Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1872

Chronique n° 971
30 septembre 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1872.

Allons, décidément, on n’en pourra plus sortir, on en est encore aux lettres, aux manifestes, aux discours, aux banquets, aux loquacités et aux vanités de quelques partis impitoyables qui n’ont pas même le respect de cette grande nation française au nom de laquelle ils prétendent toujours parler. Rien n’est plus triste et rien n’est aussi plus instructif. Le pays, lui, ne s’agite pas et n’a guère envie de s’agiter. Le gouvernement, imitant le pays, se renferme dans une certaine quiétude où il poursuit sans bruit et sans éclat sa tâche de chaque jour. M. le président de la république, revenu de Trouville, s’est établi avec bonne grâce à l’Élysée avant de rentrer à Versailles, comme pour montrer à Paris qu’il n’est pas oublié, qu’il est toujours Paris. La commission de permanence qui représente l’assemblée absente ne fait guère parler d’elle, si ce n’est pour se plaindre sans une trop vive insistance des adresses des conseillers-généraux. De tous les côtés et pour ainsi dire par toutes les blessures de cette malheureuse nation s’échappe un appel à la paix, à la trêve des passions, à la concorde propice au travail. Le repos, c’est l’intime et profond désir du pays, et il semblait convenu, on l’aurait pensé du moins, que ces quelques mois de vacances devaient être employés au recueillement, à l’étude attentive et réfléchie des mouvemens de l’opinion, des intérêts en si grand nombre qui souffrent encore ; mais non, c’est impossible, il ne s’agit pas de cela ! L’esprit de parti ne peut se contenir, les vanités sont impatientes, les ambitions agitatrices éprouvent le besoin de chercher un théâtre pour se produire, d’attirer les regards des passans, de se donner un rôle à tout prix. Qu’une partie de la France supporte encore le poids de l’occupation étrangère, qu’il y ait à préparer l’évacuation graduelle du territoire, à réaliser les opérations compliquées d’un immense emprunt, peu importe, les ambitions fiévreuses, les passions meurtrières ne s’inquiètent pas de si peu de chose : il faut qu’elles se mettent en campagne, qu’elles poursuivent leur rêve de domination, la France deviendra ce qu’elle pourra !

Que s’est-il donc passé ? Quelle circonstance inattendue, extraordinaire, est venue provoquer ces agitations qui, pour être assez factices, ne sont pas sans péril, ces surexcitations d’un radicalisme qui, ne trouvant rien de mieux à faire, se donne le luxe de l’éloquence des banquets et des voyages à grand fracas ? Est-ce qu’il y aurait eu quelque changement menaçant depuis deux mois ? Aurait-on vu par hasard passer l’ombre d’une conspiration ou d’un coup d’état prêt à supprimer cette république dont M. Thiers a été constitué le gardien ? Nullement, rien n’est changé, la situation est aujourd’hui ce qu’elle était lorsque l’assemblée s’est paisiblement séparée. Les mêmes nécessités, les mêmes devoirs, les mêmes obligations s’imposent à tout le monde. Il y a eu seulement cette fantaisie de turbulence qui vient d’éclater dans la célébration de sinistres anniversaires, dans les banquets et dans les tournées d’inspection révolutionnaire. Les radicaux ont voulu faire parler d’eux ; ils commencent à réussir, ils sont en train de rendre à la république le genre de service qu’ils lui rendent toujours ; ils la compromettent, ils la rendent suspecte, ils réveillent toutes les défiances qu’elle inspire dès qu’elle apparaît, et pour ceux qui gardent leur foi, leur passion, leur dévoûment pour la France seule en refusant de s’asservir aux prétentions exclusives des partis contraires, ce qui se passe depuis quelque temps est en vérité un spectacle assez étrange. Depuis plus d’un an déjà, tous les esprits désintéressés ont demandé qu’on s’occupât avant tout du pays, de ses intérêts les plus pressans, de sa libération, de sa réorganisation, en laissant au temps, à la raison publique le soin de décider de la constitution définitive de la France, de sanctionner ou de réformer la situation qui a été créée par des circonstances douloureusement exceptionnelles, peut-être uniques dans l’histoire. Les partis exclusifs et extrêmes n’ont cessé de faire tout ce qu’ils ont pu pour entraver cette œuvre de nécessité patriotique, sous prétexte que la première de toutes les conditions était de trancher la question essentielle, dominante, celle du gouvernement définitif du pays. Ils se sont livré les batailles les plus passionnées, ils se sont disputé la France comme une proie pour la donner à la république ou à la monarchie. Qu’est-il arrivé ? C’est ici que commence cet instructif et curieux spectacle des prétentions exclusives des partis essayant vainement de changer à leur profit une situation où la France s’est réfugiée après la tempête.

