Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1913

Chronique n° 1955
30 septembre 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le voyage que M. le Président de la République vient de faire dans une partie de la France a pleinement réussi : l’immense concours de population qu’il a provoqué, la sympathie chaleureuse qui se dégageait de ces foules, les applaudissemens qui ont retenti partout sans interruption montrent une fois de plus que le pays attend beaucoup de M. Poincaré. Il est populaire ; on ne salue pas seulement en lui le président de la République ; l’homme même agit sur l’imagination par une de ces grâces mystérieuses dont nous avons déjà eu quelques exemples. Il y a là une force qu’il faut ménager et nous dirions volontiers économiser pour être utilisée à propos, mais qu’il faut aussi entretenir, ce qui ne peut se faire sans quelques manifestations extérieures. La juste mesure, ici comme en toutes choses, est la condition d’un long succès. Quoi qu’il en soit, ce premier contact de M. Poincaré avec nos populations méridionales a été pour lui un vrai triomphe et pour nous un gage d’avenir.

On avait annoncé que M. le Président de la République voyageait en simple touriste, avec le minimum de protocole possible, mais c’est une intention qu’il est plus facile de concevoir que de réaliser. Bon gré mal gré, le caractère officiel du personnage impose à lui comme aux autres des obligations impérieuses. M. Poincaré s’y est prêté ; il a prononcé un grand nombre de discours ; il a dit un mot aimable à chacun ; il a loué l’une après l’autre les régions qu’il traversait et dont il avait l’air de découvrir pour la première fois les merveilles, quoiqu’il les connût déjà sans doute, et c’est ainsi que, paraissant toujours charmé lui-même, il a laissé partout un charmant souvenir. Ses discours ont été ce qu’ils devaient être. Le Président est en dehors et au-dessus des partis : cela lui a permis de dire que, dans la République, il ne voulait voir que des Français et de se montrer en effet accueillant à tous. Tous en ont profité ; on a remarqué, non sans quelque ironie parfois, l’empressement avec lequel les radicaux et les socialistes les plus farouches, qui dénoncent quotidiennement dans son élection une œuvre du Satan réactionnaire, se sont serrés autour de lui, comme s’ils voulaient parer leur propre front de quelques-uns des rayons qui semblaient jaillir du sien. Nous constatons le fait sans nous en plaindre, car il est bon que le Président de la République, n’étant l’homme d’aucun parti, les voie tous accourir à lui ; mais il est permis de s’amuser de certaines démonstrations que rend piquantes leur contraste avec celles de la veille. M. Poincaré a été dans son rôle en les encourageant. Le seul discours politique a été prononcé à Bordeaux par M. le président du Conseil : il était à sa place dans sa bouche. De grands souvenirs, parfois douloureux, se présentaient à sa pensée dans cette capitale de la Gironde où, en de certains momens, le cœur même de la France a battu. M. Barthou y était à l’aise pour parler patriotisme et pour justifier l’œuvre de défense militaire que, en dépit de tant d’autres faiblesses, la Chambre a courageusement accomplie. Le courage des Chambres dépend toujours de celui du gouvernement :. c’est ce que n’ont pas oublié ceux qui ont si chaleureusement applaudi M. Barthou. Quant à M. le Président de la République, il a suivi en silence, discrètement, mais passionnément, les grandes manœuvres qui viennent d’avoir lieu dans le Sud-Ouest : il a pu y recueillir des leçons qui ne seront pas perdues. Et il est rentré à Paris pour recevoir le roi de Grèce.


