Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1857
30 septembre 1857
Encore une fois, n’y aurait-il pas aujourd’hui à faire la part de la politique des conjectures et des hypothèses à côté de la politique plus modeste qui se traduit en faits précis, en événemens trop réels ? Il est dans la nature de certains incidens exceptionnels de ne pouvoir passer inaperçus, et de provoquer une véritable effervescence dans les imaginations. Importans par eux-mêmes, ils font plus de bruit encore, s’il est possible, par tous les commentaires qu’on veut bien y rattacher, par les prévisions dont ils deviennent le point de départ. Telle est, on le sait, l’entrevue qui vient d’avoir lieu à Stuttgart, à la cour du vieux roi de Wurtemberg, entre l’empereur des Français et l’empereur de Russie. Les Allemands, il faut le dire, ne se sont pas montrés les moins féconds en interprétations et en inventions. Avec leurs habitudes spéculatives, ils ont envisagé l’événement sous toutes ses faces et ont épuisé toutes les combinaisons. Quel pouvait être l’objet de l’entrevue de Stuttgart ? Que résulterait-il de ces rapports nouveaux, scellés entre les chefs des deux plus puissans empires du continent, au cœur de l’Allemagne et sans l’Allemagne ? Le rapprochement intime de la France et de la Russie était évident, il n’y avait plus à en douter. L’Autriche seule, parmi les grandes puissances, se tenait à l’écart, isolée dans sa politique, séparée de la Russie par plus d’un souvenir, séparée de la France dans la récente affaire des principautés. N’était-ce pas là le principe d’une situation entièrement nouvelle, dangereuse même pour l’indépendance de l’Allemagne, à en croire les journaux autrichiens ? Puis tout à coup la scène change : il ne s’agit plus seulement de l’entrevue de Stuttgart ; c’est une rencontre nouvelle, qui jusqu’ici semblait moins prévue, entre l’empereur François-Joseph et l’empereur Alexandre II. Les deux souverains d’Autriche et de Russie vont se trouver ensemble à Weimar. Ils se verront pour la première fois depuis l’avènement du nouveau tsar. Cette rencontre était moins prévue, disons-nous, elle a surpris même à Vienne. On n’ignore pas en effet que la dernière guerre a laissé entre la Russie et l’Autriche des méfiances, des ressentimens qui se sont manifestés en plus d’une circonstance et sous plus d’une forme. C’est justement ce qui donne plus de signification à l’entrevue de Weimar. Que serait-ce encore si, comme on l’a dit, il devait y avoir d’ici à peu une rencontre de l’empereur des Français et de l’empereur d’Autriche? Voilà longtemps, à coup sûr, qu’il n’y aura eu en Europe de telles réunions de têtes couronnées et un pareil concours de visites impériales.
Quant au sens réel et aux conséquences de ces entrevues qui se succèdent depuis la visite à Osborne, celui qui ne se résignerait pas à faire la part de l’inconnu risquerait fort de prendre ses rêves pour la réalité. Seulement, en combinant ces divers incidens, en les mettant en regard de la situation de l’Europe, des questions qui s’agitent, des préoccupations les plus visibles des cabinets, on peut sans doute en conclure que ces rapprochemens personnels des souverains tendent moins à soulever des difficultés nouvelles qu’à préparer la solution de celles qui existent et à régulariser les rapports généraux du continent, livrés depuis quelque temps à une certaine confusion. Même dans ces conditions, l’entrevue de Stuttgart conserve encore toute son importance; elle perd tout au plus le caractère exclusif qu’une politique de fantaisie serait portée à lui attribuer, quand on ne la sépare pas de la visite de l’empereur Napoléon à Osborne et de l’entrevue du tsar avec l’empereur François-Joseph à Weimar. La simultanéité de ces faits, en révélant la complexité des situations, indique assez que le mouvement dont on vient d’avoir le spectacle conduit bien moins à la guerre qu’à la paix, bien moins à un brusque changement du système des alliances qu’à une sorte d’entente supérieure pour écarter le péril de complications générales qui deviendraient bientôt menaçantes pour tout le monde. C’est bien assez d’accepter les conflits quand ils naissent, quand une nécessité inexorable les impose; les souverains ne se réunissent pas pour les préparer. L’Europe a vu le temps où son existence reposait entièrement sur la guerre, sur la conquête, et où les grandes entrevues de souverains prenaient une signification redoutable. Une longue paix a créé des conditions nouvelles, et aujourd’hui les peuples de l’Occident prennent les armes moins pour faire des conquêtes que pour repousser l’esprit d’agression et de domination partout où il se présente.
C’est ce que l’Europe a été réduite à faire il y a trois ans, et si les dernières entrevues peuvent avoir un résultat direct au moment où nous sommes, ce résultat consiste justement à effacer les dernières traces de ce conflit, en substituant enfin une paix véritable à un état où survivent encore des difficultés qui sont une épreuve incessante pour toutes les politiques. Tant que le congrès de Paris n’aura pas achevé son œuvre dans une réunion nouvelle, ces difficultés subsisteront : elles provoqueront des crises à Constantinople, comme on l’a vu récemment; elles pèseront sur les relations des cabinets, elles mettront aux prises toutes les influences. Le meilleur moyen est donc de hâter la solution de cette question des principautés, qui reste comme un élément de trouble diplomatique, et qui n’est point étrangère à une certaine incohérence de tous les rapports en Europe; mais quelle sera cette solution? Le congrès en décidera lorsqu’il sera de nouveau rassemblé. Jusque-là le seul point qui était essentiel à maintenir et que la France a maintenu de concert avec la Russie, la Prusse et le Piémont, c’était la sincérité dans l’expression des vœux des populations danubiennes. L’Angleterre, on le sait, s’est ralliée à la France, à la suite de la rupture momentanée qui avait eu lieu à Constantinople; l’Autriche a suivi l’Angleterre dans son évolution; la Turquie a cédé à son tour, si bien que les élections étranges qui avaient été faites en Moldavie ont été annulées, et qu’un nouveau scrutin a du s’ouvrir après la rectification des listes électorales. C’est là ce qui avait été réclamé et ce qui avait motivé la rupture. Or sait-on maintenant quel est le résultat de ces élections nouvelles qui viennent de s’accomplir? Il donne une idée de la pureté des premières opérations si hardiment conduites par M. Vogoridès, et justifie singulièrement les protestations qui s’étaient élevées. D’abord les électeurs se sont rendus au scrutin cette fois, et on n’a point vu cette abstention systématique d’une partie de la population se désistant volontairement de son droit en l’absence de toute liberté. Le clergé, qui avait refusé de voter il y a deux mois, a pris part aux élections nouvelles. Le résultat n’est que plus significatif, et il se trouve que l’immense majorité des députés élus est favorable à l’idée de l’union des principautés. Dans le clergé comme dans les professions industrielles des villes, aussi bien que parmi les propriétaires des diverses classes, le vote a eu le même caractère. Ainsi, dans un espace de quelques semaines, deux résultats entièrement contradictoires se produisent. Dans le premier scrutin, ouvert sous une pression violente, l’union est vaincue; elle triomphe dans le second. Que s’est-il passé dans l’intervalle? Il y a eu la protestation des quatre puissances contre tout ce qui s’était fait en Moldavie et en faveur de la libre manifestation des opinions. Les opinions interrogées ont répondu. Après avoir été abandonné une première fois sur son champ de bataille électoral, M. Vogoridès ne s’est point cru sans doute assez fort pour engager une nouvelle lutte. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’un journal autrichien de Vérone, voulant récemment donner la plus triste idée des procédés du cabinet de Turin à l’occasion des élections qui vont avoir lieu en Piémont, allait jusqu’en Moldavie chercher des précédens, et comparait le ministre de l’intérieur piémontais à M. Vogoridès. Si l’accusation dirigée contre le cabinet de Turin manquait de justice, l’aveu était naïf en ce qui concerne M. Vogoridès, et il y avait même un peu d’ingratitude envers un homme qui s’était montré si docile aux premiers conseils de l’Autriche. Le malheur de M. Vogoridès est d’avoir trop réussi; ce succès trop complet a conduit à une défaite, aux élections nouvelles qui viennent d’avoir lieu en Moldavie, et dont le caractère est tout opposé. Le scrutin s’est également ouvert, il y a quelques jours, dans la Valachie pour la nomination des membres du divan de Bucharest, et de même ici les élections semblent entièrement favorables à l’union. Au reste, le résultat a toujours été moins douteux dans la Valachie. On commence donc à connaître l’opinion exacte des populations des principautés, l’opinion régulièrement et assez librement manifestée, ainsi que le prescrivait le traité de Paris. Parce que les populations du Danube semblent disposées à exprimer leurs vœux en faveur de l’union des deux provinces, il ne faut point dire cependant que ce principe d’une organisation nouvelle et nationale ait triomphé de tous les obstacles, et soit tout près de passer irrévocablement dans la réalité. Ici au contraire surgissent les difficultés véritables, celles qui tiennent à la divergence des vues et des intérêts diplomatiques. En passant de Bucharest et de Iassy dans le congrès de Paris, la question grandit et devient une affaire européenne. Une chose est certaine, c’est que les puissances qui ont tout d’abord considéré l’union des principautés comme une combinaison favorable à l’ordre européen s’appuient visiblement désormais sur le sentiment intime des populations. Seulement sous quelle forme l’union peut-elle se réaliser pour constituer une œuvre durable? Dans quelles limites la fusion des deux provinces peut-elle s’accomplir? C’est sur ce terrain sans doute que les luttes diplomatiques s’engageront pour finir peut-être, comme toutes les questions finissent, par une transaction.
