Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1908

Chronique n° 1835
30 septembre 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La réponse du gouvernement allemand à la note franco-espagnole a produit une impression de détente dont nous ne pouvons qu’être satisfaits ; elle pose sur un terrain acceptable, au moins comme terrain de discussion, les questions relatives à la reconnaissance de Moulaï Hafid. Il serait exagéré et prématuré d’en dire davantage. Nous sommes tellement habitués, de la part du gouvernement impérial, à de brusques mouvemens de bascule, un jour dans un sens et le lendemain dans l’autre, qu’en toutes choses, avec lui, il nous parait prudent d’attendre la fin. Sa réponse, d’après le résumé qui en a été communiqué à la presse, débute ainsi : « Le gouvernement allemand reconnaît, d’accord avec la France et l’Espagne, que la reconnaissance de Moulaï Hafid doit être dictée uniquement par le souci des intérêts communs des puissances. En conséquence, il ne s’oppose nullement à ce qu’on exige de Moulaï Hafid certaines garanties que ces intérêts rendent nécessaires. » Nous n’avons jamais dit autre chose, et la note franco-espagnole ne procédait pas d’autres intentions. L’accord ainsi établi au point de départ se maintiendra vraisemblablement jusqu’au bout.

Sur aucun point, en effet, il n’y a opposition de principe entre l’Allemagne et nous. L’Allemagne reconnaît que le nouveau sultan du Maroc doit prendre à son compte tous les engagemens régulièrement contractés par ses prédécesseurs, notamment ceux qui découlent de l’Acte d’Algésiras et des conventions complémentaires, sans en excepter ceux qui ont pu être pris envers « des personnes privées. » Le gouvernement impérial fait observer toutefois que ces derniers engagemens, emprunts ou traités, « n’ont de valeur qu’autant qu’on a observé, pour les contracter, toutes les prescriptions de l’Acte d’Algésiras. » Sans doute, et cela va de soi. Nous ne parlerons pas des indemnités justifiées par le bombardement de Casablanca ; une commission a été instituée pour en déterminer les chiffres ; on estime avec raison à Berlin qu’il convient de confirmer ses décisions. Restent les indemnités d’un autre genre, et beaucoup plus considérables, qui sont dues à la France et à l’Espagne à la suite des expéditions militaires de Casablanca même et de la Chaouïa. Le gouvernement impérial n’en conteste nullement la légitimité, et il admet que ce soit là une affaire à régler entre l’Espagne et nous d’une part et le Maghzen de l’autre. Il se borne à dire qu’il est « assuré que les deux puissances auront égard à la situation financière du Maroc, à l’assainissement de laquelle toutes les puissances ont un intérêt commun. » Commun, oui ; mais égal, non. La France est de beaucoup la principale créancière du Maroc ; elle est donc plus intéressée que personne à l’assainissement de ses finances. Si le Maroc venait à tomber au-dessous de ses affaires, la catastrophe atteindrait surtout nos nationaux : aussi apporterons-nous au règlement de cette situation tous les ménagemens nécessaires.

