Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1922

René Pinon
Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 709-720).

Chronique 30 septembre 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Le désastre de l’armée grecque est complet ! Le 9 septembre, la cavalerie turque est entrée dans Smyrne. Elle avait atteint Brousse dès le 5. En moins de quinze jours, les troupes de Mustapha Kemal ont franchi 450 kilomètres. L’armée grecque, le 26 août, comptait 165 000 hommes ; elle occupait, face à l’Est, d’Ismidt à Atioum-Kara-Hissar de fortes positions ; un crochet défensif, replié le long de la vallée du Méandre, couvrait à droite la trop longue ligne des communications. L’armée du Nord avait pour base d’opérations Brousse et Moudania, celle du centre Smyrne ; s’il survenait un échec et un recul, les forces helléniques devaient nécessairement se trouver coupées en deux. L’armée s’énervait dans l’inaction. Pour des raisons de basse politique, le général Papoulas, dont le roi Constantin redoutait la popularité, avait été dernièrement remplacé par le général Hadjianestis. Des divisions, prélevées sur le front anatolien, avaient été envoyées en Thrace. Les Grecs avaient, comme à plaisir, préparé la défaite où s’abîme leur puissance militaire. La manœuvre de Mustapha Kemal fut habilement montée : une menace sur la ligne de communication, dans la vallée du Méandre, prépara le succès de l’attaque en masse, exécutée avec dix divisions, sur le centre. Une attaque sur Koutaya acheva de séparer les Grecs en deux masses ; celle du Sud, presque tout entière, fut prise avec son matériel ; une partie de celle du Nord (3e corps) parvint à s’échapper le long de la mer et à débarquer à Rodosto. Ce qui reste des troupes helléniques, démoralisées, réclame la paix et la démobilisation. L’objectif stratégique que visait l’offensive kémaliste est entièrement atteint : il n’existe plus d’armée grecque en état de tenir la campagne.

Le ministère Protopapadakis a sombré dans la bagarre, mais Constantin surnage, cramponné à son trône ; il a trouvé une nouvelle équipe de politiciens, avec M. Triantaphylakos comme président, pour prendre le pouvoir et lui sauver la mise. M. Venizélos n’est même pas chargé, comme l’avaient demandé plusieurs journaux, de la défense des intérêts helléniques au dehors : la rancune du Roi survit à sa fortune. La situation est ainsi plus nette ; la France ne sera pas tentée d’être condescendante à l’assassin de nos marins. N’est-ce pas d’ailleurs M. Venizélos qui, le premier, a vu trop grand, et qui, jouant un coup de partie, a mis la force et l’avenir de son pays au service de la politique britannique ? Le peuple grec, industrieux et brave, reste en proie aux mauvais bergers ; on ne peut que le plaindre, lui et son armée, sans regretter la dure leçon que la fortune inflige à ses dirigeants.

L’échec décisif de la « grande idée » hellénique est un fait important dans l’histoire du proche Orient. Mais l’Empire britannique avait lié ses desseins d’expansion impériale et d’hégémonie orientale au succès de la politique grecque. Entente militaire, politique, religieuse : c’est par une étroite association avec l’hellénisme que l’Angleterre se flattait de dominer à Constantinople. Faisons un effort pour comprendre une politique qui a de quoi nous surprendre et dont il était facile de prévoir la faillite ; plaçons-nous, non pas à Londres, mais aux Indes, centre de l’Empire mondial de l’Angleterre. Les Détroits de Constantinople, comme le canal de Suez, comme le chemin de fer de Bagdad, ce sont les avenues de l’Inde. A Constantinople se croisent la route maritime qui mène à Odessa, vers les blés, à Baloum, vers les pétroles, et qui se continue par les routes terrestres de Transcaucasie et de Perse, et la route de terre : Europe, Bagdad, Indes. Le Bosphore et les Dardanelles deviennent, dans la bouche de M. Lloyd George, « la voie navigable essentielle à la civilisation » (déclaration du 23 septembre). Pour tenir en équilibre, aux Indes, trois cents millions d’hommes, dont cent millions de musulmans, il faut, pensait-on dans les bureaux du Colonial Office, contrôler l’Islam asiatique et le Khalifat. Pendant la première partie de la guerre, les Anglais s’étaient résignés à une solution russe de la question des Détroits : c’est le sens des conventions de 1916. La Russie l’exigeait ; c’était son but de guerre national. Mais lorsque l’Empire des Tsars s’abîma dans le bolchévisme, il parut à tous les Anglais nourris dans les grandes traditions diplomatiques, que la Providence assignait les Détroits et Constantinople à l’Empire britannique. 1917 et 1918 virent les grands efforts militaires, fournis presque exclusivement par l’Empire britannique, en Mésopotamie et en Palestine ; la Turquie devint, plus particulièrement, l’adversaire réservé aux armées britanniques et ensuite, si l’on peut dire, son vaincu.

