Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1856

Chronique n° 587
30 septembre 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 septembre 1856.

Nous ne nous trompions guère en exprimant le pressentiment que des complications de plus d’une sorte ne tarderaient point à interrompre le calme languissant où depuis quelques mois esprits et choses semblaient s’engourdir. Là, c’est l’affaire de Naples qui marche peut-être vers un éclat, nous n’oserions dire vers un dénoûment, et qui vient de fournir à la Russie l’occasion de faire une rentrée plus singulière qu’heureuse dans la discussion de la politique générale ; ici, dans un ordre d’intérêts différens, dans la situation financière, commerciale, industrielle, se produisent des difficultés qui n’ont point étonné les esprits attentifs et prévoyans, mais qui semblent avoir pris le public à l’improviste. La politique a fini sa saison d’été ; elle aussi, elle traverse les bourrasques de l’équinoxe.

Où en est l’affaire de Naples ? Pour ce qui concerne les résolutions attribuées à la France et à l’Angleterre, nous la croyons moins avancée qu’on ne l’a dit dans les journaux. On est allé jusqu’à annoncer la nature de la démonstration à laquelle s’apprêtaient les gouvernemens français et anglais ; on disait le nombre des vaisseaux et des frégates qui devaient être envoyés dans le golfe de Naples, et l’on en donnait les noms ; on imaginait qu’une escadre autrichienne viendrait assister à cette manifestation, on y faisait figurer aussi une escadre sarde : c’est ce qui s’appelle mener rondement les choses. Les gouvernemens de France et d’Angleterre n’ont point suivi le pas des nouvellistes, car, à l’heure qu’il est, rien n’est encore arrêté entre eux relativement à la nature et à la portée des mesures qui seront prises à l’endroit de Naples. Pour le moment, les puissances occidentales et le roi de Naples ne se parlent plus. Cette grave situation fait présager sans doute les actes dont elle sera suivie. Il est probable que les légations anglaise et française seront rappelées, et que des vaisseaux des deux états iront faire à Naples, pour la protection de leurs nationaux, l’intérim diplomatique. Il est probable aussi que les résolutions finales ne tarderont point à être prises à cet égard, et que la première moitié d’octobre ne se passera point sans qu’il soit fait quelque chose ; mais jusqu’à présent, nous le répétons, rien encore n’a été définitivement convenu entre les cabinets de Paris et de Londres.

Au point donc où en sont les choses, il serait possible encore au roi de Naples d’effacer, sans un trop pénible sacrifice d’amour-propre, les fâcheuses impressions que ses dernières notes ont causées aux puissances occidentales. Nous n’avons point à examiner ici l’origine du conflit moral qui menace d’avoir bientôt de si regrettables conséquences ; nous croyons que l’amour-propre du roi de Naples s’est trouvé engagé par une série de circonstances indépendantes de sa volonté. Nous avouerons qu’il y a eu dans cette affaire bien des contre-temps et des méprises dont ce souverain n’est point responsable, nous admettons les ménagemens qui sont dus par les forts aux droits des faibles ; mais après avoir fait aux apologies, aux récriminations et aux protestations du roi de Naples la part aussi large qu’on le voudra, il nous semble qu’il y aurait à lui plus d’opiniâtreté que de vraie noblesse, plus d’imprudence que de courage à pousser les deux plus puissans gouvernemens de l’Europe, engagés comme ils le sont, à d’embarrassantes extrémités. L’intérêt qui s’attache aux faibles est sans doute bien légitime, mais il n’est point sage d’en abuser, et il serait coupable de l’exploiter dans le dessein de placer de puissans contradicteurs dans de fausses positions. Il est impossible qu’entre les conseils adressés par la France et l’Angleterre au roi de Naples et les motifs donnés par ce souverain à ses refus, il n’y ait pas quelque point intermédiaire sur lequel l’honneur des grandes puissances et la dignité du roi se doivent rencontrer et accorder. Si le roi de Naples ne va pas jusqu’à ce point, la responsabilité des conséquences retombera sur lui. On le représente tour à tour comme alarmé ou rassuré sur cette responsabilité. « Si, disent quelques-uns de ses amis, la flotte anglo-française vient dans le golfe de Naples pour exercer une action militaire, ce sera la guerre, et l’on en verra les suites ; si elle ne vient remplir qu’une mission diplomatique, elle aura la confusion d’assister à une insurrection provoquée par sa présence et écrasée devant elle par le roi de Naples. » De pareilles rodomontades seraient peu faites, on en conviendra, pour rallier des sympathies sérieuses, et nous ne partagerions pas la sécurité du roi de Naples, si, évoquant de telles perspectives, il aimait mieux les braver que les conjurer.

Malheureusement les faits les plus récens ne sont point de nature à transformer en espérances les vœux que nous formons pour une bonne solution de l’affaire napolitaine. Si une puissance en Europe est intéressée à modérer les conseils du roi de Naples, c’est bien l’Autriche ; si une puissance doit avoir du crédit sur ce souverain, c’est encore l’Autriche ; si une puissance enfin parait propre à ménager entre les cabinets occidentaux et le gouvernement napolitain une réconciliation acceptable pour les deux parties, c’est toujours et par excellence l’Autriche. Cependant, malgré toutes ces conditions d’intérêt, d’influence et de convenance qui se réunissent en elle, l’Autriche n’a rien obtenu à Naples ; c’est du moins ce qu’elle a déclaré aux cabinets de Paris et de Londres, en avouant un insuccès si extraordinaire, qu’il est peut-être permis de se demander si elle a réellement voulu à Naples tout ce qu’elle y pouvait. Il ne nous appartient pas d’éclaircir ce doute ; mais s’il est vrai que le roi de Naples ait opposé aux conseils de Vienne une résistance invincible, n’est-il pas à craindre qu’un renfort moral, tel que celui que le prince Gortchakof lui envoie dans sa circulaire, ne le confirme et à le l’enracine dans cette fatale résistance ?