Dans un autre paragraphe de sa réponse, l’Allemagne se déclare prête à s’associer aux démarches à faire en commun pour demander à Moulaï Hafid qu’il « manifeste publiquement et officiellement sa ferme intention de conformer au droit des gens sa conduite envers les puissances étrangères et leurs nationaux, et de prendre sans délai les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la liberté de circulation dans l’Empire chérifien. Le gouvernement allemand désire seulement qu’on laisse à Moulaï Hafid quelque franchise de mouvemens pour prendre ces mesures, afin d’éviter le retour de nouvelles excitations parmi les populations musulmanes qui menaceraient le maintien de la tranquillité et de l’ordre auquel toutes les puissances ont un commun intérêt. » Il y a deux choses dans ce passage : une obligation imposée à Moulaï Hafid, un conseil adressé à la France et à l’Espagne. La première partie du paragraphe pourrait être insérée telle quelle dans la communication qui sera faite ultérieurement au Sultan : évidemment, il n’en est pas de même de la seconde. Mais l’une et l’autre semblent s’appliquer à la partie de la note franco-espagnole qui demandait au Sultan le désaveu formel et officiel de la guerre sainte, au moyen de lettres chérifiennes adressées par lui aux villes et aux tribus. Nous serons très franc : les gouvernemens français et espagnol auraient tort de tenir à leur rédaction. Un désaveu de la guerre sainte, fait par le Sultan dans les conditions ci-dessus indiquées, aurait pour lui de graves inconvéniens et n’aurait pour nous qu’un médiocre avantage : il ne nous apporterait qu’une satisfaction platonique. Que voulons-nous ? La sécurité et la liberté de nos nationaux dans l’Empire chérifien. Qu’avons-nous le droit d’exiger ? Que le gouvernement marocain prenne sans retard les mesures nécessaires pour les assurer. Tout cela est compris dans la formule allemande. Si le gouvernement marocain conforme sa conduite aux principes du droit des gens, nous n’aurons rien de plus à lui demander. Qu’il appartienne d’ailleurs au Sultan de prendre lui-même les mesures appropriées, nous l’admettons volontiers ; nous croyons, avec le gouvernement impérial, qu’il convient de lui laisser une certaine liberté d’allures ; lorsqu’il aura accepté les conditions qu’elle lui impose, l’Europe devra lui témoigner de la confiance et l’attendre à l’œuvre. Aux prises avec de grandes difficultés intérieures, il est mieux que personne à même d’en bien connaître la nature et de choisir les moyens de les surmonter. Qu’il reste donc maître de sa politique au dedans : ce n’est pas à l’Europe à lui en dicter en détail les conditions. La guerre sainte est le passé ; elle n’a d’ailleurs pas été bien redoutable ; regardons maintenant du côté de l’avenir.

On le voit, sur tous les points l’entente est possible, elle semble même être devenue facile entre l’Allemagne et nous. Pourquoi ? Parce que l’Allemagne n’a contesté aucun des principes sur lesquels nous nous appuyons, et qu’elle s’est bornée à donner courtoisement son avis sur la meilleure manière de les appliquer. Son avis est souvent judicieux et il n’est jamais exprimé sous une forme offensive. Nous ne pouvons pas nous retenir de penser que, s’il en avait été ainsi de tout temps, beaucoup de difficultés qui ne tenaient pas à la nature même des choses ne se seraient pas produites. Aussi l’opinion, dans toute l’Europe, a-t-elle fait un accueil favorable à la réponse allemande. L’approbation a été aussi unanime que l’avait été la désapprobation causée par les premières manifestations de la politique impériale après le succès définitif de Moulaï Hafid. Ces manifestations avaient peut-être été mal interprétées : nous ne rechercherons pas en ce moment à qui en revient la faute. Quelques journaux, toutefois, font remarquer que la réponse de Berlin ne contient que des paroles et qu’il faut attendre les actes, ceux-ci n’ayant pas été toujours d’accord avec celles-là. Sans doute, et nous n’oublions rien du passé : mais c’est seulement de la réponse dont nous sommes saisis que nous avons à parler aujourd’hui. A chaque quinzaine suffit sa peine.

Nous ne serions pas complet si nous ne disions pas un mot de la préoccupation nettement affichée par l’Allemagne de ne permettre à aucune puissance de prendre au Maroc le plus petit pas sur les autres. Cette préoccupation, nous l’avons, nous aussi, éprouvée quelquefois, par exemple lorsque nous avons vu l’Allemagne se détacher du concert général pour se livrer à des actes d’un caractère tout personnel. Dans sa réponse à la note franco-espagnole le gouvernement impérial emprunte des armes au protocole pour se prémunir contre les velléités du même genre qui pourraient se produire, et il émet l’avis que « les conditions posées au Sultan doivent lui être présentées par la voie du corps diplomatique à Tanger représenté par son doyen. » Quel est, à Tanger, le doyen du corps diplomatique ? Nous l’ignorons : qu’il soit le représentant d’une grande ou d’une petite puissance, cela importe peu pour le rôle de facteur qu’on lui assigne. Personne, à coup sûr, ne fera d’objection au désir exprimé par l’Allemagne. La valeur d’une note dépend de la manière dont elle a été faite et des adhésions qu’elle a recueillies beaucoup plus que du choix de la main qui est chargée matériellement de la remettre : ici d’ailleurs il n’y aurait pas de choix.