Ce fut, c’est encore, une opinion accréditée en Angleterre que, par droit de victoire, les dépouilles de l’Empire ottoman appartenaient exclusivement à l’Empire britannique. On ne s’est jamais demandé si ce n’est pas l’armée de Salonique qui a sauvé l’Egypte et, à la fin, contribué à l’armistice plus que les succès lointains de Bagdad et de Jérusalem. De là naquit l’idée, qui s’est traduite dans la politique du Cabinet de Londres, que la succession entière de l’Empire ottoman devait échoir à l’Angleterre ; on colorait, selon une méthode habituelle à l’esprit anglais, ces ambitions très précises, de l’intérêt des populations. Môme en Syrie, il n’y avait pas de place pour la France.

Après l’armistice bâclé par l’amiral Calthorpe, deux solutions s’offraient pour la question d’Orient. Une liquidation de l’Empire ottoman par affranchissement des populations chrétiennes et musulmanes non turques était possible ; les Turcs n’auraient gardé, sur les plateaux d’Anatolie, qu’un petit État protégé et contrôlé par les Puissances victorieuses. Une Arménie, un Kurdistan, une Ionie, une Thrace, une Syrie, un Liban, une Mésopotamie, une Arabie, etc., naissaient à la vie indépendante sous la tutelle de l’Europe. Une telle combinaison était conforme à l’esprit qui avait conduit la guerre et guidé la victoire ; mais elle était difficile à réaliser ; elle exigeait absolument l’entente étroite de l’Angleterre, de la France, de l’Italie et la coopération des États-Unis. Et qui dominerait à Constantinople ? La seconde solution était plus simple : reconstituer l’Empire ottoman, admettre que les Turcs ne se sont jetés dans la guerre que pour obéir aux Allemands et par crainte de la Russie, les amnistier en quelque sorte de tous les massacres commis pendant la guerre pourvu qu’ils achèvent de s’européaniser et qu’ils gouvernent leurs sujets selon les lois de l’humanité et de la civilisation.

La carence des Américains, l’activité particulariste des Anglais rendirent irréalisable la première de ces deux politiques. Au lieu de faire à l’influence française sa part, en tenant compte de la position morale et économique qu’elle avait avant la guerre dans tout l’Empire ottoman, au lieu faire appel à une collaboration nécessaire, les Anglais se comportèrent partout comme si leur adversaire était la France ; ils cherchèrent à l’expulser de Syrie en suscitant contre elle Feyçal. La première idée des dirigeants britanniques fut de chercher un appui dans une Turquie diminuée des pays arabes et vassale ; c’est pourquoi l’armistice néglige de la désarmer et pour quoi on ne se servit même pas des droits que comportait l’armistice. A l’explosion inattendue du mouvement nationaliste répondit l’expédient d’une collaboration avec la Grèce. Le fantassin hellénique devint le soldat asiatique de l’Angleterre. Du moment où les Anglais essayaient de réaliser à leur profit exclusif, à l’encontre de nos intérêts comme de ceux de l’Italie, avec l’aide de la seule Grèce, la première des deux solutions, nous ne pouvions que nous rallier à la seconde ; elle avait l’avantage d’être dans la tradition de la politique française ; nous y trouvions le moyen de mettre fin à la campagne pénible, coûteuse et sans objet que soutenaient nos troupes en Cilicie (accords d’Angora) ; elle faisait, aux droits du peuple turc, une plus juste part : elle tendait enfin à séparer le nationalisme turc d’Angora du nationalisme russe bolchéviste et, en ramenant les Turcs sur le Bosphore, à prévenir le péril d’une offensive de l’Asie.