Nous voudrions n’avoir point à nous occuper d’un document tel que celui que le cabinet de Pétersbourg vient de livrer à la publicité. Ce morceau de littérature politique n’est rien moins qu’heureux. Après les souvenirs que nous avait laissés le ferme et magistral langage des actes de la ; chancellerie russe émanés de l’inspiration de M. de Nesselrode et de la plume de M. de Labenski, notre premier mouvement a été de douter de l’authenticité du document dans lequel le prince Gortchakof essaie de dessiner aux yeux du monde la politique extérieure de son souverain ; mais le trait de la circulaire, « la Russie ne boude pas, elle se recueille, » est, à ce qu’on assure, un irrécusable certificat d’origine. Le prince Gortchakof, auteur de ce joli mot, en est, dit-on, si épris qu’il va sans cesse le répétant depuis trois mois aux applaudissemens infatigables de la petite diplomatie allemande. Le ministre des affaires étrangères de l’empereur Alexandre n’aurait pas dû exposer cette piquante formule au jugement de plus fins connaisseurs. Nous ne voudrions pas condamner les diplomates comme les auteurs de tragédies, à l’usage exclusif du style noble ; mais en français l’antithèse, d’une idée ou d’une expression triviale, opposée à une pensée ou à un mot élevé et grave amène toujours un effet comique. Cet effet comique est un trait d’esprit, s’il a été produit à dessein ; il est ridicule, si l’intention de l’écrivain n’était pas précisément de faire rire. Voilà la nuance ; mais nous adressons de plus graves reproches à la circulaire du prince Gortchakof.

Il y a trois choses dans cette pièce : une protestation au sujet de la Grèce, un plaidoyer en faveur du roi de Naples, une déclaration d’isolement à l’adresse de l’Autriche. Sur le troisième point, nous n’avons rien à démêler avec la Russie ; quand elle parle de ce faisceau d’alliances que les événemens ont rompu, la France n’a pas lieu de se plaindre : elle n’a qu’à recueillir l’aveu d’un succès de la bouche même de ses anciens adversaires, puisque c’était contre elle qu’était dirigé le faisceau d’alliances dont on parle. Si le prince Gortchakof n’avait pris la plume que pour informer le monde de la situation indépendante et réservée dans laquelle la Russie veut se renfermer, nous n’aurions rien à dire ; mais le prince Gortchakof proteste contre l’occupation du Pirée par les forces anglo-françaises. Nous n’avons pas à entrer ici dans le fond de cette question ; il suffit, pour montrer la faute commise par le ministre russe, d’énoncer un fait. Les affaires de Grèce sont en ce moment traitées à Londres par les cinq puissances. La Russie prend part elle-même à cette conférence officieuse. Avant que les délibérations qui ont lieu à Londres, et auxquelles elle participe, soient terminées, la Russie n’a pas le droit de prendre vis-à-vis de cette question une position isolée et d’adresser un appel public à l’opinion. Il y a dans ce procédé une étrange incorrection de conduite dont le prince Gortchakof n’a point trouvé l’exemple dans les traditions du comte de Nesselrode.

Si la sortie de la circulaire russe à propos des affaires de Grèce est un manque de procédés, la digression sur les affaires de Naples est une imprudence compromettante. Nous ne ferons point ressortir les contradictions qui existent entre les principes affichés aujourd’hui par la Russie sur le respect des droits de la souveraineté et la nombreuse série d’actes d’ingérence et d’usurpation sur les états faibles qui forment pour ainsi dire le tissu de son histoire. Ces contradictions sautent à tous les yeux avec une flagrante évidence, et ce serait une tâche aussi facile que superflue de les relever. Si la Russie éprouve une sollicitude sincère pour les intérêts du roi de Naples, que dire de l’opportunité et de la sagesse, de son intervention dans les démêlés de ce souverain avec les puissances occidentales ? La France et l’Angleterre n’ont encore rien décidé et à plus forte raison rien notifié sur les mesures quelles ont à prendre envers Naples, et déjà le prince Gortchakof se hâte de qualifier leur politique et de la dénonce à l’opinion. Est-ce en commettant davantage, par une intervention si peu mesurée et si peu habile, l’honneur des puissances occidentales et les susceptibilités naturelles du roi de Naples, qu’il travaille à l’apaisement des affaires d’Italie ? En vérité il mous répugne d’entrer plus avant dans la discussion de la pièce russe. Le prince Gortcharkof, rompu aux petites malices des petits cercles diplomatiques d’Allemagne, n’est point encore habitué à traiter les grandes affaires devant un auditoire européen. Il faut lui tenir compte de la nouveauté de son rôle, et pour prendre des impressions favorables au nouveau règne qui s’ouvre pour la Russie, nous préférons à sa circulaire les pages sympathiques, animées, spirituelles, éloquentes, où le correspondant du Times a raconté les magnifiques cérémonies du couronnement de l’empereur Alexandre.

