Chronique de la quinzaine - 31 août 1861

Chronique no 705
31 août 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août 1861.

Il nous faut décidément renoncer à l’espoir de plaire jamais à certains apologistes officieux du gouvernement. Nous avons été transformés en impardonnables pessimistes pour avoir défini sans nous mettre en colère un trait saillant de la situation actuelle. Notre crime est d’avoir été frappés du contraste qui dans cette situation sépare la France des autres grands états. Ceux-ci sont presque tous affaiblis par des déchiremens intérieurs ; leur avenir est un problème redoutable posé par les divisions intestines qui les tourmentent et les paralysent dans le présent. Nous au contraire, nous avons tous les attributs de la force ; nous sommes une puissance ramassée sur elle-même. Notre unité, en face des antagonismes nationaux qui divisent d’autres états, semble doubler notre pouvoir. Il est permis peut-être à un grand peuple de s’arrêter un moment avec satisfaction devant le spectacle de sa supériorité relative sur les autres peuples : il y a plus de patriotisme que d’égoïsme à se complaire un instant dans la conscience de la force de son pays. Nous nous sommes laissés aller tant soit peu à cet entraînement, et d’intelligens adversaires n’auraient pas dû être fâchés de nous surprendre dans cette effusion passagère. Il est vrai que, tout en prenant acte à notre guise de la prééminence dont la France jouit à l’égard du continent grâce à l’admirable cohésion de ses ressources et de ses forces, nous avons combattu ce mouvement d’orgueil en nous rappelant qu’il n’est plus permis aujourd’hui à une nation de se féliciter de l’affaiblissement moral et matériel de ses rivales. Il n’est plus pardonnable en effet d’ignorer que la vraie grandeur n’est point au prix de l’abaissement des autres, mais est attachée au contraire à l’élévation du niveau général, au commun effort, à l’émulation généreuse par laquelle tous s’élèvent à la fois. La vie morale des peuples, comme leur vie matérielle, se ressent aujourd’hui plus vivement que jamais de cette solidarité. Au point de vue matériel, cette mutuelle dépendance est assez manifeste : les intérêts de finance, de commerce, d’industrie éprouvent, au sein même des états les plus favorisés, le contre-coup des souffrances auxquelles les intérêts analogues sont en proie au sein des pays minés par les infirmités et les perturbations politiques. Dans le domaine moral, la contagion du mal et la réciprocité d’action ne sont pas moins promptes et efficaces. Il est donc salutaire de ne point oublier, lorsque l’on considère les embarras des autres peuples, que la France, malgré les avantages de sa position présente, n’est pas à l’abri de l’influence fâcheuse et générale que ces crises particulières peuvent exercer au-delà des pays qu’elles troublent. Une vue plus pénétrante, plus ferme et plus juste, devrait même porter la France à aller plus loin et à se demander sérieusement si elle ne peut pas beaucoup, par l’influence morale de son exemple, pour apaiser les désordres qui l’entourent et indirectement la menacent, et si cette façon d’exercer son influence ne serait pas pour elle le plus sûr moyen de se préserver des dangers auxquels l’expose l’état présent du monde.

La France exerce sur les peuples une double action : elle agit sur eux par ses exemples et par les craintes qu’elle leur inspire. Il n’y a nulle vanité de notre part à le dire, et en l’affirmant nous n’encourrons aucun démenti de la part de ceux qui se montrent le plus jaloux de notre ascendant : nous ne pouvons faire un mouvement sans que tout le monde nous imite. Nous avons donné un développement grandiose à nos ressources militaires, et nous avons depuis quelques années fait des guerres qui ne nous étaient point imposées par la nécessité. Qu’est-il arrivé ? Les préoccupations guerrières ont pris la première place dans la vie des autres peuples. Grands et petits nous singent. Si l’Allemagne, avec ses lenteurs et ses ambages, s’applique à organiser le contingent et le commandement fédéral, si dans ce travail elle laisse échapper de bizarres paroles, si par exemple, comme cela vient d’arriver au parlement wurtembergeois, le général Miller, ministre de la guerre, ayant à expliquer les vues des états secondaires réunis l’an dernier dans la conférence de Wurtzbourg, déclare que ces états ont voulu arranger les choses de telle façon qu’ils puissent, en cas de péril, mettre 200,000 hommes sur le Rhin en attendant que la Prusse et l’Autriche parviennent à s’entendre, avouons que c’est nous qui en sommes cause. Si les gentlemen et les bourgeois d’Angleterre sont devenus des soldats amateurs, si lord Palmerston leur décerne ses plus spirituelles flatteries, s’il présente une portion d’entre eux comme valant des soldats de ligne, s’il voit en eux ce bouclier que l’Angleterre ne doit point déposer même en nous tendant la main, interrogeons-nous : n’est-il pas vrai que c’est nous qui involontairement avons suscité les volontaires anglais ? Jusqu’où ne s’est pas étendu ce choléra guerrier ? N’a-t-il pas traversé les mers ? Certes il y avait des causes profondes de déchirement entre le nord et le sud des États-Unis. Le moraliste politique oserait-il cependant affirmer que la manie guerrière qui a éclaté en Europe n’est pour rien dans la passion malheureuse pour ces jeux de soldats qui s’est emparée des deux fractions de l’Union américaine ? D’où est venue à ces planteurs et à ces négocians la singulière vanité de se faire zouaves, et qui dira quelle part on doit faire à cette vanité parmi les causes de la guerre civile ?

La France n’a pas le seul privilége d’inspirer aux autres une rage d’imitation : elle fait trembler ses voisins. Ce sentiment d’appréhension qu’elle inspire varie, il faut le reconnaître, suivant la forme qu’elle donne à son gouvernement. On ne ressent cette terreur maladive à notre endroit que lorsqu’on nous croit capables d’employer à l’improviste notre force d’agression. On se défie surtout de nous quand on suppose que nous pouvons avoir une politique secrète, et lorsque la nature de nos institutions n’amène pas le grand jour de la publicité et de la discussion sur nos desseins et sur nos mouvemens. Or quels sont les effets de cette défiance timorée qui s’attache à nous, et dont il faut bien reconnaître la réalité, quelque injuste ou puérile qu’elle puisse parfois nous paraître ? Ces effets sont graves au point de vue politique, au point de vue économique, au point de vue du progrès social des diverses nations. La sagesse la plus ordinaire indique que les relations internationales sont exposées à d’incessans dangers, lorsqu’elles sont corrompues par le soupçon et par la crainte. L’observation la moins attentive nous montre dans les budgets de tous les états l’enflure funeste des dépenses militaires, dépenses destructives des capitaux qu’elles absorbent, et dont l’exagération enlève chaque année des sommes considérables au capital général, au véritable fonds commun qui fait vivre et qui remunère le travail. Tout ce qui est donné par surcroît, en fait d’application intellectuelle, d’énergie morale et de capitaux, aux préoccupations militaires étant un détournement opéré au préjudice des grands facteurs du travail, on voit quelle doit être la conséquence au point de vue social. Le mouvement par lequel s’élèvent les classes inférieures de l’humanité est au moins ralenti, s’il n’est même exposé à s’arrêter. Mais quelle que soit l’importance de ces conséquences, nous n’avons point en ce moment l’intention de les analyser ; nous nous bornerons aujourd’hui à en signaler une seule, qui se rapporte plus particulièrement à l’état présent de l’Europe.

À l’exception des nations occidentales, toute l’Europe est travaillée par ce que l’on appelle la question des nationalités. Nous ne sommes point disposés, on le sait de reste, à déprécier la question des nationalités, à traiter dédaigneusement les griefs et les plaintes des peuples qui ne sont point en possession de leurs droits légitimes. Il y a deux moyens possibles de résoudre les questions de nationalité : l’esprit de transaction ou la force. Pour notre compte, nous préférons hautement le moyen des transactions à l’emploi de la force. Les transactions seules font les conquêtes solides. La force au contraire est une arme qui se retourne toujours en définitive contre les nationalités. La raison en est simple : le recours à la violence entraîne des guerres générales ; la guerre place dans la délimitation des états les raisons stratégiques au-dessus de toutes les autres considérations. L’on aura beau faire : après une guerre générale provoquée par les questions de nationalité, c’est la géographie militaire qui dictera toujours les conditions qui devront mettre fin à la lutte. Au point donc où en est maintenant en Europe la question des nationalités, nous croyons que la France peut exercer une influence décisive sur le choix de la solution qui prévaudra. Il dépend d’elle peut-être de faire dominer l’esprit de transaction, ou de laisser aller les choses à ces extrémités où le recours à la violence devient inévitable. Or, pour exercer l’action bienfaisante pour les autres, bienfaisante pour elle-même, que nous lui attribuons, la France n’a point à s’immiscer dans les querelles des peuples ou à exciter les ombrages des gouvernemens étrangers : il lui suffira d’agir sur elle-même pour agir sur les autres. Si l’état de choses actuel dure indéfiniment, si la France peut demeurer suspecte d’avoir une politique secrète, si la défiance et la manie des armemens continuent à dominer les gouvernemens européens, il ne nous semble pas probable que le grand débat des nationalités se calme : il tendra de jour en jour à devenir plus irritant. Comment en serait-il autrement ? La crainte et l’espoir de voir éclater une conflagration générale encourageront à la fois à l’obstination les gouvernemens et les peuples. Les gouvernemens craindront de faire des sacrifices funestes aux conditions vitales de leur existence ; les peuples, espérant tout obtenir d’une perturbation européenne, ne voudront rien relâcher de leurs exigences. La perspective est plus douloureuse encore, si l’on songe que les gouvernemens accusés de faire violence aux nationalités qui se plaignent ne seront point seuls dans cette lutte, qu’ils y seront soutenus, eux aussi, par les prétentions et la fierté des nations dominantes qu’ils représentent, et que tout peut finir par des guerres de races. Que l’on réfléchisse à l’autre hypothèse. Supposez que les gouvernemens menacés fussent guéris de la crainte d’avoir à soutenir une guerre européenne, crainte qui seule peut justifier leurs armemens et leurs résistances aux vœux légitimes des nationalités ; supposez que celles-ci dussent renoncer à se servir, comme d’une arme, de cette propre crainte de leurs gouvernemens : la voie des transactions, demeurant seule ouverte, serait bientôt parcourue, et les adversaires y pourraient trouver des positions profitables pour le présent et fécondes pour l’avenir. La liberté franchement introduite dans les institutions intérieures de la France, le couronnement promis de l’édifice véritablement accompli, seraient la pacification efficace et immédiate de l’Europe.