Disons les choses comme elles sont. Ceux qui ont contribué le plus peut-être depuis un an à faire vivre la république, ce sont les monarchistes eux-mêmes par leurs divisions, par l’incohérence de leurs idées et de leurs efforts, par l’impossibilité de s’entendre sur une monarchie unique représentant les intérêts divers de la France. Ils ont cru habile d’attaquer de toute façon, d’essayer de ruiner ce qu’ils appelaient dédaigneusement le provisoire, et ils n’ont pas vu qu’en combattant ce provisoire, sans pouvoir le remplacer, ils lui donnaient de plus en plus sa raison d’être et sa force. Tout ce qu’ils ont fait ou tout ce qu’ils ont tenté n’a eu d’autre résultat que d’imprimer à ce qui existe un caractère plus permanent et plus durable, et en réalité, depuis six mois, il y a eu tout un travail pour régulariser cette situation, pour s’y établir en quelque sorte, en lui donnant tous ces noms qui ont passé dans les polémiques, les noms de république conservatrice, de république constitutionnelle, de république de M. Thiers. On finissait par s’y accoutumer. On s’y ralliait peu à peu, on y venait, non pas peut-être par un choix enthousiaste, mais par raison, par nécessité, par un certain sentiment pratique des choses. C’était le penchant du pays, c’était la tendance des esprits sincères qui ne sacrifient pas tout à un intérêt ou à une préférence de parti. Le vrai mot de ce mouvement, M. Casimir Perier le disait il y a peu de jours encore dans une lettre empreinte de la plus honnête et de la plus loyale franchise. « Dans le cours d’un siècle presque entier de révolutions successives, écrivait-il, toutes les formes de gouvernement ont été essayées tour à tour, sauf une seule, celle d’une république régulière loyalement acceptée de la majorité de la nation, servie sans préventions d’une part, sans faiblesses de l’autre. C’est une épreuve qui nous reste à faire ; faisons-la courageusement et honnêtement… » Ce que pense et ce que dit M. Casimir Perier, bien d’autres l’ont pensé, et la politique du gouvernement lui-même n’est que l’expression de cette tendance de plus en plus marquée. Que restait-il à faire, si ce n’est à persévérer dans cette voie, à se rallier par degrés sur ce terrain où toutes les opinions sensées pouvaient se rencontrer pour travailler en commun à la reconstitution nationale, morale, politique, de la France ? C’est cependant le moment que les radicaux choisissent pour rallumer la guerre, pour évoquer les souvenirs les plus lugubres, pour réveiller les divisions et les défiances, et, si depuis un an les monarchistes absolus et exclusifs ont fait sans le vouloir les affaires de la république, il n’est point impossible qu’à leur tour les radicaux, s’ils continuent, ne refassent d’ici à peu les affaires de la monarchie.

C’est une histoire invariable. Les radicaux sont un parti de domination turbulente et agitatrice, ils ne peuvent longtemps se contenir. Seulement ils se sont trop pressés, ils se sont démasqués trop vite. Ils se sont estimés un moment très habiles en affectant une certaine modération relative, en ayant l’air de ménager le gouvernement et M. Thiers, comme si M. Thiers et le gouvernement, en gardant la république, n’avaient d’autre mission que de préparer leur règne prochain. L’heure est venue où ils ont cru que c’était assez de tactique, qu’il n’y avait plus qu’à passer à l’action, à mettre la main sur l’héritage qui leur était destiné, et ce qu’il y a de mieux, c’est qu’ils avouent avec une certaine naïveté le secret de leur stratégie et de leurs manèges pour attirer le gouvernement dans leurs combinaisons. Les radicaux se sont trompés, ils ne sont pas encore de force à prendre le gouvernement dans leurs pièges ; mais ils ont fait assurément depuis quelques jours tout ce qu’il fallait pour l’éclairer sur leurs desseins, sur la mesure de leur modération et de leur patriotisme, comme aussi ils ont fait tout ce qui était nécessaire pour montrer au pays lui-même où ils prétendaient le conduire. Les radicaux ne pouvaient certes donner une idée plus significative de leur esprit politique et de leur tact qu’en commençant leur campagne par la célébration de cet anniversaire du 22 septembre, qui place la naissance de la première république entre les massacres des prisons de Paris et la terreur.