Nous avons parlé dans notre dernière chronique de l’émotion très vive causée chez nous par la lecture du discours que Constantin XII a prononcé à Berlin. Peut-être le Roi n’a-t-il pas eu toutes les intentions qu’on lui a prêtées et nous aimons à le croire, mais il est regrettable que, transporté subitement au milieu de la pompe militaire de l’armée allemande, en présence de l’Empereur qui lui tendait le bâton de feld-maréchal, sous la séduction d’une parole qui sait être à la fois caressante et impérieuse, il ait oublié d’autres choses dont il aurait dû se souvenir. Son discours a résonné aux oreilles comme un cri du cœur, vif, impétueux, sans nuances, sans souci des répercussions inévitables. C’était peut-être le langage d’un lieutenant reconnaissant : était-ce celui d’un roi ?

L’opinion française, n’ayant pas l’habitude de cacher ses sentimens, les a, elle aussi, exprimés avec vivacité, avec impétuosité et sans beaucoup de nuances, mais personne dans le monde ne l’a accusée de l’avoir fait sans justice. L’opinion hellénique s’est émue comme la nôtre. Presque tous les journaux d’Athènes se sont appliqués avec une cordialité sincère envers nous à panser la blessure causée par l’madvertance du Roi. M. Vénizelos, qui n’était pas à Athènes, y est revenu au plus vite et a fait part à notre ministre des sentimens véritables du gouvernement hellénique, pendant que le distingué ministre de Grèce à Paris, M. Romanos, faisait une démarche analogue auprès de notre gouvernement. C’était pour nous une première satisfaction et celle à laquelle nous tenions le plus. Nous en avons eu une autre, d’un genre très différent, dans l’embarras et bientôt même dans le dépit manifestés par l’opinion allemande. Les journaux d’outre-Rhin avaient commencé par tirer ample vanité du discours du roi de Grèce. C’était le seul de ses élèves qui eût fait honneur à l’enseignement militaire allemand ; les autres, avec l’armement que l’Allemagne leur avait donné, avaient déplorablement échoué. Nous aussi nous avions fourni des armes et des préceptes aux peuples balkaniques : certaines comparaisons devaient naturellement, inévitablement, se présenter aux esprits. Nous n’en parlerons pas davantage parce qu’on en a trop abusé. Il y a eu là pour l’Allemagne de cuisantes piqûres d’amour-propre, et c’est pourquoi l’exaltation des méthodes germaniques faite avec un naïf enthousiasme par le roi Constantin a si grandement flatté l’opinion allemande que tous les journaux en ont poussé des cris de joie et d’orgueil. Mais le lendemain on a dû déchanter. La faute politique commise est apparue. Il a bien fallu reconnaître qu’on avait fait faire au Roi un pas de clerc, puisqu’il était, — qu’on nous passe le mot car c’est le seul juste, — désavoué par son pays et par son gouvernement. Alors on a entonné un autre air ; on s’est appliqué à enlever toute signification politique aux paroles du Roi ; on s’est lourdement moqué de la France qui s’était émue d’un incident sans importance ; on a dit doctement, pédantesquement, qu’il aurait été plus habile de sa part de ne pas sentir le coup qui lui avait été porté et de ne pas faire de la peine à un jeune souverain qui pourrait s’en souvenir. Cette nouvelle attitude de l’Allemagne était intéressante à observer. Des vantardises du début il ne restait rien et, soit qu’on ne voulût pas aggraver l’embarras du Roi, soit qu’on se fût aperçu qu’on avait fait fausse route, évidemment on battait en retraite. L’affaire ne tournait pas à notre désavantage.

Restait le voyage du Roi : après l’avoir officiellement annoncé, il fallait le faire, quelque délicate qu’en fût l’épreuve. Le Roi est donc venu à Paris. Des précautions avaient été prises pour qu’il ne fût l’objet d’aucune manifestation désobligeante ; le fait a prouvé qu’elles étaient inutiles ; la population parisienne n’a pas oublié un seul moment que le Roi représentait la Grèce et qu’il était notre hôte : à ce double titre, il devait être accueilli respectueusement. Si on a cru, peut-être espéré au dehors, qu’une manifestation déplacée refroidirait la chaleur amicale des sentimens que nous témoignaient la Grèce et son gouvernement, on s’est trompé.