On nous trouve peut-être chimériques ; mais s’il est vrai qu’il importe que le monde sorte le plus tôt possible des incertitudes, des obscurités, des anxiétés où il s’énerve, qu’on veuille bien nous indiquer une diversion plus puissante et plus salutaire que celle que nous appelons de nos vœux. En tout cas, notre chimère n’offense point la gloire extérieure de la France, puisque c’est d’elle-même, d’un acte de son initiative, que nous attendons le coup de théâtre qui pourrait rendre à tous une sécurité durable. Elle ne blesse pas davantage nos intérêts intérieurs : que demandons-nous à notre pays ? De pratiquer la charité bien ordonnée, celle qui commence par soi-même, convaincus que le plus grand service que la France puisse rendre aujourd’hui aux autres peuples, c’est de se restituer à elle-même les plus larges libertés politiques.

On dit que le pays est devenu indifférent aux libertés publiques. En est-on bien sûr ? Il serait difficile d’affirmer quoi que ce soit sur la pensée intime du pays en matière de libertés, alors qu’on ne possède pas complétement la liberté essentielle, celle qui unit d’un lien collectif toutes les autres, celle qui en est la réalisation la plus complète, puisqu’elle leur donne le mouvement et la parole, la liberté de la presse. Quelle que soit au surplus l’action de la pensée libérale sur la France, il faut bien que l’idée et le mot de liberté aient conservé chez nous une grande puissance, puisque des orateurs très peu prodigues d’encouragemens libéraux les ont sans cesse à la bouche, semblables à ces prophètes de l’ancienne loi que Dieu contraignait à prononcer malgré eux des paroles dont apparemment ils ne comprenaient ou ne goûtaient pas toujours le sens. Que sont les harangues prononcées par MM. de Morny et de La Guéronnière à l’ouverture de leurs conseils-généraux, sinon des discours sur la liberté ? Malgré l’incorrection de leurs doctrines, qu’il nous soit permis de les remercier, puisqu’ils rendent au moins à la liberté le service d’en ramener le beau nom dans la controverse. Aussi ne voulons-nous point traiter avec sévérité la méprise qu’a commise M. de Morny en déclarant les libertés octroyées préférables aux libertés contractuelles, et en rangeant parmi les libertés d’octroi les développemens donnés par le décret du 24 novembre à la publicité des discussions du sénat et du corps législatif. M. de Morny, malgré tout son esprit, manque peut-être un peu d’esprit philosophique : la distinction qui existe entre le fait et le droit a échappé à sa sagacité d’homme pratique. On lui a reproché trop durement son mot de libertés octroyées, expression malheureuse en effet qui eût été mieux à sa place dans la bouche de M. Ravez, le président in the blue ribbon des chambres des députés de Louis XVIII et de Charles X. C’est à l’idée surtout qu’il fallait s’en prendre. Le régime actuel est sorti d’un plébiscite. L’empereur a fait la constitution en vertu d’une délégation de la souveraineté populaire. Il règne par la volonté du peuple. L’empire est une monarchie consentie. Il n’est pas admissible que le fondé de pouvoirs octroie à son mandant les pouvoirs qu’il a reçus de lui. Les principes de 89 sont une des conditions du contrat, et toutes les libertés politiques, même celles dont la jouissance est momentanément interrompue pour nous, sont comprises dans les principes de 89. L’empereur a fait de l’achèvement promis de ces libertés l’objet d’une métaphore fameuse qui consacre nos droits en soutenant nos patientes espérances. En fait de libertés, quelles que puissent être les apparences au point de vue pratique, il peut y avoir revendication, restitution, reprise : il ne saurait en France être question d’octroi. Voilà pour la cause libérale française, sous l’empire de la constitution actuelle, le point de droit que M. de Morny, trahi par sa pensée, a semblé méconnaître : inadvertance sans importance, dont il ne restera que le souvenir assez piquant d’une théorie de la restauration définitivement renversée par la révolution de 1830, et qui, malgré cet échec, a eu la bonne fortune d’errer un instant en 1861 sur les lèvres du président du corps législatif de l’empire.

Nous avons dit notre pensée sur une des raisons qui empêcheront peut-être les nationalités souffrantes de l’Europe orientale d’entrer en arrangement avec leurs gouvernemens ; mais l’irritation de ces peuples a des causes particulières, nous le reconnaissons, dont il n’est point au pouvoir d’étrangers bienveillans d’atténuer les effets. Nous entendons parler ici de la Hongrie et de la Pologne. Le spectacle de ce qui se passe dans ces deux pays suggère plusieurs réflexions générales et des conclusions qui devraient être acquises à l’expérience des gouvernemens civilisés. En voyant l’énergie patiente avec laquelle les sentimens nationaux se manifestent dans la Pologne et la Hongrie, on est frappé de l’impuissance, par conséquent de l’inutilité, ou pour mieux dire du danger funeste des systèmes de compression. La Pologne pendant trente ans, la Hongrie pendant douze ans, ont été soumises à la plus écrasante tyrannie. Les manifestations de la pensée étaient étouffées chez ces deux peuples. On ne laissait pas sortir un mot qui pût trahir ce qui se passait dans leur cœur. Pendant ces longues années, les sectateurs du principe d’autorité, les pédans et les frivoles, ont eu de quoi triompher. Le bâillon y mettant bon ordre, voilà des peuples dont on n’entendait pas le moindre soupir. Y a-t-il encore une Hongrie ? y a-t-il eu une Pologne ? Le despotisme avait pu par momens croire qu’il avait achevé son œuvre. Quelque chose est déplacé en Europe : un choc extérieur atteint les gouvernemens oppresseurs, et voilà que les deux peuples reparaissent, affaiblis matériellement par une longue infortune, mais moralement trempés par l’éducation de la douleur et doués d’une vitalité opiniâtre. Ainsi l’on a tout employé, la soldatesque lancée contre les foules, les supplices, les proscriptions, les prisons, l’exil, tout l’art de la police à intercepter l’électricité de la pensée humaine, et l’on s’aperçoit que l’on n’a rien fait, que l’on n’a pas déraciné un juste grief, que l’on n’a pas détruit un souvenir ou une espérance ; on se retrouve en présence de la même Pologne et de la même Hongrie que l’on avait voulu altérer, disloquer, défigurer par la force. Ne peut-on pas demander, devant ces miracles de résurrection, à quoi servent donc les résistances et les compressions implacables des gouvernemens ? La faiblesse, la vanité du pouvoir absolu, n’éclatent-elles point dans de tels faits ? N’est-il pas visible que tout pouvoir despotique est atteint, malgré l’apparence et l’ostentation de la force, d’une incurable débilité ? Ne sera-t-il pas démontré enfin que c’est une inepte insolence que de vouloir gouverner les peuples sans leur participation et contre leur volonté, et qu’il n’y a d’états forts que ceux où le pouvoir est l’émanation continue et sincère de l’opinion publique ?