Nous avons signalé le passage de la circulaire russe qui va droit à l’adresse de l’Autriche. Ce passage mérite qu’on s’y arrête et peut ouvrir quelque jour sur la situation de l’Autriche. « On adresse à la Russie, dit le prince Gortchakof, le reproche ; de s’isoler et de garder le silence en présence de faits qui ne s’accordent ni avec le droit ni avec l’équité. » Qui a pu adresser un tel reproche à la Russie, si ce n’est une amie ancienne qui essaie d’inviter la Russie à une action commune et de lui faire oublier un refroidissement récent et pénible ? et quelle est cette ancienne amie, si ce n’est l’Autriche ? Quels sont les faits contraires au droit et à l’équité qui auraient été dénoncés à la Russie dans ces mystérieuses avances ? Seraient-ce les déclarations et les démarches de la France et de l’Angleterre touchant les affaires d’Italie ? Il est vraisemblable que depuis la paix et en présence d’éventualités nouvelles, qui peuvent inquiéter ses intérêts, l’Autriche se sera efforcée de calmer les altiers ressentimens du cabinet russe ; il est certain que ces démarches ont été reçues avec défiance et repoussées avec hauteur. L’empereur Alexandre lui-même n’a point épargné les paroles dures aux Autrichiens. Après son couronnement, lorsque le prince Esterhazy est venu le complimenter, on rapporte que l’empereur, élevant la voix aurait dit au représentant de François-Joseph : « Je suis fatigué de la politique à double face ; désormais je ne croirai plus à vos paroles, mais à vos actes. Je sais à quoi m’en tenir sous ce rapport. — À l’heure, qu’il est, aurait-il ajouté, votre souverain n’ignore pas ma pensée à cet égard je la lui ai déjà fait connaître. »

Cette irritation amère serait-elle ravivée par l’attitude que le cabinet de Vienne a prise dans les débats auxquels donne lieu l’exécution des conditions de la paix du 30 mars, ou bien cette attitude, très hostile aux prétentions russes, ne serait-elle qu’une riposte des Autrichiens, repousses et offensés sur un autre terrain ? Nous l’ignorons, Toujours est-il que le cabinet de Vienne se montre très rigoureux sur la délimitation de la frontière russe en Bessarabie. L’Angleterre ne fait pas sur ce point des conditions plus dures à la Russie. De là entre ces deux puissances un accord dont la nouveauté et les effets ont lieu d’étonner. On prétend que la France ne serait pas aussi sévère que ses alliés sur la question de Bolgrad, dont nous avons fait connaître Il y a quinze jours la difficulté. Le cabinet de Paris n’aurait pas du moins pensé que ce litige fût un motif suffisant de dispenser l’Autriche d’évacuer les principautés à la date assignée par le traité de Paris, qui donnait un délai de six mois aux puissances alliées du sultan pour retirer leurs troupes du territoire ottoman. Le 1er octobre est l’échéance de cette obligation, que la France et l’Angleterre ont déjà remplie depuis deux mois. Quant à l’Autriche, elle a saisi le prétexte des difficultés élevées sur la possession de Bolgrad pour rester dans les principautés, et, ce qui n’est pas moins curieux, l’Angleterre, qui ailleurs ménage si peu les tracasseries à l’Autriche, a trouvé la raison bonne. Il est donc possible que les Autrichiens n’évacuent pas les provinces danubiennes avant le printemps prochain. Ce retard serait regrettable, car il ajournerait le règlement de questions importantes. La réorganisation des principautés se trouverait ainsi reculée de six mois. Le traité de Paris a décidé en effet que les divans moldo-valaques, qui doivent exprimer les vœux des populations danubiennes sur leur constitution intérieure, ne seront convoqués qu’après la retraite des troupes autrichiennes. Ces divans ne seraient alors rassemblés qu’au printemps prochain, et de longs mois s’écouleraient encore avant que les commissaires puissent commencer leurs travaux. De là aussi des délais pour la réunion de la conférence de Paris, dont toutes les puissances ne sont pas également pressées de voir les délibérations se rouvrir.

Tel est au moment actuel l’ensemble de la politique générale de l’Europe, vue à vol d’oiseau. Nous ne pouvons nous empêcher d’y noter des dissonances assez piquantes. L’Angleterre, qui ne laisse pas dormir l’Autriche en Italie, s’entend à merveille avec elle dans les principautés pour vexer la Russie. La Russie, qui professe sur les affaires d’Italie les mêmes principes que le cabinet de Vienne, rabroue l’Autriche à Moscou, et celle-ci reprend sa revanche à l’embouchure du Danube. La France, plus indulgente et plus courtoise que ses alliés envers la Russie, est récompensée par la circulaire du prince Gortchakof ; elle n’en va pas moins à Naples, avec l’Angleterre, qui paraît lui préférer une autre compagnie en Moldo-Valachie. Quoique nous voyions plutôt une garantie pour la paix dans cet enchevêtrement des intérêts qui se balancent par leurs contradictions, il est bien permis d’y signaler un certain désordre qu’il ne faudrait pas laisser dégénérer en habitude, et bien qu’en somme la chose la plus importante à nos yeux dans la politique européenne, l’alliance anglo-française, n’éprouve dans cette liberté d’allures aucun ébranlement, il nous semble que les esprits sages et les têtes compétentes devraient partout s’appliquer avec le même soin à ne point fatiguer cette grande alliance par une trop inquiète activité ou par de menues divergences trop fréquentes.