Mais l’intention du gouvernement impérial est parfaitement claire ; on ne veut pas à Berlin, la note initiale ayant été préparée par la France et par l’Espagne, que le représentant de l’une ou de l’autre de ces deux puissances soit, pour ce seul motif, chargé de la remettre au Sultan ; on craindrait, si cela arrivait, que la France ou que l’Espagne ne parût, dans le champ clos marocain, dépasser les autres puissances d’une demi-longueur de tête, ce qui serait très grave. Avant que le texte de la réponse allemande fût connu, les journaux avaient annoncé que le droit d’une puissance quelconque à exercer une sorte de mandat au nom des autres y serait formellement contesté : l’observation dont il s’agit ici est sans doute le produit discret de cette préoccupation. Nous permettra-t-on de le dire ? Cette préoccupation n’a pas un caractère tout à fait aussi sérieux que celle dont s’inspirent d’autres parties du document allemand. Il est très vrai que, en dehors de la police qu’elles ont été chargées d’organiser dans les ports, la France et l’Espagne n’ont reçu aucun mandat des puissances ; mais n’est-ce donc rien que cette mission dont elles ont été investies d’assurer la sécurité des ports, et n’est-ce donc rien non plus que la reconnaissance expresse de leurs « intérêts spéciaux » qui a été faite à Algésiras ? Que la France et l’Espagne n’aient pas une situation privilégiée, soit, nous l’accordons ; mais c’est jouer sur les mots de ne pas leur reconnaître une situation particulière. Quand bien même la conférence d’Algésiras n’aurait pas été à cet égard aussi explicite qu’elle l’a été, l’histoire et la géographie y auraient suppléé : ce sont des forces qu’on n’a pas l’habitude d’ignorer en Allemagne. La France et l’Espagne étant les proches voisines du Maroc et ayant eu avec lui les rapports historiques que tout le monde connaît, rien ne saurait les empêcher de prendre aux affaires de ce pays un intérêt plus grand que les autres puissances. Elles ne pourraient s’en abstenir sans s’exposer aux plus graves dangers, dangers qui n’existent ni pour l’Allemagne, ni pour l’Autriche, ni pour la Russie, ni pour personne. Quand on nous oppose ici les décisions d’Algésiras, on en exagère singulièrement la portée. Toutes les puissances représentées à Algésiras ont consenti à être mises au Maroc sur le même pied dans la concurrence économique : rien de moins sans doute, mais rien de plus. Nous avons déclaré alors et depuis, avec une absolue franchise, que nous n’avions au Maroc aucune intention de conquête, ou même de protectorat, et que nous étions résolus à respecter son indépendance et son intégrité ; mais de là à reconnaître que nos intérêts étaient les mêmes que ceux de la Hollande, ou de la Belgique, ou de la Suède, il y a loin, et nous n’avons jamais énoncé, ni admis une pareille absurdité. Comment même accepterions-nous l’égalité de nos intérêts avec ceux de l’Allemagne, puisque le gouvernement impérial a répété, à maintes reprises, que les siens étaient purement commerciaux ? Assurément, nous ne pourrions pas dire la même chose des nôtres. Nous ménageons, nous respectons les intérêts de l’Allemagne, nous sommes même disposés à faire des sacrifices à ses prétentions en vue des intérêts généraux de la politique européenne, et parce que nous croyons à l’utilité de mettre en face du Maroc une Europe unie. Mais Moulaï Hafid, qu’on dit intelligent, le serait bien peu si, regardant au Nord, à l’Est et au Sud de son Empire et considérant le caractère franco-espagnol du régime de police qui a été imposé à ses ports de mer, il croyait que la France et l’Espagne sont pour lui des unités politiques égales aux autres, — et surtout s’il tirait cette conséquence du fait que le papier définitivement rédigé par les puissances lui sera remis par une sorte de messager impersonnel. Puisque cette manière de procéder lui fait plaisir, nous aurions grand tort de contrarier l’Allemagne pour si peu, et de revendiquer le droit, auquel nous n’avions d’ailleurs jamais songé, de faire un geste aussi indifférent. Si on ne nous demande jamais que des concessions de ce genre, nous les accorderons toujours en souriant.