Voilà qui est servir avec intelligence la république nouvelle ! M. le ministre de l’intérieur a eu beau leur rappeler que ce n’était peut-être pas le moment de se réjouir, de se livrer aux libations et aux déclamations lorsque l’étranger est encore sur notre sol ; n’importe, il faut des banquets et des discours. Si l’on n’a pas l’éclat des réunions publiques, on aura les réunions privées où l’on prodiguera l’éloquence. L’un de ces orateurs déclarera modestement à ses auditeurs ébahis que lui et ses amis sont la gloire, la tradition éblouissante de la France, « la voie lactée des intelligences généreuses. » M. Victor Hugo, qui ne manque pas ces occasions même quand il est absent, a envoyé son toast, « sa pensée, » dans une lettre où il parle de Cambyse, de Nemrod, de Voltaire, de Danton, d’Attila, du Spielberg, de Spandau. Savez-vous quel est le moyen de M. Victor Hugo pour combattre les armées des tyrans couronnés qui, selon lui, peuvent menacer la France ? Ce moyen est aussi simple qu’infaillible, il consiste dans trois idées, dans trois dates, le H juillet, le août, le 22 septembre, qui sont « de taille à colleter tous les monstres, » qui se résument en un mot : révolution ! « La révolution, c’est le grand dompteur, et, si la monarchie a les lions et les tigres, nous avons, nous, le belluaire. » Après cela, il ne reste qu’à boire à la république « qui fera frères tous les peuples. » Et c’est ainsi pourtant qu’on parle à un pays qui sort à peine des plus effroyables crises, qui sent de toutes parts ses blessures, qui ne demande qu’à se relever par le travail, par la raison, par la droiture rajeunissante du cœur et de l’esprit ; mais, à vrai dire, ce n’est point à Paris que la campagne révolutionnaire apparaît dans tout son éclat, c’est M. Gambetta qui porte avec lui le radicalisme en voyage.

M. Gambetta est pour le moment en représentations dans la province. Il a commencé son voyage par Saint-Etienne ; il y a quelques jours à peine, il était en Savoie, dans cette honnête Savoie que personne ne connaissait, à ce qu’il paraît, et que l’ancien dictateur a eu la gloire de découvrir, comme il a découvert tant d’autres choses. Hier, il était à Grenoble, aujourd’hui il est à Annecy, demain il sera peut-être à Dijon ou ailleurs. C’est l’acteur en vogue de la saison, jouant au bénéfice de la république radicale et de sa propre ambition. Du reste, c’est une justice à lui rendre, M. Gambetta, avec la parfaite suffisance d’un démocrate gonflé d’orgueil, ne fait aucune différence entre lui-même et la république. — Bien, daigne-t-il dire à ses sujets attroupés pour l’entourer d’ovations, fort bien, « vous acclamez la république en ma personne ! » Il ne manque pas d’ajouter, pour qu’on ne l’ignore, que, s’il a besoin des petites gens qui votent, les petites gens ont aussi besoin de lui pour les conduire, car enfin que deviendrait la France, qui se confond avec la république, si elle n’avait point M. Gambetta pour la sauver, pour la diriger ? La France, c’est M. Gambetta, à ce qu’on dit du moins entre frères et amis de province. Rien ne manque à cet étrange voyage, rien, pas même le ridicule. L’ancien dictateur marche accompagné de familiers et de nouvellistes occupés à noter ses moindres gestes, ses moindres paroles, à raconter l’émotion des peuples. Il passe en semant les poignées de mains et les discours, il va dans les foires pour se montrer aux paysans, et le soir, aux lumières, il récite des hymnes sur la république. Encore un peu, il chanterait des romances sur « le doux nom de la république, » de cette république qui allège tous les maux, qui promet aux femmes un heureux enfantement, mais qui ne guérit pas, à ce qu’il semble, de tous les genres de folie. Voilà des gens qui se sont moqués mille fois de tous les récits de voyages impériaux : ils chantent à tue-tête leur « partant pour la Syrie ! »