Le Gouvernement de Londres, malgré certains conseils expérimentés, s’obstina dans sa politique et persista à compter sur l’armée hellénique (discours de M. Lloyd George du 4 août). La catastrophe était prévue partout, même en Grèce. Les nationalistes d’Angora faisaient des invites à l’Angleterre : « Si Lloyd George, écrivait Hamed Djevded bey dans l’Ikdam du 15 juin, a vraiment des sentiments pacifiques, il doit réaliser la paix avant qu’il puisse arriver une catastrophe. » Les Grecs eux-mêmes considéraient l’entreprise d’Anatolie comme perdue et ne songeaient qu’à sauver la Thrace. Leur dernier effort fut la récente tentative sur Constantinople. Qui l’a suggérée au gouvernement d’Athènes ? La politique anglaise a si bien manœuvré qu’elle a fait, du désastre grec, un échec britannique. L’opinion anglaise qui, au premier moment, a réagi comme si on lui arrachait le prix de la victoire des armées britanniques, comprend maintenant qu’elle recueille les fruits d’une politique surannée, imprévoyante et antifrançaise.

Le désastre de l’armée hellénique, par sa soudaineté, par sa plénitude, jeta le Gouvernement britannique dans le désarroi ; pas plus que l’armée grecque la diplomatie anglaise ne réussit à s’établir à temps sur des positions de repli. Le 9 septembre, le Cabinet de Rome prit l’initiative d’une note invitant les Puissances à réunir le plus tôt possible leurs plénipotentiaires à la Conférence, depuis longtemps prévue, de Venise. La presse anglaise, dans ces mêmes journées, tandis que les soldats de Kemal entraient à Smyrne, s’efforçait de démontrer à la France qu’elle ne pouvait souhaiter le retour des Turcs à Constantinople. En face des Turcs arrogants, les Alliés doivent présenter un front unique : Anglais, Français, Italiens, Yougoslaves, Grecs ; faute de cette entente, l’Angleterre sera obligée « de tenir seule la position avec l’aide des petits États qui ne désirent pas être pris entre les kémalistes et les bolchévistes et ne veulent pas être privés des droits nécessaires à la vie économique de leur pays. » (Sunday Times du 10.) La manœuvre se dessine ; l’Angleterre va essayer d’ameuter, pour arrêter les Turcs, la Roumanie, l’État serbe-croate-slovène, les forces grecques de Thrace. La presse anglaise du 12 développe la thèse : laisser les Turcs d’Angora revenir à Constantinople c’est provoquer un soulèvement des Balkans et hors des Balkans, remettre en question le traité de Bucarest aussi bien que celui de Neuilly ; on imagine, d’après des informations tendancieuses, une effervescence en Bulgarie, des rencontres de bandes. Londres demande au Gouvernement de Belgrade d’envoyer une division. Il s’agit bien de combattre, et de combattre avec les Grecs. On invoque la liberté des Détroits ; mais il suffit de lire la presse anglaise, pour voir que c’est la prépondérance britannique à Constantinople qui est en jeu et pour quoi on se battra. On donnera satisfaction aux Turcs en leur abandonnant l’Anatolie, mais les Grecs doivent rester en Thrace et les Anglais à Constantinople et aux Dardanelles. Déjà des renforts cinglent vers la Marmara. A Malte, en Angleterre, c’est le branle-bas de combat. M. Lloyd George s’adresse à tous les Dominions, leur explique que leur intérêt et leur honneur sont engagés à maintenir la prépondérance anglaise à Constantinople et dans les Détroits. C’est une question impériale. Le 11 septembre, les Hauts-Commissaires alliés à Constantinople remettent au représentant d’Angora, Hamid bey, une note invitant Mustapha Kemal à faire respecter par ses troupes la zone neutre délimitée aux abords des Détroits par une proclamation des Hauts-Commissaires du 20 mai 1921. On espère à Londres que, si les Turcs violent la neutralité de cette zone, la France et l’Italie se trouveront entraînées dans le conflit où les intérêts britanniques sont en jeu.