Quelque intérêt que l’Angleterre puisse mettre dans cette affaire des principautés, elle a suffisamment montré cependant que sur ce point ses résolutions n’ont rien d’invariable, et dans la situation actuelle de l’Europe, les mouvemens de l’Angleterre ont cela de propre, qu’ils réagissent immédiatement sur la politique de l’Autriche. C’est là même ce qui a placé depuis quelque temps l’Autriche dans cette position embarrassée où on l’a vue. Pour l’Angleterre, aujourd’hui comme hier, tout se subordonne à l’affaire des Indes, à cette lutte implacable engagée aux extrémités de l’Orient. Depuis que cette insurrection a éclaté, mettant aux prises une poignée d’Anglais et une armée entière d’indigènes façonnés à la guerre, disciplinés par la puissance britannique elle-même, tout l’intérêt est là. On ne veut pas douter du résultat définitif, car l’Angleterre est assurément décidée à ne point abandonner ainsi à la barbarie une telle conquête, et à déployer toutes ses ressources pour rétablir son ascendant; mais jusque-là les malheurs se succèdent : chaque jour est marqué par des péripéties qui peuvent à chaque instant changer la face des choses. Il n’est pas facile de se reconnaître au milieu des détails confus et parfois contradictoires de ce drame sanglant, qui se déroule sur un théâtre presque sans limites. Cependant on peut distinguer quelques faits principaux qui résument la situation telle qu’elle est connue jusqu’ici. D’abord le siège de Delhi continue, ou plutôt Anglais et Indiens gardent leurs positions respectives sans que les opérations du siège marchent bien activement. Dans leurs sorties incessantes, les insurgés maîtres de Delhi viennent se heurter chaque fois contre le petit nombre d’hommes héroïques qui font flotter encore le drapeau de l’Angleterre aux portes de cette ville promise à la destruction. Le brigadier Nicholson, venant du Pundjab, paraissait sur le point de rejoindre la petite armée anglaise devant Delhi. Seulement on peut se demander si les forces qu’il conduit suffiront pour tenter un assaut, ou si elles ne viendront pas uniquement à propos pour combler les vides laissés par le feu et les maladies. Sur un autre point, la question est de savoir si la garnison anglaise qui se défend encore à Lucknow, dans l’ancien royaume d’Oude, pourra être délivrée, ou si cette partie du pays passera tout entière au pouvoir de l’insurrection. Un de ces hommes intrépides et hardis comme il s’en est trouvé si souvent dans l’Inde, le général Havelock, a entrepris une série d’opérations pour arriver jusqu’à Lucknow en partant de Cawnpore. Il a battu les insurgés dans toutes les rencontres qu’il a eues; chaque fois cependant il a été obligé de reculer, manquant de canons ou de munitions, voyant fondre sa petite colonne sous ses yeux, et ne pouvant recevoir que des secours inefficaces, de sorte que la garnison de Lucknow, livrée à elle-même, peut finir par essuyer le sort de tant d’autres Anglais impitoyablement massacrés par les insurgés.
Mais, en dehors de ces épisodes qui ont le Bengale pour théâtre, il restait une question grave : l’insurrection demeurerait-elle circonscrite dans les provinces où elle a pris naissance? Ne s’étendrait-elle pas aux autres présidences, à Madras et à Bombay? Il paraît désormais certain que l’incendie s’étend. Des corps de l’armée de Bombay se sont soulevés ou ont refusé de marcher contre les insurgés du Bengale. L’armée de Madras est ébranlée, et n’attend peut-être qu’une occasion. La défection s’accomplit plus lentement ici, mais elle est imminente, et les troupes natives deviennent un embarras plus qu’une ressource, outre que les officiers anglais qui les commandent peuvent être exposés à chaque instant à être égorgés. La situation de l’Inde aurait donc une gravité croissante, s’il n’y avait d’un autre côté une compensation, peu sûre à la vérité, que les Anglais croient apercevoir : c’est que jusqu’ici les populations sont restées étrangères à l’insurrection, qui a conservé un caractère purement militaire. Sans diminuer la valeur de ce fait, on peut se demander s’il durera, et ce ne serait pas sans raison qu’on se poserait cette question, puisque les correspondances annoncent déjà que dans les campagnes des soulèvemens ont eu lieu, que des planteurs anglais ont été massacrés, et que l’insurrection militaire devient par degrés une Véritable révolution dans le Bengale. Quoi qu’il en soit, l’impression générale reste grave et sombre pour le moment; elle est plus sinistre encore dans l’Inde même, on le conçoit, et, comme il arrive toujours, on cherche un coupable sur qui faire peser la responsabilité des événemens. Ce coupable, ce n’est pas aujourd’hui le gouvernement comme à l’époque de la guerre de Crimée; c’est la compagnie des Indes. A Calcutta, la chambre de commerce et les habitans européens se sont réunis pour adresser une pétition au parlement britannique. Les pétitionnaires demandent que le gouvernement de la compagnie soit remplacé par le gouvernement direct de la reine dans l’empire indien, qu’un conseil législatif libre, adapté aux besoins du pays et compatible avec la suprématie anglaise, soit établi. Le bruit de tous ces mécontentemens a eu récemment son écho dans la dernière réunion de la cour des directeurs de la compagnie. Un membre a demandé qu’on supprimât la pension faite au marquis de Dalhousie, en se fondant sur ce que le système suivi par l’ancien gouverneur-général des Indes était la cause de l’insurrection actuelle. Un autre membre de la cour a proposé de donner une représentation aux populations indiennes, et il a fini par montrer dans les barbaries commises par les insurgés une fatale conséquence des injustices dont ils ont été victimes. On s’est arrangé pour mettre fin à ces motions; plusieurs membres se sont retirés, et on n’a plus été en nombre pour délibérer. La suppression actuelle de la compagnie des Indes ne désarmerait pas l’insurrection du Bengale. Toutes les discussions possibles sur le système de politique qui a été suivi ne changeraient pas le cours des événemens, et ne seraient pas un remède au mal. Ce sont des questions qui s’agiteront sans nul doute, qui conduiront inévitablement à de profondes modifications dans le gouvernement de l’Inde; mais en attendant il s’agit de vaincre, de reprendre possession de ce sol où les insurgés règnent autant que les Anglais si ce n’est plus. L’Angleterre n’est point restée inactive; elle a déjà expédié plus de trente mille hommes, et elle en expédiera encore, car elle ne peut plus s’y méprendre, c’est avec des Européens qu’elle devra rétablir sa puissance dans l’Inde, et c’est là même une des plus sérieuses difficultés de cette guerre dans un pays où l’Européen a le climat à combattre avant de se mesurer avec les hommes.