C’est surtout la Russie et l’Autriche, pour lesquelles la leçon de l’expérience est toute fraîche, qui en devraient faire leur profit dans les difficiles circonstances qu’elles traversent. Les gouvernemens de ces deux pays ne peuvent plus aujourd’hui se méprendre sur l’inefficacité et les dangers du système de violence qui a conduit les choses au point où nous les voyons. La Pologne comprimée n’est point une force pour la Russie, la Hongrie gouvernée contrairement à sa constitution historique est une cause d’affaiblissement et de ruine pour l’Autriche. À Pétersbourg comme à Vienne, ces faits reconnus devraient devenir le point de départ de politiques nouvelles. En même temps que l’on est amené à constater les conséquences funestes des vieux systèmes, on devrait, à Vienne et à Pétersbourg, se pénétrer d’un sentiment de justice qui serait seul capable de ramener à des idées de conciliation les populations désaffectionnées. Il faudrait savoir supporter sans colère les défiances de ces populations, défiances excitées par tant d’années de mauvais traitemens, et qui ne peuvent s’effacer en un jour. La longanimité, la tolérance, la patience, sont non-seulement le devoir, mais l’intérêt des gouvernemens de Russie et d’Autriche dans leur conduite envers la Pologne et la Hongrie. L’empereur Alexandre semble décidé à faire aux Polonais des concessions importantes. Il est certain pourtant que ces concessions ne satisferont point les Polonais : si le gouvernement russe veut arriver à une conciliation, il ne devra ni s’étonner ni s’indigner de l’opposition que rencontreront ses bonnes intentions. Il est des temps où il importe aux gouvernemens de savoir supporter les conséquences des fautes qu’ils ont antérieurement commises, et ce n’est qu’à ce prix qu’ils peuvent, s’il en est temps encore, regagner la confiance des peuples. Nous croyons que la réconciliation de la Hongrie avec le gouvernement autrichien présentait moins de difficultés au fond que l’apaisement de la Pologne. Il ne semble pas en effet que la majorité des Hongrois veuille réellement séparer les destinées de leur pays de celles de l’empire autrichien.

Peut-être le cabinet de Vienne eût-il dû moins chicaner sur les questions de légalité constitutionnelle ; peut-être si l’empereur, faisant bon marché des vétilles légales, se fût adressé avec cordialité aux sentimens généreux de la Hongrie, la transaction eût été facile à conclure. La question entre l’empereur d’Autriche et la Hongrie est celle des libertés contractuelles et des libertés d’octroi que le président de notre corps législatif a évoquée par hasard chez nous il y a peu de jours. Les Hongrois n’acceptent pas la constitution du 20 octobre, parce qu’elle est octroyée ; leur éloquent organe, M. Deak, ne partage point l’opinion de M. de Morny ; il préfère avec ses compatriotes le droit contractuel et historique aux concessions bénévoles de la couronne ; nanti d’un titre ancien et bilatéral, il ne veut pas l’échanger contre un titre nouveau, dans lequel la couronne s’attribue un droit constituant qu’elle ne possède point en Hongrie. Pour ramener à lui la Hongrie, l’empereur n’avait peut-être qu’à reconnaître le contrat sur lequel repose la constitution hongroise, et en même temps à demander l’ouverture d’une négociation avec la diète, afin d’introduire dans la constitution les amendemens exigés par le progrès des temps et par les nécessités de l’empire, dans la puissance duquel la Hongrie trouve de son côté une partie de son prestige en Europe. Il nous paraîtrait si utile à la cause libérale européenne qu’un gouvernement parlementaire pût s’établir en Autriche, que malgré les fautes commises, malgré la dissolution de la diète de Pesth, nous voudrions espérer encore que la rupture entre l’empereur d’Autriche et la Hongrie pourra être évitée. Nous croyons que l’empereur François-Joseph est entré avec sincérité dans les voies du gouvernement libéral et parlementaire ; mais la droiture des intentions, si elle commande le respect, ne suffit point toujours pour atteindre au succès. Il faut souvent y joindre l’esprit et la bonhomie. Il y a des temps où il faut savoir dénouer une situation en disant que Paris vaut bien une messe. Nous souhaitons que l’empereur d’Autriche n’ait point laissé échapper une de ces occasions qui réclament l’union d’une inspiration heureuse à un véritable esprit de justice.

La Pologne et la Hongrie sont aujourd’hui les deux grandes scènes où s’engage la lutte des nationalités. Ce phénomène du réveil des revendications des franchises nationales se montre aussi dans des régions plus éloignées et moins exposées aux regards de l’Europe. Il y aurait de l’injustice à dédaigner ces petits théâtres où l’on s’agite aussi au nom du droit. Nous signalerons donc en passant le mouvement d’opinion qui se produit en Finlande. Quand la grande principauté de Finlande passa sous la suzeraineté russe, le traité de Frederikshamn, en 1809, lui garantit la conservation de ses lois et de sa constitution. Le principal organe de cette constitution, qui est la même que celle de la Suède, est la diète, composée des députés des quatre ordres. Sans cette diète, nulle réforme et nulle loi importante ne peuvent être légales. Cependant le gouvernement russe n’a pas convoqué une seule fois en cinquante ans la diète finlandaise. De là un double malheur : point de réformes dans un pays où le commerce, l’industrie, et à certains égards l’esprit public ont cependant suivi les progrès du siècle, et, s’il y a eu nécessairement quelques lois nouvelles, une violation ouverte du droit. Telle était depuis cinquante ans la situation, quand un manifeste impérial, daté du 21 mars (10 avril) 1861, institua une commission qui devait se réunir le 20 janvier 1882, avec certaines attributions administratives et le droit de préparer les lois. Les projets de cette commission, approuvés par l’empereur, devaient même avoir force de loi jusqu’à la diète prochaine. Les Finlandais protestent contre cette création nouvelle. Dans les villes, dans les campagnes, on signe des adresses à l’empereur. On se plaint de la commission projetée, et parce qu’elle empiéterait sur les fonctions du sénat, et parce qu’elle usurperait, en faisant des lois, les droits des états-généraux, que l’on craint, pour tout dire, de ne voir pas plus convoqués à l’avenir qu’ils ne l’ont été depuis l’annexion. Les Finlandais d’ailleurs rendent justice à l’empereur Alexandre ; ils accusent surtout leur conseil de gouvernement, composé de nationaux, il est vrai, mais d’hommes imbus des erremens de l’ancien gouvernement russe, et qu’intimide la perspective d’une diète à laquelle ils auraient des comptes à rendre. On assure que le prince Gortchakof aurait lui-même exposé à l’empereur ses doutes sur la légalité de la mesure qui institue la commission. Les Finlandais, plus heureux que d’autres, aiment donc à compter sur la bienveillance de l’empereur ; ils espèrent que leur souverain leur donnera raison contre leurs compatriotes intéressés qui composent le conseil administratif, et leur rendra enfin une constitution qu’ils ne veulent point oublier, quoiqu’aucun d’eux ne l’ait vue pratiquée depuis l’annexion de la Finlande à la Russie.

Parmi les affaires de nationalités qui défraient à peu près exclusivement la politique courante, la moins attrayante était certainement celle du Holstein, et l’on ne sera pas fâché de la voir disparaître du rôle, au moins pour quelque temps. Le Danemark a consenti à renoncer pour cette année à la part qui était imputée au Holstein sur les dépenses générales de la monarchie, part de contribution qui avait été fixée sans le consentement des états. La diète de Franfort a en conséquence sursis à l’exécution fédérale, et a pris ses vacances, qui dureront jusqu’à la fin d’octobre. D’après les dépêches qui ont été publiées, il semblerait que c’est la Prusse qui a pris l’initiative de cette transaction provisoire. Il est inutile de dire que l’opinion, pas plus en Danemark qu’en Allemagne, n’a favorablement accueilli cette demi-solution. Le Danemark a fait une excellente contenance pendant le dernier épisode de ce vieux procès : quelques Danois regrettent presque qu’il n’ait pas été procédé à l’exécution fédérale, à laquelle ils étaient prêts à faire un vigoureux accueil. Qu’ils se consolent en voyant la pénible impression que cet ajournement, on n’ose pas dire cet arrangement de la question holsteinoise a produite en Allemagne, car, bien qu’on ait peine à comprendre qu’il en soit ainsi, il n’est point d’affaire où l’amour-propre germanique soit plus vivement engagé. Les Allemands belliqueux se plaignent à tort du rôle que la Prusse aurait joué en cette circonstance. On a parlé de cette question du Holstein dans l’assemblée générale du National Verein, qui s’est réunie à Heidelberg. On s’y est entretenu de la Hesse-Électorale. On y a pris des résolutions en faveur du tir et de la gymnastique, et pour la création de la flotte allemande. La contribution que l’association a votée pour la flotte sera déposée entre les mains du ministre de la marine de Prusse. Le National Verein a motivé une de ses résolutions sur ce que « il n’y a pas en ce moment de pouvoir central en Allemagne. » Cela est peu respectueux pour la diète de Francfort. L’association unitaire allemande a commis sans doute des indiscrétions et des imprudences. Un des membres les plus libéraux de la chambre wurtembergeoise, M. Mohl, frère du représentant de Bade à la diète, a reproché vertement à l’association de se montrer trop partiale en faveur de la Prusse. Cependant, malgré les critiques méritées qu’elle a encourues, l’association a fait depuis son origine de notables progrès, et c’est une manifestation de l’opinion allemande dont il y a lieu de tenir compte. Quelques faits statistiques communiqués à l’assemblée de Heidelberg donneront une idée de l’importance de l’association. Elle est formée de 15,000 membres, fort inégalement répartis d’ailleurs parmi les divers états de la confédération. La Prusse fournit à elle seule la moitié de ce nombre. La Bavière et le Wurtemberg y ont peu de représentans. Les Hesses, Bade et Nassau y figurent au contraire pour une grande part, si l’on compare le chiffre des membres qu’ils comptent dans l’association à la population de ces petits états.