On ne voit que trop souvent dans le spectacle des choses politiques les intérêts qui divisent les peuples ; dans les choses économiques au contraire, on est toujours frappé des intérêts qui les rapprochent. On a un vivant exemple de cette solidarité dans la crise actuelle, puisque l’on s’est empressé de donner ce nom à da perturbation qui vient de se trahir par l’élévation subite à laquelle la Banque de France a porté le taux de l’escompte.

Dans ces dérangemens où les intérêts sont si prompts à s’alarmer, les deux choses qui sont le plus à redouter sont la panique et les fausses mesures. La panique, qui aggrave le mal réel de tous les dangers imaginaires que rêve la peur, et les fausses mesures, qui empirent les situations qu’elles ont la prétention de relever, ont la même cause, l’ignorance ou une vue des faits incomplète et insuffisante. Il faut plus que jamais se tenir en garde contre ces deux entraînemens dans les circonstances actuelles, car le trouble qui vient de se révéler dans notre situation industrielle et commerciale n’est point le résultat d’un simple accident. Plusieurs causes y sont en jeu, et quoiqu’elles se réunissent maintenant pour exercer sur les affaires une action simultanée, il importe de ne point les confondre et de savoir en apprécier la nature distincte. L’effet commun est en ce moment l’exportation du numéraire qui entame la réserve métallique de la Banque. Les causes diverses proviennent de la révolution qui est en train de s’accomplir dans la production et la répartition des métaux précieux, de la situation commerciale où l’insuffisance des récoltes place encore la France cette année et des fautes récentes commises en France et en Europe dans le maniement du crédit commanditaire. Qu’on nous permette, sans entrer dans une discussion approfondie, qui ne serait point ici à sa place, d’indiquer rapidement ces trois traits caractéristiques de la situation.

La première cause de l’exportation extraordinaire des métaux n’a point toute la gravité qu’on lui a attribuée dans ces derniers temps. Nous voulons parler du phénomène qui tend à substituer l’or à l’argent dans la circulation métallique de la France. À la découverte des mines d’or de Californie et d’Australie, quelques esprits s’effrayèrent des immenses quantités d’or qui allaient envahir le marché du monde ; ils appréhendèrent que la valeur de l’or par rapport aux autres produits ne subit une dépréciation énorme, et ils invitèrent les pays qui admettaient l’or et l’argent dans leur circulation à démonétiser l’or. Ces craintes auraient été fondées en théorie et auraient été confirmées par les faits, si tandis que la production de l’or en Californie et en Australie s’accroissait d’une façon prodigieuse, les autres productions, les autres applications du capital et du travail fussent demeurées stationnaires. C’est ce qui n’est point arrivé : l’industrie et le commerce du monde ont suivi un développement proportionnel à la diffusion croissante de l’or, et les embarras commerciaux qui ont éclaté l’année dernière et cette année ont prouvé que, loin de souffrir du trop plein de l’or, les nations commerçantes de l’Europe avaient encore à se plaindre de son insuffisance comme instrument d’échange entre les valeurs. Mais si les découvertes des mines n’ont pas apporté de perturbation par la dépréciation de l’or, elles ont en France facilité un changement remarquable dans notre circulation métallique. Quoique la législation française admit les deux métaux, l’or et l’argent, comme titre monétaire, notre circulation était presque entièrement défrayée, avant 1848, par l’argent. Depuis cette époque et surtout depuis trois années, une tendance de plus en plus prononcée chasse l’argent de notre circulation et le remplace par l’or. Pendant les trois dernières années seulement, l’excédant de l’entrée de l’or sur la sortie atteint le chiffre de 923 millions, et par contre nous avons perdu par l’exportation 479 millions de notre numéraire d’argent. Ce mouvement s’est accru encore cette année, et s’il n’a pas de limite, la révolution sera promptement accomplie : en peu d’années, la France aura troqué contre de la monnaie d’or son numéraire d’argent.

Tel est le fait. Quelles en sont les causes ? Ces causes, que ceux qui ont traité cette question n’ont pas, à notre connaissance, embrassées dans leur ensemble, n’ont rien de mystérieux ; on peut les découvrir et les suivre l’une après l’autre dans leur action combinée. La première, celle qui est à notre portée et qu’il dépend de nous de laisser agir ou d’interrompre, c’est notre régime monétaire, qui admet deux étalons, et qui prétend fixer une équivalence constante entre l’étalon d’or et l’étalon d’argent. Comme cette équivalence fictive ne régit que nous, comme elle est exposée à être altérée par les accidens de la reproduction et les mouvemens du commerce, tantôt au profit de l’argent, tantôt au profit de l’or, il s’ensuit que les étrangers peuvent venir remplacer chez nous l’or par l’argent ou l’argent par l’or, suivant que sur le marché du monde l’un de ces métaux jouit d’une prime par rapport à l’autre. Tant que nous aurons deux étalons, nous ferons exposés à cette substitution d’un métal à l’autre ; on nous laissera le métal relativement le moins cher, et on nous enlèvera le plus cher. Ce bénéfice de la cherté relative de l’argent par rapport à l’or existe-t-il réellement en ce moment ? Oui, dans une très petite proportion, mais assez lucrative pour tenter le commerce. Un des hommes les plus compétens en cette matière, M. Poisat, a signalé depuis longtemps les bénéfices qu’offrait même, par leur nature particulière, la moitié peut-être de notre circulation en pièces de 5 francs, et il attribue en grande partie à cette cause l’exportation de ces pièces ; mais la direction que prend cette exportation nous en indique la cause la plus efficace. C’est dans l’Inde et en Chine que va tout cet argent, que l’Angleterre vient prendre chez nous en laissant de l’or à la place. On estime à 525 millions l’argent qui a été expédié ainsi, pendant les six dernières années, d’un seul des ports du royaume-uni, celui de Southampton. Jusqu’ici le mystère ne disparaît pas encore, il ne fait que s’éloigner : D’où viennent, dans l’Asie britannique et dans l’extrême Orient, cette préférence donnée à l’argent sur l’or et ces besoins si gigantesques et si subits ? Voici l’explication, et elle nous parait plausible. L’Inde, soumise aux Anglais, a changé plusieurs fois d’étalon monétaire depuis 1835. Jusqu’alors l’Inde n’avait eu, comme la métropole, pour étalon monétaire que l’or ; mais à cette époque la compagnie des Indes adopta exclusivement l’étalon d’argent. Cependant vers 1841 les gouvernemens locaux autorisèrent les collecteurs des taxes à recevoir des monnaies d’or. L’Inde fut alors dans une position analogue à celle de la France, les deux métaux y jouissant du cours légal. Lors des découvertes des mines d’Australie, le gouvernement de la compagnie partagea les appréhensions de ceux qui croyaient à la dépréciation prochaine de l’or, et il notifia, à la fin de 1852, que les pièces d’or ne seraient plus reçues par le trésor à partir du 1er janvier 1853. Tel est le régime monétaire qui prévaut dans l’Inde, et dont l’influence vient retentir chez nous d’une façon si étrange. Les exportations de l’Inde sont beaucoup plus considérables que ses importations ; elle en demande la différence à l’Europe en argent. Si cet état de choses continue, elle absorbera des sommes plus considérables encore que celles qu’elle nous a enlevées.