Chose un peu plus grave et dont le gouvernement aura sans doute à s’occuper, il y a dans ces pérégrinations et dans ces manifestations des municipalités, des maires, qui jouent un certain rôle, M. Gambetta ne manque pas de s’en prévaloir, il n’a pas négligé de constater à Grenoble qu’il venait sur l’appel du maire. Il se guindé de son mieux en personnage officiel, opposant puissance à puissance, gouvernement à gouvernement, et se donnant l’air de défier de loin ceux qui n’auraient qu’un mot à dire pour dissiper toute cette fantasmagorie. Bref, la représentation est complète ; c’est à la fois triste et grotesque d’infatuation, de vanité, d’ambition boursouflée et de puérilité tapageuse. M. Gambetta semble l’oublier : s’il y a un homme en France qui devrait aspirer au silence et à une certaine simplicité d’attitude, c’est lui. Après l’empereur, personne plus que lui n’est tenu strictement à la modestie. Ce n’est pas lui qui a commencé la guerre, il est vrai ; mais à un moment donné il l’a conduite sous sa responsabilité. Il n’est pas coupable de tous les désastres du pays sans doute ; mais il y a contribué pour une bonne part, et quand on a eu le malheur d’associer son nom à tant de fautes, à tant de méprises, à tant d’incapacité, à tant d’humiliations publiques, ce serait bien le moins qu’on ne parlât pas si haut, qu’on ne mît pas cette ostentation à côté des misères nationales dont on n’est pas entièrement innocent.

Pourquoi donc M. Gambetta s’est-il laissé entraîner dans cette campagne de propagande radicale, dont le paroxysme paraît avoir été jusqu’ici à Grenoble ? Il n’y a peut-être en vérité qu’une raison. L’ancien dictateur aura va que la république pouvait se fonder sans lui, que beaucoup d’hommes des opinions modérées ne refusaient nullement leur concours à une expérience sincère des institutions républicaines, qu’on paraissait nourrir la pensée de compléter l’organisation du pays, de façon à ne pas tout livrer à l’aventure, et, voyant cela, il n’a pu se contenir ; il a éprouvé une véritable indignation, comme si on lui prenait son bien. Comment ? on songerait à « fonder une république libérale, constitutionnelle ! » mais c’est une évidente conspiration. « Pour moi, pour ma patrie, s’est-il écrié en s’adressant à ses amis de Grenoble, gardez-vous de donner dans cette ignoble comédie. » Ainsi, voilà qui est entendu, quand on prétend fonder « la république libérale, » c’est une comédie. Que veut alors M. Gambetta ? Il n’a vraiment pas le mérite de la nouveauté, son système est des plus simples. Ce qu’il veut, c’est la république de M. Gambetta avec l’excommunication majeure et l’exclusion de tous ceux qui ne partagent pas ses idées. Le menu peuple, les petites gens, on les admettra sans trop regarder à leur passé. Quant à ceux qui ont eu un rôle dans la politique, qui ont pu avoir des opinions d’une orthodoxie douteuse, l’ancien dictateur, qui vise quelquefois à être plaisant, propose de les traiter comme les premiers chrétiens ; « il faut les mettre à la porte de l’église afin qu’ils fassent pénitence. » On a beaucoup ri, il paraît que c’était de l’esprit dans ce monde-là. Qu’on mette donc à la porte de l’église tout ce qui représente l’intelligence française, y compris M. Thiers naturellement ; c’est une entreprise à tenter, d’autant plus que M. Gambetta, qui est un grand patriote, n’a guère qu’une chose à craindre, c’est de disparaître bientôt lui-même, après avoir attiré sur la France les Prussiens, qui ne se hâteront pas de quitter Belfort, et l’empire, qui n’attend que son avènement pour préparer sa rentrée. Voilà tout ce qu’on risque, et, pour des démagogues qui sont de l’intérieur de l’église, c’est bien peu de chose !