C’est une coïncidence étrange qu’au moment où de grands états en Europe sont ébranlés ou inquiétés par les antagonismes de races qui existent dans leur sein, les États-Unis travaillent à s’approprier et à perpétuer chez eux un des maux qui inquiètent le plus douloureusement la vieille Europe. La difficulté de la Russie et de l’Autriche est de dominer sur deux nations qu’elles ont conquises par les armes, qu’elles se croient obligées de gouverner comme des pays conquis, et qu’elles sont, pour le moment du moins, hors d’état de conduire à une civilisation supérieure. Dans la phase où sont engagées maintenant les hostilités entre le nord et le sud de l’ancienne Union américaine, le gouvernement du président Lincoln se crée une tâche non moins pénible que celle qui pèse sur les gouvernemens européens dont nous venons de parler. Sans doute, si le nord eût eu une organisation militaire puissante, s’il eût pu opérer rapidement et pénétrer au cœur des états séparés, peut-être eût-il réussi à provoquer dans ces états quelque manifestation favorable au maintien de l’Union ; on eût pu traiter la sécession comme l’œuvre d’un parti rebelle qui aurait dominé par la force la masse de la population demeurée loyale, et l’union se fût promptement et facilement rétablie par la défaite du parti vaincu. Aujourd’hui il est impossible de nourrir de telles illusions sur la portée et la durée de la lutte. Les sommes colossales et les énormes contingens d’hommes que le président a obtenus du congrès pour continuer la guerre annoncent assez que l’on croit à une lutte difficile, coûteuse et prolongée ; mais s’il en est ainsi, comment les états du nord ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils rendent eux-mêmes la séparation inévitable ? Nous ne sommes plus au temps où il est possible de réduire par la guerre des populations aussi fières et énergiques que celles des états du sud, et où l’on peut faire la conquête de régions aussi vastes que celles qui sont occupées par ces populations. Que seraient pour l’Union les états du sud, si l’on parvenait à les conquérir ? Une Irlande des mauvais jours, une Hongrie, une Pologne. Pour garder à ses flancs une pareille plaie, l’Union américaine serait obligée d’abandonner ses institutions, de s’asservir elle-même, car comment une république fédérale pourrait-elle gouverner par la force un si grand territoire et tant de millions d’hommes hostiles à sa domination ? Nous ne sommes point surpris qu’en considérant l’impasse où sont arrivés les États-Unis, plusieurs personnes commencent à parler de la nécessité d’un prompt arrangement entre les deux sections de la république. Il faut prendre garde aussi au côté de cette désolante crise qui affecte les intérêts européens. La prolongation de la guerre, c’est la durée du blocus qui ferme les ports du sud, c’est la suspension indéfinie du commerce pour les états du sud, c’est par conséquent le coton retenu en Amérique et l’Europe en disette de la matière première principale de son industrie. La France et l’Angleterre peuvent-elles s’exposer à une crise industrielle qui prendrait les proportions d’une crise sociale pour attendre que les états du nord rétablissent à loisir la constitution fédérale dans le sud ? Les réserves de coton dont dispose l’Europe ne sont évaluées qu’à une quantité suffisante pour défrayer une consommation de cinq ou six mois. Le temps presse donc. il est impossible qu’on ne le sente pas aux États-Unis, et c’est encore sur l’évidence de la nécessité d’une prompte solution exigée par les intérêts de l’Europe que se fondent ceux qui comptent sur un dénoûment prochain et brusque de la guerre civile. Pour notre part, nous n’aurons pas la présomption de prédire, sur ce point pas plus que sur d’autres, que c’est la logique qui aura raison.

Ce n’est pas la faute des inintelligens ennemis de l’Italie renaissante, si à ses débuts elle ne trouve pas, elle aussi, dans les provinces de Naples, sa Pologne, son Irlande, sa Hongrie. Incurable mauvaise foi de l’esprit rétrograde, qui transforme en héros d’une nationalité indépendante des voleurs de grand chemin, des soldats débandés qui fuyaient, il y a un an, devant quelques poignées de volontaires, des paysans entraînés par de tristes cupidités de spoliation agraire. Et ce sont des conservateurs qui se félicitent de la durée de ces désordres ! M. le baron Ricasoli a noblement réfuté dans son manifeste ces exagérations malsaines ; il a établi les différences qui interdisent d’assimiler le brigandage napolitain aux luttes malheureuses, mais héroïques, qui ont accompagné en d’autres temps et en d’autres pays des transformations politiques nécessaires. Quoi d’étonnant si le nouveau royaume n’a pas pu étouffer en un jour ces désordres ? Quoi de surprenant si la présence du roi François II à Rome, si la prolongation même du pouvoir temporel que conserve nominalement la papauté, ont encouragé les malfaiteurs des provinces napolitaines et ont augmenté les difficultés du gouvernement italien ? Il n’était pas même nécessaire, pour que de tels effets fussent produits, que des excitations et des subsides fussent envoyés de Rome à cette insurrection de pillards. Nous nous permettrons, sur ce point, de rectifier une des assertions du baron Ricasoli. Certes nous ne sommes pas suspects de partialité en faveur de la cour de Rome : nous n’avons pas à nous louer du traitement qu’elle a infligé au dernier numéro de la Revue pour un article où nous nous étions imposé comme un devoir la modération la plus attentive ; cependant nous ne serons pas injustes envers la cour de Rome, et nous dirons simplement que c’est à tort qu’elle est accusée par M. Ricasoli de fomenter les expéditions qui ont été lancées sur les provinces napolitaines. Nous croyons savoir que le cardinal Antonelli voit avec une répugnance sincère les bandes formées sur le territoire romain, et qu’il transmet assez volontiers à nos autorités militaires les renseignemens que sa police lui apporte sur ces tristes entreprises. Au surplus, l’échafaudage que l’on a bâti sur les désordres napolitains ne tardera point à s’écrouler. Des lettres de Naples, écrites par des personnes qui viennent de visiter les provinces voisines, nous apprennent qu’il n’y a là aucun danger sérieux. L’apparence seule de l’énergie suffit pour ramener les populations, plus peureuses encore qu’effarouchées. Les derniers renforts que l’on envoie au général Cialdini suffiront sans doute pour rendre le gouvernement maître de tout. Naples est gaie et animée, et il n’y a rien à craindre sur les dispositions de cette ville, qui est la plus peuplée de l’Italie, et dont la tranquillité constante pendant la dernière alerte est un témoignage qui mérite assurément d’être compté.

La pacification des provinces napolitaines est une tâche qui n’est certes point au-dessus des forces de l’Italie, et c’est une question d’honneur pour le gouvernement d’en venir à bout sans recevoir aucun concours, même indirect, de l’étranger. Comme nous le disions récemment, c’est par la pacification de Naples que l’Italie doit préparer la solution de la question romaine. Et en effet que pourra la réaction, que l’on dit si forte à Rome, quand les provinces du sud seront rentrées dans l’ordre ? La France pourra-t-elle, après une telle démonstration, s’exposer à favoriser indirectement une nouvelle éruption de guerre civile en maintenant par la présence de ses troupes l’état de choses qui dure encore à Rome ? Nous ne pouvons le croire. C’est parce que nous pensions que tout devait être subordonné à l’arrangement des affaires napolitaines que nous nous permettions de conseiller aux Italiens de faire trêve aux questions personnelles et d’ajourner les questions de cabinet. Il paraît que l’on approche de la solution que nous désirons, puisque M. Minghetti, assure-t-on, songe plus sérieusement que jamais à se retirer, l’abolition prochaine de la lieutenance de Naples s’écartant des idées qu’on lui connaît sur la division régionale et sur les nécessités particulières des provinces du sud de la péninsule. M. Minghetti est un des plus sincères libéraux de l’Italie ; c’est l’homme qui représente le mieux à Turin ce côté du caractère de M. de Cavour, qui était composé de tolérance et de laisser-faire. C’est aussi l’homme du cabinet qui serait le plus propre à entrer en rapports avec la cour de Rome le jour où le nouveau gouvernement devrait introduire ses premiers élémens dans la ville éternelle. Nous n’avons point souhaité la retraite de M. Minghetti ; mais, s’il s’y décide, il conservera à l’Italie, par une abdication opportune, une des intelligences les plus distinguées qui la puissent servir dans l’avenir.

e. forcade.


ESSAIS ET NOTICES.

les derniers combats en cochinchine.

Une première période de la campagne de Cochinchine, celle que terminait glorieusement la prise du grand fort de Ki-oa, a déjà été racontée dans la Revue[1]. La prise de Ki-oa ne marquait point cependant le terme de nos opérations militaires dans cette partie de l’extrême Orient, et quelques détails, quelques souvenirs sur les épreuves noblement supportées après une première victoire montreront la guerre de Cochinchine sous une face moins brillante peut-être, mais non moins digne d’une attention sympathique, car si l’ennemi s’est dérobé volontiers devant nos armes, c’est contre un climat redoutable qu’il a fallu trop souvent soutenir des luttes presque aussi meurtrières que celles du champ de bataille.