Sans doute le Roi n’a pas été reçu comme il l’aurait été dans d’autres circonstances. S’il était venu à Paris sans passer par Berlin, ou si, passant par Berlin, il n’y avait pas prononcé les paroles qui nous ont froissés, l’accueil que lui aurait fait Paris aurait été enthousiaste ; on aurait glorifié son pays dans sa personne ; on aurait célébré ses victoires ; les sympathies se seraient manifestées autour de lui avec un empressement joyeux. Dans les circonstances où on se trouvait, l’accueil ne pouvait être que correct. On attendait avec impatience les toasts qui devaient être prononcés au déjeuner de l’Elysée. Celui de M. le Président de la République a été parfait ; celui du Roi, embarrassé, sans spontanéité, laborieux, mais très convenable. On a remarqué avec raison que M. Poincaré, en s’adressant au Roi, lui avait parlé exclusivement de la Grèce pour laquelle la France a une amitié inaltérable, et de son père, le roi Georges, qui s’est toujours montré pour nous un ami loyal et qui, il y a un an à peine, remerciait M. Poincaré lui-même, alors ministre des Affaires étrangères, des services que nous avions rendus à son pays. Le discours était réservé, mais pouvait-il ne pas l’être ? Celui du Roi a été ce que nous avons dit. Personne ne s’attendait à ce que le Roi, même sous la forme la plus atténuée, reprît les paroles qu’il avait prononcées à Berlin et en diminuât la portée. Sa dignité ne le lui permettait pas, son intérêt non plus, car si, pour être aimable envers l’Allemagne, il avait offensé la France, il ne pouvait pas maintenant, pour être aimable envers la France, offenser l’Allemagne. Aussi le discours ressemblait-il un peu à la danse des œufs où on craint toujours de casser quelque chose. Nous aurions pourtant aimé que, par un simple mot, le Roi eût associé la France à ses succès miUtaires. Il s’est contenté de rendre hommage au dévouement et au zèle de la mission française ; il a nommé le général Eydoux, qui était présent ; il s’est tourné vers lui obligeamment ; mais le mot attendu, espéré, n’a pas jailli du cœur et il y a eu de ce chef quelque déception. Cependant la plupart des journaux, reprenant une vieille formule, ont dit que l’incident était clos, et c’est à cette conclusion qu’il faut se tenir. Nous n’avons d’ailleurs, nous non plus, rien à effacer de ce que nous écrivions il y a quinze jours, à savoir qu’en toutes choses, en tout temps, dans tous les pays, nous devons rechercher l’intérêt français et y subordonner tous les autres. Nos sentimens manquent trop souvent de mesure. A nos engouemens excessifs, succèdent tout d’un coup, par un mouvement inverse, des explosions de mécontentement, d’irritation, de colère. Est-ce désillusion irrémédiable ? Est-ce dépit amoureux ? Nous nous étions trompés et nous accusons les autres de nous avoir trompés. Cela vient peut-être de ce que nous attendons d’eux, hommes et peuples, plus qu’ils ne peuvent et, en tout cas, ne veulent nous donner. Ils pensent à eux, pensons à nous.


De quinzaine en quinzaine, la situation des Balkans se modifie. La nouvelle d’hier est la signature du traité de paix entre la Bulgarie et la Porte ; celle d’aujourd’hui est l’état de guerre entre l’Albanie et la Serbie. La signature de la paix n’avait rien d’imprévu. Depuis plusieurs jours déjà, et même depuis plusieurs semaines, ce dénouement s’était présenté comme inévitable. La Bulgarie a essayé de remettre sa cause entre les mains de l’Europe, qui n’a pas voulu s’en charger. En vain lui a-t-elle rappelé ses anciens engagemens et ses promesses. L’Europe avait déclaré, en effet, très haut qu’Andrinople devait appartenir à la Bulgarie et, avec Ândrinople, la presque totalité de la Thrace, mais c’était à la condition tacite que les Bulgares, après s’être brillamment emparés de la ville et de la province, n’auraient pas la maladresse de se les laisser reprendre et qu’elle saurait les garder.