Quand on suit d’un regard sympathique et assidu la marche des lettres contemporaines, on ne peut se défendre d’une profonde tristesse en voyant chaque jour les rangs se dépeupler, des existences se clore prématurément, des talens disparaître coup sur coup avant l’heure. Il y a quelques mois, c’était Alfred de Musset un poète d’un génie charmant et vigoureux, qui s’en allait comme s’il n’avait pu survivre à sa jeunesse; aujourd’hui c’est Gustave Planche, un mâle écrivain, un critique supérieur, qui disparaît après avoir fait de sa plume impartiale, inflexible et juste, la gardienne incorruptible du goût, des traditions de l’esprit et de la conscience littéraire. Gustave Planche n’avait que quarante-neuf ans lorsqu’il a succombé aux irrémédiables atteintes de la maladie. Il y a vingt-sept ans déjà, il entrait dans cette laborieuse carrière qu’il n’a pu parcourir jusqu’au bout, mais où il a laissé à chaque pas des marques de son éminent jugement. Dans cet espace d’un quart de siècle, il a été mêlé à toutes les luttes littéraires, ou plutôt il a été comme un témoin indépendant et sévère, suivant d’un œil ferme la marche des choses, arrêtant au passage les œuvres qui offensaient le goût, réduisant au néant les doctrines puériles, déconcertant bien souvent l’orgueil ou la vanité, et ramenant tous les esprits, les poètes comme les peintres, aux lois supérieures de leur art. Un tel écrivain n’a point de biographie, et c’est en vain qu’on voudrait la recomposer avec toute sorte d’inventions équivoques. Sa biographie est dans ses travaux, depuis les premières esquisses qu’il consacrait au salon de 1831 jusqu’à son étude sur les dernières œuvres de la peinture contemporaine, depuis ses premières polémiques sur les tentatives de la nouvelle école littéraire jusqu’à ses pages les plus récentes. Gustave Planche est tout entier dans ce qu’il a écrit, dans tous ces morceaux sur la moralité de la poésie, sur les royautés littéraires, sur les mœurs et les devoirs de la critique, sur le théâtre, le roman, la poésie lyrique, les beaux-arts, sur les œuvres et sur les hommes. Qu’on mesure cette carrière, elle paraîtra certes grandement remplie.
Nul écrivain de notre temps n’eut à un plus haut degré la faculté critique, le don du jugement. D’autres ont eu plus de finesse, plus de souplesse peut-être. Gustave Planche jugeait, et cette faculté critique, il ne l’exerçait pas à la légère; il ne suivait pas uniquement l’impulsion de son instinct. Il avait analysé l’art dans ses conditions et dans ses principes, de même qu’il l’avait étudié dans ses manifestations diverses. De là aussi la forme de sa critique, qui procédait volontiers par l’affirmation et la comparaison. Il fut un temps où il était d’usage de faire un crime à Gustave Planche de ses sévérités, qu’on prenait pour des outrages à la majesté des dieux contemporains. Ce temps est passé aujourd’hui, car l’expérience est venue, et quand par hasard on remet en présence l’œuvre censurée et la critique objet de tant d’injures, il se trouve que c’est l’œuvre qui a vieilli, tandis que la critique, inspirée par un jugement sain et droit, reste l’expression d’une vérité durable. D’ailleurs, comme on l’a dit, il n’est pas un esprit éminent à qui Gustave Planche n’ait payé de justes hommages; seulement il avait l’intelligence ainsi faite qu’il voulait savoir ce qu’il admirait, et même en présence de ces esprits supérieurs qu’il jugeait, il n’abdiquait pas sa liberté. Il était, si l’on veut, dogmatique et rude parfois; il ne connaissait pas l’art d’être rogue et complaisant. Quant à ceux qui croyaient diminuer le mâle écrivain en disant qu’il manquait de puissance pour s’élever jusqu’à la création spontanée, qu’il n’était qu’un critique, ceux-là n’oubliaient qu’une chose : c’est que la critique, elle aussi, est une création. Gustave Planche certes créait lorsqu’il écrivait un morceau d’une psychologie pénétrante comme l’étude sur l’Adolphe de Benjamin Constant. Mais en outre la critique par elle-même est une création permanente lorsqu’elle raffermit les notions ébranlées, lorsqu’elle démêle les rapports intimes et mystérieux de la morale et de l’art, quand elle ravive dans les esprits l’instinct du vrai et du beau. Elle est de plus une lumière et un guide, et son œuvre est une œuvre féconde lorsqu’au milieu de toutes les suggestions matérielles elle maintient l’ascendant et la puissance du spiritualisme dans l’art, comme l’a fait Gustave Planche jusqu’au dernier moment. L’autorité que l’écrivain avait acquise, et qui n’a fait que s’accroître, tenait justement à cet instinct supérieur de l’art qu’il possédait, à la fermeté de sa raison, à la précision de ses jugemens, à la sévérité indépendante de sa conscience, et cette sévérité, il l’avait pour lui-même comme pour les autres, car s’il est facile d’aller chercher dans cette vie des bizarreries ou des faiblesses, dont l’homme souffrait seul d’ailleurs, on y trouverait aussi des actes de désintéressement et de délicatesse morale dont il ne se faisait pas même un mérite.
Où donc la perte de Gustave Planche serait-elle plus vivement sentie que dans cette Revue? Il y a vécu, on peut dire, depuis le premier instant. C’est ici qu’a paru presque tout ce qu’il a écrit. C’est une erreur de croire qu’il peut être indifférent pour les écrivains de mener une existence errante, de s’asseoir à tous les foyers, de changer d’asile au gré du caprice et de l’intérêt du moment. Le plus souvent la vie littéraire perd sa dignité et son prix dans cette dispersion. Pour les esprits sérieux, il y a en quelque sorte une famille littéraire, un foyer préféré, où l’on a sa place et où l’on reste. La Revue était cette famille, ce foyer pour Gustave Planche; il y avait la liberté, l’indépendance et la place due à son talent. Une seule fois il l’a quittée, et ce fut pour revenir bien vite de son propre mouvement. Un romancier avait eu l’idée de créer un recueil littéraire; il attira Gustave Planche, espérant secrètement sans doute trouver en lui un critique qui commenterait ses œuvres et démontrerait la supériorité de son génie. Il se trompait singulièrement, la louange ne vint pas, et les rapports ne furent pas longs, car il n’était pas dans l’habitude du critique de trahir sa pensée. Gustave Planche revint ici, et il y est resté jusqu’à sa mort, défendant invariablement les mêmes idées, et ne cessant de mener cette vie active du critique, sauf pendant quelques années consacrées à un voyage en Italie. Il avait conservé jusqu’au bout toute la force de son intelligence, et c’est dans la maturité de son talent qu’il est mort, au moment où la sévérité de sa parole eût été plus utile que jamais au milieu des défaillances des esprits et des déviations de l’art. Nous avons accompagné l’autre jour ce simple et triste cortège d’un écrivain qui a été une des forces de la littérature contemporaine. Tous ceux qui auraient dû ne point manquer à cette heure dernière du critique n’étaient point là sans doute. M. Cousin y était. M. Jules Janin s’est fait honneur en oubliant que plus que tout autre il avait violemment poursuivi Gustave Planche, et en venant dire la parole de paix, l’adieu de tous à l’homme étranger désormais aux luttes de ce monde.