Quand la colonne expéditionnaire, composée des marins français et des troupes espagnoles, entra victorieuse dans le grand fort de Ki-oa le 25 février 1861, elle fut frappée par un spectacle de trouble et de destruction. Les maisons étaient trouées par les boulets; quelques-unes brûlaient. Ces maisons étaient petites et basses comme celles de Sébastopol. Des blessés qui portaient sur la poitrine le petit écusson rouge et brodé des soldats annamites étaient étendus çà et là le long du rempart intérieur; quelques-uns étaient couchés sur le côté, d’autres soufflaient bruyamment, le nez dans le sable, qu’ils ensanglantaient. En quelques endroits, sur le sol, des plaques qui ressemblaient à des rognures de fer-blanc, et qui servent de monnaie, brillaient au soleil. Nous avançâmes encore, et après avoir été maintenues en rang, mises à l’appel, enfin après avoir reçu l’indication de leurs logemens, les compagnies purent s’établir dans les maisons récemment occupées par les vaincus. Le riz cuit pour la journée était encore déposé sur des étagères; il formait de grosses pelotes très compactes, jaunâtres, où devait entrer quelque condiment particulier, et qui ne tentèrent personne. Des vases grossiers en faïence renfermaient, avec des spatules en fer, la chaux préparée pour le bétel. Le sol était couvert de paquets de sapèques. Entre le toit et les poutres, il y avait des éventails et de faux cheveux, soyeux et brillans, des ornemens de femme sans doute. Quelques matelots qui avaient entendu raconter les histoires du palais d’été de Pékin ne voulaient pas croire à toute cette misère, et frappaient le bois et la terre; mais tout sonnait plein. Lorsqu’ils furent las de rechercher ces trésors chimériques, on dut les ramener à la réalité, c’est-à-dire les envoyer prendre leurs sacs, qu’ils avaient déposés à près d’une lieue de là, dans un champ, avant de livrer l’assaut. Des philosophes qui dédaignaient l’or et l’argent ramenèrent des cochons de lait et des poules qui vaguaient dans le camp. Le soir, toutes les marmites étaient pleines; malheureusement le vin manquait. On fit cuire du riz par les coolies, et on essaya de boire du thé : c’était un triste régal, mais il fallut bien s’en contenter.

Les journées du 26 et du 27 février furent consacrées presque entièrement au repos. Les troupes qui avaient formé l’attaque de droite en avaient surtout grand besoin. Le soir du 27, on prit pour trois jours de vivres. La nuit était encore épaisse le lendemain matin quand la colonne s’ébranla. Les clairons sonnèrent, l’air était frais, la marche paraissait légère ; mais lorsqu’il s’agit de sortir de Ki-oa, le chemin qu’on avait ouvert se défonça sous le poids de l’artillerie, et les anciens trous de loups reparurent. Il fallut les combler en hâte et refaire la route. Le soleil brillait au-dessus de la plaine immense que commande la ville du Tribut (Tong-kéou) lorsque l’armée expéditionnaire se déploya en bataille. Nous marchions sur les forts de Tong-kéou. Les chasseurs à pied et l’infanterie espagnole étaient à droite, l’artillerie et les fusées au centre, l’infanterie de marine à gauche ; les marins se trouvaient en réserve. Bientôt les boulets des gingols et des pierriers firent voler à nos pieds de petits nuages de poussière. Nous demeurâmes immobiles, et les pièces d’artillerie, qui s’avançaient au trot par batterie, s’arrêtèrent à leur tour. Un déchirement métallique vibra dans nos oreilles, puis le bruit en grondant sembla bondir dans la plaine. L’action était engagée. L’intention de l’amiral était de ménager nos forces, si rudement employées dans la matinée du 25 février. A quelques centaines de mètres devant nous, les bois taillis s’étaient couronnés de fumée blanche. L’artillerie partit au trot par batterie ; les troupes appuyèrent ce mouvement, et les chasseurs à pied furent lancés à droite et à gauche en tirailleurs. Quelques Instans après, un officier d’état-major se dirigea vers nous et nous prévint que les Français venaient d’occuper la position. On trouva quelques cadavres dans les broussailles ; les autres avaient été enlevés. L’ensemble de l’ouvrage de Tong-kéou se composait de trois forts, dont les défenses accessoires paraissaient inachevées. Point de couronnemens en bambous piquans. L’ennemi perdit dans cette journée une partie importante de ses approvisionnemens : 1,400 tonneaux de riz, de gros canons et une somme considérable en monnaie de zinc.

Derrière les forts était un pauvre village où ma compagnie fut logée. La chambre qui nous échut était tout ensanglantée par le séjour des blessés de Ki-oa. Les murs étaient encore souillés de caillots noirâtres et de cheveux collés. Un obus avait éclaté dans le toit, qui s’effondrait à moitié. Derrière cette triste maisonnette était un jardin de choux avec quelques plants de tabac. A trois heures de l’après-midi, on sonna le réveil. Les coolies reprirent les bambous sur leurs épaules, meurtries par la marche du matin : les uns enlevèrent nos cantines, les autres nos échelles, nos grappins emmanchés, nos clayonnages, car nous croyions toujours marcher d’assaut en assaut. Le convoi suivit en trottinant la queue de l’année. Les compagnies s’étaient formées en dehors des cahutes qu’elles venaient de quitter. Une chaleur torride rendait intolérable le peu de vêtemens que nous avions sur le corps. La poussière collait à la peau, le thermomètre marquait 44 degrés au soleil. Un groupe de cavaliers s’avança, et, nous dépassant, s’arrêta devant les chasseurs à pied. Ces troupes, qui passent pour les plus robustes, presque épuisées, regardaient avec admiration l’amiral Charner, qui donnait des ordres, sans que rien, dans sa contenance et dans son geste, indiquât la fatigue. La route de Tong-kéou à Rach-tra, où nous devions camper le soir, est une sorte de sentier encaissé entre des arbustes rabougris. Il n’y avait rien dans ce paysage qui rappelât la végétation désordonnée des forêts vierges. Le sol était un sable plus fin que de la cendre. On faisait des pas très courts : nos souliers nous paraissaient de plomb. Cette marche fut une des rudes épreuves de la campagne de Cochinchine. Des hommes tombèrent morts, foudroyés par ce ciel d’airain ; d’autres devinrent fous subitement. Un vieux second maître du Monge, porte-drapeau d’une compagnie de marins ; s’accroupit sur le bord de la route, et se prît à bégayer comme un enfant de trois ans. Son sourire idiot faisait mal à voir. Une heure après, il était mort. Vers quatre heures, la route était encombrée de traînards. Un pauvre marin-abordeur, souillé de terre que la sueur détrempait sur son front, était étendu la tête en bas, serré et bridé, comme un animal de somme, par sa corde à grappin et les courroies de ses étuis à revolver, sans compter le poids d’une grenade logée sur le ventre dans une poche de grosse toile à voile. Qui l’eût reconnu? Deux jours auparavant, sous un feu violent, il arrivait comme un lion, et défonçait la porte du deuxième fort de Ki-oa. Des coolies, la tête appuyée sur les cantines, semblaient morts de fatigue et de chaleur. Les soldats qui les conduisaient s’étaient arrêtés sous le poids du même accablement. Un de ces pauvres mercenaires, un Cantonais, qui était joli comme une femme et qui avait quinze ans, pleurait en levant ses yeux fendus en amande, pleins d’une sorte de langueur bestiale, et disait : «Malade, capitaine! »

On arriva cependant. Le soleil venait de disparaître; mais nous pûmes encore distinguer le fort du Rach-tra au milieu des grands arbres qui l’entourent. Deux pièces commandaient la route, qu’elles prenaient en enfilade. Les préparatifs devinrent inutiles : l’armée annamite avait pris la fuite. On ne trouva d’autres traces de son passage que des haillons souillés de sang sur la route et les cadavres de six chrétiens décapités. Le fort renfermait des caisses de lingots d’argent et des sapèques soigneusement enfilées et ficelées. Il y avait environ pour 20,000 francs d’argent et 50,000 francs de monnaie de zinc.

Le bois cessait à partir du fort, et l’on découvrait un plateau qui s’inclinait vers un marais sans fin, coupé par une chaussée qui conduit aux limites de la Cochinchine et du Cambodge. Quatorze jonques de guerre, abritées par des toitures en paille, étaient alignées le long de cette chaussée depuis la prise de Saigon. Quelques feux commençaient à s’allumer; des hommes parcouraient l’esplanade avec des brassées de paille. Les ordonnances s’oubliaient pour faire du thé à leurs officiers. Les tentes-abris s’élevaient près du sol, et l’on entendait dans la plaine le bruit des pioches et des masses sur les piquets; mais il y avait peu de cris humains. Bientôt les feux s’éteignirent, et la nuit ne fut plus troublée que par le cri d’une variété de grenouille qui mugit comme un veau, et par les appels des factionnaires, toujours émouvans en temps de guerre, et que les vieux soldats savent si bien moduler : « Sentinelles, prenez garde à vous! » un long appel, suivi d’un commandement rapide.