Nous avons reçu nous-mêmes, depuis quelques jours, beaucoup de sourires de Berlin et nous y avons été très sensibles. Il était impossible de se montrer plus accueillans que ne l’ont fait tous les représentans du gouvernement allemand à l’égard des divers congrès qui viennent de se réunir dans la capitale de l’Empire et où nos nationaux occupaient une large place. Le ministre des Affaires étrangères, le chancelier de l’Empire, l’Empereur lui-même ont fait assaut d’amabilité. M. de Bülow et M. de Schœn n’ont eu qu’à s’abandonner à leur bonne grâce et à leur esprit naturels : ceux qui les ont connus autrefois à Paris en ont conservé le souvenir toujours présent. Et pour ce qui est de l’empereur Guillaume, on sait qu’il est passé maître dans l’art de parler et d’écrire : ses moindres télégrammes ont le relief d’une médaille. Le congrès interparlementaire avait amené à Berlin le doyen des pacifistes, le vénérable M. Frédéric Passy, pour lequel M. de Bülow a eu des paroles pleines de sympathie. En écoutant le chancelier de l’Empire, on aurait presque pu le prendre, lui aussi, pour un pacifiste, bien qu’il se contente d’être pacifique, et c’est tout ce que nous lui demandons. La véritable doctrine du gouvernement impérial en cette matière a inspiré ses représentans à la dernière conférence de La Haye : elle a différé sensiblement de celle que les congressistes de Berlin ont exprimée dans des vœux généreux. Espérons que le temps fera son œuvre et que ces vœux seront un jour réalisés : gardons-nous de croire qu’ils le sont déjà, ou même qu’ils sont sur le point de l’être, et de nous abandonner à de trompeuses illusions. Mais c’est surtout en parlant, en causant avec les journalistes, réunis aussi en congrès international, que M. de Bülow s’est abandonné aux heureuses inspirations de son esprit et de sa verve. Il leur a raconté qu’il avait failli, un jour que les progrès de sa carrière lui semblaient trop lents, jeter aux orties l’uniforme de diplomate et entrer dans leur corporation. L’Empire d’Allemagne y aurait grandement perdu ; mais combien la presse n’y aurait-elle pas gagné ! M. de Bülow a donné les meilleurs conseils à nos confrères. « Que voulez-vous, leur a-t-il dit, nous ne pouvons faire autrement que de vivre dans ce monde les uns avec les autres, les uns à côté des autres. Vous l’avez reconnu vous-mêmes en vous réunissant à ce congrès international, où vous ne pouvez vous passer de la bonne volonté réciproque. Prenez ceci comme le modèle et l’image des relations et de la vie commune des peuples. Les peuples également, dans leurs rapports internationaux, ne peuvent se passer de la bonne volonté et de l’esprit de conciliation, d’une bonne entente réciproque et d’un accommodement amical : Maintenant, messieurs, songez pour quelle large part vous pouvez contribuer à rendre ces rapports plus amicaux et à les adoucir ; mais songez à ce que vous pouvez faire aussi pour les gâter et les transformer en inimitié. » Ce sont là d’excellentes paroles, et M. de Schœn, au congrès des journalistes, en avait déjà prononcé qui ne l’étaient pas moins. Nous en prenons la part qui nous revient. Il y a peu de journalistes qui n’aient quelques regrets sur la conscience ; la polémique a aussi sa chaleur communicative. Mais peut-être les journalistes français pourraient-ils s’appliquer le mot du cardinal Maury qui disait : « Je suis sévère pour moi quand je me juge, et plus indulgent quand je me compare. »