Maintenant quels sont les effets de cette substitution rapide de l’or à l’argent dans notre circulation ? Évidemment il en résulte une perte pour notre capital en numéraire ; nous perdons une portion de la prime que les demandes de l’Inde et de la Chine donnent à l’argent, perte peu considérable sans doute et insensible dans la masse sur laquelle elle se répartit. L’exportation d’ailleurs trie nos pièces de cinq francs, elle choisit les pièces aurifères et les plus lourdes, et elle nous laisse des pièces de plus en plus légères, et tend à créer ainsi la nécessité d’une refonte, onéreuse pour l’état. Enfin elle met à la charge de la Banque une partie des soins et des frais que lui imposent les achats de matières d’or ou d’argent. Nous ne discuterons pas les remèdes que réclame cet état de choses. Le plus naturel est l’adoption d’un étalon unique, et quant au métal à choisir pour cet étalon, il est indiqué par le mouvement des choses : c’est l’or. C’est ainsi que les États-Unis, qui étaient dans une position semblable à la nôtre, qui employaient concurremment les deux métaux, ont résolu la question pour leur compte : l’argent ne figure plus dans leurs paiemens que pour les appoints ; leurs pièces d’argent, comme celles de l’Angleterre, sont défendues contre l’exportation par leur titre inférieur au rapport commercial des deux métaux. L’exemple des États-Unis nous trace la voie la plus naturelle pour sortir de nos difficultés présentes ; d’ailleurs ces difficultés, quoique méritant d’être prises en considération, n’ont aucune relation nécessaire avec une perturbation telle qu’une crise industrielle et commerciale. Elles seraient à peine senties et remarquées avec plus de curiosité que d’inquiétude, si elles agissaient seules. S’ajoutant à d’autres et plus graves causes de crise, elles ont l’inconvénient d’offusquer les imaginations et d’augmenter le trouble des esprits.

La raison malheureusement la plus sérieuse du malaise dont souffrent les affaires, c’est cette insuffisance des récoltes qui vient s’ajouter encore à une série déjà trop longue d’années malheureuses. Le déficit des approvisionnemens, amené surtout par la mauvaise récolte des blés dans le midi, déficit que les hommes spéciaux évaluent à sept ou huit millions d’hectolitres, la stérilité de nos vignobles, le fléau qui s’est étendu cette année à la production de la soie, ont entraîné leurs inévitables conséquences : nécessité de s’approvisionner à l’étranger, exportation du numéraire, resserrement des facultés de consommation de la population, réduction de l’épargne annuelle et ralentissement dans l’accroissement du capital national. Cependant, comme ces influences et ces résultats malheureux ne surprennent point notre industrie productrice et notre commerce dans une phase d’illusions exagérées et de folles spéculations, comme au contraire notre activité industrielle et commerciale est depuis quelque temps fort modérée, et aurait plutôt besoin de l’éperon que du frein, cette nouvelle année mauvaise semblait pouvoir se traverser encore, avec de grandes souffrances individuelles dans les classes pauvres, sans doute, mais sans perturbation générale. Un intérêt plus élevé devant ramener vers le crédit commercial le capital disponible, nous espérons encore que notre industrie et notre commerce feront bonne contenance et se tireront à leur honneur, de cette nouvelle épreuve.