Cette nuit, que tant de gens fatigués n’auraient pas cédée pour un empire, parut trop longue à tous ceux qui n’avaient pas de moustiquaires. Les moustiques de Rach-tra ont un aiguillon qui produit l’effet d’un coup de lancette. Les marins s’en consolèrent à la façon des anciens navigateurs, en baptisant le lieu de noms allégoriques : le camp de Tay-theuye s’appela le camp des Moustiques, et le fort de Rach-tra prit le nom de fort des Têtes-Coupées. Ces cadavres de chrétiens annamites gisaient encore sur la route. Étaient-ce des martyrs qui avaient confessé leur foi au prix de leur vie ou simplement des prisonniers exécutés dans un élan de férocité sauvage exaltée par la défaite de Ki-oa? C’est ce que nous n’avons pu savoir. Ces cadavres étaient couverts de vêtemens ternes pareils à ceux des paysans annamites. Les têtes étaient plutôt arrachées que décollées, et l’on y voyait des entailles qui attestaient la férocité ou la maladresse du bourreau. Les bras étaient grêles, les troncs amaigris et cerclés par les côtes, et du cou sortait hideusement le bout de l’épine dorsale. Sur ces visages, il n’y avait plus une goutte de sang; la peau, couleur de cire, se collait sur les pommettes; une sorte de sourire extatique semblait errer sur les lèvres. Contre la haie, tout près, se trouvait un champ d’oignons, et toute la journée ce ne furent que des allées et venues au milieu de ces misérables restes. Le soir pourtant, on les ensevelit.

Tous les renseignemens qui parvinrent au quartier-général annoncèrent la disparition de l’armée annamite. C’était beaucoup déjà que d’avoir exploré le pays dans une partie que l’ennemi avait toujours jugée inattaquable. Notre domination était assurée. L’amiral organisa la défense de Tay-theuye et rentra avec l’armée à Ki-oa. Nous avions repris nos anciens cantonnemens depuis deux jours, lorsqu’une lettre du contre-amiral Page fit connaître que l’armée annamite allait essayer de se concentrer à Tran-ban, et qu’une poussée vigoureuse la ferait peut-être tomber en notre pouvoir. On parlait de ses éléphans de guerre, des bagages qu’elle traînait après elle : déjà on la voyait acculée, se retournant dans une défense désespérée. Le soir même de l’avis, le chef de bataillon Comte partit en avant avec le 2e bataillon de chasseurs à pied, l’infanterie espagnole et une demi-batterie de 4. Il alla jusqu’à Tran-ban, se mit en communication avec le capitaine Galley, de la canonnière la Dragonne. La Dragonne et une canonnière en fer, en poussant jusqu’à Tay-ning, firent tomber en notre pouvoir le fort et le pays compris entre Tay-ning et Tran-ban. Cette fois les troupes n’emportèrent que le plus léger fourniment possible. La tente-abri, roulée comme une couverture, contenait du biscuit pour trois jours et de la viande cuite. La colonne passa près du pont de Tong-kéou, sous lequel l’eau des pluies coule aussi large qu’un fleuve. La ville du Tribut fut laissée sur la gauche, et l’on entra dans les bois qui mènent à Oc-moun et à Rach-tra. Toutes les heures, les trompettes et les clairons sonnaient la halte. Les chasseurs jetaient leur fourniment à terre, et s’étendaient sans plus de souci de l’alignement. Les marins, plus préoccupés de la discipline, perdaient bien quelques minutes debout, sans trop oser bouger. Plus tard cependant nous apprîmes à faire comme les autres. Ainsi se montraient dans ces petits détails les différences d’origine des corps de l’armée expéditionnaire. On les eût cherchées vainement sur le costume, qui était devenu le même pour toutes les troupes; à part les casques, les salacos ou le chapeau de paille, on n’eût pas distingué aisément un chasseur d’un marin ou d’un artilleur.

Cette marche devait être sans résultat. Malgré les reconnaissances qui explorèrent le nord, l’est et l’ouest du saillant de Tay-theuye, on ne découvrit d’autres restes de l’armée annamite que quelques fuyards retenus dans les villages par la peur, la maladie ou la faim. Les miliciens étaient redevenus des paysans. Cette armée de trente mille hommes qui défendait Ki-oa n’existait plus. Son général en chef, blessé grièvement au bras, s’était retiré à Bien-hoa. On a dit depuis qu’en continuant la première marche, celle du 28 février, on aurait pu joindre l’ennemi et le forcer à se rendre. C’eût été une entreprise difficile : les ponts étaient coupés; d’ailleurs les forces humaines ont des limites, et il faut se souvenir qu’on opérait sous un ciel meurtrier, dans un pays plat coupé de canaux, de marais et de rizières, et dont l’air charrie la peste. Les troupes, après les combats du 24 et du 25 février, étaient hors d’état de marcher les trois jours suivans. Enfin on n’avait pas assez de cavalerie pour faire des prisonniers.

La marche sur Rach-tra fut la dernière opération de guerre dans la province de Saigon, désormais conquise définitivement. Aujourd’hui les fortifications de Ki-oa sont rasées. De ces lignes immenses, qui semblaient construites par un des souverains absolus de l’antiquité, il ne reste plus rien. On a pourtant conservé le réduit sur lequel les Français échouèrent avec perte, il y a deux ans, malgré toute la valeur européenne. Il a pris le nom du colonel Testard, tué glorieusement devant Ki-oa.

Le 15 mars, les troupes occupèrent leurs anciens logemens dans la ville chinoise. Nous reprîmes ainsi la vie que nous avions déjà menée, et, comme il arrive assez souvent, on fit des comparaisons chagrines entre l’état présent et le passé. Autrefois il fallait supporter bien des fatigues et des privations : pas de vin, peu de biscuit, une couchette au coin des bois, et pour plafond le toit d’un gourbi ; mais c’était l’imprévu, la guerre enfin avec son excitation. Maintenant la vie était plate et tout unie. On allait commencer l’école du soldat, et l’on irait ainsi par alinéas jusqu’à l’école de bataillon, se levant tôt, se couchant de même. On logeait dans les granges, où ne manquaient ni les scorpions ni les serpens, sans compter un insecte malfaisant que personne ne put jamais ni saisir ni voir, et dont la bave faisait gonfler la peau et donnait la fièvre. Beaucoup de projets naquirent à cette époque : il y était généralement question de Bien-hoa et de My-thô. Le vice-amiral Charner fit étudier les diverses routes qui mènent à My-thô. Cette place, entrepôt considérable, commande le Cambodge. Les reconnaissances furent unanimes pour déclarer que le chemin par terre, coupé par des rizières, était impraticable pour l’artillerie et même pour les troupes. Les passes du Cambodge étaient barrées ; l’arroyo Rack-nun-ngu était rendu inextricable par des obstacles de toute sorte. L’amiral décida cependant que les opérations sur My-thô seraient entreprises, et qu’on essaierait de faire tomber la place en la prenant par le Cambodge, dont on forcerait les estacades, et par l’arroyo, qu’on déblaierait coûte que coûte. Le 27 mars, une partie des marins et des Espagnols furent embarqués sur l’arroyo Rack-nun-ngu, qui débouche à quelques centaines de mètres de My-thô. Chaque jour fut signalé par la destruction d’un barrage ou la prise d’un fort. Les canonnières en fer s’avançaient sur cet étroit cours d’eau à la façon d’une artillerie montée. Des compagnies de fantassins les soutenaient sur le rivage. On marcha ainsi pendant quinze jours les pieds dans la vase, sous un soleil de plomb, détruisant les barrages, les jonques coulées et chargées de pierres, les arbres déracinés. La nuit, il fallait se garder contre les brûlots et les attaques. Le choléra vint à se déclarer, et plus de cent hommes moururent. Rien ne put arrêter la colonne. Elle marchait d’abord sous les ordres du capitaine de frégate Bourdais, qui commandait le Monge. Plus tard, le 4 avril, quand le chiffre en fut augmenté, l’expédition fut placée sous le commandement du capitaine de vaisseau du Quilio, qui prit pour chef d’état-major le chef de bataillon du génie Alizé. Le capitaine de frégate Bourdais commença les opérations contre My-thô le 27 mars. Il avait sous ses ordres la Mitraille, capitaine Duval, la canonnière en fer n° 18, capitaine Peyron, la canonnière n° 31, capitaine Mauduit-Duplessix. Le capitaine Bourdais était l’homme le moins capable de se laisser attendrir ou rebuter. On savait qu’il ne ménagerait rien pour réussir. C’est ce qu’il fit avec une exagération fébrile qui a frappé fortement ceux qui l’ont vu à l’œuvre. Un boulet de 10 l’arrêta net le 10 avril, au moment où il atteignait le but. Il avait alors son guidon sur la canonnière n° 18 du lieutenant de vaisseau Peyron. La canonnière ne s’en avança pas moins comme un être animé, doué d’audace et de résolution. La décharge qui avait tué le capitaine de frégate Bourdais était la dernière. Lorsqu’on débarqua au pied du fort, il était évacué.

L’armée assaillante se composait alors de neuf cents combattans; elle avait deux pièces de 2 rayées, deux pièces de 4 rayées, huit obusiers de montagne. Les avant-postes furent établis à 1,200 mètres de My-thô. Le lendemain, dans la soirée du 11 avril, une reconnaissance se porta jusqu’à 200 mètres de la citadelle. Au même moment, les feux de l’escadrille de l’amiral Page paraissaient sur le Cambodge. L’amiral venait de forcer les estacades, sous le feu des forts, avec la Dragonne, capitaine Galley, la Fusée, capitaine Bailly, le Lily, capitaine Franquet, et le Sham-Rock, capitaine Rieunier. Cette heureuse coïncidence épouvanta les Annamites, qui évacuèrent la place après avoir incendié leurs magasins de riz.