On sait ce qui est arrivé. Voit-on l’Europe entrant en campagne pour obliger les Turcs à abandonner la proie qu’ils avaient ressaisie ? Et nous n’entendons pas par là une campagne diplomatique ; c’est bel et bien une campagne militaire qu’il aurait fallu faire. Lorsque les Turcs disaient que l’état de l’opinion chez eux ne leur permettrait pas d’abandonner Andrinople et que tout gouvernement qui, pour complaire à des volontés étrangères, consentirait à un pareil renoncement sans y être contraint par la force, serait aussitôt renversé, ils disaient la vérité. La Jeune-Turquie est triomphante aujourd’hui. Sa politique a eu de singulières vicissitudes. Nazim pacha a été assassiné parce que, désespérant du salut de Salonique, il s’était résigné à la rendre. Le premier effet de cet assassinat avait été de faire tomber Andrinople entre les mains des Bulgares. Tout le monde alors a jeté la pierre aux Jeunes-Turcs, et non sans raison. Qui aurait pu prévoir le coup de folie du gouvernement de Sofia et les conséquences qu’il a eues ? Aujourd’hui que les Jeunes-Turcs sont enflés de leurs succès, on serait mal venu à leur demander de ne pas profiter de ce retour de fortune. L’Europe a bien essayé de le faire, mais sans conviction. Elle devait cette démarche à la Bulgarie, mais elle croyait peu à son succès. Finalement, les Bulgares ont dû ne s’en remettre qu’à eux-mêmes du soin de négocier avec la Porte. Ils avaient été implacables dans la victoire ; les Turcs ont été implacables à leur tour. Juste retour des choses d’ici-bas, dirions-nous, si, malgré tout, les Bulgares ne restaient pas dignes d’intérêt par l’immensité de leur effort et par les services qu’ils ont rendus à la cause balkanique avant de la trahir. Sans eux, la Macédoine et l’Épire seraient encore sous le Joug pesant de la Turquie.

Celle-ci a reconquis la Thrace et semble avoir abandonné le reste : elle ne peut pas sérieusement songer à reprendre à la Serbie et à la Grèce les territoires qu’elles occupent. Nous ne voulons pas dire par là qu’elle y renonce pour l’avenir, car les peuples ne renoncent à rien et il faut convenir que le train dont va le monde, surtout en Orient, est de nature à ne décourager aucune espérance ; mais, pour le moment c’est déjà beaucoup d’avoir repris la Thrace sans coup férir, et le malheur de la Bulgarie a montré qu’à abuser de sa chance, on risque de la perdre tout entière. Son traité avec la Bulgarie assure à la Porte non seulement Kirk-Kihssé, non seulement la rive gauche de laMaritza, mais encore Démotika sur la rive droite, avec un territoire étendu autour de la ville. C’est le côté le plus critiquable du traité, parce qu’un pareil sacrifice, imposé à la Bulgarie, entretiendra et avivera chez elle d’impatiens désirs de revanche. Le port qui lui est concédé sur la mer Egée est Dédéagatch : le chemin de fer qui y conduit passe précisément par ce territoire de Démotika que la Porte détient, ce qui obhgera les Bulgares à en construire un autre, plus à l’Ouest, à travers un pays montagneux, avec un allongement de parcours regrettable. Mais la Porte, sentant les ambitions qui l’entourent, songe avant tout à se constituer une bonne frontière niilitaire et on ne peut pas dire qu’elle ait tort.