Le 12, lord Hardinge remet au quai d’Orsay une note où est exprimé l’espoir que le Gouvernement français restera fidèle aux principes énoncés dans le mémorandum du 26 mars. Ce même jour, M. de Montille, chargé d’affaires, remet au Foreign Office une note qui affirme que le Gouvernement français est d’accord avec celui de Grande-Bretagne pour le maintien de la liberté des Détroits, mais en tenant compte des droits des Turcs. Les Français et les Italiens disent : « liberté des Détroits ; » les Anglais entendent : prépondérance britannique à Constantinople et dans les Détroits. Le 14, Paris répond à la note de Londres du 12 ; il se déclare partisan du maintien de la zone neutre, mais sans préjuger les conditions de paix. L’Angleterre, à cette date, n’admet pas encore qu’il puisse être question d’autre chose que de l’Anatolie. Tout, dans ces jours tragiques, s’est passé comme si le Gouvernement et une partie de la presse anglaise cherchaient à provoquer un conflit et à y entraîner les Alliés, tout au moins à arrêter l’armée kémaliste par la menace effective d’un conflit. « La situation est aussi grave qu’en 1914, » déclarait au Daily News le lieutenant de vaisseau Kenworthy M. P. qui, volontiers, force la note.

Mais, le 15, les journaux, et le Gouvernement avant eux, sont édifiés sur les conditions auxquelles les Turcs vainqueurs pourraient consentir à un armistice : souveraineté turque intégrale sur Constantinoplc, et sur la Thrace y compris Andrinople, réparation des dégâts commis par les armées grecques, etc. De tous les pays d’Islam des renseignements arrivent : les victoires de Mustapha Kemal sont accueillies avec enthousiasme ; parmi les musulmans des Indes la satisfaction est générale et l’effervescence inquiétante. Le 15, un important Conseil des Ministres se réunit sous la présidence de M. Lloyd George. Il en sort la fameuse « note officieuse Reuter » datée du 16, qui, loin de montrer une Angleterre pacifique et modérée, révèle la persistance d’illusions dangereuses et l’imminence de résolutions téméraires. Cette note paraît émaner de l’entourage immédiat du Premier ministre et avoir été publiée sans l’assentiment du Foreign Office. « Les exigences (des Turcs), si elles sont approuvées, dit-elle, n’impliquent rien de moins que la perte entière de tous les résultats de la victoire remportée sur la Turquie pendant la dernière guerre... Le Gouvernement britannique considère la liberté effective et permanente des Détroits comme une nécessité vitale. » Une conférence devra se réunir prochainement pour assurer une paix stable avec la Turquie. On pourra laisser, à certaines conditions, Constantinople à la Turquie. Mais voici la menace qui donne à la note son vrai caractère. « Il serait futile et dangereux, vu l’état d’excitation et les demandes exorbitantes des Kémalistes, de s’en tenir uniquement à une action diplomatique. » Il faut donc envoyer des forces suffisantes pour défendre la zone neutre, les Détroits, et empêcher les Turcs d’Angora d’entrer en vainqueurs à Constantinople. La réapparition de la Turquie sur la rive européenne a créerait une situation d’un caractère des plus sérieux dans tous les Balkans et provoquerait très probablement une énorme effusion de sang... » Le Gouvernement britannique est « prêt à assumer sa part d’efforts ; » il fait appel à ses associés de la guerre, mais aussi aux États balkaniques, Roumanie, Serbie, Grèce : « le Gouvernement de Sa Majesté s’adresse donc à ces trois Puissances balkaniques au sujet de leur participation à la défense effective des zones neutres. » Les Dominions ont été invités à envoyer leur contingent pour la défense « d’un sol consacré par l’immortel souvenir des Anzacs. » Enfin la conclusion : « Le Gouvernement britannique a l’intention de renforcer immédiatement et, s’il y a lieu, d’une façon considérable, les troupes mises à la disposition de sir Charles Harrington, commandant en chef au nom des Alliés à Constantinople. Des ordres ont été donnés également à la flotte britannique en Méditerranée pour qu’elle s’oppose par tous les moyens à toute tentative des Turcs contre la zone neutre ou à toute tentative de leur part pour atteindre la rive d’Europe. »