Mais l’influence qui a préparé la crise et qui enfin l’a déterminée est ailleurs : elle est en partie dans les exagérations auxquelles on a porté en Allemagne les entreprises de commandite ; elle est peut-être aussi dans l’action que l’on a voulu exercer cette année en France sur la marche des affaires. Nous demandons la permission de dire franchement ici notre pensée, car dans l’ordre d’intérêts dont nous nous occupons, et que régissent des lois naturelles plus certaines qu’on ne pense, le cri è pur si muove jaillit invinciblement de la nature des choses. Nous sommes de ceux qui pensent que depuis quelques années on a eu le tort d’outrer peut-être par des excitations artificielles chez nous et en Europe l’entraînement naturel qui porte de notre temps les peuples vers les grandes entreprises industrielles ; mais nous croyons que si cet entraînement a besoin d’être modéré et sagement conduit, des entraves artificielles lui seraient plus funestes que de factices excitations. Nous craignons qu’en France on ne se soit cette année peut-être trop laissé aller vers cette réaction, et qu’on n’ait péché par excès de prudence. On a eu peur des folies de la paix, on a redouté l’émigration du capital français à l’étranger, et l’on a espéré prévenir ce danger par une mesure restrictive : on n’a autorisé aucune des grandes affaires nouvelles qui réclament la sanction de l’état avec la forme anonyme, et l’on n’a pas permis la négociation à la Bourse des valeurs mobilières représentant des affaires créées à l’étranger par des capitaux français. Qu’est-il arrivé ? Le but poursuivi a été manqué, et c’est peut-être le résultat qu’on voulait écarter qui s’est produit. Une fois de plus l’expérience a démontré que l’on ne peut rendre de plus grand service aux intérêts économiques que de leur laisser leur liberté. Les entreprises étrangères qui se sont présentées sous le patronage de banquiers influens et de capitalistes considérables ont attiré les capitaux français ; de même à l’intérieur, le capital disponible n’a pu aller à de grandes et fécondes entreprises constituées sous la garantie de la société anonyme, et il s’est porté vers des sociétés en commandite qui étaient loin d’avoir une utilité égale au point de vue de l’industrie, et d’offrir la même sécurité comme placement. Les placemens du capital disponible n’ont donc pu être empêchés ; privé même d’emplois plus sains et plus sûrs, il n’a pas hésité à s’engager dans des affaires plus douteuses ; mais, une fois ces placemens faits, le capital disponible y a été retenu par l’interdiction qui empêchait la négociation des valeurs nouvelles où il s’était absorbé. Or la nature des valeurs mobilières, c’est de circuler librement et promptement ; elles sont de plus solidaires entre elles, et si vous en garrottez quelques-unes, vous ralentissez infailliblement la circulation des autres. C’est surtout le capital plus aventureux et plus inquiet attiré par les valeurs nouvelles, qui a besoin de cette liberté de mouvement ; si vous le retenez, si vous l’immobilisez dans les valeurs qu’il vient de choisir, vous l’empêchez de se porter sur les autres, de les soutenir, de les animer ; vous condamnez à l’immobilité et vous exposez au discrédit, en cas d’accident, cette portion de la richesse mobilière du pays qui vient chaque jour se faire tarifer à la Bourse. Telle est, suivant nous, la cause principale de la stagnation surprenante où sont restées depuis la paix les valeurs publiques et industrielles. Quant à l’accident qui a fait dégénérer en crise cette langueur, il est venu d’Allemagne. L’Allemagne est, au point de vue industriel, dans une situation analogue à celle que la France et l’Angleterre ont traversée en 1845. Elle était en pleine fièvre industrielle, rêvant partout l’établissement de crédits mobiliers, multipliant ses chemins de fer, mettant en valeur ses mines, et elle tentait tout cela avec un capital insuffisant, jetant d’une foi intrépide, à ceux qui s’inquiétaient des ressources avec lesquelles elle pourrait achever tout ce qu’elle commençait, ce mot magique : « Le capital étranger ! » La plupart des affaires nouvelles n’avaient demandé encore que de faibles versemens, et jouissaient de primes alléchantes avant d’être entrées dans la période d’exploitation. Quand l’époque des nouveaux versemens est arrivée, le capital national étant insuffisant, le capital étranger faisant défaut, il a fallu réaliser les valeurs ; la baisse est survenue, la demande du capital a été si pressante qu’à Hambourg, où quelques semaines auparavant un projet de banque recevait 3 milliards de souscriptions par signature, l’intérêt commercial s’est élevé à 9 pour 100. La crise allemande, réagissant sur notre situation par la hausse de l’intérêt dans toutes les banques d’outre-Rhin, par la baisse des valeurs sur toutes les bourses, ouvrant dans la réserve de la Banque de France une nouvelle issue momentanée à l’exportation du numéraire, a forcé notre Banque à prendre des mesures défensives. De là la panique qui a éclaté à la Bourse de Paris.

Une vue élevée et calme des choses permet d’espérer que si on laisse appliquer par la Banque les lois strictes du crédit commercial, et que si l’on ne complique pas la situation par des mesures arbitraires, cette panique ne sera point de longue durée. Si les affaires sont compromises en Allemagne, jamais l’état commercial de l’Angleterre n’a présenté un aspect plus régulier et plus prospère, et certes la situation commerciale du royaume-uni a une influence autrement puissante que celle de l’Allemagne sur les intérêts économiques du monde. L’Angleterre a été cette année plus favorisée que nous en matière de récoltes, et son commerce extérieur atteindra à des proportions fabuleuses. Les tableaux publiés pour les huit premiers mois permettent d’évaluer à près de trois milliards la valeur totale de ses exportations pour 1836. En donnant ce développement au travail industriel et aux entreprises commerciales, aux vrais instrumens de la richesse d’un peuple, elle s’est abstenue, depuis quelques années, de ces entreprises chanceuses de commandite où elle nous avait précédés. La sécurité commerciale de l’Angleterre nous garantit contre les dangers que des esprits exagérés voient surgir dans notre crise.