Ce qu’il y a de plus navrant dans ces agitations radicales, dont la France serait la première victime, si on ne les tenait en respect, c’est qu’elles ne sont pas seulement violentes et malfaisantes, elles ne laissent pas même entrevoir une idée, elles ne cachent que la plus lamentable pauvreté d’esprit. Qu’on exprime tous ces discours, ces manifestes, on ne peut en dégager une seule pensée sérieuse. C’est le plus prodigieux néant moral et politique. Des intérêts du pays, des moyens positifs et pratiques de relever la France, il n’en est même pas question. M. Gambetta a-t-il seulement essayé d’exciter l’intérêt de ceux qui l’écoutaient en leur parlant de nos véritables affaires, de nos préoccupations les plus pressantes ? Il n’y a pas songé, et les autres orateurs radicaux n’y ont pas songé plus que lui. Des banalités reientissantes, des menaces, des instincts de sédition, des déclamations laborieuses, c’est là le résumé de cette campagne radicale entreprise pour la vraie république, et dans ce concert assourdissant il n’y a pas jusqu’à ce vieux Garibaldi qui, du fond de son île, ne vienne jeter sa voix enrouée ! Garibaldi n’est pas content du tout de la France et de M. Thiers en particulier. Il trouve que M. Thiers est un tyran qui leurre la France avec de vieilles idées de gloire, et qui par ses armemens contraint l’Europe entière à rester armée. Garibaldi, en bon radical, nous souhaite de ne pas donner d’ombrage à M. de Bismarck et de reprendre la commune. Que nous veut ce bonhomme ? N’a-t-il pas assez de faire de la politique dans son île de Barataria ? Celui-là aussi en sera-t-il de la vraie république ? Eh bien ! si c’est de cette façon qu’on prétend la fonder, la république, il faut le dire une bonne fois pour que nous soyons fixés, nous tous qui, au milieu des agitations et des malheurs de notre pays, avons gardé l’inviolable habitude de mettre au-dessus de tous les partis ces deux choses sacrées entre toutes : la France et la liberté.

Les spectacles de la politique ne sont peut-être pas nombreux aujourd’hui en Europe, mais ils sont toujours instructifs, ne fût-ce que par les étranges coïncidences qui se produisent, par ce contraste qui éclate parfois entre le fracas de certains incidens et la modeste simplicité de certains faits qui n’ont pourtant pas moins de valeur morale. Il y a quelques jours à peine, trois empereurs se trouvaient réunis solennellement à Berlin ; leur rencontre avait été célébrée d’avance comme un de ces événemens qui font époque. Que reste-t-il maintenant de cette entrevue ? Les illuminations et les feux de Bengale sont éteints, les souverains se sont séparés, et le résultat politique n’est peut-être point tel décidément qu’il doive inaugurer cette ère nouvelle prophétisée par les journaux allemands. Le comte Andrassy, dans les explications qu’il a données récemment aux délégations autrichiennes réunies à Pesth, n’a pas dévoilé le grand mystère. Le prince Gortchakof ne semble pas fort pressé d’illustrer l’entrevue de quelque circulaire de sa façon. M. de Bismarck s’est borné jusqu’ici à un mot adressé en passant à un bourgmestre qui lui portait un diplôme de citoyen de Berlin. Chose étonnante ! est-il bien sûr qu’on soit plus avancé aujourd’hui qu’il y a un mois, et même qu’on se soit quitté avec une satisfaction sans mélange de part et d’autre ? On s’est promis assurément de maintenir la paix, de ne soulever aucune question dangereuse, et par une circonstance bizarre de plus, le lendemain, le roi de Hollande, en ouvrant les chambres néerlandaises, rappelait la nécessité de prendre des mesures pour assurer la défense du pays ; bien mieux, l’empereur d’Autriche lui-même, en inaugurant la session des délégations à Pesth, a proposé une augmentation des dépenses militaires. Ce n’est là sans doute qu’une simple coïncidence dénuée de toute signification politique, ce n’est pas moins d’un singulier à-propos au lendemain d’une telle entrevue. L’empereur Guillaume quittait à peine ses hôtes, qu’il allait à Marienburg assister à des fêtes nouvelles pour la célébration du centième anniversaire de l’annexion des provinces occidentales de la Prusse. C’est un euphémisme pour désigner le partage de la Pologne. Nous sommes en 1872, le 13 septembre il y a eu juste un siècle que Frédéric II a étendu la main sur sa part du butin polonais. Sous Guillaume Ier, cela s’appelle « la réunion des provinces occidentales de la Prusse. » On fête aujourd’hui dans l’ancienne capitale de l’ordre teutonique le centenaire de l’annexion mère de toutes les annexions. On parle de la paix en célébrant toutes les victoires de la force, et c’est de cette manière sans doute qu’on veut préparer l’Europe à se reposer dans les pacifiques et bienfaisantes conditions de la conquête érigée en système !