Telle est cette troublante note, publiée sans que ni la France, ni l’Italie aient été consultées ou seulement averties et où, même quand on parle de paix, chaque phrase est rédigée en style d’ultimatum et sonne comme une fanfare de guerre. C’est toujours à opposer aux Turcs le bloc des Alliés ou, à défaut de certains d’entre eux, une coalition anglo-balkanique que tend M. Lloyd George. L’effet produit est précisément l’inverse. L’Italie, tout de suite, se récuse ; M. Schanzer n’a décidément pas été satisfait du voyage qu’il a fait, en juillet, à Londres pour parler d’Orient ; la Tribuna publie une note d’allure officieuse : l’Italie « ne participera pas aux actions militaires éventuelles que l’extension des complications asiatiques aux territoires européens pourrait provoquer en Orient. » M. Poincaré répond par un acte. significatif : les troupes françaises qui stationnent à Tchanak, sur la rive asiatique des Dardanelles, reçoivent le 18 l’ordre de se retirer dans la péninsule de Gallipoli ; elles mettent le détroit entre elles et les forces kémalistes afin qu’aucune méprise, aucun conflit avec les réguliers ou les irréguliers tures ne puisse se produire à l’improviste ; l’unanimité de la presse et de l’opinion française approuve le Gouvernement. Le même jour, M. de Montille informe lord Curzon des vues du Cabinet de Paris ; d’accord avec celui de Londres sur la nécessité de maintenir la liberté des Détroits, il diffère d’opinion avec lui sur les moyens d’y réussir. Il estime imprudent de prendre une attitude de menace ou de pression ; il ne suivra pas le Gouvernement britannique dans sa politique d’action militaire ; il considère comme inadmissible que des troupes françaises se trouvent à côté des troupes helléniques auxquelles le cabinet de Londres fait appel. La Serbie refuse de se laisser émouvoir. La Roumanie suit avec calme les événements. La Bulgarie proteste qu’elle ne songe nullement à inquiéter ses voisins. M. Lloyd George a tenté de jeter contre les Turcs une coalition ; il risque de se trouver seul. En Angleterre même, un courant d’opinion se dessine en faveur de la paix et d’une réconciliation avec les Turcs. Le parti travailliste se prononce nettement. Le général Townshend M. P. , fait prisonnier devant Bagdad par les Turcs en 1916, et qui arrive d’Angora, mène une active campagne contre la politique du Gouvernement. Pour lui, le débarquement des troupes anglaises à Constantinople, au printemps 1950, a été « un acte de folie, une profonde erreur stratégique et une bévue politique de première grandeur... Nous ne pouvons transformer Constantinople en un Gibraltar ou en un Suez, et plus tôt nous l’évacuerons, mieux ce sera pour nous et pour notre dignité. »