Tels sont les résultat obtenus en deux mois par l’armée de Cochinchine contre des ennemis presque sauvages et sous le plus terrible des climats, malgré le choléra et la peste. Les Annamites disaient aux Français : « Vous êtes des lions, mais nous sommes des renards, et nous vous prendrons; » mais ils furent frappés de vertige par la prise de My-thô, et ce coup a suffi pour les abattre. En quarante-cinq jours, une petite armée de trois mille hommes a triomphé d’un gouvernement absolu, ferme, puissamment centralisé, et qui n’est pas affaibli par la rébellion comme celui de la Chine. Elle a dispersé une armée qui ne manque pas de bravoure, bien organisée, qui combat, non pas avec des flèches comme les Tartares de Pa-li-kiao, mais avec d’excellens fusils à pierre, qui obéit aveuglément, qui sait se garder et élever de solides retranchemens avec une rapidité extraordinaire. Elle a culbuté des lignes savamment fortifiées, enlevé un camp formidable, pris les forts de Tong-kéou, de Rach-tra, de Tay-ning, et tant d’autres moins importans. L’ennemi a brûlé ses magasins, ses arsenaux, ses jonques de guerre; les plus belles provinces de l’Annam sont conquises, l’esprit militaire de la seule armée de l’Asie est abattu. Douze cents lieues carrées de terrain sont à nous, le cours du Cambodge est exploré jusqu’à Chandoc, et la puissance du nom français, reconnue par les rois sauvages du Lao et tous les tributaires du roi de Siam, se fait sentir aujourd’hui jusqu’aux sommets des monts Himalaya.


LEOPOLD PALLU.



LE GÉNÉRAL SCOTT A SAN-FRANCISCO.

C’était en octobre 1859; je me trouvais à San-Francisco, de retour d’une excursion aux mines du nord de la Californie. À cette époque venait d’éclater le différend entre le cabinet de Washington et celui de Saint-James pour la possession de l’île San-Juan, un maigre îlot de la Colombie britannique dont les Américains, pionniers même chez les autres, s’étaient emparés à tort ou à raison. Le général Scott avait été envoyé de Washington, comme arbitre, par le gouvernement fédéral. Le choix était des plus heureux. Comme diplomate, Scott est d’une prudence consommée ; comme militaire, il a presque toujours eu la main heureuse et il a pris au moins une fois Mexico, que les Américains s’amusent ainsi à prendre et à quitter, en attendant l’occasion de s’en emparer une fois pour toutes. L’opinion publique était donc en grand émoi. On se plaisait à rappeler que Scott avait connu à Paris, en 1804, le général des généraux, Napoléon. Tout jeune alors, il était venu, disait-on, assister avec d’autres officiers au sacre de l’empereur, au nom des États-Unis. Aussi tous les journaux américains de San-Francisco ne se faisaient aucun scrupule de comparer ensemble Napoléon et Scott. Depuis la mort du premier, celui-ci était même resté, suivant leurs propres expressions, the greatest general in the world, le plus grand général du monde.

Le général Scott n’était plus, comme on voit, de la première jeunesse; mais ses quatre-vingts ans passés et ses titres à l’estime publique en faisaient un père conscrit des plus vénérables et des plus glorieux. Dernièrement, sous l’impression de la triste déroute de Manassas, mes souvenirs se reportaient sur le vieux guerrier et sur cette réception sympathique qui lui était faite, il y a deux ans, par la grande cité californienne. Peut-être l’intérêt qui s’attache en ce moment au chef de l’armée du nord justifiera-t-il ce rapide retour vers un épisode déjà lointain, mais qui n’est pas sans jeter quelque lumière sur les mœurs militaires des États-Unis, comme sur l’influence qu’elles peuvent exercer dans la guerre actuelle.

Au mois d’octobre 1859, le général Scott était donc le plénipotentiaire de la plus grande puissance du Nouveau-Monde vis-à-vis de l’une des plus grandes de l’ancien; mais aux États-Unis, où l’égalité règne en souveraine, on évite l’éclat et le décorum, et c’est avec un seul aide-de-camp que Scott s’était embarqué sur le vapeur public. En compagnie de tous les autres passagers, il touchait à Aspinwall, traversait avec eux l’isthme de Panama en chemin de fer, avec eux se rembarquait sur le Pacifique, et tous ensemble arrivaient ainsi à San-Francisco le matin d’un beau dimanche d’octobre. Pour Scott, le steamer n’avait pas fait un tour de roue plus vite, le piston de la machine à vapeur n’avait pas donné un coup de plus par minute.

Afin de ne pas troubler le service divin, qu’on célébrait à terre, le général, qui avait déjà rempli à bord ses devoirs religieux, attendit pour descendre que l’heure des offices fût passée. Alors seulement il débarqua. Quelques vieux vétérans de la guerre du Mexique, quelques compagnies de gardes nationales vinrent le recevoir sans éclat. Le canon seul avait signalé son arrivée, et une musique militaire avait célébré sa venue. C’est à peine si un simulacre de revue avait lieu. Le général ému reconnaissait ses compagnons d’armes parmi quelques invalides. Au milieu des hussards noirs, des chevau-légers, des fusiliers californiens, il trouva une jeunesse ardente, toute prête à marcher sous ses ordres au premier signal, si la patrie était en danger. Ces soldats à favoris et à faux-cols savaient manier le mousquet; que fallait-il de plus? A côté d’eux étaient rangées les gardes françaises, commandées par d’anciens troupiers de nos guerres d’Afrique. Tout le monde s’était porté au-devant de Scott, et personne n’avait voulu manquer à l’appel.

La revue terminée, le général monta en voiture. Le modeste véhicule, peut-être loué sur place, était traîné par deux chevaux, et le cocher était plus que simplement vêtu. A côté de l’illustre envoyé, que son âge seul signalait à l’attention publique, et qui ne portait aucune décoration, aucun uniforme chamarré d’or et de broderies, était assis l’un des premiers fonctionnaires du pays, d’une tenue non moins bourgeoise. C’est dans ce démocratique équipage que l’on se mit à parcourir la ville. Dans la principale rue, la belle rue dite de Montgomery, le général passa au-dessous d’un arc de triomphe d’un style des plus primitifs; on l’avait jeté la veille même de la fenêtre d’une maison à l’autre maison vis-à-vis. Autour de cet arc étaient entrelacées quelques guirlandes avec le nom des victoires remportées par le vénérable guerrier. Les noms mexicains et indiens qu’on lisait autour du cintre indiquaient suffisamment quels avaient été les ennemis battus. Tel était, avec les coups de canon, le seul luxe officiel déployé; encore n’est-il pas prouvé que l’élan spontané des citoyens, que l’on respecte toujours en Amérique, n’eût pas seul fait en ce cas tous les frais de la réception.

Le cortège continuant sa marche, quelques gardes nationaux vinrent s’y joindre, à cheval ou à pied. Dans le nombre, je reconnus des Français, justifiant, sous le ciel californien, l’amour de notre nation pour l’éclat des fêtes publiques. En tête marchaient les sapeurs, dont plusieurs avaient oublié leur barbe, et avec eux la musique, qui faisait entendre de réjouissantes fanfares. Appelés par le bruit, plusieurs citoyens de bonne volonté vinrent grossir le cortège, sans façon et sans qu’on les en empêchât. Je les vois encore : il y en avait en paletot et en blouse, en veste ou en habit. Ils marchaient avec dignité et presque avec orgueil, et leur figure rayonnait de joie. Puis, comme pour couronner cette fête de famille, aucune trace de policeman.

Au milieu des hourras frénétiques, répétés à chaque instant trois fois suivant l’habitude américaine, on arriva enfin à l’hôtel où le général avait fait retenir ses appartemens. Dans le parcours, le vieux soldat saluait galamment le public, surtout les dames aux fenêtres, et montrait à la foule sa tête blanche et son visage serein. Quelques jours après, il partait pour San-Juan sur le vapeur postal. Apportant un grand esprit de calme et de conciliation dans une affaire que le général américain Harney avait singulièrement envenimée, il n’eut qu’à paraître pour pacifier le différend et fixer les conditions d’un accord avec le représentant anglais. Par le retour du vapeur, il rentra à San-Francisco. L’infatigable vieillard avait fait eu mer près de trois mille lieues pour remplir sa mission; il en fit presque autant pour s’en retourner à Washington plus modestement qu’il n’était venu, et tout fut dit.