Voici cependant que de cette mort et de cette paix du tombeau il se dégage un plus haut et plus sérieux enseignement. Gustave Planche, pendant sa vie, a été assailli de bien des injures et de bien des récriminations. Il avait soulevé des animosités et des ressentimens qui ont cherché plus d’une fois à lui faire expier cette vertu qu’on nomme l’indépendance de l’esprit. Il n’y prenait pas garde, il ne lisait jamais ce qu’on disait de lui. Il fallait que l’injure eût dépassé toute limite pour qu’il le sût et s’arrêtât un instant. Il meurt tout à coup, et que reste-t-il de ces animosités ? Tout le monde sent aussitôt le vide qui vient de se faire dans les lettres et dans les arts. On reconnaît ce qu’il y avait de sensé, d’utile, de salutaire, dans cette critique vigilante et forte, dont l’intégrité reçoit de publics hommages. Et qu’on ne pense pas que ce sentiment se manifeste uniquement dans le monde littéraire, parmi les écrivains. De toutes parts arrivent ici des témoignages qui prouvent que l’autorité de la parole de Gustave Planche était plus grande encore et plus étendue qu’on ne le croyait peut-être. Sa mort seule donne la mesure exacte de la place qu’il occupait dans l’opinion. Il est donc vrai, la sincérité conserve encore son prix dans le monde, et le jour des rémunérations arrive aussi pour les austères franchises de la critique. C’est là peut-être un fait à noter comme un symptôme heureux. Malgré tout, il y a dans les esprits et dans les âmes un besoin secret de voir s’exercer sans faiblesse cette sévérité de la censure morale et littéraire. Serait-ce pour la critique le moment de manquer à sa mission ? Plus que jamais au contraire elle voit s’ouvrir devant elle une grande carrière. Il est difficile, dira-t-on, de se plier à toutes les conditions de la critique, de se retrancher dans cette indépendance que s’était faite Gustave Planche. Il faudrait renoncer au monde et aux relations sociales, aux bienveillances qui flattent, aux habitudes qui plaisent ; il faudrait s’isoler absolument, s’abstenir presque d’être un homme pour juger les hommes et leurs œuvres. — C’est un idéal un peu sévère. Il n’est peut-être pas aussi difficile qu’on le pense d’exercer une critique sérieuse et utile. L’essentiel n’est pas de fuir les hommes et leur société ; l’essentiel est de fuir les mauvaises doctrines, les influences corruptrices, et d’élever son esprit au-dessus des considérations vulgaires dans l’expression sincère et indépendante d’un jugement. Il peut y avoir sans doute des vanités blessées, des amours-propres mécontens ; mais il y a aussi une multitude d’intelligences sympathiques qui recueillent une parole juste et convaincue. Qu’on songe bien que la critique aujourd’hui ne peut avoir une autorité sérieuse et accomplir son œuvre qu’en travaillant d’un commun effort à redresser les idées, à raviver les notions morales, à rectifier des tendances avilissantes, à remettre en honneur le prix de l’étude et toutes les applications élevées de l’art, car, pour tout dire, le monde contemporain a besoin d’être guidé, non d’être flatté ou amusé.
Tandis que l’Italie est retombée par degrés dans sa situation d’autrefois, après avoir parcouru ce cercle de malheurs et d’épreuves qui ont signalé les dernières révolutions, voici un autre homme qui fut l’un des acteurs de ces révolutions, qui avait été jeté par elles loin de son pays, et qui vient de mourir tristement à Paris : c’est M. Daniel Manin, l’ancien président de la république de Venise, l’un des citoyens de cette Italie déclassée et dispersée, qui s’agite partout en dehors des réalités actuelles de la politique. Daniel Manin se trompait, nous le croyons, dans ses idées et dans ses vœux : il mettait l’avenir de la péninsule dans des combinaisons chimériques; mais il y aurait une étrange injustice à le confondre avec la tourbe des révolutionnaires, avec des agitateurs fanatiques comme Mazzini, et on ne peut s’empêcher de se souvenir que de tous les Italiens il fut peut-être celui qui, avec le roi Charles-Albert, remplit le plus fidèlement son devoir en 1848. Daniel Manin était né en 1804, il est mort dans un âge peu avancé; il reste assurément une des figures les plus originales des dernières révolutions italiennes. Ce n’était nullement un homme de sociétés secrètes. Légiste de profession, c’est par des moyens légaux et pratiques qu’il prétendait engager la lutte contre l’Autriche en 1846, au moment où l’Italie tout entière s’agitait. Il fut à cette époque une sorte d’O’Connell vénitien, très expert à saisir les faiblesses du gouvernement impérial, luttant habilement à l’occasion du tracé du chemin de fer de Milan à Venise, se servant des lois que l’Autriche elle-même avait données sans les exécuter, et allant bientôt jusqu’à remettre à la congrégation centrale vénitienne un mémoire où il exposait tout un plan de réforme. Il demandait un gouvernement séparé pour la Vénétie et la Lombardie, une révision des codes, un budget annuel, la liberté des cultes et de la presse. La politique de Manin était là tout entière : elle consistait à reconnaître l’Autriche pour la mieux combattre, pour la réduire par une agitation pacifique à réaliser des choses qui ne pouvaient qu’enflammer l’esprit italien. Le tribun vénitien eut le poète Tommaseo pour second dans cette lutte. La révolution de 1848 le trouva en prison, et comme il était détenu illégalement, il ne voulut point être délivré par le peuple; il ne consentit à sortir que sur une décision du tribunal. Désormais tout se précipitait à Venise; tout allait se faire par Daniel Manin, devenu le chef, le dictateur de la république proclamée un mois après : république éphémère, pour laquelle le tribun vénitien fit assurément tout ce qu’il put en la faisant durer un an et en entourant d’un reflet de gloire sa chute nouvelle.
Le malheur de Venise, c’est que sa cause ait été si souvent confondue par ses ennemis et même par ses amis avec celle de toutes les révolutions européennes de ce temps. Il ne faut pas oublier cependant ce qu’il y avait de profondément distinct dans cette république renaissant d’elle-même dans la ville des lagunes, et se personnifiant, comme pour mieux faire illusion, dans un homme qui portait le nom du dernier des doges, quoique n’appartenant nullement à sa famille. C’était, si l’on veut, une résurrection factice; ce n’était pas une menace pour l’Europe, un attentat contre l’indépendance italienne, comme ces républiques perturbatrices qui se promenaient d’un bouta l’autre de la péninsule, ralliant toutes les passions anarchiques. La république de Mazzini à Rome était la subversion du monde; la république de Manin n’était qu’une forme de l’indépendance de l’Italie. Venise en 1848 est restée pure de tous les excès qui ont compromis ce grand mouvement; elle ne s’est signalée que par sa résistance à l’Autriche pendant un siège d’un an, et c’est justement dans ce drame d’une année que Daniel Manin eut un rôle à part, obligé de faire face à tout, domptant des émeutes par sa parole, dialoguant tous les jours avec ce peuple impressionnable qui venait lui demander tantôt des armes, tantôt du pain, formant un gouvernement et donnant à cette malheureuse Venise une ombre d’existence en Europe. Rien n’est plus curieux que certaines scènes familières entre les Vénitiens et leur dictateur, qui finissait toujours par avoir raison. Lorsque l’annexion de la Vénétie au Piémont fut prononcée, Manin s’effaçait en disant : « Qu’il n’y ait en ce moment ni royalistes ni démocrates; soyons Italiens avant tout. » Quand les Piémontais furent réduits à suspendre la guerre, il reprit le pouvoir qui tombait de toutes les mains, et cette fois ce fut pour soutenir la lutte jusqu’au bout, de façon à faire honorer du moins Venise dans sa chute et à inspirer aux Autrichiens eux-mêmes des sentimens d’estime. Qu’on se souvienne que Venise, serrée par un blocus étouffant, ne succombait qu’après Novare, après la prise de Rome, quand tout était fini au-delà des Alpes. Cette Italie effervescente et belliqueuse de 1848 n’est plus.
