Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1845

Chronique n° 323
30 septembre 1845


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 septembre 1845.


Plusieurs élections viennent d’avoir avoir lieu, en remplacement des députés promus à la pairie. Comme il était facile de le prévoir, ces élections ont été favorables aux candidats conservateurs. Il était naturel de supposer que des collèges électoraux depuis long-temps fidèles à l’opinion conservatrice ne déserteraient pas leur drapeau. D’ailleurs, le ministère avait pris ses mesures pour réussir. Ce résultat, qui ne change en rien les forces respectives des partis dans la chambre, n’a donc une importance politique, et il serait passé inaperçu au milieu des évènemens du jour, si quelques organes de l’opposition, mal inspirés, ne l’avaient grandi en cherchant à le rapetisser par des argumens peu sérieux. Il faut avouer que le ministère du 29 octobre a des adversaires qui le servent quelquefois aussi utilement que des amis.

Au nombre des députés nouveaux, il s’en trouve deux ou trois que l’opposition déclare lui appartenir, et qui voteront, dit-elle, contre le cabinet. Nous conseillons à l’opposition de ne pas s’y fier. Si nous sommes bien informés, les espérances qu’elle fonde sur tel ou tel candidat seraient bien trompeuses. Si elle compte sur eux, le ministère fait de même de son côté. Qui des deux se fait illusion ? Qui a reçu les gages les plus sûrs ? Nous l’ignorons. Nous savons seulement qu’il y aura une dupe, et il est permis de croire, dès à présent, que ce ne sera pas le ministère.

Du reste, l’opposition a bien autre chose à faire en ce moment que de s’occuper de quelques élections partielles. Il s’opère dans son sein un travail de dissolution et de dispersion vraiment extraordinaire, qui doit singulièrement réjouis le cabinet. Tous les organes de la presse opposante sont en guerre les uns contre les autres. Ils se renvoient chaque matin les accusations, les menaces, les récriminations les plus vives. Un article de M. de Lamartine, un discours de M. Ledru-Rollin, un autre de M. Garnier-Pagès, ont donné naissance à cette polémique de discorde et de confusion. M. de Lamartine, selon son habitude, accuse tout le monde, et s’isole majestueusement dans le vide de sa pensée et de son parti ; M. Ledru-Rollin se retranche dans un radicalisme exclusif ; M. Garnier-Pagès, au contraire, veut concilier le parti radical avec la gauche et le centre gauche. Il tend la main à M. Barrot, à M. Thiers, pour les entraîner, il est vrai, et pour les faire tomber plus sûrement ; mais cette politique trop habile n’est qu’une intrigue aux yeux des puritains démocrates, qui crient à la trahison, au scandale, comme si on les avait vendus à l’ennemi. Ajoutez que M. Garnier-Pagès rompt formellement avec les fouriéristes et les communistes, tandis que M. Ledru-Rollin les protége ; de là les orageuses colères que soulève contre lui le député de Verneuil dans plusieurs journaux de la démocratie.

Il sera curieux de voir, dans la session prochaine, comment M. Garnier-Pagès entend pratiquer ce système de conciliation qu’il vient d’exposer, et quelles seront ses relations avec la gauche et le centre gauche. Quant à présent, cette question offre peu d’intérêt, et le monde politique est bien loin de s’en préoccuper. Il ne faut pas croire, en effet, que les journaux soient en ce moment le miroir fidèle de l’opinion. Les journaux font tous leurs efforts pour être variés, piquans, amusans : les feuilles radicales, surtout, font une polémique vive et passionnée ; mais l’esprit public reste froid. Pour lui, la politique a cessé momentanément d’exister. Il n’en était pas de même l’an dernier à pareille époque. Alors, si la presse était animée, l’opinion ne l’était pas moins. Des questions graves agitaient les esprits, et donnaient au langage de la presse une excitation qui n’avait rien de factice. Aujourd’hui, ces questions sont résolues ou ajournées, elles ont disparu de la scène ; ce ne sont pas les discours de M. Ledru-Rollin et de M. Garnier-Pagès qui pourront les remplacer, et combler le vide qu’elles ont laissé dans la polémique quotidienne.

Une seule question est capable, aujourd’hui, de fixer sérieusement l’attention publique, c’est celle des chemins de fer. On peut même dire que cette question, depuis un mois, a fait naître dans les esprits des réflexions très graves. L’enthousiasme pour les chemins de fer est toujours le même, et la confiance des capitalistes dans l’avenir de ces entreprises immenses s’est peut-être accrue loin de diminuer ; mais il n’en est pas moins vrai que la situation où l’on est entré appelle les méditations des hommes les plus éclairés et toute la vigilance du gouvernement. Deux grandes lignes, Strasbourg et Lyon, seront adjugées dans les mois de novembre et décembre. Parmi les compagnies qui se sont formées pour concourir à l’adjudication de ces deux lignes, il est à craindre que plusieurs ne soient pas sérieuses, et qu’elles n’aient pas la force nécessaire pour terminer heureusement des entreprises aussi colossales. L’exemple de ce qui s’est passé pour le chemin du Nord, l’intention de se fondre avec une compagnie puissante, peut-être aussi l’espoir d’emporter l’adjudication par un rabais téméraire, lancent tous les matins sur la place des compagnies nouvelles, dont la concurrence improvisée devient un danger pour le crédit public, et compromet l’avenir même des chemins de fer. Le gouvernement est averti. La loi lui donne des moyens suffisans pour désarmer une concurrence irrégulière et immorale ; c’est à lui d’en user. On peut s’attendre que la commission supérieure, guidée et soutenue par l’opinion, mettra la plus grande sévérité dans l’examen des titres de chaque compagnie. La concurrence sérieuse doit être respectée : c’est le vœu de la loi ; mais l’agiotage n’est pas la concurrence. Les chambres n’ont pas voulu que le sort des chemins de fer fût livré à des brocanteurs de primes et à des joueurs effrénés. Une crise sur les chemins de fer pourrait amener de grands embarras financiers, et, par contre-coup, une crise politique dont il serait difficile de mesurer l’étendue. Les partis anarchiques spéculent ouvertement sur cette crise. Le gouvernement assumerait sur lui une grande responsabilité, s’il ne prenait pas les mesures nécessaires pour la modérer ou la prévenir.