En somme, après un effondrement qui la livrait sans défense à des vainqueurs sans pitié, elle se tire de cette guerre à peu près comme, à l’origine, on avait prévu qu’elle le ferait. Même si elle avait été victorieuse, et à moins qu’elle ne l’eût été dans des proportions écrasantes, de nombreux précédens avaient établi qu’elle devrait abandonner une partie de son territoire : l’Europe lui en aurait imposé le sacrifice. La Macédoine était d’avance perdue pour elle. Les fières déclarations des Puissances au sujet du maintien quand même du statu quo ne lui causaient pas beaucoup d’illusions. Elle pouvait espérer conserver l’Épire ; les succès des Grecs la lui ont enlevée. La Thrace devait lui rester et lui reste en effet, et avec la Thrace elle garde un pied, plus qu’un pied en Europe. Elle est toujours une Puissance européenne, diminuée sans doute, capable cependant de faire encore figure, pourvu qu’elle reconstitue son armée et lui rende quelque chose de ses vertus d’autrefois. L’étendue de son empire asiatique lui permet d’en réunir une beaucoup plus considérable que ne le comporte son territoire européen. Elle se vante aujourd’hui d’avoir 300 000 hommes à la porte de Constantinople. Le chiffre est peut-être exagéré, sans toutefois qu’il ait rien d’invraisemblable, et c’est devant cette menace que la Bulgarie a cédé. Il n’est d’ailleurs nullement impossible que la Porte trouve un jour des concours parmi les alliés d’hier et qu’elle puisse s’appuyer sur l’un d’entre eux contre les autres. La Bulgarie était épuisée sans nul doute ; elle ne pouvait opposer aucune résistance au vainqueur ; cependant la quantité de ses sacrifices et la facilité de sa résignation ont étonné, au point qu’on s’est demandé s’il n’y avait pas déjà, en vue de projets communs, quelque entente entre Constantinople et Sofia. On connaît les déclamations véhémentes du général Savof contre les Grecs. Ne disions-nous pas avant cette guerre que les peuples balkaniques se détestaient beaucoup plus les uns les autres qu’ils ne détestaient les Turcs ? Il ne semble pas que ce qui s’est passé depuis ait modifié leurs sentimens réciproques. La meilleure garantie d’une paix provisoire n’est pas dans la sagesse des gouvernemens et des peuples, mais dans leur épuisement militaire et surtout financier. La guerre a fait périr les hommes par centaines de mille et les escarcelles sont vides. Le matériel de guerre est usé ou détruit. Tout a besoin d’être renouvelé. Nous savons d’avance de quel côté on se tournera pour avoir de l’argent, et nous n’en donnerons qu’à bon escient. Mais, même avec de l’argent, il faut du temps pour refaire ce qui a été défait.