La prospérité actuelle de l’Angleterre se révèle également par la tranquillité politique dont elle jouit en ce moment. Des dîners de Crimée donnés tour à tour par les grandes villes du royaume-uni aux soldats de la dernière guerre, des discours prononcés dans des réunions agricoles ou dans des réunions électorales par les membres du parlement en villégiature, c’est tout ce qui défraie en ce moment la vie publique de l’autre côté de la Manche. Dans ces derniers jours, des discours intéressans ou spirituels ont été prononcés de la sorte par lord Stanley, sir James Graham, sir E. Bulwer Litton, M. C. W. Fox. Nous avons été surtout frappés de l’élévation avec laquelle lord Stanley a traité à Oldham la question de l’éducation du peuple. On comprend que dans un pays où de jeunes patriciens comme le fils de lord Derby s’appliquent avec cette consciencieuse ardeur à l’étude des intérêts populaires, les agitateurs comme Frost, le démagogue gracié qui a essayé d’une manifestation chartiste à Londres, n’aient que de médiocres chances d’être écoutés. M. Fox, un ancien et éloquent orateur de la ligue contre les corn-lows, définissait l’autre : jour devant ses électeurs la situation intérieure de l’Angleterre, en ces termes : « La chambre des communes attend que le peuple lui demande des réformes et le peuple attend que la chambre lui en propose. » Excellente disposition des deux parts, et en Angleterre, comme en beaucoup d’endroits, si les réformes n’étaient que la préface de révolutions, ne faudrait-il pas souhaiter que peuple et chambre attendissent encore longtemps ?

Depuis que l’Espagne a été jetée dans une voie nouvelle par des événemens dont la résistance des partis révolutionnaire sa déterminé l’importance et la signification, il n’a cessé de s’agiter à Madrid un problème des plus graves. Par quels actes allait s’attester la politique victorieuse en juillet 1856 ? Entre les opinions diverses qui passaient pour être représentées dans le gouvernement, lesquelles prévaudraient ? Que sortirait-il enfin de ce mouvement que tout le monde attendait, et qui a surpris tout le monde ? Depuis deux mois, les actes décisifs se succèdent par intervalles et éclaircissent un peu cette situation. Licenciement de la milice nationale, dissolution des certes constituantes, retour à la constitution de 1845, complétée par un acte additionnel, ce sont là des mesures qui précisent le sens et la portée des derniers événemens ; mais ce travail se poursuit-il sans peine et sans tiraillemens dans les conseils de la reine Isabelle ? Cette œuvre accomplie en commun est-elle pour le ministère un gage de force et de durée ? Ici la question change de face, et la démission récente de l’un des ministres indique assez que le cabinet espagnol a ses épreuves intérieures, d’où il ne sort pas toujours intact. Il n’est point douteux désormais que parmi les hommes appelés au pouvoir au mois de juillet, tous ne se faisaient point la même idée de cette crise dans laquelle ils se trouvaient jetés tout à coup. La plupart d’entre eux étaient portés au gouvernement comme par un tourbillon et sans trop savoir ce qu’ils feraient de la victoire. Le plus difficile pour le général O’Donnell n’était pas de vaincre ; depuis deux ans, il se préparait à la lutte, il l’attendait sans la provoquer et sans la fuir. Seulement il paraît s’être moins préoccupé des conséquences politiques de cette lutte, que sa raison lui montrait comme inévitable. Le combat une fois fini d’ailleurs, le nouveau président du conseil se trouvait partagé entre ses instincts conservateurs et quelques-uns de ces engagemens qui échappent parfois dans les momens de révolution ; il était entouré d’hommes qui lui rappelaient ces engagemens, s’efforçant de jeter le trouble dans son esprit et de l’effrayer de sa propre victoire. D’autres ministres, très disposés également sans doute à raffermir l’ordre public ébranlé, mais progressistes par leurs antécédens, n’étaient pas mieux fixés ; ils semblaient placés au pouvoir moins, pour agir que pour entraver toute action. De ce nombre étaient particulièrement M. Manuel Cantero et M. Bayarri. De tous les ministres, M. Rios-Rosas est celui qui a le moins hésité et qui était le mieux préparé aux événemens ; Rien ne le gênait dans son passé. Pendant deux années, il n’a cessé de combattre toutes les tendances révolutionnaires au sein des dernières cortès. Il a même soutenu la validité de la constitution de 1845en face d’une assemblée qui s’attribuait le mandat de refondre toutes les institutions de l’Espagne. Par son talent et son caractère en outre, M. Rios-Rosas n’est point homme à accepter un rôle effacé ou équivoque et à subir une politique qui ne serait pas la sienne. De ces situations respectives et des antécédens des hommes on peut déduire tout ce qui est arrivé. La politique conservatrice a fait du chemin depuis deux mois par la force des choses, mais elle n’a prévalu qu’au prix de luttes incessamment renouvelées. Chaque décret important est devenu une sorte de champ de bataille où l’ascendant des uns s’est fortifié, où la position des autres s’est affaiblie, jusqu’au moment où le ministre des finances, M. Cantero, a dû le premier se retirer de ce cabinet né dans le feu de la crise de juillet.