Quoi qu’il en soit, l’atmosphère politique, qui était lourde il y a quelques jours et qui semblait chargée d’électricité, s’est sensiblement allégée. L’esprit qui souffle est aujourd’hui à la conciliation : puisse-t-il souffler longtemps du même côté !


Nous formons le même souhait en ce qui concerne l’Orient : rien sans doute n’y menace actuellement la paix, mais la situation y est assez confuse ; elle demande à être surveillée avec soin. La révolution faite par les Jeunes-Turcs n’a rencontré partout que de la sympathie : c’est du moins le seul sentiment qui ait été exprimé à son égard, et nous voulons croire qu’il a été partout très sincère : cependant cette révolution a dérangé bien des projets, compromis bien des ambitions, inquiété bien des espérances, et il est difficile de croire que, comme dans une nuit du 4 août d’un nouveau genre, chacun ait fait généreusement sur l’autel de la patrie ottomane le sacrifice définitif de ce qu’il a considéré jusqu’ici comme son intérêt, ou même comme son droit. Le plus probable est que beaucoup se réservent pour voir comment les choses tourneront. Si elles tournent bien, on se résignera à accepter ou à subir les faits accomplis : mais si elles tournent mal, ou médiocrement, les vieux sentimens mal étouffés, les vieilles espérances péniblement ajournées reprendront leur essor, et nul alors ne peut dire ce qui arrivera. On a admiré la manière facile et douce dont la révolution s’est opérée ; l’enthousiasme général a tout emporté ; il n’y a pas eu la moindre résistance, ni par conséquent la moindre violence ; c’est à peine si quelques gouttes de sang ont coulé. Un pareil phénomène est sans doute nouveau dans l’histoire, et il a produit la plus favorable impression ; mais il est plus difficile de bien continuer qu’il ne l’a été de bien commencer, et le miracle de demain sera encore plus extraordinaire que celui d’hier s’il se produit au milieu de la tranquillité générale, du calme et de la paix.