L’entrevue du maréchal Bugeaud avec M. le président du conseil, ministre de la guerre, a eu lieu à Soultberg. Ce qu’on sait de cette entrevue, c’est qu’elle a été amicale. Tout désaccord entre le gouverneur de l’Algérie et le ministère a momentanément disparu. Le maréchal Bugeaud retourne en Afrique, où il a encore de glorieux services à rendre à son pays. En attendant la décision des chambres, le gouvernement l’autorise à entreprendre un essai de colonisation militaire. Il paraît que l’an dernier le maréchal avait demandé cette autorisation, et qu’elle lui avait été promise. Le maréchal, garanti par cette promesse, s’est trouvé suffisamment fondé à écrire cette circulaire qui a paru il y a bientôt deux mois, et qui a donné lieu, dans la presse parisienne, à des accusations si ridicules et si violentes. On voit maintenant qu’il n’était pas nécessaire de faire tant de bruit pour si peu de chose, et que le maréchal Bugeaud n’a pas agi comme un pacha révolté. Quand cette question viendra à la tribune, nous sommes persuadés que les faits s’expliqueront d’eux-mêmes, et le maréchal Bugeaud, que l’on accuse toujours d’être le plus indisciplinable des hommes, paraîtra peut-être, dans cette circonstance, avoir agi avec beaucoup de soumission et de réserve. Ce n’est pas nous, du reste, qui l’en blâmerons.

Le traité du 16 juillet, entre la France et la Belgique, est en ce moment l’objet d’une négociation qui va se poursuivre à Paris. Comme on le sait, la question qui s’agite est de savoir si le traité sera dénoncé ou non. L’industrie linière et chanvrière demande que le traité soit dénoncé. Elle se plaint de ne pas être suffisamment protégée contre les produits belges ; elle dit que le travail national est sacrifié. Nous n’avons pas à revenir pour le moment sur une discussion qui a si long-temps occupé nos chambres, et dans laquelle tous les argumens ont été épuisés de part et d’autre. Il nous suffira de dire que la question est à nos yeux beaucoup moins industrielle que politique. Sous le rapport commercial, le traité belge, qui n’a encore qu’une durée de trois ans, n’a produit aucun résultat bien remarquable. Sous le rapport politique, c’est un acheminement vers la réalisation d’une pensée grande et féconde, que le ministère actuel avait conçue, mais devant laquelle un obstacle parlementaire l’a fait reculer. Tout moyen de rapprochement entre la France, et la Belgique doit être favorisé dans l’intérêt de notre dynastie et de notre révolution. À ce titre, nous pensons que la convention du 16 juillet doit être renouvelée. Toutefois, nous voudrions que le gouvernement français profitât de cette circonstance pour assurer à notre pays un avantage qui lui est bien dû, en retour des services signalés qu’il a rendus au gouvernement de Bruxelles. Cet avantage, tout le monde le sait, c’est l’extinction de la contrefaçon belge. Quelles seraient aujourd’hui les difficultés insurmontables qui empêcheraient le succès d’une pareille démarche ? L’âge d’or de la contrefaçon belge et passé. Aux bénéfices immenses qu’elle procurait, il y a plusieurs années, ont succédé la gêne, l’encombrement, les embarras de la concurrence intérieure, et la crainte d’une crise toujours imminente. Le mouvement de la production ne s’est pas ralenti ; mais c’est un mouvement aveugle et stérile. En un mot, la contrefaçon belge ruine la librairie française sans enrichir la Belgique. À Bruxelles même, elle a des adversaires déclarés. Plus d’un écrivain belge rougit de cette exploitation immorale, de cette contrebande exercée à ciel ouvert au détriment de la propriété intellectuelle. Là, comme partout ailleurs, une réaction favorable s’opère contre cet indigne trafic. Le gouvernement français doit profiter de cette réaction. Il le doit au nom des lettres françaises, dont les intérêts sont si cruellement lésés ; il le doit surtout au nom de la civilisation intellectuelle, dont la France est en Europe l’expression la plus vivante et le type le plus avancé. La Belgique est la patrie de la contrefaçon littéraire ; c’est là surtout qu’il faut s’attacher à la détruire. Chassée de Bruxelles, la contrefaçon ira, dit-on, s’implanter ailleurs. Elle s’établit en ce moment à Barcelone ; elle ira dans d’autres villes, elle ira partout où elle rencontrera des capitaux pour la nourrir et un gouvernement pour la protéger ! Qu’importe ? Si la contrefaçon, exilée de Bruxelles comme elle l’a été naguère de Turin, se réfugie ailleurs, on la poursuivra, on la stygmatisera partout, on soulèvera contre elle la loyauté des gouvernemens et la justice des populations. C’est une mission qu’un gouvernement comme celui de la France peut entreprendre, et où il serait glorieux pour lui de réussir. On assure que le roi Léopold va venir à Paris pour presser le renouvellement de la convention belge. Sa présence serait un motif de plus pour entamer la négociation que nous conseillons au ministère.