A partir du 18, le langage et l’attitude du Gouvernement britannique se modifient peu à peu. Le 19, une nouvelle note Reuter est déjà moins belliqueuse : on ne cherche pas la guerre, on ne vise qu’à protéger les zones neutres ; il n’y aura bataille que si Kemal viole ces zones et si, les ayant violées, il ne cède pas. Le même jour, lord Curzon arrive à Paris ; le 20, il a, dans la matinée, un entretien avec M. Poincaré, dans l’après-midi une conférence à laquelle se joignent le comte Sforza, l’amiral lord Beatty, l’amiral Grasset, le maréchal Foch. Il est probable qu’en se rendant à Paris le marquis Curzon n’avait pas renoncé à l’espoir d’amener à ses vues M. Poincaré et le comte Sforza, car, à la Conférence, il commença par s’étonner que les contingents français et italiens eussent été retirés de Tchanak ; selon lui, un accord de 1920 les obligeait à y rester, et d’ailleurs ne devaient-ils pas se conformer aux instructions du général Harrington, commandant en chef ? Le Président du Conseil français et l’ambassadeur d’Italie n’eurent pas de peine à répondre que, depuis 1920, la situation s’est modifiée, que d’ailleurs la France et l’Italie, résolues à ne pas se laisser entraîner malgré elles à un conflit qui serait déplorable, ne sauraient abandonner au général Harrington la responsabilité de disposer de leurs troupes contre les intentions des Gouvernements, qu’enfin la position de Tchanak n’était pas défendable. M. Poincaré et le comte Sforza se déclarèrent d’accord pour la réunion, le plus tôt possible, d’une conférence. Mais il faut agir vite. L’armée turque victorieuse, fanatisée par son succès, ivre de sang et de vengeance, s’approche des Dardanelles et du Bosphore ; bientôt, elle verra, en face d’elle, les minarets et les tours de Stamboul ; ses chefs auront-ils longtemps assez de prestige et d’autorité pour l’arrêter sur la ligne mal déterminée de la zone neutre ? On n’imposera aux Turcs un armistice que si on leur donne des garanties que leurs revendications essentielles, inscrites dans le pacte national, seront satisfaites, qu’ils obtiendront, avec la pleine souveraineté de Constantinople, la ligne de la Maritza, c’est-à-dire la Thrace orientale avec Andrinople. La diplomatie française met en œuvre toute son influence pour obtenir de Mustapha Kemal le respect de la zone neutre ; mais il ne manque pas, autour du chef victorieux, d’ambitions impatientes qui déjà lui reprochent de ne pas profiter de l’élan de la victoire pour emporter tous les obstacles et entrer dans Constantinople. Est-il bien sûr qu’il soit impossible de franchir le Bosphore, malgré la présence de la flotte anglaise ? Il convient, de suite, de rassurer Mustapha Kemal sur les intentions des Alliés, particulièrement de l’Angleterre, et de proposer dès maintenant une base territoriale raisonnable pour la paix.

Telles furent en substance les raisons de M. Poincaré qu’appuya le comte Sforza. Lord Curzon demanda à consulter son Gouvernement ; une nouvelle conférence aurait lieu le 22 et, au besoin, le 23. Dès le 21, le ton d’une partie de la presse britannique se modifie ; on parait renoncer à faire, même de l’occupation de la rive asiatique par les Turcs, un casus belli ; on se sert de formules plus vagues : « défendre les Détroits. » Et peu à peu on sent, sous la fixité des mots, le sens évoluer ; sous les plumes anglaises, « liberté des Détroits » se rapproche de plus en plus de la signification française, italienne et turque. A l’issue de la Conférence du samedi 23, on apprend avec satisfaction que les représentants des trois Gouvernements alliés sont arrivés à un accord dont la presse publie les termes. Les trois Gouvernements alliés invitent celui de la grande Assemblée nationale à une conférence qui se réunira le plus tôt possible pour négocier et conclure la paix entre la Turquie, la Grèce et les Puissances alliées. La Turquie récupérerait la Thrace jusqu’à la Maritza et Andrinople à la condition que, pendant les pourparlers, l’armée turque respectera la zone neutre ; des mesures seraient prises pour « assurer efficacement, sous les auspices de la Société des nations, la liberté des Dardanelles, de la mer de Marmara et du Bosphore, ainsi que la protection des minorités de race et de religion. « Les troupes alliées seraient retirées de Constantinople. La Turquie serait admise dans la Société des nations. Les forces grecques seraient retirées avant l’ouverture de la Conférence sur une ligne à déterminer par les experts militaires ; en revanche, les Turcs n’enverraient pas de troupes dans la zone déclarée provisoirement neutre et ne traverseraient pas les Détroits.