Le danger, en ce moment, est du côté de l’Albanie : on signale des engagemens meurtriers, sur la frontière, entre les Albanais et les Serbes. Des combats entre eux sont chose si habituelle, si commune, si banale, que le phénomène, en soi, n’a rien de particulièrement alarmant ; toutefois, les agences s’accordent à dire que les Albanais sont dirigés par des officiers autrichiens et bulgares et, si le fait est vrai, il est inquiétant. Est-il vrai ? Tant de bruits courent et il est si difficile d’en contrôler l’exactitude, qu’il est sage de suspendre son Jugement jusqu’à plus ample informé. Il est toutefois trop certain que l’Autriche ne prend pas son parti des événemens accomplis et que l’agrandissement de la Serbie reste pour elle un sujet d’irritation et d’appréhension. Il faudrait qu’elle changeât complètement sa politique balkanique pour dissiper une fois pour toutes le cauchemar qui subsiste : par malheur, rien ne fait prévoir ce changement et, tout au contraire, l’Autriche s’obstine dans les erremens où elle a déjà trouvé tant de déboires. Si la Bulgarie avait été victorieuse des Serbes et des Grecs, comme on l’espérait peut-être à Vienne et comme on l’y souhaitait certainement, la situation des Balkans aurait pris une face nouvelle : c’est le fait contraire qui s’est produit. L’Autriche, faute de mieux, mettrait-elle maintenant ses espérances dans l’Albanie ? Reprendrait-elle le même jeu avec de plus mauvaises cartes ? Il faudrait, pour le croire, en avoir d’autres preuves que celles que nous avons. L’agression des Albanais contre les Serbes s’explique suffisamment par leurs sentimens connus et leurs habitudes invétérées. Les Albanais ont remporté quelques premiers succès qu’ils doivent à la surprise des Serbes et à la faiblesse des forces que ceux-ci entretenaient sur la frontière ; mais il y a tout lieu de croire que ces succès seront éphémères. Les Serbes ont une armée organisée à l’européenne, exercée, entraînée, qui doit de faire ses preuves. Quelque braves qu’ils soient, les Albanais, à eux seuls, ne peuvent pas grand’chose hors de leurs montagnes où il est dangereux d’aller les chercher, mais d’où il est dangereux pour eux de sortir. Ils ne deviendraient redoutables que s’ils étaient appuyés ; mais, alors, des complications plus redoutables encore surgiraient et ni l’Autriche ni l’Italie ne s’en désintéresseraient ; elles ont déjà reculé l’une et l’autre devant cette éventualité à laquelle elles ne se jugent pas suffisamment préparées. Voilà pourquoi, jusqu’ici du moins, les échauffourées albano-serbes ne nous apparaissent pas comme l’étincelle qui mettra le feu au monde. Mais on voit combien la situation reste troublée et troublante. Quand la paix se fait sur un point, la guerre recommence sur un autre. Le sang continue de couler et, lorsqu’il aura cessé de le faire, des intrigues politiques, obscures, mais actives, prépareront un avenir que les yeux les plus perspicaces n’aperçoivent pas encore dans l’horizon qu’ils peuvent embrasser.

A l’intérieur, peu de chose à signaler. Les vacances ne sont pas un vain mot elles polémiques des journaux, bien qu’elles soient quelquefois très vives, ne parviennent pas à agiter l’opinion. Elle reste calme, attendant la rentrée des Chambres sans impatience, indifférente, un peu sceptique, en somme satisfaite et confiante, dans les régions du moins où la récolte a été bonne et où les intérêts matériels continuent de prospérer.