Après la capitulation de Venise en 1849, Manin s’était retiré en France, où il vivait d’une vie modeste et éprouvée; les deuils de famille étaient venus s’ajouter pour lui aux tristesses de l’exil. Malgré tout, il était visiblement plein d’espérances encore. Dans ces derniers temps, on le voyait se multiplier, adresser des appels à ses compatriotes, en engageant tous les Italiens à se rallier à la maison de Savoie, à la condition que celle-ci se dévouerait à l’œuvre commune. Manin constituait sans doute assez chimériquement de nouveaux royaumes, outre que c’est là une de ces aventures où la maison de Savoie risquerait sa couronne sans être bien sûre de la couronne d’Italie, même quand elle aurait battu les Autrichiens, et qu’il ne lui resterait plus à vaincre que les Italiens; mais enfin cela montre que l’ancien dictateur de Venise, bien que par goût attaché à la république, savait faire le sacrifice de ses opinions, cherchait sincèrement ce qui était possible, et mettait au-dessus de tout l’indépendance nationale. Il n’était pas de ces sectaires étranges qui volontiers immoleraient la patrie à leurs rêves, et qui sont les premiers ennemis de l’Italie. Sous ce rapport, Daniel Manin différait entièrement de Mazzini, et l’influence qu’il pouvait exercer au-delà des Alpes était d’une nature tout opposée, comme on l’a vu en ces derniers temps. Quelles que fussent les illusions de l’ancien dictateur de Venise, il avait su se faire estimer pour son caractère, et il laisse un nom qui rappelle un des plus attachans épisodes des révolutions contemporaines de l’Italie.
Depuis que l’Italie a eu ses révolutions, l’Espagne a eu les siennes, d’une autre nature; elle les a traversées aussi rapidement : se trouve-t-elle aujourd’hui dans une situation plus certaine et mieux affermie? Il semble au contraire qu’il y ait une sorte de difficulté secrète et indéfinissable dans les affaires de l’Espagne, et que le doute se glisse partout. Il y a plus d’un an déjà que l’esprit de conservation a remporté une victoire éclatante au-delà des Pyrénées, et que toutes les garanties d’un régime plus régulier ont été restaurées. Le cabinet actuel, qui a pour lui l’expérience et la vigueur de son chef, le général Narvaez, compte plus de dix mois d’existence ; il a obtenu des chambres dans la dernière session un concours décidé et permanent ; il a eu à réprimer une tentative d’insurrection dans l’Andalousie, et il l’a domptée énergiquement. La confiance de la reine n’a pas paru lui manquer jusqu’ici dans les diverses luttes qu’il a dû soutenir et qu’il a soutenues avec succès. Tout semblerait donc se réunir pour créer une situation dégagée d’embarras et de périls, et cependant, si l’on en juge d’après bien des symptômes, il est évident que cette expérience d’une année n’a pas produit tous les résultats qu’on en attendait, en ce sens que l’Espagne aujourd’hui se trouve calme il est vrai, mais incertaine. L’ordre est à la surface, pourrait-on dire; il n’est pas dans les esprits et dans les choses. De là une situation indécise et pénible, où l’état moral et politique du pays ne s’améliore pas, malgré toutes les garanties de stabilité reconquises, et où les crises de pouvoir sont toujours imminentes, comme on vient de le voir récemment encore. En peu de jours en effet, le ministère a donné sa démission, puis il s’est décidé à conserver la direction des affaires. Comment s’est accomplie cette brusque péripétie? C’est ce qu’il serait peut-être difficile de préciser avec une complète exactitude, d’autant plus qu’au premier abord on n’aperçoit aucun fait, aucune question intéressant la marche générale de la politique. Le parlement est absent; il n’est survenu aucun incident intérieur de nature à provoquer des dissentimens sérieux. La seule affaire grave en ce moment pour l’Espagne est la querelle diplomatique avec le Mexique, et la question paraît avoir été déférée à la médiation de la France et de l’Angleterre.
Ce n’est point évidemment dans cet ordre de faits qu’on peut chercher la cause des dernières péripéties ministérielles qui ont eu lieu à Madrid. En réalité, la crise a pris naissance il y a plus d’un mois : le cabinet croyait, dit-on, que la présence au palais de certaines personnes de l’entourage de la reine pouvait n’être point étrangère aux difficultés de la situation actuelle, et il demandait l’éloignement de ces personnes. C’est là peut-être ce qu’on pourrait appeler le premier acte de la crise, et comme la reine, bien qu’un peu froissée sans doute, ne refusait nullement de souscrire en principe à ce que lui demandaient ses ministres, tout s’arrêtait là pour le moment. Quelques jours plus tard, le conseil avait une proposition nouvelle à faire : il demandait que le capitaine-général de l’île de Cuba, le général Jose de la Concha, qui exerce son commandement depuis trois ans déjà, fût remplacé par le ministre actuel de la marine, le général Lersundi. M. Lersundi du reste était publiquement désigné pour ce poste depuis quelques mois, et il paraissait lui-même tellement convaincu de son départ prochain, qu’il avait fait, à ce qu’on assure, ses apprêts de voyage; mais la reine refusait cette fois de sanctionner la proposition qui lui était faite. De là est venue la crise : les ministres se croyaient obligés de donner immédiatement leur démission, voyant dans le refus d’Isabelle II tout au moins la preuve d’une diminution de confiance. Seulement la reine n’a point voulu accepter cette démission, et le cabinet a fini par consentir à rester au pouvoir en se désistant de sa proposition primitive au sujet de la capitainerie-générale de Cuba. Cependant par ce fait même il y avait un homme dont la situation devenait particulièrement difficile, c’était le général Lersundi, plus personnellement engagé que tout autre, puisqu’il avait été l’occasion de la crise. Le général Lersundi a persisté à vouloir se retirer; mais il a dû également céder aux instances de la reine, qui s’est plu à tempérer par beaucoup de bonne grâce ce qu’il y avait de désagréable dans cet incident pour le ministre de la marine. Tel a donc été le dénoûment pour aujourd’hui. Il reste à savoir-si les difficultés dont cette crise n’est qu’un symptôme ne se renouvelleront pas. Le malheur pour l’Espagne, c’est que la situation qui existe actuellement ne date pas des incidens récens; elle remonte plus haut, elle tient à tout un ensemble de circonstances, à la désunion du parti modéré, à la politique qui a été suivie. Le cabinet de Madrid croit garantir encore aujourd’hui la sécurité du pays et sa propre sécurité en déployant contre les journaux toutes les rigueurs de la dernière loi sur la presse, en ordonnant tous les matins des saisies et des poursuites. Il se trompe, il ne fait qu’ajouter au fractionnement du parti modéré, et par là il diminue sa propre force, au lieu de chercher son vrai point d’appui dans toutes les fractions conservatrices ralliées sur le terrain d’un sage et prudent libéralisme. Il en résulte qu’à l’ouverture des cortès, qui doit avoir lieu dans un mois, le ministère risque de se trouver encore dans la même situation où il était lorsque les chambres se sont réunies pour la première fois au mois de mai, c’est-à-dire que rien ne le menacera en apparence, et que cependant il sera obligé de lutter péniblement pour obtenir des victoires précaires, pour éviter les écueils. Le général Narvaez, on n’en peut douter, a l’intelligence de cette situation et de la politique qui serait nécessaire à l’Espagne. S’il ne pratique pas avec une efficacité plus décisive cette politique, c’est qu’évidemment il rencontre des obstacles, placé qu’il est aujourd’hui entre les dissentimens qu’il a eus avec la couronne et l’appui peut-être problématique des chambres. Là est justement la question, de sorte que la crise qui vient de se dénouer heureusement pourrait bien encore être suivie de crises nouvelles, s’il n’y avait la difficulté de trouver de nouveaux hommes et le grand danger de recommencer l’histoire dont la révolution de 1854 fut le triste dénoûment.