Pour qu’il en soit ainsi, les Jeunes-Turcs ne sauraient montrer trop de prudence et de patience, surtout aujourd’hui que l’effervescence des premières heures de liberté ne soutient plus le mouvement dont ils ont pris l’initiative. Bien des dangers les menacent au dedans, d’autres du dehors : ce sont ces derniers qui se manifestent les premiers. Peut-être y a-t-il une eu imprudence commise à Constantinople ? La situation était déjà tendue, avant la révolution, entre la Bulgarie et la Porte. Comment aurait-il pu en être autrement ? La Bulgarie a une double ambition qui consiste, d’une part, à rompre le lien qui l’attache encore à la suzeraineté ottomane et à proclamer son indépendance ; de l’autre à empiéter sur la Macédoine et à en prendre le plus large morceau possible, si elle ne peut pas en prendre la totalité. C’est une situation bien connue ; nous en avons parlé plus d’une fois. La Bulgarie a préparé, pour la mettre un jour au service de son ambition, une armée relativement considérable, bien outillée, bien disciplinée, qui pèsera dans la balance le jour où se régleront pour une nouvelle période plus ou moins longue les intérêts du monde oriental. Cela étant, si les Jeunes-Turcs veulent la paix, — et ils en ont besoin pour mener à bien leur entreprise, — ils doivent s’appliquer à ménager la Bulgarie, et à ne la provoquer, ni dans ses intérêts, ni dans ses susceptibilités. Or il vient de se passer, à Constantinople, un fait petit en apparence, mais grave en réalité, et qui peut le devenir davantage si le conflit qui en est sorti n’est pas promptement dissipé : l’agent bulgare, M. Guéchof, n’a pas été invité au dîner donné au corps diplomatique. Il l’était autrefois ; pourquoi ne l’est-il pas aujourd’hui ? Ce n’est pas pour cause de négligence ou d’oubli ; une omission involontaire aurait déjà été fâcheuse, mais M. Guéchof a protesté par avance contre l’exclusion dont il se sentait menacé, en annonçant que, si elle était maintenue, il quitterait aussitôt Sofia. Elle a été maintenue, et il est hors de doute qu’elle l’a été intentionnellement. Le gouvernement bulgare a demandé réparation. Si la Bulgarie n’est pas un État indépendant, elle jouit d’une si forte autonomie que déjà, à plusieurs reprises, elle a conclu des traités avec d’autres pays et d’autres gouvernemens, et même avec la Turquie. Elle a une représentation diplomatique auprès de toutes les puissances, et toutes les puissances en ont une auprès d’elle. Pourquoi l’avoir inquiétée dans cette situation, qui aurait peut-être suffi à ses ambitions immédiates si on ne l’y avait pas troublée ? Le dîner refusé à M. Guéchof remettait en question un fait, un droit que la Bulgarie considérait comme acquis. Il devait en résulter un vif mécontentement à Sofia, et ce mécontentement ne sera certainement pas dissipé par la note ottomane dont parlent les journaux, s’il est vrai que cette note se contente de protester contre toute intention d’avoir voulu offenser la principauté, sans lui donner d’ailleurs d’autre satisfaction.

Ce premier incident a été suivi d’un autre dont l’initiative est venue, cette fois, du côté bulgare. La liberté dont jouit depuis quelques semaines l’Empire ottoman a produit tout de suite une conséquence fâcheuse. Les ouvriers des chemins de fer orientaux se pont mis en grève. Les trains ont marché quand même, plus mal sans doute. Le gouvernement bulgare s’en est préoccupé et, l’un de ces trains traversante Roumélie sur un espace de 150 kilomètres, il a mis ses soldats à la place des grévistes. La grève a pris fin ; le gouvernement ottoman a demandé à la Bulgarie de retirer ses employés et ses soldats et de rendre l’exploitation de ses trains à la Compagnie des chemins de fer orientaux ; mais le gouvernement bulgare s’y est refusé, et il persiste dans son refus, malgré les protestations de la Porte, sous prétexte que les populations rouméliotes ne toléreraient pas la restitution de l’exploitation à la compagnie ottomane. Le gouvernement bulgare estime sans doute que, puisqu’il a pu s’emparer autrefois de la Roumélie elle-même, il doit être encore plus facile de mettre la main sur une voie ferrée qui la traverse. Ces incidens n’auraient pas une grande gravité en temps normal ; mais peut-être n’y a-t-il pas de temps normal entre la Bulgarie et la Porte ? Il y en a aujourd’hui moins que jamais.

Sur ces entrefaites, le prince Ferdinand, accompagné de sa femme, la princesse Éléonore, est allé faire visite à l’empereur et roi François-Joseph à Buda-Pest. Il a été reçu avec des honneurs souverains : l’intention extrêmement bienveillante du gouvernement austro-hongrois à son égard s’est manifestée d’une manière tout à fait propre à encourager les espérances du prince et de la principauté. Le vieil empereur d’Autriche est trop correct et trop sage pour avoir dépassé la mesure dans le toast qu’il a prononcé : il s’est contenté de la bien remplir. « En souhaitant, a-t-il dit, à Vos Altesses royales très cordialement la bienvenue, je me plais à considérer leur visite comme un gage précieux pour le maintien et le développement des excellens rapports qui, je le constate avec plaisir, existent déjà entre l’Autriche-Hongrie et la Bulgarie. Je forme des vœux chaleureux pour la prospérité de ce jeune pays qui, grâce à la sagesse de Votre Altesse Royale et aux qualités remarquables du peuple bulgare, a pris un essor digne d’éloges. » Le prince Ferdinand ne pouvait que répondre en termes chaleureux, lui aussi, aux souhaits qui lui étaient adressés. Il n’a pas manqué de le faire, et, comme on a fêté cette année le soixantième anniversaire de l’avènement de l’empereur François-Joseph au trône, il a tenu à joindre ses hommages et ses félicitations à ceux, a-t-il dit, de « tant d’autres chefs d’État. » Ce dernier mot a dû frapper à Constantinople.