Seul ou à peu près, l’infatigable M. Clemenceau sonne à tour de bras la cloche d’alarme et pousse des cris stridens qui se répandent dans l’espace, sans y soulever aucun émoi. M. Clemenceau est toujours jeune ; les années ne pèsent pas sur lui et il retrouve ses ardeurs d’autrefois pour attaquer à la fois le ministère et le Président de la République. On sait ce que lui a fait M. Poincaré ; il n’a pas écouté ses conseils au moment de l’élection à la Présidence ; il s’est présenté sans son aveu, contre son aveu même. Mais on est moins renseigné sur les motifs qui rendent son opposition aussi féroce contre M. Barthou. Sans doute, il y a une circulaire que, comme ministre de l’Instruction publique, M. Barthou a adressée aux recteurs au sujet des livres de classe ; elle donne une garantie de plus au bon choix de ces livres en laissant aux intéressés, dans l’espèce aux pères de famille, le temps d’en prendre connaissance et de présenter sur eux leurs observations ; mais, en fin de compte, l’autorité universitaire en décidera demain comme elle le faisait hier. Nous reviendrons sur cette circulaire qui sera sans doute l’objet d’une interpellation, car M. Clemenceau est sénateur et il annonce les intentions les plus belliqueuses. Il aura cependant de la peine à faire passer M. Barthou pour un traître à la laïcité de l’école, surtout après le discours qu’il vient de prononcer à Aix-les-Bains, au banquet de la Ligne de l’Enseignement, et qui est, certes, laïque à souhait : aussi attendons-nous la bataille annoncée sans grande inquiétude sur son résultat. Les questions scolaires soulèvent d’ailleurs des problèmes autrement graves dont se préoccupent les esprits sérieux, mais M. Clemenceau aime la petite guerre : il se contente de la faire avec de grands moyens. Il a déniché un autre traître, non plus cette fois à la laïcité de l’école, mais au principe de la séparation de l’Église et de l’État et, le croirait-on ? ce traitre est M. Baudin. Après cela, on ne sait plus à qui se fier. La question du vendredi saint dans la marine prend, sous sa plume abondante et virulente, des proportions formidables. Sans le savoir, il parait que nous allons à Canossa. Et pourquoi ? Sous le m’nistère Waldeck-Rousseau, le ministre de la Marine de cette époque, M. de Lanessan, avait adressé une circulaire aux commandans de nos navires pour leur interdire toute manifestation religieuse le vendredi saint et cette circulaire a été rapportée par M. Baudin. La règle qu’elle inaugurait semblait découler des nouveaux principes que le gouvernement de la République était en voie d’adopter sans toutefois qu’il l’eût encore fait défmitivement. M. Waldeck-Rousseau n’était pas partisan de la séparation de l’Église et de l’État ; ce n’est pas sous son ministère qu’elle a été votée ; mais il a, comme on sait, précipité un torrent qu’il n’a pas eu ensuite la force d’arrêter. Quoi qu’il en soit, en vertu de la circulaire de M. de Lanessan, nos navires en Orient ont cessé de s’associer le vendredi saint aux manifestations extérieures que faisaient tous les autres, quelles que fussent leur nationalité et la religion dominante dans leur pays. Les inconvéniens n’ont pas tardé à se produire : ils ont été signalés au ministère de la Marine par nos officiers, au ministère des Affaires étrangères par nos agens politiques et consulaires, et les deux ministères s’en sont émus.

On ne saurait empêcher qu’en Orient la nationalité se confonde avec la religion : aussi tous nos cliens catholiques ont-ils cru qu’en renonçant à nos vieux rites, nous renoncions à eux, aux intérêts qu’ils représentent, à la protection que nous leur accordons depuis des siècles et que d’autres, qui nous jalousent et nous surveillent, sont tout prêts à leur assurer à notre place. Notre abstention, sur plus d’un point, a produit le plus déplorable effet : le crédit de la France en a été diminué. M. Clemenceau, il faut bien le croire, ne s’arrête pas à ces considérations ; il est de la race de ceux qui disaient jadis : Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! Sa colère n’a pas de bornes lorsqu’il songe qu’un navire de la République peut s’associer à une démonstration religieuse. Mais pourquoi s’arréte-t-il là ? Il aura beaucoup à faire, beaucoup à réformer s’il veut extirper partout le mal qui le choque si fort un seul jour de l’année, le vendredi saint, et seulement sur nos navires. Ignore-t-il, lui qui a été au gouvernement, qu’en Orient et en Extrême-Orient, les agens de la France ont une place d’honneur qui leur est réservée à l’église, avant celle de tous les autres, et que dans certaines fêtes ils ne manquent pas d’aller l’occuper en grande cérémonie ? Quelle entorse donnée au principe de la séparation de l’Église et de l’État ! Oui, monsieur Clemenceau, cela se fait couramment, et il faut croire que vous n’en avez rien su, puisque vous n’avez jamais protesté. Les journaux ont pourtant raconté que, tout récemment encore, à Pékin, une messe solennelle avait été dite pour appeler la bénédiction du ciel sur le parlement chinois et sur l’élection du président de la nouvelle  : notre ministre y assistait avec tout son personnel. Voilà ce qui se passe dans plusieurs parties du monde, et M. Clemenceau s’attache à une vétille, à un drapeau mis en berne ou à un coup de canon tiré le seul vendredi saint ! En Chine en effet, comme dans les pays musulmans, la France est protectrice des catholiques et elle ne saurait sans abdiquer ne pas prendre part à leurs manifestations religieuses. Au surplus, ce n’est pas seulement à la religion catholique que nous donnons, à l’étranger, des marques de déférence. Nos vaisseaux, comme tous les autres, prennent part aux fêtes religieuses des pays dans les eaux desquels ils se trouvent, lorsque ces fêtes ont un caractère officiel. La religion catholique serait-elle la seule exclue de ces manifestations ? Alors il faudrait renoncer à des traditions qui ont créé des intérêts politiques toujours vivans, toujours puissans, toujours précieux et, pour donner satisfaction à M. Clemenceau, sacrifier ime partie importante de notre héritage national. Poussé jusque-là, le respect de prétendus principes devient une ruineuse niaiserie. C’est pourquoi M. Baudin a adressé une circulaire nouvelle aux commandans de nos navires pour les laisser libres, après s’être entendus avec nos consuls, de participer par quelques gestes protocolaires à la fête du Vendredi-Saint. Libre à M. Clemenceau de crier à la réaction et de voir là le commencement d’une vaste intrigue, dont il connaît heureusement tous les fils, et qui a, d’après lui, pour objet, après avoir renoué nos rapports avec Rome, de détruire l’œuvre capitale de la République, de faire un autre Concordat, de revenir sur la séparation libératrice de l’Église et de l’État. Que de choses en une circulaire !