La Hollande est plus heureuse; elle n’a point de crise. Aujourd’hui elle est tout entière à la préoccupation de ses intérêts économiques. La dernière difficulté qu’elle ait eue, et qui naissait de la loi sur l’instruction primaire, a été favorablement résolue. Il s’ensuit que les états-généraux, qui viennent de se rassembler de nouveau à La Haye, n’ont plus devant eux cette dangereuse perspective de discussions brûlantes. En quelques semaines en effet, la Hollande a vu se clore la session législative de 1856-1857, et s’ouvrir une session nouvelle. La clôture des chambres était prononcée, il y a un mois, par le ministre de l’intérieur. C’est le roi cette fois qui a voulu inaugurer les travaux de la nouvelle session, et dans le discours adressé aux chambres il n’a eu à constater que des résultats heureux, le calme du pays, la prospérité de l’industrie, l’amélioration des finances. Le roi a laissé pressentir la proposition de quelques lois d’une certaine importance et d’une nature diverse. Ce sont notamment des lois sur le pouvoir judiciaire, sur les tarifs, sur les finances communales, sur les chemins de fer, qui ont besoin, pour se développer, d’un soutien énergique, à défaut d’associations puissantes de capitaux. Les questions économiques dominent dans le discours du roi, et elles domineront vraisemblablement dans la session qui s’ouvre. Les états-généraux se sont mis immédiatement à l’œuvre. La seconde chambre a commencé par choisir les trois candidats à proposer au roi pour la présidence. M. van Goltstein, qui a déjà occupé le fauteuil dans la dernière session, et qui appartient à l’opinion libérale modérée, a réuni le plus grand nombre de voix. Après lui venaient MM. Baud et Dullert. C’est M. van Goltstein qui a été désigné par le roi, et qui a pris possession de la présidence. Dès le même jour, quelques-unes des lois annoncées par le roi et d’autres encore ont été présentées. Il en est une qui a pour objet de régler l’émancipation des esclaves dans les Indes occidentales. Une autre tend à réformer le système monétaire dans les Indes orientales. Enfin la plus importante pour le moment est la loi du budget, qui a été accompagnée d’un tableau complet de la situation des finances. Cette situation, ainsi que le roi lui-même l’indiquait dans son discours, n’a rien que de rassurant. Les dépenses sont largement couvertes par le produit des revenus publics, qui ne fait que s’accroître. L’exercice actuel présente déjà une amélioration notable, comparativement à celui de 1856, outre qu’une somme assez forte a été consacrée à l’amortissement de la dette nationale. En présence de cette situation prospère, le gouvernement s’est cru dans le devoir de venir en aide aux finances communales, et c’est à quoi tend en effet un des projets présentés, de sorte que, comme on peut le voir, la session des chambres hollandaises va être à peu près consacrée tout entière à des discussions financières, qui ne sont pas les moins utiles, surtout quand un pays a l’heureux privilège d’échapper aux agitations. La Hollande a ce privilège, et elle le doit à sa sagesse, à cette modération avec laquelle elle pratique le régime constitutionnel.
CH. DE MAZADE.
Si le parti légitimiste éprouve le besoin d’être guidé dans ses voies, voici un livre qui aspire à le satisfaire, et qui ne lui épargne ni les leçons ni les conseils. Nous ne pouvons, quant à nous, lui accorder une grande importance; nous en parlerons seulement comme d’une singularité qui peut jeter quelque jour sur la dissolution qui s’opère obscurément aujourd’hui dans la pensée des hommes. On veut et on ne veut pas; on a des sentimens qui se combattent, des fidélités qui se lassent d’attendre, des antipathies qui tordent les principes, des prévisions incertaines qui les ballottent; et si de tout cela il sort quelque avis qui veut être décisif, il reste encore tant de nuages dans la décision même, qu’il faut beaucoup d’attention pour comprendre où l’on en veut venir. « Je suis légitimiste! s’écrie tout d’abord l’auteur de ce livre; me sera-t-il défendu de le dire? » Plus loin, il ajoute « qu’il n’a pas voté pour l’empire et qu’il a vu avec douleur son avènement. » Ne dirait-on pas un séditieux qui risque tout? Eh bien! non, il n’est pas séditieux le moins du monde, ainsi que vous l’allez voir, pour peu que cela vous intéresse.
Selon lui, au lendemain de la révolution de février, les légitimistes ont manqué à leur mission. Si leur voix s’était élevée dans la constituante de 1848, dès la première séance, en faveur de la légitimité, elle aurait eu dans le pays un long et profond retentissement, et bientôt, justifiée par de cruels événemens, elle eût entraîné la France tout entière; mais « ils faillirent » à leur devoir de défenseurs de la légitimité : « on leur avait tant dit que l’âge d’or de la liberté allait venir, » qu’ils refoulèrent au fond de leur cœur les affections et les espérances de toute leur vie, et que l’esprit de désintéressement et de conciliation les entraîna au-delà de toutes les bornes. Après l’élection du 10 décembre 1848, ils faillirent de nouveau; ils refusèrent jusqu’au bout de comprendre la signification monarchique de cette manifestation nationale. La France ne voulait pas de république, et « les hésitations de Louis Bonaparte leur faisaient la partie belle. » A qui la faute si, après trois années d’agitation révolutionnaire, la société n’eut à opter qu’entre l’anarchie et le rétablissement de l’empire? — Il faut avouer que l’écrivain parle franchement à son parti; mais en vérité il le traite trop mal. Il n’est point exact de dire que les légitimistes qui acceptèrent au premier moment la république, fussent si simples que de croire à l’âge d’or ; ils crurent qu’il était temps pour eux de se rallier à l’esprit démocratique de l’époque, ou tout au moins ils crurent qu’après tout la république valait mieux que l’anarchie. Ils ne pensaient point qu’alors la légitimité pût être rétablie à si peu de frais, ni qu’une voix « sortie de la constituante » en faveur de M. Le comte de Chambord eût tout entraîné, ni que Louis Bonaparte, après le 10 décembre, leur fît la partie belle. Pour croire tout cela, il aurait fallu cette foi qui transporte les montagnes, et ils aimèrent mieux écouter le bon sens qui laisse les montagnes où elles sont.