Ainsi l’accord s’est heureusement établi sur les propositions françaises. « C’est un succès pour la politique française, » disait, à la sortie de la séance, un journaliste à M. Poincaré. « Dites : c’est un succès pour la paix, » repartit le Président du Conseil. Les deux sont vrais. Mais tout danger a-t-il disparu ? On en pourrait douter, à lire les déclarations que M. Lloyd George a jugé bon de faire à une réunion de journalistes dans la matinée du 23, comme s’il voulait par avance atténuer les heureux effets de la sagesse de son ministre des Affaires étrangères. On retrouve, dans ce flot de paroles, les thèses essentielles de la note Reuter du 16, avec certaines précisions plus rassurantes : « Nous ne cherchons pas à établir un nouveau Gibraltar britannique ;... nous voulons que la Société des nations puisse garantir la liberté des Détroits dans l’intérêt de toutes les Puissances ;... nous ne désirons pas nous maintenir à Gallipoli ou à Tchanak dans les seuls intérêts de la Grande-Bretagne. » Mais voici la contre-partie : « Il est essentiel, de l’avis de nos conseillers militaires, de conserver Tchanak afin d’assurer la liberté des Détroits aux navires non armés ;... nous ne pouvons évacuer la rive asiatique. » Puis M. Lloyd George rappelle la guerre de 1914, le mal que nous firent les Turcs, les massacres de chrétiens. Plus encore que ses paroles, ses actes sont alarmants. Des forces britanniques, navires de guerre et troupes de terre, de plus en plus considérables se dirigent vers les Détroits. On n’a pas vu souvent, dans l’histoire, les Anglais manquer de prétextes pour maintenir leurs soldats sur un point où ils avaient jugé avantageux de les envoyer.

La question des Détroits apparaît, du moins sur le papier, assez aisée à résoudre : il suffit de distinguer la souveraineté du territoire et le droit de passage des navires. La souveraineté n’est limitée que par l’hypothèque strictement nécessaire au contrôle et à la garantie du droit de passage. Dans la pratique, il est difficile, en cas de complications politiques ou de guerre, d’empêcher le souverain du territoire d’abuser de ses avantages, difficile aussi de ne pas le gêner dans le libre exercice de sa souveraineté, surtout alors que le Détroit est comme la rue principale de sa capitale et baigne le palais même où réside le Sultan et le siège de son parlement. La Société des nations aura sans doute, avec la question des Détroits, quelque tablature. Il est à remarquer que l’Angleterre qui insiste avec raison pour la liberté des Détroits était, naguère encore, la plus résolue à en fermer l’issue aux Russes prisonniers dans la Mer-Noire. C’est surtout les Puissances riveraines de la Mer-Noire qu’intéresse la liberté des Détroits ; or tous les riverains du Danube sont riverains de la Mer-Noire où se jette ce grand fleuve. Lorsqu’on en viendra au règlement de la liberté des Détroits, il faudra réserver à la Russie, pour le jour où elle aura un Gouvernement approuvé par la nation et reconnu par les Puissances, sa voix et ses droits.