On est surpris qu’un homme qui se croit sans préjugés puisse céder à l’obsession d’une pareille fantasmagorie. La loi, — une loi d’ailleurs bien mal faite ! — a séparé chez nous l’Église de l’État. Elle a décidé que celui-ci ne reconnaissait aucune religion. Chez nous, oui, mais ailleurs, non, et si on peut admettre qu’à une époque de lutte comme celle où nous sommes encore, l’État ne prenne part en France à aucune cérémonie religieuse, il n’en est pas de même à l’étranger. En Orient, l’Église et l’État ne sont pas seulement unis, ils se confondent, et on ne peut rendre hommage à celui-ci sans le rendre à celle-là. Notre abstention, en pareil cas, est considérée comme un manque d’égards, de même que, dans la vie privée, on considère comme un manque d’éducation le fait de ne pas entrer à l’éghse dans certaines circonstances où tout le monde y va. Y a-t-il un libre penseur bien élevé qui hésite à le faire pour un mariage par exemple, ou pour un enterrement ? M. Clemenceau ne le fait-il pas lui-même ? Ne le faisait-il pas, même lorsqu’il était président du Conseil et comme représentant du gouvernement ? Alors, comment peut-il voir dans l’accomplissement d’un acte de simple convenance les ténébreux desseins dont son imagination est hantée ? La question des rapports de l’Église et de l’État n’a rien à faire ici. Un salut n’est qu’un salut, il n’a jamais passé pour une profession de foi. Enfin M. Barthou, dans ce discours d’Aix-les-Bains dont nous avons déjà dit un mot, a déclaré, en proférant les sermens les plus sacrés, que ni sous son ministère, ni sous celui de M. Poincaré, aucune conversation, aucune tentative de négociation n’avait eu lieu avec le Vatican. Nous le regrettons, non pas en ce qui concerne un concordat, que personne ne songe à refaire, et dont on ne voudrait probablement pas plus à Rome qu’à Paris, mais dans l’intérêt de notre influence en Orient. Nous le regrettons, mais M. Clemenceau seul en sera surpris : il aura même quelque peine à l’admettre, car il n’a pas l’habitude de douter de lui-même et il était sûr de son fait.

La Chambre, à la rentrée, perdra-t-elle son temps à des discussions aussi puériles ? On hésite à le croire quand on songe à l’œuvre considérable qu’elle doit accomplir. La loi militaire est votée, mais il reste à faire face financièrement aux dépenses qu’elle entraîne. Quel champ immense ouvert à ses travaux ! Et c’est le moment que choisiraient quelques libres penseurs attardés pour parler au pays de la circulaire du vendredi saint !

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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