Les choses en sont là : il ne semble pas que, ni d’un côté, ni de l’autre, on mette beaucoup d’empressement à les arranger. Les Jeunes-Turcs ne sont pas tout à fait d’accord entre eux ; mais ils sont en majorité partisans d’un programme de centralisation à outrance, dont la réalisation ferait rentrer dans le giron ottoman des pays qui en sont sortis à moitié, ou aux trois quarts, ou même aux neuf dixièmes : la Bulgarie, peut-être aussi l’Egypte… Ce sont là des vues d’avenir qu’il n’est pas prudent d’afficher en ce moment. Si les Jeunes-Turcs ne les affichent pas encore, ils en laissent apparaître certains symptômes significatifs, en quoi ils s’exposent à se créer des difficultés nouvelles. N’en ont-ils pas déjà assez ? Espèrent-ils atténuer celles du dedans en orientant les esprits au dehors ? Ce serait un jeu périlleux.


Nous ne pouvons pas nous plaindre de vivre dans un temps où il n’arrive rien d’extraordinaire. Les surprises les plus imprévues se multiplient. La révolution ottomane en a été une, et, certes, très étonnante ; mais celle que nous a donnée le succès du Congrès eucharistique à Londres ne l’a pas été beaucoup moins. Lorsqu’on connaît l’histoire de l’Angleterre, lorsqu’on se souvient des abominables persécutions dont les catholiques y ont été l’objet, lorsqu’on se rappelle l’horreur du papisme et de toutes ses manifestations extérieures dont les cœurs y ont été remplis, on reste confondu de surprise, ou plutôt d’admiration, devant l’éclatant exemple de tolérance que ce grand pays vient de donner. Sans doute, le catholicisme y a fait des progrès dans le cours du dernier siècle, et même des progrès sensibles ; les grandes figures de Newman et de Manning dominent tout ce mouvement, après l’avoir déterminé ; il se poursuivra encore. Mais l’Angleterre est restée en immense majorité protestante, et rien n’autorise à croire qu’elle ne tienne pas à sa foi avec autant de force que par le passé. Elle n’est pas devenue catholique, tant s’en faut ; elle n’est pas non plus devenue indifférente ; seulement, elle est libérale et elle respecte toutes les idées, tous les sentimens, toutes les croyances : chacun, chez elle, a le droit de les exprimer et de les manifester. On le savait, on le disait, on en était convaincu : cependant, lorsque la nouvelle a commencé à se répandre que le Congrès eucharistique se tiendrait cette année à Londres, et qu’il serait présidé par un légat du Pape, tout le monde s’est demandé ce qui allait se passer. Un légat du Pape en Angleterre ! Il y avait plusieurs siècles que pareille chose ne s’était vue, et il y a beaucoup moins de temps que les pierres elles-mêmes se seraient soulevées, sous le coup de l’indignation et de la colère générales, si une audace pareille s’était produite : on l’aurait regardée comme une provocation.