Le grand conseil de Berne a rendu la décision que l’on avait prévue. À la majorité de 137 voix contre 42, il a approuvé les conclusions du rapport présenté par le conseil exécutif. Il a donné au gouvernement un vote de confiance, et a promis nettement son concours à un régime légal et régulier. La discussion a été vive, dit-on, dans le conseil, et le parti radical y a trouvé des défenseurs irrités. La loyauté et la bonne foi ont été invoquées contre un gouvernement parjure, qui se proclame aujourd’hui l’adversaire des corps francs, après avoir été depuis un an leur instigateur et leur complice ; mais ces récriminations n’ont pas eu de succès.

Le langage du gouvernement dans le rapport soumis à l’approbation du conseil supérieur est d’une fermeté remarquable. Le gouvernement réclame l’obéissance aux lois et aux autorités constituées. Il annonce qu’il usera d’une grande sévérité contre les violences de la presse. Il menace de dissoudre la société populaire. Il déclare que cette société, dont le but est de renverser la constitution fédérale de la Suisse, poursuit une entreprise illégale, factieuse, contre laquelle il faut prendre des mesures énergiques. Violer le pacte, ce serait, dit le rapport, précipiter la Suisse vers des abîmes. Ainsi, le chef des cantons révolutionnaires de la Suisse prêche aujourd’hui la légalité, l’ordre, la conservation, et le plus redoutable ennemi du fédéralisme en est devenu momentanément le défenseur.

Nous avons déjà expliqué le secret de cette métamorphose. Depuis la défaite des corps francs, le gouvernement de Berne, livré aux passions radicales qu’il avait lui-même excitées, se voyait menacé dans sa propre existence. Le radicalisme ; battu devant Lucerne et violemment refoulé sur son point de départ, était devenu un objet de terreur pour ceux qui l’avaient imprudemment déchaîné. La société populaire, où étaient concentrées toutes les tendances anarchiques préparait ouvertement une révolution dans le canton de Berne, pour s’emparer du pouvoir, et marcher contre Lucerne à la tête des cantons radicaux. Encore quelques jours, le gouvernement de Berne, emporté par la tempête qu’il avait soulevée, aurait pu expier cruellement les torts de sa politique ambitieuse. Heureusement pour lui, il a vu les dangers qui le menaçaient, et il a su les prévenir par une résolution énergique.

Une circonstance paraît avoir influé particulièrement sur la décision du gouvernement de Berne c’est la découverte d’une conspiration communiste, secrètement associée au mouvement radical. Le gouvernement bernois, son rapport le déclare, avait à craindre une révolution sociale en même temps qu’une révolution : politique. La découverte importante qui a eu lieu récemment dans le canton de Neufchâtel confirme d’ailleurs cette déclaration. Déjà, il y a quelque temps, la police de Neufchâtel avait signalé l’existence de nombreux clubs communistes. Guidée par ces premiers indices, elle vient de mettre la main sur une vaste association, dont les papiers ont été saisis et les principaux chefs arrêtés. Cette association est une propagande secrète de la jeune Allemagne. Organisée en confédération comme la Suisse, elle porte le titre, de confédération du Léman ; son chef-lieu est Lausanne. Elle professe l’athéisme et les principes les plus subversifs. Son but est de renverser l’ordre religieux, social et politique de l’Allemagne. Elle a des affiliations dans toute la Suisse et dans les états voisins. Elle poursuit ses projets avec une ardeur et une activité prodigieuses.

Comment de si graves dangers n’auraient-ils pas enfin ouvert les yeux aux hommes les plus entraînés dans le mouvement politique de la Suisse, et en premier lieu au gouvernement de Berne, le plus puissant de tous les cantons, le plus populeux, le plus riche, et celui par conséquent qui aurait le plus à redouter pour lui-même les suites d’une révolution sociale ? Aussi, depuis que la société de la jeune Allemagne a été découverte, l’impulsion donnée par le gouvernement de Berne a été rapidement suivie. L’esprit de réaction a gagné les cantons radicaux, et des manifestations significatives ont eu lieu en faveur des principes d’ordre et de conservation. Dans la conférence de Zug, par exemple, plus de cinquante catholiques des plus ardens, rassemblés au nom du parti ultramontain, Ont déclaré qu’en présence des circonstances nouvelles, le devoir des cantons était de protéger la paix professionnelle, et le parti protestant s’est empressé d’adhérer à cette déclaration. Ainsi, en quelques jours, la situation de la Suisse a complètement changé. Les passions politiques et religieuses se sont calmées en présence d’un danger commun : tout a été oublié pour faire face la jeune Allemagne.

Que deviennent maintenant les jésuites de Lucerne ? On dit qu’ils seront installés dans leur collège, mais qu’ils n’y resteront pas. Depuis que le gouvernement a pris l&rsquo ; engagement de s&rsquo ; en tenir aux moyens légaux contre les jésuites, le parti catholique de Lucerne est devenu moins exigeant, et l’on peut espérer désormais que les sages conseils des gouvernemens étrangers ne trouveront plus en lui une forte résistance.