À la même heure cependant, il se passait dans un coin de l’Europe un événement qui a fait moins de bruit, et qui, pour le bien de la paix entre les peuples, pourrait avoir autant et plus d’importance que toutes les entrevues impériales ou les anniversaires des conquêtes de la force. Un simple tribunal, composé d’honnêtes gens délégués comme arbitres, a mis fin à la querelle qui pesait depuis des années sur les rapports de deux grandes nations, l’Angleterre et les États-Unis. Cette éternelle question de l’Alabama n’existe plus, les arbitres de Genève l’ont tranchée définitivement. Ce tribunal, on ne l’a pas oublié, se composait d’hommes distingués choisis par l’Italie, le Brésil et la Suisse, avec le concours de représentans des deux gouvernemens intéressés ; il était présidé par un personnage italien d’un grand savoir, d’une droiture supérieure, le comte Sclopis, que le roi Victor-Emmanuel avait désigné pour le représenter dans cette œuvre aussi difficile que délicate. Le tribunal arbitral enfin avait dû se réunir dans un pays neutre, en Suisse, à Genève, comme dans le lieu le plus favorable à des délibérations tranquilles et indépendantes.

Cet arbitrage a été plus d’une fois sur le point d’échouer par suite des mésintelligences profondes qui existaient entre les deux cabinets de Londres et de Washington au sujet des questions qui devaient être posées et résolues. Rien n’était plus difficile à définir que la juridiction même de ce tribunal, investi d’attributions à la fois si considérables et si vagues. L’Angleterre n’admettait pas que ce qu’on appelait la question des « dommages indirects » pût être l’objet d’un examen, les États-Unis maintenaient leur droit de soumettre tout aux arbitres. On a fini cependant par s’entendre sur ces préliminaires avec beaucoup d’esprit pratique et de bonne volonté, en écartant tous les conflits de prétentions théoriques, et le tribunal de Genève a pu se mettre à l’œuvre. Il a prononcé un jugement qui, en dehors même de l’équité supérieure dont il est empreint, a le grand mérite d’en finir avec cette fatigante querelle, sans laisser un sentiment d’amertume à aucune des deux parties. En définitive, l’Angleterre est absolument exonérée de toute responsabilité en ce qui touche les « dommages indirects, » et d’un autre côté elle devra payer aux États-Unis une indemnité de 15 millions ½ de dollars pour les pertes causées aux Américains par suite de la négligence qu’elle a mise à remplir toutes les obligations de la neutralité. Tout se trouve ainsi réglé. Une question qui a soulevé toutes les passions et inspiré plus d’une fois des inquiétudes dans les deux pays, qui pouvait rester comme une cause permanente d’aigreur et devenir en certaines circonstances une occasion ou un prétexte de rupture, cette question est résolue par l’autorité arbitrale de quelques hommes éclairés, désintéressés et indépendans.

Évidemment il n’y a rien à exagérer. Ce n’est pas un principe nouveau qui vient de s’introduire doucement, discrètement dans les rapports des peuples. Le tribunal de Genève n’a pas fait prévaloir définitivement le droit de l’arbitrage souverain. Bien des questions échappent et ne cesseront d’échapper à ces médiations pacificatrices. Il y a dans les passions, dans les intérêts, dans les antagonismes inévitables des nations, tout ce qui peut engendrer des conflagrations qu’aucune sagesse, qu’aucune autorité morale ne peut conjurer. Non sans doute, la guerre n’est point bannie de ce monde, elle n’est pas encore remplacée par un tribunal de conciliation faisant rentrer au fourreau les épées impatientes d’en sortir. Ce n’est pas moins un événement caractéristique et heureux que le succès de ce tribunal d’équité, de cette sorte de justice de paix internationale prononçant sur les griefs de deux pays, parvenant à remettre d’accord ceux qui n’avaient réussi jusque-là qu’à s’aigrir et à s’exciter mutuellement dans leurs négociations directes. Et ce qu’il y a de mieux, c’est que personne ne se plaint. Les États-Unis, qui avaient élevé des prétentions démesurées, ne disent rien. L’Angleterre peut bien faire quelque réserve pour l’honneur des principes ; au fond elle semble assez satisfaite, et elle se considère presque comme heureuse d’en êlre quitte à si bon marché. Beaucoup d’Anglais ont tout l’air d’éprouver un vrai soulagement de se voir délivrés de cet ennui moyennant quelque 77 millions de francs qu’ils paieront avec l’excédant des revenus publics, et même ils se consolent d’avoir à réparer les fautes d’une neutralité trop négligente en songeant que le commerce anglais sera le premier à profiter dans l’avenir de cette loi de responsabilité qu’on proclame aujourd’hui. Soit, il n’est rien de tel que de prendre philosophiquement son parti. Ce n’est pas un embarras pour l’Angleterre de donner 15 millions de dollars, surtout lorsqu’elle s’attendait peut-être à donner beaucoup plus. La plaie d’argent sera bien vite guérie ; mais est-il bien sûr que les Anglais paient seulement ici les négligences de leur neutralité pendant la guerre de la sécession américaine ? ils paient peut-être encore plus les défaillances de leur politique depuis quelques années.