La liste des Puissances invitées à la Conférence de la paix d’Orient : Turquie, Grèce, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon, Roumanie, Etat des Serbes, Croates et Slovènes, appelle quelques réflexions. Pourquoi le Japon, si lointain, et pas la Belgique, comme lui et plus que lui belligérante ? Pourquoi pas la Tchéco-slovaquie et la Pologne ? On aime à penser que la Bulgarie sera au moins entendue ; l’article 48 du Traité de Neuilly lui donne le droit d’obtenir un débouché économique sur la mer Egée, à Dédéagatch, près de l’embouchure de la Maritza. Si la Grèce garde la souveraineté de la Thrace occidentale, la réalisation de ce droit sera malaisée. Pour la Grèce d’aujourd’hui, vaincue, affaiblie, ruinée pour longtemps, la Thrace occidentale sera un poids mort plus qu’une richesse et une force. Il serait bon pour tous les intérêts — surtout pour ceux des habitants — d’en confier pour quinze ans l’administration à la Société des nations. Il faut prévoir l’avenir : la sécurité, l’équilibre, les États balkaniques ne les trouveront que par un système fédératif dans lequel la Bulgarie aura sa place, son rôle, son issue sur la mer libre ; aucun décret de la Providence ne dispose que deux peuples yougo-slaves, aussi proches parents que les Serbes et les Bulgares, seront éternellement ennemis.

La question des minorités chrétiennes en Anatolie sera particulièrement délicate. L’incendie de Smyrne, de Panderma, quels qu’en soient les auteurs, nous rappelle la violence des haines et les massacres sans excuse dont, pendant la Grande Guerre, les Arméniens surtout furent victimes. Sur ce point la thèse anglaise est forte. Si les Turcs veulent vraiment tenter, dans la paix et l’ordre, l’expérience d’un gouvernement national, il faut qu’ils renoncent à la politique d’extirpation de tous les éléments non tures et qu’ils admettent une certaine intervention des grandes Puissances ou de la Société des nations en faveur des minorités menacées. La tradition française a toujours eu deux aspects : amitié avec le Turc, mais, grâce à celle amitié, protection du Chrétien. La méthode des Nazim et des Talaat ramènerait fatalement des interventions armées. La victoire turque pourrait créer pour l’Europe un danger si le Gouvernement national se laissait troubler par sa fortune inespérée et ne se montrait pas assez fort pour canaliser et endiguer le mouvement pantouranien et séparer sa cause de celle du bolchévisme asiatique. Si les Alliés laissent se rétablir en Europe la puissance turque, c’est à la condition que le Gouvernement turc se fera européen ; s’il jouit des avantages de ce titre, il devra en supporter les charges.

L’amitié franco-britannique sort encore victorieuse d’une crise dans laquelle elle aurait pu sombrer ; la preuve est faite, une fois de plus, que, si la France a besoin de l’Angleterre, celle-ci n’a pas moins besoin de la France. Faute de l’avoir compris à temps, les Anglais subissent une diminution de prestige dont nous ne nous réjouissons pas, mais qu’il faut bien constater. Les avantages qu’ils espéraient, ils les auraient sans doute obtenus s’ils s’étaient souvenus que la politique est l’art des réciprocités et s’ils avaient pratiqué,-avec nous, depuis 1918, en Orient et ailleurs, une politique de solidarité et de confiante collaboration. Est-il trop tard ?

L’Allemagne, après quelques négociations infructueuses, a trouvé les fonds nécessaires pour garantir les traites qu’elle remet, et remettra jusqu’en janvier, à la Belgique. D’autre part, l’accord Stinnes de Lubersac nous fait faire un pas décisif dans la voie des réparations en nature. Enfin la Société des nations, dans son assemblée générale, a adopté à l’unanimité une motion, défendue avec beaucoup de talent par M. Henri de Jouvenel, l’un des délégués français, qui affirme la nécessité de résoudre selon la thèse française la question des réparations et des dettes interalliées. Nous reviendrons, lorsqu’elle sera achevée, sur cette session particulièrement brillante et féconde ; mais il fallait mentionner aujourd’hui ce succès pour conclure que, dans les plus redoutables problèmes que la guerre a laissés à l’Europe, la politique française a montré la voie qui, avec de la persévérance, conduira aux justes solutions. On peut, en vérité, marquer d’une pierre blanche la quinzaine qui vient de s’écouler.


RENE PINON.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.