Trois actes principaux, nous le disions, ont marqué l’existence du ministère espagnol jusqu’à ces derniers temps : le gouvernement de la reine a licencié la milice nationale, dissous les cortès constituantes et remis en vigueur la constitution de 1845. Pour peu qu’on observe la situation de l’Espagne, il est facile de voir que ces actes, conformes aux opinions conservatrices, sont la conséquence la plus simple, la plus logique des événemens qui se sont accomplis. En prononçant la dissolution définitive de la milice nationale, le cabinet de Madrid n’a fait qu’obéir à une évidente nécessité. Les partis extrêmes défendent seuls en Espagne la milice nationale, parce qu’ils y trouvent une force irrégulière et mobile dont ils se servent pour faire de temps à autre des trouées dans les institutions. Ce n’est pas seulement l’existence d’un gouvernement conservateur qui est impossible au-delà des Pyrénées avec la milice nationale, c’est l’existence de tout gouvernement. En dissolvant récemment les cortès constituantes, le cabinet espagnol n’a fait que se conformer à la vérité de cette situation. « Dieu n’a point accordé à ces cortès le don de la modération et de la modestie, » dit M. Rios-Rosas dans le préambule remarquable qui précède le décret de dissolution. C’est là ce qui les a tuées, et non le décret royal. L’assemblée est morte pour avoir prétendu à une omnipotence dont elle ne savait pas se servir ; elle est morte de son impuissance et de son triste rôle dans la dernière insurrection. Comment réunir de nouveau cette assemblée, lorsqu’un grand nombre de ses membres avaient pris part à Madrid ou dans les provinces à ce mouvement de résistance armée ? Il est à remarquer que la dissolution des cortès résolvait à demi une autre question non moins grave, la question constitutionnelle. Par une singularité de plus au milieu de tant d’autres, la dernière assemblée s’était réservé le droit de promulguer la constitution votée il y a un an, et elle s’était bien gardée d’user de ce droit, afin de prolonger son existence. Il en résulte qu’en mourant elle emportait avec elle l’œuvre qu’elle avait si péniblement élaborée. Il ne restait plus qu’à choisir entre les diverses constitutions du passé, et dès-lors tout se réunissait en faveur de la constitution de 1845, qui n’est nullement une œuvre de réaction, qui est au contraire le dernier mot de trente années de révolutions durant lesquelles l’Espagne a fait l’essai de tous les régimes. Le choix était d’autant plus naturel qu’en 1854 c’est pour maintenir la constitution de 1845 et pour la défendre qu’on s’était soulevé. Ce n’est que plus tard, par un abus de pouvoir, que le gouvernement sorti de la révolution avait aboli cette loi politique en convoquant des cortès extraordinaires. En revenant aujourd’hui à la vérité des choses, le cabinet complète du reste la constitution de 1845 par un acte additionnel qui consacre de libérales garanties. Les délits de la presse seront déférés au jury. Les sessions législatives des cortès devront être de quatre mois au moins. Les députés promus à des emplois seront soumis à la réélection. Il ne pourra être fait de nomination au sénat que pendant les sessions.

Voilà donc trois questions essentielles résolues. Il est vrai que si en définitive le ministère se trouvait d’accord le lendemain des décrets, il était très divisé la veille. Les membres progressistes du cabinet auraient voulu réorganiser la milice sans la dissoudre ; ils auraient tenu à ne trancher qu’à demi la question constitutionnelle, et ils se sentaient d’autant plus forts en certains momens que le général O’Donnell paraissait incliner vers eux. Il a fallu l’autorité et l’énergie de M. Rios-Rosas pour faire prévaloir des solutions nettes, rationnelles et conservatrices. Ce n’était pas tout encore cependant : il restait l’affaire la plus délicate peut-être, celle de la loi de désamortissement. Lorsque cette question a été soulevée Il y a peu de jours au sein du ministère, elle s’est présentée sous une forme singulière. Le ministre des finances, M. Cantero, proposait au conseil de décréter un emprunt de 30 millions de réaux pris sur le produit de la vente des biens du clergé et destinés à la réparation des églises. La pensée était claire : il s’agissait, au moyen d’une destination pieuse, de donner une confirmation de plus à la loi de désamortissement. M. Rios-Rosas se trouvait absent de ce conseil ; mais dans le conseil suivant il s’opposait formellement au décret de M. Cantero, qu’il combattait à un double point de vue : politiquement il y voyait un obstacle aux négociations que le gouvernement devait renouer avec Rome ; sous le rapport économique, il montrait que la loi de désamortissement, telle qu’elle avait été votée, était ruineuse pour l’état et ne profitait qu’à quelques spéculateurs. La conclusion nécessaire était la suspension de la vente des biens du clergé. Dès-lors la position de M. Cantero devenait difficile ; le ministre des finances soutenait inutilement son projet, et, battu dans le conseil, il finissait par donner sa démission. Il a été remplacé par M. Salaverria, homme jeune encore, qui s’est élevé par son talent dans l’administration, et qui n’a point figuré dans la politique. Dans toutes ces questions, on le voit, l’autorité de M. Rios-Rosas s’est trouvée prépondérante, et l’importance du ministre de l’intérieur a singulièrement grandi en Espagne, où il est considéré comme l’homme politique du gouvernement. Le général O’Donnell a pu être quelquefois d’un avis différent ; il a fini toujours par se ranger aux opinions de M. Rios-Rosas, qui a pour lui l’autorité du talent, l’appui de la reine, le concours de tous les hommes modérés. Dès le premier instant le ministre de l’intérieur a dit le mot de sa politique : ni révolution ni réaction. C’est dans cette voie que l’Espagne doit marcher, et tout indique que la reine est décidée à seconder ceux de ses ministres qui ont la ferme pensée de rasseoir la monarchie sur ses véritables bases, celles d’un ordre régulier et d’une liberté modérée.

EUGÈNE FORCADE.

V. de Mars