L’Angleterre a cru être une habile calculatrice et une prévoyante ménagère en se retranchant dans un égoïsme transcendant, en se désintéressant des affaires du monde et en laissant tout passer sans rien dire. Elle a voulu rester l’Angleterre industrielle et mercantile uniquement occupée de ses intérêts matériels. Elle n’y a gagné que de voir son rôle et son influence diminuer sensiblement en Europe, et déjà elle a expié cette sorte d’effacement systématique par plus d’un déboire qu’elle n’eût point supporté autrefois. Les États-Unis eux-mêmes ne se sont peut-être montrés si tenaces dans cette affaire de VAlabama que parce qu’ils sentaient qu’ils pouvaient maintenir leurs prétentions sans péril, que le cabinet de Londres était décidé d’avance à ne point aller jusqu’aux dernières extrémités d’une rupture. L’Angleterre n’a aujourd’hui à payer que 15 millions de dollars, c’est une misère pour elle ; il reste à savoir si ce système ne finira pas par lui coûter beaucoup plus cher, si, elle ne s’expose pas à se trouver un jour ou l’autre dans la pénible et périlleuse alternative de se résigner à tout ou d’avoir à payer d’un seul coup les conséquences d’une politique qui n’aura pas mieux servi ses intérêts qu’elle n’aura contribué à maintenir son autorité de grande nation européenne. Au fond, tout en se réjouissant de l’heureux dénoûment de l’affaire de l’Alabama, bien des Anglais ne sont pas sans éprouver un certain malaise secret assez facile à démêler dans leur apparente satisfaction. Ils n’ont pas créé de difficultés au gouvernement, et ils ne lui refuseront pas les moyens de faire honneur à la sentence arbitrale de Genève. L’opposition elle-même a observé une grande mesure, elle se prêtera sans doute à tout ce qui sera nécessaire pour en finir au plus vite ; mais les Anglais sentent aussi qu’il ne faudrait pas avoir beaucoup d’affaires de ce genre, et le ministère de M. Gladstone, un moment relevé par son dernier succès, pourrait bien avoir à souffrir dans la session prochaine de ce froissement intime et latent de l’orgueil britannique. C’est après tout la moralité de cette singulière histoire du dernier démêlé de l’Angleterre et des États-Unis.

La vie publique est laborieuse pour tous, même pour ceux qui ont connu tous les bonheurs, toutes les prospérités, et qui ont la constitution assez forte pour supporter des épreuves passagères ; elle est bien plus dure encore pour ceux qui depuis longtemps sont le jouet des révolutions, qui vivent dans des agitations indéfinies. Qu’est-ce que la vie contemporaine de l’Espagne, si ce n’est une crise permanente ? La crise de la veille conduit à la crise du lendemain. Un changement de ministère est presque une révolution qui se manifeste tout au moins par une dissolution des chambres. La monarchie, reconstituée après les événemens de 1868 avec une dynastie nouvelle, vit sur un sol toujours prêt à s’effondrer, au milieu des menaces incessantes d’insurrections républicaines ou carlistes. C’est ainsi que les choses se passent. Le ministère radical, présidé par M. Ruiz Zorrilla, en arrivant au pouvoir il y a quelques mois, commençait naturellement par dissoudre les chambres, par faire des élections nouvelles, quoique le parlement qui existait et qui venait à peine d’être élu ne fût même pas encore légalement constitué. Qu’en est-il résulté ? Ce qui arrive toujours en Espagne n’a pas manqué de se reproduire. Le cabinet nouveau a fait ses élections, et il a eu la majorité, comme le cabinet auquel il succédait avait eu la sienne.