La réception faite à Scott par les habitans de San-Francisco m’avait montré combien l’esprit militaire aux États-Unis se ressent des libres et familières allures propres aux mœurs américaines. Chefs et soldats semblent ne former qu’une seule famille. En dehors des troupes fédérales, d’ailleurs très peu nombreuses[2], et engagées en grande partie à l’étranger au moyen de primes, comme l’armée anglaise, c’est la milice, formée dans chaque état par l’initiative des citoyens, qui représente surtout ce libre esprit militaire particulier aux Américains. Les milices nomment leurs officiers, choisissent leurs uniformes, règlent les jours de service, sans que l’état ait rien à y voir. Toutefois, dans un moment de crise comme celui que traversent à cette heure les États-Unis, les cadres des milices sont renforcés, et elles rentrent momentanément sous la direction du gouvernement fédéral, avec lequel même elles signent un engagement limité. Reste l’armée des volontaires, qu’on ne recrute que dans les temps de danger public, et qui ne dépend que de l’Union. C’est cette armée qui compose à présent toute la force effective et réelle dont disposent les états du nord. Recrutée un peu partout sur la surface des états restés fidèles, elle offre dans son ensemble un singulier mélange de nationalités et de costumes. C’est là que le zouave, si à la mode depuis Sébastopol et Solferino, a porté son air martial et ses allures dégagées. Grâce à ces avantages naturels, le zouave reçoit une haute paie. Les autres volontaires ont été engagés au prix énorme, mais non toujours payé, de 11 dollars, soit 55 francs par mois, non compris la nourriture, l’habillement et les armes, que l’Union leur délivre libéralement.

Le mauvais côté d’une pareille organisation, c’est que l’armée n’est pas centralisée. Un coup de main décisif lui devient difficile, et des débâcles comme celle de Manassas s’expliquent trop aisément; mais ne peut-on remédier à quelques inconvéniens d-e ce système sans trop affaiblir l’action que l’initiative individuelle est si jalouse d’exercer dans les sociétés de race anglo-saxonne? C’est une des questions que la guerre actuelle pourra servir à résoudre, et c’est un des titres qu’elle offre, parmi tant d’autres, à l’intérêt de l’Europe. Les mœurs publiques aux États-Unis n’en gardent pas moins, dans leur simplicité antique, un charme austère que le passage du général Scott à San-Francisco me fit vivement apprécier. Si dans ce moment le peuple américain donne à l’Europe le triste exemple d’une lutte fratricide, il faut espérer que ce spectacle, navrant pour tous les amis de la liberté, ne sera pas de longue durée, que la paix se fera bientôt, et que le général Scott, toujours plein de vigueur, sera ici, comme à San-Juan, l’heureux arbitre de deux partis qui peut-être ne demandent qu’à s’entendre.


L. SIMONIN.



Voyage dans l’Amérique du Sud, Péron et Bolivie, par M. Ernest Grandidier[3].

Une faveur bien naturelle s’attache de nos jours aux voyages d’exploration. Il ne s’agit plus seulement d’agrandir le domaine de la science, d’observer et de comparer les phénomènes de la nature sous les différentes latitudes, d’inscrire sur le livre toujours ouvert de nos botanistes le nom d’une plante nouvelle et de peupler les archives du Muséum. Les voyageurs modernes ont compliqué ou plutôt complété la mission purement scientifique de leurs devanciers par l’étude attentive des ressources économiques et commerciales que les régions encore inexplorées peuvent offrir à la population surabondante et à l’industrie du vieux monde. Ils s’inspirent de la passion qui absorbe notre siècle, ils sont à la recherche de ce qui peut être utile : aussi les voit-on principalement encouragés et honorés par les nations industrielles. On se souvient de l’accueil que l’Angleterre a fait récemment au docteur Livingstone : certes le courageux explorateur de l’Afrique australe rapportait à ses compatriotes de curieuses relations sur un pays inconnu; voyageur, il avait bravé bien des périls; missionnaire du christianisme, il avait accompli l’œuvre la plus méritoire à laquelle puisse s’élever le dévouement religieux. Tout cela pourtant n’eût point suffi pour exciter à un tel degré l’attention et l’intérêt de l’Angleterre. Ce qui a fait le succès, la grande popularité de M. Livingstone, c’est qu’il a signalé une contrée d’où les manufactures de Manchester pourront un jour tirer des approvisionnemens de coton, et des peuplades qui pourront être accessibles non pas seulement à la civilisation, mais encore à la consommation des calicots; c’est qu’en même temps il a tracé la route à suivre pour pénétrer au milieu de cette contrée et de ces peuplades. La découverte probable d’une matière première et d’une couche de consommateurs, voilà ce qui a excité l’enthousiasme du peuple anglais. Cet enthousiasme paraîtra sans doute peu poétique, mais il n’en est pas moins légitime. Il indique aux voyageurs quel doit être désormais le but de leurs explorations. Il ne leur interdit pas de rencontrer des aventures et de les raconter, de recueillir des observations scientifiques, de récolter des plantes, de piquer des insectes, et de mériter ainsi les suffrages de l’Institut; mais il leur conseille de s’attacher par-dessus tout à l’étude des faits qui peuvent servir la grande cause du travail en provoquant la découverte et l’échange des produits utiles.

Ces réflexions me sont inspirées par la lecture d’une relation de voyage dans l’Amérique du Sud, au Pérou et en Bolivie. Accompli par MM. Grandidier, qui ont fraternellement associé leur fortune et leurs loisirs de jeunesse dans cette rude entreprise, le voyage a été raconté par l’un d’eux, M. Ernest Grandidier, dans un livre où respire ce sentiment, cette passion de l’utile qui doit animer les explorateurs au temps où nous sommes. Un court chapitre suffit pour décrire Lima et les Liméniennes, qui ont défrayé tant de récits de voyages. Nous sommes entraînés sans retard par-delà le seuil où s’arrêtent les touristes vulgaires, et nous pénétrons au cœur de la région américaine, dans les régions du Cuzco, où se retrouvent enfouis sous les ruines les souvenirs des Incas. Ces contrées, autrefois riches et populeuses, sont aujourd’hui misérables et désertes. La conquête espagnole leur a été fatale, et depuis l’indépendance le Pérou ne s’est point relevé : une population de moins de deux millions d’âmes végète sur un vaste territoire qui renferme de fertiles plaines, des mines d’or, de larges fleuves, toutes les ressources dont les contrées tropicales ont été si libéralement dotées par la Providence. M. Grandidier expose rapidement les causes multiples de la décadence dans laquelle est tombé le Pérou. Ses observations, qui pourraient s’appliquer à la plupart des républiques de l’Amérique du Sud, annoncent un esprit juste, habitué à l’étude sérieuse des hommes et des choses, dégagé des exagérations de système et de parti-pris où s’égarent trop souvent les voyageurs transportés au milieu d’une société lointaine. Une réserve pourtant nous paraît nécessaire. M. Grandidier croit pouvoir attribuer en partie les difficultés actuelles du Pérou à la récente abolition de l’esclavage et de l’impôt de capitation qui pesait sur les tribus indiennes. Il est bien vrai que l’Indien, délivré du travail servile et ne se voyant plus pressé par l’obligation d’acquitter l’impôt personnel, s’abandonne à ses instincts naturels de paresse et d’indolence; mais n’y a-t-il donc, pour le soumettre à la loi du travail, d’autre procédé que la servitude? Ce n’est point sans regret que j’ai lu dans l’ouvrage de M. Grandidier l’apologie de ce moyen, que la législation européenne a définitivement proscrit et flétri. Comment blâmer l’abolition d’un régime sous lequel le Pérou est tombé dans la condition misérable où nous le voyons aujourd’hui? Il vaut mieux, là comme ailleurs, en créant au sein de la population récemment affranchie les besoins nouveaux du bien-être et même du luxe, provoquer l’éveil du travail libre, et cet infaillible procédé exercera son action à mesure que se développeront les rapports politiques et commerciaux du pays avec l’Europe. Or c’est précisément en vue de faciliter l’ouverture plus directe de. ces relations que MM. Grandidier ont tenté leur voyage d’exploration, à la recherche d’une voie de communication fluviale entre le Pérou et l’Océan-Atlantique. Explorer cette voie, qui serait, selon eux, le rio Madre de Rios, tel était leur projet. Comment n’a-t-il point été réalisé? M. Ernest Grandidier indique les obstacles qui lui ont barré la route, obstacles qui défiaient les forces humaines, et qu’il était à la fois téméraire et honorable d’affronter. Il pense que l’exploration sera moins difficile par le Brésil, en remontant le cours de l’Amazone jusqu’aux affluens, parmi lesquels on retrouvera sans doute la rivière Madre de Dios. Il montre par d’excellentes raisons à quel point la France, l’Angleterre, les États-Unis et le Brésil sont intéressés à percer la route directe qui doit conduire leurs steamers au pied des Cordillères. C’est là l’enseignement utile de ce voyage exécuté à travers l’Amérique et raconté avec une extrême sobriété de détails personnels et avec une modestie parfaite qui garantit l’exactitude du récit. L’ouvrage de M. Ernest Grandidier n’est point destiné à amuser les oisifs, peut-être même la physionomie pittoresque de la nature américaine y est-elle trop constamment voilée; mais l’auteur a voulu rendre compte d’une exploration scientifique et commerciale, et non point écrire des impressions de voyage. Les nombreux renseignemens qu’il a recueillis sur l’une des régions les moins connues du Nouveau-Monde sont tout à fait dignes de fixer l’attention.


C. LAVOLLEE.


V. DE MARS.

  1. Voyez la livraison du 1er mai 1861.
  2. De 15 à 16,000 hommes au plus, cantonnés sur toute la surface de l’Union.
  3. 1 volume in-8o, chez Michel Lévy.