Grace à l&rsquo ; exemple donné par le gouvernement de Berne, la Suisse peut donc, en ce moment, inspirer quelque confiance aux états de l’Europe. Il est arrivé en Suisse ce qui arrive dans la plupart des crises politiques ; le bien y est venu de l’excès du mal, et l’ordre y a été rétabli au moment où l’on pouvait se croire à la veille d’une catastrophe effroyable. Il ne faudrait pas, cependant, exagérer la portée des derniers évènemens. Il ne faudrait pas croire que Berne ait renié sa politique passée, que l’esprit fédéral ait triomphé de l’esprit unitaire, que l’implacable ennemi du pacte ait résolu de maintenir l’ancienne constitution helvétique. Le gouvernement de Berne, il ne faut pas l’oublier, ne défend la constitution de la Suisse que pour se défendre lui-même. Il n’invoque la garantie des lois en faveur du pacte fédéral que pour protéger du même coup sa constitution menacée. Toutefois, avant que la politique de Berne puisse revenir à ses anciennes traditions, il se passera du temps, un temps précieux, que la Suisse et l’Europe pourront mettre à profit dans l’intérêt de l’avenir. Après avoir déclaré la guerre à l’anarchie, Berne ne peut pas, du jour au lendemain, réveiller l’esprit révolutionnaire, et organiser une nouvelle ligue pour faire réussir ses projets ambitieux. Pour que le gouvernement de Berne en vienne là, il faut au moins que les mouvemens populaires ne lui inspirent plus de crainte pour lui-même ; or, selon toutes les apparences, c&rsquo ; est ce qui n’arrivera pas de si tôt. Le chemin est donc ouvert à la diplomatie, et rien ne l’empêche, dès à présent, de chercher les meilleurs moyens de terminer en Suisse les difficultés graves qu’elle n’aurait pu résoudre quand les cantons avaient les armes à la main.

Le gouvernement a publié les dépêches de M. Romain-Desfossés sur l’affaire de Tamatave. Il résulte de ces dépêches que notre marine, engagée dans une lutte inégale, a fait des pertes sensibles. Le commandant de la station française avoue qu’il ne connaissait pas les forces de l’ennemi ; peut-être, dans cette situation, son devoir eût-il été de consulter la prudence plutôt que son courage, et de ne pas s’aventurer dans une entreprise dont il ne pouvait prévoir l’issue. Quoi qu’il en soit, nos marins ont bravement combattu, et leur conduite n’a mérité que des éloges. Plusieurs journaux ont regretté que le commandant français ait cru pouvoir, dans cette sanglante affaire, unir son pavillon avec celui de la marine britannique. C’est une susceptibilité que nous ne partageons pas. D’abord, tout prouve que l’union des deux marines a été purement fortuite. Soumis aux mêmes vexations par les autorités sauvages de Madagascar, des sujets français et anglais ont porté plainte en même temps devant les commandans de leurs stations respectives, qui ont envoyé aussitôt des forces pour les protéger. Réunis par une même offense, les deux pavillons se sont concertés pour en obtenir la réparation quoi de plus naturel ? Chacune des deux nations ne pouvait empêcher l’autre de se faire justice ; la cause était commune, dès-lors il était tout simple que les deux pavillons, accidentellement réunis, s’entendissent pour combiner leur attaque. Il est très vrai que de pareilles associations, quoique spontanées, peuvent avoir des inconvéniens : elles peuvent amener des faits imprévus, par suite desquels les gouvernemens, engagés à leur insu, se trouvent forcés d’accepter une situation fausse ; mais, puisque, cette fois, l’union des deux marines n’a produit que des résultats favorables à l’intimité des deux peuples, pourquoi exprimerait-on de si vifs regrets ? Nous serions plutôt disposés, pour notre part, à nous féliciter d’un évènement qui présente un heureux contraste avec tous les souvenirs qu’a laissés la rivalité séculaire des deux nations. Ces deux marines agissant de concert, sans ordre de leurs gouvernemens, ces deux pavillons animés du même esprit et du même courage ; ce sang versé en commun, ces témoignages d’estime et de sympathie réciproques donnés après le combat, tout cela nous semble un symptôme rassurant que les amis de l’humanité doivent accueillir avec confiance. Ce n’est pas une raison, d’ailleurs, pour que le gouvernement français se sente gêné le moins du monde vis-à-vis de l’Angleterre au sujet de la vengeance exercer sur les Ovas. Notre gouvernement demeure complètement libre sous ce rapport, et s’il ordonne, comme cela n’est pas douteux, une expédition contre Tamatave, il fera bien de devancer l’Angleterre, afin qu’on ne puisse pas dire que l’ancienne souveraineté de la Franuce a été éclipsée sur ces parages.

Les dernières nouvelles de Montévidéo et de Buenos-Ayres nous apprennent que les plénipotentiaires français et anglais ont enjoint à Rosas, dans un ultimatum, de retirer ses troupes du territoire oriental, et son escadre du port de Montévidéo. Dès que le territoire et les ports seront libres, les résidens étrangers qui ont pris part à la lutte déposeront les armes. Si Rosas refuse, les flottes combinées devront employer la force pour le contraindre à céder.

Nous ne pouvons qu’approuver cette démonstration énergique, et nous souhaitons qu’elle obtienne tout le succès qu&rsquo ; on paraît en attendre. en ne consultant que nos impressions personnelles, nous devons dire que cette démonstration nous a surpris par sa promptitude. Peut-être faut-il regretter, pour le succès même de l’œuvre entreprise par les deux puissances, qu’elles en soient venues si vite à cette extrémité, et que les négociations n’aient pas été plus long-temps suivies.

