvre des diplomates amateurs, quelque distingués qu’ils soient, — et il ne saurait y en avoir de plus distingués que M. Lloyd George et M. Winston Churchill. Si nous racontons leur aventure, c’est qu’elle a fait grand bruit : avant la révolution marocaine, elle remplissait les colonnes des journaux du monde entier. Nous avons eu aussi, chez nous, des missions officieuses que s’étaient données à eux-mêmes des hommes parfois considérables et toujours pleins d’excellentes intentions, et nous avons estimé que nous nous en tirions à bon compte lorsqu’elles ne gâtaient pas nos affaires et les laissaient en l’état. Il y a là un genre de tentation dont on ne saurait trop soigneusement se garder. Mais nous sommes un pays démocratique où tout a été mis sens dessus dessous à dix reprises différentes depuis un peu plus d’un siècle : qui aurait cru que la traditionnelle et orthodoxe Angleterre nous dépasserait presque dans cette voie, qui n’est pas précisément celle du progrès ?


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.