Où donc en veut-il venir? Le voici. Puisque les légitimistes ont si mal profité des belles occasions qui leur étaient offertes, il faut qu’au moins maintenant, pour en finir d’une autre manière avec les révolutions, ils se rallient à l’empire, dans le cas prévu où M. Le comte de Chambord mourrait sans postérité. L’exposition de cette doctrine est loin d’être claire. Dans une matière si délicate, il y avait tant de précautions à prendre de tous les côtés ! Il nous a fallu, pour atteindre la pensée de l’auteur, fendre, non sans peine, un flux de considérations peu neuves. Amusons-nous cependant à la suivre dans ses sinuosités.
Le mot de légitimité, selon M. Muller, a plus d’un sens. Dans la langue politique, on lui a donné un sens restreint qui s’applique surtout à l’institution de l’autorité ; mais il a un sens plus large : c’est la qualité de ce qui est conforme à la loi suprême, règle souveraine de l’ordre, source de tout droit. — Le travail, la famille, la propriété, constituent le vrai fondement de la société, fondement divin, auquel doit se rapporter tout l’édifice. La légitimité de toutes les autres institutions dérive de la conformité de leur but avec le but de cette institution première. Nous avons donc ici, si nous l’entendons bien, « la légitimité du but, » comme d’autres ont dit « la souveraineté du but. » Cette sorte de légitimité s’applique à toutes les formes de la société, car celle-ci ne naît pas partout avec le même tempérament ; elle naît sous des formes diverses, par l’influence de causes supérieures à nos volontés, causes qui tiennent au climat, au territoire, à une foule d’autres circonstances, mais causes divines, c’est-à-dire appartenant à la logique de la création. La Suisse, les États-Unis, ont leur tempérament républicain; mais quand une nation a été gouvernée héréditairement depuis des siècles, elle a révélé un tempérament qui ne s’accommode que de la monarchie héréditaire. En ce sens, la légitimité est de droit divin; l’idée d’un pouvoir exercé par droit divin implique l’idée de devoirs, elle ennoblit la domination, elle radoucit. Ainsi nous voilà sortis de l’idée restreinte et du sens étroit que Ton donne au mot de légitimité dans la polémique ordinaire; l’espace s’étend; l’opinion peut prendre le large, et c’est ce qu’elle va faire, comme on le verra bientôt.
Si la légitimité est applicable à diverses formes de gouvernement, pourvu qu’elles conviennent au pays et « à la logique de la création, » elle peut aussi, dans les pays qui demandent la monarchie héréditaire, passer d’une dynastie à une autre : transition délicate pour l’auteur, mais il s’en expliquera progressivement. « Il est possible que Dieu ait changé de dessein sur la dynastie qu’il avait élevée; il est possible que nos révolutions n’aient été permises qu’en vue d’une heureuse transformation, et que dans un ou deux siècles nos descendans n’aient qu’à se féliciter des changemens qui ont fait notre douleur; il est possible enfin qu’une monarchie nouvelle soit appelée à une œuvre non moins glorieuse, non moins providentielle que celle de la monarchie ancienne. » Mais alors, s’écrieront les légitimistes, le principe traditionnel défendu par nous était donc une erreur? Si pareille chose est possible, l’ancienne dynastie existant encore, notre droit divin indéfectible est donc une utopie, et nous ne pouvons plus soutenir la discussion contre nos adversaires? A cela M. Muller répond par cette comparaison : « Il est possible que tous les propriétaires soient quelque jour dépouillés par une commotion sociale, que la propriété se reconstitue ensuite dans d’autres mains, et qu’une longue période de calme et de prospérité succède à ce bouleversement. Le principe de la propriété en sera-t-il moins vrai pour cela? » Les révolutions renversent quelquefois les établissemens humains, mais ne changent point les conditions de l’ordre par lequel ces établissemens existent. « Dans mille ans comme aujourd’hui, la propriété sera obligée de s’appuyer sur le respect de la loi divine, et dans mille ans encore la monarchie héréditaire n’offrira de force et de sécurité aux peuples que par la fidèle observation du principe de légitime succession. » Ainsi, selon l’auteur, les personnes changent, mais les choses restent, et une dynastie nouvelle, si elle remplit les conditions qui manifestent une origine divine, sera légitime et de droit divin comme la première.
Quelles sont donc ces conditions? Hugues Capet a été élu roi au détriment de Charles de Lorraine, son oncle; il fut la source de l’antique légitimité française. Sa race s’est légitimée par la consécration du temps, par le prestige des services rendus, et a fini ainsi par se placer au-dessus de toute discussion d’origine, par s’imposer comme la condition essentielle de l’existence nationale; car il ne suffit pas de choisir une famille et de dire : Elle régnera sur nous à perpétuité ! il faut que cette famille se justifie par son passé, qu’elle s’environne du prestige d’une grande tradition. La France avait rencontré toutes ces conditions dans la maison de Bourbon. Il est vrai que, malgré la grande tradition, la monarchie est tombée trois fois en cinquante ans; mais qu’est-ce qui ne tombe pas en ce monde? D’ailleurs le principe, quoique nécessaire, ne peut pas tout faire à lui seul; « il a besoin, en certaines circonstances, de rencontrer dans son représentant des qualités qui malheureusement ne se trouvent pas toujours. » Serait-ce une allusion? On pourrait le croire, surtout en lisant ensuite cette longue citation d’un discours que Mézeray a mis dans la bouche du maréchal de Biron parlant à Henri IV, et dont voici quelques passages des plus transparens : « Quoi! sire, dit Biron, on vous conseille de monter sur mer, comme s’il n’y avait pas d’autre moyen de conserver votre royaume que de le quitter ! Si vous n’étiez pas en France, il faudrait percer au travers de tous les hasards et de tous les obstacles pour y venir, et maintenant que vous y êtes, on voudrait que vous en sortissiez!... Enfin, sire, nous sommes en France, il faut nous y enterrer. Il s’agit d’un royaume, il faut l’emporter ou y perdre la vie. Je ne puis croire que vous deviez plutôt fier votre personne à l’inconstance des flots et à la merci de l’étranger qu’à tant de braves gentilshommes et tant de vieux soldats qui sont prêts à lui servir de remparts et de boucliers, et je suis trop serviteur de votre majesté pour lui dissimuler que si elle cherchait sa sûreté ailleurs que dans leur vertu, ils seraient obligés de chercher la leur dans un autre parti que le sien. » Que prouve en faveur de la thèse générale ce morceau de rhétorique que Biron n’a jamais prononcé? Il ne prouve rien, mais il prépare la suite. C’est une transition. — Si la royauté française, ajoute l’auteur, avait toujours entendu ce langage, nous n’aurions pas à pleurer sur son exil. Elle a manqué trois fois aux espérances de la France. De nobles cœurs pourtant lui sont restés fidèles. Ont-ils tort? Non, car ils ne voient pas seulement un prince, ils voient un principe. Ce principe peut passer à une autre famille de princes, si leur vœu actuel ne se réalise pas. Ils défendent la logique de l’hérédité. Ce n’est pas la cause d’une seule monarchie, c’est la cause de toutes les monarchies qu’ils servent. La nouvelle dynastie qui s’élève recueillera l’héritage de cette logique et de cette cause; elle a pour elle les sympathies de la nation, la gloire, les services; mais elle a besoin aussi de ce respect du droit héréditaire qui est le principe légitimiste, car elle pourrait à son tour être exposée au danger des usurpations. Ainsi le besoin est réciproque, et le long dévouement des légitimistes n’aura pas été inutile, puisqu’il pourra toujours s’utiliser ailleurs. — Tel est, tiré au clair, le sens de ce chapitre.