On sait quel est le but de la médiation entreprise en commun par la France et l’Angleterre. Il s’agit de faire cesser la guerre qui règne depuis plusieurs années sur une des rives de la Plata, et d’amener un arrangement durable entre Buenos-Ayres et Montévidéo d’une part, de l’autre entre les partis qui divisent ces deux républiques. Il est en effet à remarquer que ce n’est pas le triomphe de tel ou tel des combattans sur l’autre qui importe le plus aux puissances médiatrices ; ce qu’elles veulent avant tout, c’est une paix durable, car c&rsquo ; est la guerre qui arrête le commerce et compromet la fortune et la vie des milliers de résidens anglais et français qui habitent ces parages. Amener un arrangement quelconque entre Buenos-Ayres et Montévidéo n’est pas impossible : la France et l’Angleterre en viendront à bout ; mais faire que cet arrangement ne soit pas aussitôt violé que conclu, voilà ce qui présente de grandes difficultés.

Il y a des gens qui croient avoir tout dit quand ils ont déclamé contre Rosas. Le gouverneur de la République Argentine est à coup sûr un barbare, un gaucho parvenu, dont les manières seraient fort étranges, pour ne pas dire plus, s’il était appelé à gouverner un peuple européen : nous irons même plus loin, et nous dirons qu’il serait à désirer, pour l’honneur de l’Amérique et dans l’intérêt général de l’humanité, qu’un pareil homme ne fût porté nulle part au gouvernement de son pays ; mais, que ce soit à tort ou à raison, Rosas est le maître de Buenos-Ayres, il l’est depuis quinze ans sans contestation et par une série de réélections successives, il a triomphé de tous les efforts réunis contre lui tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, il a survécu même à une guerre avec la France. Pour quiconque est de bonne foi, voilà des preuves suffisantes que cet homme représente quelque chose, qu’il est le produit naturel des idées et des besoins du pays ; et si cette partie de l’Amérique du Sud, livrée à elle-même, se donne un chef si différent de ceux qui dirigent les autres peuples, c’est qu’apparemment cette contrée est elle-même fort différente de toutes les autres. Là est en effet tout le mystère, l’homme explique le pays, comme le pays explique l’homme ; Buenos-Ayres est une république de gauchos qui se gouverne par un gaucho.

Nous devons d’ailleurs le dire par sentiment de justice et par respect pour la vérité, il y a beaucoup d’exagération dans ce qui s’imprime tous les jours sur le compte de Rosas, et sur les mauvais traitemens infligés aux étrangers sur le territoire argentin. Il n’est pas vrai que les étrangers soient traités à Buenos-Ayres comme des ennemis. Ce qui le prouve, c’est le grand nombre de ceux qui vont s’y établi. On dit qu’avant, la guerre il y avait vingt mille étrangers à Montévidéo, on pourrait ajouter qu’il y en avait bien dix mille à Buenos-Ayres. Tandis que dans le reste de l’Amérique on dispute aux étrangers une foule de droits, comme celui de faire le commerce de détail, de vendre et d’acheter des terres, etc., ils sont complètement assimilés à Buenos-Ayres comme à Montévidéo aux naturels du pays. Au lieu de les repousser, on les attire, on les emploie volontiers, on leur procure comme à l’envi les moyens de vivre et de faire fortune. Si avant la guerre il y avait plus d’étrangers et notamment de Français à Montévidéo qu’à Buenos-Ayres, aujourd’hui c’est l’inverse qui a lieu. Les trois quarts des étrangers, Français ou Anglais, qui habitaient l’État Oriental, se sont réfugiés de l’autre côté de la Plata, et vivent paisiblement sous les lois de ce fantasque et sanguinaire dictateur, qui les aurait déjà fait tous mettre à mort, s’il était tel qu’on le représente.

Nous ne croyons donc pas que la première chose à faire pour la France et l’Angleterre soit de renverser Rosas. Ce ne serait pas d’ailleurs aussi aisé qu’on veut bien le dire. Rosas a résisté en 1838 et 1839 au blocus de l’escadre française, appuyée sur terre par l’armée orientale de Rivera, l’armée argentine de Lavalle et les troupes coalisées de plusieurs provinces de l’intérieur soulevées contre lui. Aujourd’hui, il est vrai, la France et l’Angleterre marchent d’accord, et, si ces deux puissances le veulent bien, elles peuvent emporter d’assaut Buenos-Ayres par un débarquement. Sans doute, mais il faut que ces deux puissances le veuillent bien, c’est-à-dire qu’elles y emploient toutes leurs forces, qu’elles n’y épargnent ni les bâtimens, ni les troupes, ni enfin l’argent. Le feront-elles ? Nous ne le croyons pas. Tout le monde comprend que l’effort ne serait pas proportionné avec le but.