Aujourd’hui tout est changé, tout est apaisé, et le cardinal Vincenzo Vanutelli, légat du Pape, reçu par les catholiques avec enthousiasme, n’a trouvé de la part des protestans que déférence et courtoisie. Le Congrès eucharistique a mis en mouvement des milliers d’adhérens venus de tous les points du royaume : pas un moment l’ordre n’a été troublé. Les catholiques se sont livrés en toute liberté aux exercices de leur culte, et la seule question qui se soit posée a été de savoir s’ils pourraient, dans une procession qu’ils se proposaient de faire à travers les rues de Londres, porter le Saint-Sacrement avec eux. Sur ce point le gouvernement anglais a tâtonné et varié. Il n’avait vu d’abord aucun inconvénient à ce que le Saint-Sacrement fît partie de la procession ; puis, devant les protestations et les menaces de quelques sectaires, — il y en a partout, — des craintes lui sont venues à l’esprit, et il les a exprimées à l’archevêque de Westminster, Mgr Bourne, d’abord officieusement et confidentiellement, puis, devant l’insistance de l’évêque, officiellement. Mgr Bourne, en effet, s’appuyant sur la première autorisation qu’il avait reçue, ne voulait pas prendre sur lui la responsabilité de la déception qu’il allait causer : il a demandé au gouvernement de la prendre lui-même. M. Asquith lui a répondu par le télégramme suivant : « Puisque Votre Grâce se remet à notre jugement, j’ai à lui dire que le gouvernement de Sa Majesté est d’avis qu’il vaut mieux, dans l’intérêt de l’ordre et de la bonne entente, que le cérémonial proposé, dont la légalité est discutée, soit abandonné. Le gouvernement regrette l’embarras et le désappointement que la modification doit occasionner. » Il aurait certes mieux valu, puisque le gouvernement devait prendre finalement ce parti, qu’il le fit tout de suite ; presque tous les journaux ont été de cet avis, et M. Asquith n’a pas eu, comme on dit, une bonne presse. Mais nous qui avons affaire à d’autres lois, à d’autres mœurs et à d’autres hommes que les catholiques d’Angleterre, nous sommes surtout frappés du ton obligeant et bienveillant du ministre anglais, et nous souhaiterions sincèrement que nos propres ministres s’en inspirassent. M. Asquith, en somme, était responsable de l’ordre public. Après avoir cru, en jugeant suivant sa seule conscience, qu’il ne serait pas troublé, il a pu craindre qu’il ne le fût devant les menaces qui lui avaient été adressées ; aussi sommes-nous plus indulgens pour lui que ne l’ont été ses compatriotes. Un mot seulement nous a étonné dans son télégramme à Mgr Bourne, c’est celui de « légalité discutée » qu’il applique à l’exposition publique du Saint-Sacrement. Certes, cette exposition était illégale, mais toutes les autres manifestations des catholiques ne l’étaient-elles pas ? On sait qu’il est dans les habitudes britanniques de n’abroger aucune loi ; ils se contentent de ne plus les appliquer quand ils les jugent inopportunes. Toutes celles qui ont été faites autrefois contre les catholiques subsistent encore, et elles sont terribles ; seulement, elles sont tombées en désuétude, et il ne vient à l’idée de personne d’en demander l’application. Quoi qu’il en soit, la procession a eu lieu en toute liberté. Le Saint-Sacrement est resté à la cathédrale de Westminster : toutefois, s’il n’en a pas franchi la porte, il a été porté au grand jour sur un balcon qui la domine, du haut duquel la bénédiction a été donnée à la foule recueillie. Pas une protestation ne s’est élevée parmi les Anglais d’aujourd’hui : nous ne savons ce qu’en ont pensé ceux qui dorment dans la vieille abbaye de Westminster.

De la part des catholiques, de celle des évêques anglais, de celle du Pape, c’était une grande épreuve : ils l’ont tentée, et tout a réussi comme ils l’avaient espéré. En résultera-t-il une accélération du mouvement catholique chez nos voisins ? Nous n’en savons rien. Cette affirmation énergique et retentissante de la religion romaine au milieu d’un paye protestant peut produire des résultats divers, qu’il est impossible de prévoir dès aujourd’hui. Ce qui est sûr, c’est qu’on pourra dire plus haut que jamais, à l’honneur de l’Angleterre, qu’elle est vraiment le pays de la liberté.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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