Petit à petit nous avançons, comme on voit; mais il y a toujours bien des détours, et il nous faut souvent prendre la traverse. Si M. Le comte de Chambord venait à mourir sans postérité, en supposant la branche d’Espagne exclue par le traité d’Utrecht, la royauté traditionnelle serait donc représentée « par ceux que la révolution avait choisis en haine de cette royauté, » c’est-à-dire par la branche d’Orléans? Comment on choisit des rois en haine de la royauté, c’est ce que nous ne comprenons guère; mais passons. Eh bien! même en ce cas, la révolution serait bien attrapée, selon lui, et la maison d’Orléans verrait l’objet de son ambition lui échapper à jamais par l’événement même sur lequel elle semble le plus compter pour l’atteindre. En effet, aux yeux de la plupart des légitimistes, le vieux droit héréditaire, ainsi compromis dans sa personnification, ne réaliserait plus que d’une manière très imparfaite la garantie d’ordre pour laquelle ils ont combattu ; mais ils ne se décourageraient pas pour cela : leurs principes ne disparaissent pas parce qu’une dynastie meurt ou qu’une société s’écroule ; ils ont leur application universelle qu’ils conserveront jusqu’à la fin des temps. « Pourquoi, de son côté, l’empire verrait-il en nous des ennemis à combattre ? S’il est appelé à vivre, à devenir une institution durable et féconde, ce ne peut être qu’en s’appuyant sur ce qu’il y a d’éternellement juste et vrai dans nos idées. »
« Ils sont là quelques-uns, dit-il, qui ont décidé que le drapeau blanc a fait son temps, » que M. Le comte de Chambord doit adopter le drapeau tricolore pour gagner l’armée, et que, sans cela, point de fusion. M. Muller, dans son zèle pour la pureté de la tradition dont il est le vengeur, ne l’entend pas ainsi : il ne veut pas que M. Le comte de Chambord abandonne le glorieux drapeau de Louis XIV, et quant à M. Le comte de Paris, il faut qu’il l’adopte aussi lui-même, s’il veut régner un jour, afin de rompre tout pacte avec la révolution. — Mais si c’est impossible? si la France, si l’armée ne veulent pas? — Patience, il y a une autre alternative. Si vous voulez absolument le drapeau tricolore, « voici l’empire, dit-il, sachez vous en contenter. Si la révolution a produit quelque chose de grand, c’est l’empire; si les trois couleurs ont du prestige dans les masses, c’est parce qu’elles sont les couleurs de l’empire. » C’est parce qu’il se rattache aux souvenirs de Marengo, d’Austerlitz, de Wagram, de Sébastopol, c’est parce qu’il appartient à l’épopée impériale, que l’armée est fière du drapeau tricolore. Voilà donc la dynastie bourbonienne acculée par M. Muller dans une périlleuse impasse ! Abattre le drapeau de Marengo, d’Austerlitz, de Sébastopol, serait impossible assurément, et cependant elle ne peut revenir qu’à cette condition ; M. Muller le veut ainsi. Qu’elle se tire de là maintenant, si elle peut !
Quel est donc enfin, selon l’auteur, le rôle que les légitimistes doivent aujourd’hui remplir dans l’état? Ils doivent, on l’a déjà dit, étendre, élargir l’idée comprise sous ce mot trop étroit de légitimité. Ce mot ainsi élargi rattachera le culte de la royauté héréditaire à une idée de justice universelle, à une raison plus haute que des préférences dynastiques ou des intérêts politiques, à un sentiment élevé du devoir. La légitimité manquerait à son titre, si elle limitait son action à une question de forme de gouvernement. Il y a une patrie à laquelle chacun doit son sang; il y a le foyer, la famille, le clocher, la commune, des intérêts groupés à l’ombre de la même église, qui doivent être administrés avec sagesse et par les gens honnêtes et capables. Le bonheur d’une population peut dépendre du choix d’un maire, de la composition d’un conseil municipal. Ensuite au-dessus de la commune il y a l’état, les fonctions publiques, la représentation nationale, qui vote sur l’impôt, la propriété, la liberté, la religion. Mais ici tout à coup l’auteur est saisi d’une pensée qui le trouble. Il y a un serment! Faut-il prêter le serment? Comment tout cela se conciliera-t-il avec la fidélité « vouée à un principe proscrit? » A Dieu ne plaise qu’on soit sans égard pour les scrupules de la conscience humaine ! « Le respect pour la foi jurée compte pour quelque chose dans nos devoirs, et les exemples de loyauté, d’honneur et de dévouement donnés à un pays ne sont pas le moins important service qu’on puisse lui rendre. » En 1830, selon lui, les légitimistes firent bien, comme parti, d’émigrer à l’intérieur; mais il y a pour eux une distinction à faire entre le gouvernement actuel de la France et le régime de juillet. Sans vouloir intervenir dans les délibérations intérieures de l’homme de bien, M. Muller se contente d’affirmer « qu’après avoir payé notre dette à la cause du vieux droit et pleuré sur les ruines de l’édifice qui durant des siècles abrita nos pères, nous ne sommes pas quittes envers la société. » Il n’en conclut pas cependant qu’il faille absolument entrer dans les corps électifs ou dans les fonctions publiques. Il y a pour eux beaucoup de choses à faire, dit-il, dans l’agriculture, dans l’industrie, dans la presse, dans l’enseignement, dans les institutions de bienfaisance. Sans doute; mais ils savent tout cela, il y a même longtemps qu’ils s’occupent d’industrie, d’agriculture, de bienfaisance. La question n’était pas là : vous promettiez de nous dire si la patrie, à laquelle chacun doit son sang, si l’idée de justice universelle, plus haute que les préférences dynastiques, si le clocher, la commune, la représentation nationale, requièrent une action plus immédiate, un ralliement, et si par conséquent les légitimistes peuvent prêter un serment dans ce sens absolu. Ici point de réponse catégorique. L’auteur, qui marchait pourtant à un grand but, nous laisse là; seulement, en vue d’un avenir lointain et obscur, les légitimistes doivent, dit-il, se demander « ce qu’ils deviendraient le jour où Dieu, dans ses décrets impénétrables, soumettrait leurs affections à une dernière et suprême épreuve, » c’est-à-dire apparemment le jour où M. Le comte de Chambord mourrait sans postérité. Veut-on dire qu’ils doivent faire aujourd’hui ce qu’ils feraient alors?
Nous n’avons point discuté le fond de la question agitée dans cette sorte de manifeste. Les partis, comme tels, importent peu aujourd’hui. Tout se dissout, et nul ne sait ce qui se recompose; mais cette dissolution même est un fait curieux à observer. De tous les partis, celui des légitimistes est assurément le plus réfractaire, et cependant il est incontestable qu’un travail profond s’accomplit dans son sein. Il est la noblesse, il est l’élément aristocratique que nous a légué l’histoire. Sous ce rapport, il se conserve, il s’épure des préjugés qui l’ont trop longtemps séparé des supériorités d’une date plus récente; il tend à reconquérir, surtout dans les campagnes, la bonne base populaire que toute véritable aristocratie doit avoir; il tend à n’appartenir plus qu’au pays. C’est là du moins son vrai rôle. Qui ne voit dans cette tranquillité dont nous jouissons, dans ce travail universel, dans cette prospérité matérielle exubérante, le développement continu d’une nouvelle sorte de démocratie, qui ne ressemble à rien d’historique, qui s’ignore elle-même, et qui court à l’inconnu? Qui ne la voit monter toujours, non plus en vagues bruyantes, mais comme une marée silencieuse et sans reflux? Elle-même un jour sentira qu’elle pèse trop et demandera un contre-poids à toutes les forces intellectuelles réunies. C’est alors que ces forces auront à se déployer et à se faire juger par leurs œuvres.
LOUIS BINAUT.