Qu’arriverait-il d’ailleurs, si le débarquement avait lieu et se terminait par la prise de la ville ? On croit peut-être que tout serait fini ; on se trompe. Le point d’appui de Rosas n’est pas dans la ville, il est dans la campagne. Chassé de Buenos-Ayres, Rosas se réfugierait dans ces plaines immenses, où il a passé la première partie de sa vie, parmi ces populations à demi sauvages dont il est le roi. Nouvel Abd-el-Kader à la tête de nouveaux nomades, il serait insaisissable comme son modèle africain, et il entourerait Buenos-Ayres d’un blocus qui, pour avoir quelquefois vingt, trente, cinquante lieues de rayon, n’en serait pas moins formidable. Tout ce qui sert à alimenter cette grande ville lui vient de la campagne ; sans la campagne, Buenos-Ayres ne peut pas vivre. Or, rien n’est plus facile à un chef de partisans que de brûler les estancias isolées à plusieurs lieues de distance les unes des autres, au milieu des Pampas ; et de détourner les immenses troupeaux de bœufs et de chevaux qui sont la seule richesse du pays. Rosas est déjà un bien grand homme aux yeux des farouches habitans de ces solitudes infinies ; il deviendrait bientôt une espèce d’idole, un dieu, si on le voyait battre la campagne avec une cavalerie d’une mobilité fantastique et affamer ces odieux étrangers emprisonnés dans Buenos-Ayres.

Sans doute, la France et l’Angleterre ne feront pas la faute de grandir elles-mêmes Rosas à ce point. L’une et l’autre de ces deux nations sait par expérience combien il est difficile de réduire Buenos-Ayres ; la France l’a appris en 1840, l’Angleterre l’avait expérimenté auparavant par une tentative de débarquement qui a complètement échoué. Il est donc à croire que l’escadre anglo-française se bornera à mettre le blocus devant les parages argentins, et à interrompre autant que possible les communications entre le territoire de Buenos-Ayres et celui de Montévidéo. C’est là évidemment ce qu’il y a de plus sage, de plus praticable. Eh bien ! dans ce cas encore on risque de retomber dans une de ces situations interminables où se complaît l’apathique persévérance de la race espagnole. Qu’est-ce qu’un blocus dans la Plata ? Un immense encouragement donné à la contrebande, voilà tout. Pendant que les barques des contrebandiers, sorties du port même de Montévidéo, se glisseront sans bruit entre les bâtimens aux aguets, et rendront ce blocus inefficace, que se passera-t-il sur terre ? Cette fois, ce ne sera pas Rosas qui occupera la campagne en partisan, ce sera Oribe qui restera, quoi qu’on fasse, autour de Montévidéo, s’éloignant de cent lieues quand il le faudra pour reparaître au moment où on l’attendra le moins.

On sait comment se fait, dans ce pays-là, ce qu’on appelle la guerre. Quelques centaine de pâtres errans se rassemblent sous un chef ; on arrête au hasard dans la plaine des chevaux sauvages, la troupe improvisée monte dessus, et quand ces chevaux sont fatigués, on les lâche pour en arrêter d’autres. Voilà, comme on voit, un peuple encore mieux organisé que les Arabes pour la guerre à la numide, car chaque Arabe n’a qu’un cheval, et chacun de ces soldats du désert en a cent. Pour se nourrir, l’armée emploie les mêmes moyens que pour se monter. Quand la place d’un camp a été choisie, les plus habiles joueurs de lasso se répandent à droite et à gauche, fondent sur les bœufs qui paissent çà et là, leur lancent avec adresse le nœud coulant, les assomment sur place, les dépècent, et en tuent souvent quatre fois plus qu’il n’en faut pour nourrir tout le camp ; le reste est abandonné aux tigres et aux oiseaux de proie. Comment combattre des troupes pareilles et les forcer à quitter le pays ? Si Oribe ne veut pas repasser le Parana, rien ne sera plus difficile que de l’y contraindre, et, s’il ne repasse pas le Parana, il continuera à tenir Montévidéo bloqué, c’est-à-dire affamé. Ce sera le prolongement de l’état actuel, c’est-à-dire d’un état en définitive peu désavantageux aux habitans du pays, philosophes pratiques s’il en fut, qui n’ont pas de besoins, et auxquels par conséquent on ne peut imposer de privations, mais funeste et mortel aux étrangers qui vont dans ces pays pour y travailler et gagner leur vie.

Voilà pourquoi nous désirons que les moyens de conciliation ne soient pas encore tout-à-fait abandonnés. Ce sont précisément ces difficultés qui ont fait long-temps douter beaucoup de bons esprits de l’opportunité d’une intervention armée de la part des deux grandes puissances. Si la menace de cette intervention peut avoir pour résultat de presser une conclusion à l’amiable, rien de mieux, mais une rupture définitive serait fort à regretter. Tout emporte de la force ; quel qu’il soit, peut amener de fâcheuses conséquences pour le présent, et pour l’avenir.

À un autre bout de l’Amérique, une autre question s’agite, et se terminera, nous l’espérons, sans grande effusion de sang. Nous voulons parler de la querelle entre le Mexique et les États-Unis au sujet du Texas. Là aussi, les gouvernemens de France et d’Angleterre ont paru un moment vouloir prendre fait et cause pour l’une des parties ; mais, Dieu merci, ils se sont arrêtés à temps. Il importe sans doute aux deux grandes puissances de l’ancien monde qu’il ne se forme pas dans le nouveau une puissance trop prépondérante ; cependant, lorsque la France et l’Angleterre ont donné des avertissemens, lorsqu’elles ont tenté un effort moral, elles ont fait assez. Il est inutile qu’elles poussent plus loin une intervention qui, d’ailleurs, en devenant blessante pour les États-Unis, serait contraire au véritable intérêt de la France. Au bout du compte, le Texas, le Mexique, le États-Unis, sont des états indépendans. Ils ont, les uns et les autres, le droit de faire des fautes, et quand la politique de non-intervention prévaut en Europe, il serait peu conséquent d’adopter le principe contraire vis-à-vis de l’Amérique. La Plata est une exception : c’est assez d’une.