C’est l’éternelle histoire au-delà des Pyrénées. Autrefois, quand les progressistes arrivaient au pouvoir par une révolution, par un pronunciamiento, il restait à peine dans le congrès qu’on élisait deux ou trois modérés envoyés par quelques districts qu’on n’avait pas eu le temps de convertir. Quand les modérés à leur tour reprenaient l’ascendant, les cortès ne comptaient plus qu’un ou deux progressistes perdus dans une immense majorité conservatrice. La roue avait tourné comuie elle vient de tourner encore une fois il y a quelques jours. Le radicalisme était battu dans les élections faites sous l’influence du ministère dont M. Sagasta était le chef ; il s’est relevé dans les élections faites sous la haute surveillance du nouveau président du conseil, M. Ruiz Zorrilla, et M. Sagasta lui-même, la veille encore chef du ministère, n’a pas pu trouver des électeurs pour le nommer. La plupart des hommes qui ont été les premiers auteurs de la révolution de 1868 ou qui ont joué un rôle considérable dans la politique, le général Serrano, l’amiral Topete, l’amiral Malcampo, M. Rios Rosas, M. Ayala, ont eu le même sort, ils ne sont plus députés. L’opposition modérée n’est plus représentée dans les cortès nouvelles que par une douzaine de partisans du prince Alphonse. Les républicains seuls, par une sorte de connivence du gouvernement, ont réussi à se faire élire en assez grand nombre et forment un groupe d’une certaine importance dans ces chambres où le cabinet a pour le moment une majorité radicale à sa dévotion. Ce n’est pas que le président du conseil, M. Zorrilla, soit lui-même un radical bien terrible comme on l’entendrait en France ; il faisait récemment dans un discours les protestations monarchiques les plus vives, et il se déclarait prêt à se faire tuer sur les marches du palais pour la défense du roi Amédée Ier et de sa dynastie ; mais il a surtout du radicalisme le vague des idées et l’emphase du langage. M. Zorrilla a le goût des programmes ambitieux, toujours plus faciles à rédiger qu’à réaliser.

Certes, à lire le discours par lequel le roi Amédée vient d’ouvrir les chambres, on dirait l’Espagne en voie d’une transformation complète. Réorganiser l’armée par l’abolition de la conscription et l’établissement du service obligatoire, réformer l’administration, poursuivre la séparation de l’église et de l’état, ramener l’île de Cuba à l’ordre légal, en finir avec l’insurrection carliste qui se maintient en Catalogne, reconstituer les finances, c’est là le modeste programme que le cabinet de M. Zorrilla se charge de réaliser. Il en restera ce qui pourra et ce que la fortune des révolutions permettra de faire. Pour le moment, ce qu’on sait de mieux, c’est que, dans les projets qu’il vient de soumettre aux cortès, le ministre des finances propose de payer désormais un tiers des intérêts de la dette en papier, d’augmenter les impôts et de contracter un emprunt pour combler le déficit. Ce n’est pas là peut-être encore ce qui sauvera l’Espagne.

L’avantage des pays accoutumés au calme et fortement constitués, c’est qu’ils peuvent traverser sans péril des crises qui seraient fatales pour d’autres. La Suède vient de perdre son souverain, le roi Charles XV ; elle a été sincèrement émue et attristée, elle n’a pas eu même à craindre le trouble d’un interrègne d’un instant. Le roi Charles XV, petit-fils de Bernadotte, avait à peine quarante-six ans ; il avait succédé à son père, le roi Oscar 1er , en 1859. Durant ces treize années de règne, il avait su gagner l’affection et l’estime du peuple sur lequel il régnait. Il jouissait d’une véritable popularité dans toutes les classes. C’était un prince à l’âme chevaleresque, à l’esprit distingué, cultivant les lettres, ayant même écrit des poésies qui ont été traduites en allemand. Placé depuis quelques années dans une situation difficile en présence des événemens qui ont bouleversé l’Europe, après avoir commencé par le démembrement du Danemark, il s’était conduit avec une habile loyauté, sans dissimuler ses préférences pour l’idée de l’union Scandinave, dont il était le partisan intelligent et dévoué. Dans sa politique intérieure il observait scrupuleusement les règles constitutionnelles. C’est par ces qualités qu’il avait su se rendre populaire. Charles XV ne laisse qu’une fille, et son successeur à la couronne est son frère, qui prend le nom d’Oscar II. Il y a un demi-siècle que cette dynastie de Bernadotte est établie en Suède ; elle s’y est enracinée, elle reste la garantie de cette honnête et sérieuse nation du nord.

CH. DE MAZADE.