Nous avons applaudi à l’annexion du Texas. Nous l’avons jugée comme la conséquence nécessaire de ce mouvement irrésistible qui porte la race anglo-américaine dans les déserts du Nouveau-Monde pour les civiliser et les féconder par son génie colonisateur. On ne peut disconvenir néanmoins que l’annexion offrira plus d’un inconvénient aux deux parties contractantes. Le Texas y perd son rang parmi les nations, il s’abdique lui-même, il livre ses douanes à la législation générale de l’Union. Il y gagne sans doute d’être couvert contre le Mexique par l’épée de la confédération, mais il n’avait pas besoin de cette défense, puisque la France et l’Angleterre avaient obtenu pour lui la reconnaissance du Mexique. Quant aux États-Unis, le Texas sera pour eux un foyer de contrebande ; il augmentera dans le congrès le nombre des états à esclaves ; il sera un renfort pour les pays du midi contre les pays du nord ; il ajoutera un nouveau poids pour entraîner la république dans la voies des conquêtes ; il sera un des élémens qui amèneront un jour peut-être la rupture de l’Union.

Les dernières nouvelles de Galveston annoncent qu’il se forme en ce moment au Texas un assez grand parti pour demander que la nouvelle république soit comptée dans la confédération pour deux états au lieu d’un. Cette prétention, qui ne laisse pas d’être assez justifiée par l’étendue du Texas, va porter dans la question une complication de plus. Ce serait un coup de partie pour les états à esclaves, qui se trouveraient, alors avoir acquis deux appuis à la fois. Le reste de l’Union s’en accommoderait probablement fort mal, et si la proposition prend de la consistance, elle soulèvera une opposition des plus vives. Cet embarras ne sera pas le dernier. Si les États-Unis veulent avoir le Texas, il faut qu’ils travaillent à le conquérir, non-seulement sur le Mexique, mais sur les sauvages qui occupent une grande partie de son immense territoire, et qui n’ont pas voté l’annexion comme les chambres texiennes ; il faut qu’ils se débarrassent des bandes de vagabonds et de qui se sont formées dans des régions inhabitées, entre la Saline et la rivière Rouge, et dont les exploits rappellent ceux des plus fameux out-laws ; enfin, il faut qu’ils le peuplent, car il est encore bien désert, et les flots d’émigrans qui s’y porteront sans doute appauvriront d’autant la population déjà si clairsemée de la Louisiane et de la Georgie.

Quoi qu’il en soit, ce sont là des difficultés attachées en général à la conquête, et les États-Unis ont déjà montré sur d’autres points qu’ils étaient capables d’en triompher. Quant au Mexique, ce ne sera pas son opposition qui ajoutera beaucoup à ces difficultés. Le Mexique n’est ni une nation ni un gouvernement c’est un nom sur la carte, voilà tout. Il paraîtrait cependant que les autorités de Mexico, poussées sans doute par un mouvement populaire, se seraient enfin résolues à déclarer la guerre aux États-Unis ; mais ce n’est pas le tout de déclarer la guerre, il faut la faire. Or, pour faire la guerre, le Mexique n’a ni armée, ni marine, ni finances, ni esprit public ; il n’a rien enfin de ce qui fait livrer et gagner les batailles. Le Mexique n’a qu’un moyen de faire la guerre aux États-Unis, c’est de délivrer des lettres de marque à tous ceux qui en voudront, et de lancer sur le commerce américain des corsaires de toutes les nations. Les États-Unis se vengeront, il est vrai, en brûlant les ports du Mexique ; mais cette vengeance sera peu de chose en comparaison du dommage que ce genre de guerre peut leur causer.

Suivant toute apparence, que la guerre ait lieu ou non, nous ne tarderons pas à voir une dissolution de la république mexicaine et sa séparation en plusieurs états. Voici le Texas qui s’est détaché ; le Yucatan a fait à peu près de même bientôt ce sera le tour de la Californie, et de toutes les fractions du territoire dont la réunion nominale donne au Mexique cette étendue qui le rend si fier. Peut-être la crise actuelle viendra-t-elle précipiter le dénouement. Sera-ce un bien ? Sera-ce un mal ? Nul ne peut le dire. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le choc de la race anglo-américaine avec la race espagnole dans ces régions amènera une nouvelle période, dans l’histoire de l’Amérique. Jusqu’à ce jour, les deux races conquérantes se sont développées chacune de son côté, sans autre point de contact que des rapports maritimes toujours peu étroits. Aujourd’hui, dans son mouvement d’expansion, la race anglaise est venue au-devant de la race espagnole, elle la rencontre dans le Texas, dans la Californie, elle lui dispute la terre conquise par Cortez. Pour qui se rappelle la supériorité morale et physique de l’une des deux populations sur l’autre, l’issue générale de la lutte ne saurait être un moment douteuse ; mais quels seront sur les Anglo-Américains les effets mêmes de leur victoire ? Quels seront sur les Espagnols les effets de leurs défaites ? Dans quelle proportion l’une des deux races sera-t-elle absorbée par l’autre ? Voilà des problèmes que le temps seul peut résoudre.



REVUE LITTERAIRE.




ESSAIS DRAMATIQUES, de M. G. Revere[1]. — Les théories modernes sur l’art dramatique ont été très vivement agitées au-delà des Alpes, il y a déjà plus de vingt ans ; elles ont été débattues tour à tour avec éloquence et avec esprit dans les livres, dans les brochures, dans les journaux, dans ces écrits multipliés qui étaient alors le signe d’une renaissance intellectuelle. A l’exemple de l’Angleterre, qui avait eu Shakspeare, à côté de l’Allemagne illustrée par Schiller et par Goethe, de la France, où la critique proclamait les doctrines nouvelles, en attendant que de hardis écrivains les missent en œuvre, l’Italie, se dégageant des entraves, voulait aussi arriver à une façon plus large, plus libre, plus vraie de représenter la vie humaine au théâtre, soit que le poète ne demandât ses héros qu’à sa propre pensée, à sa fantaisie, à son invention, soit que, s’instruisant par l’histoire, il voulût ranimer les personnages du passé, peindre leur physionomie, leurs passions, leurs coutumes et les faire revivre dans leur antique attitude. La variété même de la vie devait succéder à la languissante unité d’une action étroite et méthodique ; les pompeuses fictions allaient faire place aux sévères et exactes peintures historiques. Telle était la pensée des brillans esprits qui ne voulaient pas que l’art pérît dans la patrie de Dante. Ainsi, la poésie dramatique, en Italie, pouvait avoir un glorieux avenir ; mais là comme ailleurs, ce n’était pas sans résistance que la Muse moderne gagnait ses batailles. Manzoni, qu’on rencontre toujours sur le chemin des généreuses tentatives, fut un des premiers à lever ce drapeau de légitime révolte ; non-seulement il défendait la valeur critique de ses idées avec une chaleur convaincue et un ingénieux talent, mais il fit mieux encore : il prouva leur puissance en faisant le Comte de Carmaquola et Adelghis, en qui M. Sainte-Beuve voyait récemment comme un portique sacré de la nouvelle voie dramatique en Italie. Belles œuvres, en effet, et qui parurent bien avant que de pareilles tentatives fussent faites en France ! Carmagnola et Adelghis pourraient, en quelques points, être comparés à certains ouvrages de Schiller. Comme dans les drames de l’auteur de Guilliiume Tell, il y a toujours dans ce libres et vigoureux tableaux historiques une beauté idéale qui charme l’esprit et l’élève : c’est la beauté la plus parfaite et la plus pure, celle que l’ame seule comprend et qu’elle se plaît à aller rechercher sous ses triples voiles. Il se peut bien que, trop vivement exalté par cet attachement aux choses idéales, le poète parfois oublie les conditions de temps et de lieux, et jette dans une action dont la date devrait fixer le caractère quelque étrange héros, comme Adelghis, ce Posa de l’invasion lombarde ! Mais qu’importe : la poésie qui aboutit à de telles créations ne vaut-elle pas mieux que cet art frivole qui a besoin, pour se compléter, du jeu d’une machine, de la singularité d’une décoration, de la forme d’un vêtement, et frappe les sens au lieu de parler à l’esprit et au cœur ?

Dès-lors la cause de la révolution littéraire était victorieuse en Italie. Ce qui est à regretter, c’est que ce mouvement dont Manzoni fut un des chefs reconnus n’ait pas eu des résultats plus certains et plus grands ; c’est que des œuvres nées de la même inspiration, répondant à ce premier et glorieux appel, n’aient pas continué cette tradition rajeunie ; c’est qu’il n’y ait pas eu dans les esprits cette union, cet accord et en même temps cette persistance qui assurent la victoire et la rendent féconde. Oui, cela est à regretter : la réponse qui nous serait faite, il est vrai, nous la connaissons, la cause du mal est trop plausible La poésie, de notre temps, vit de pensées sérieuses et s’habitue à remuer les grands problèmes ; elle interroge les destinées humaines et cherche parfois à corriger la réalité par les rêves de perfection ; si elle choisit quelque action héroïque de l’histoire d’un pays, à l’aspect de ce passé, elle se plaît, elle aussi, à faire ses souhaits pour l’avenir. Or, pour s’élever à cette hauteur, il ne faudrait pas qu’elle fût à chaque instant retenue et menacée ; pour exprimer son enthousiasme ou sa plainte, il lui faudrait un peu de cet air libre qu’elle n’a pas, et qu’on lui accorderait volontiers si elle voulait revêtir la livrée ou se borner, à quelque chanson d’amour, c’est-à-dire si elle voulait mourir. Quelles que soient cependant les difficultés d’une situation précaire et fausse, cruelle, pleine d’angoisses, il y a encore quelques dignes exemples dans ce noble pays ; l’Italie moderne n’est pas déshéritée de gloires littéraires ; il y a de persévérantes fidélités à la poésie, et aux noms de Manzoni, de Pellico, devenus européens, on pourrait en ajouter d’autres à qui il n’a manqué que les circonstances pour les faire briller du même lustre. La jeunesse aussi veille et attend l’aurore : c’est à elle surtout, qui n’a aucun lien avec le passé, qu’il faudrait conseiller le travail et cette haute dignité qui sied à l’intelligence ; mais ce n’est pas sans une étude attentive et réfléchie que les jeunes poètes pourront réussir dans leurs tentatives littéraires. Ils doivent, il nous semble, se rendre compte avec soin de ce qui a été fait jusqu’ici pour y ajouter, et pour ne pas tomber dans cette erreur de se croire encore aux premiers jours d’une lutte dont l’issue n’est plus incertaine.

C’était là notre pensée en parcourant les Essais Dramatiques de M. Revere ; ces tentatives, qui ne sont pas sans mérite, auraient sans aucun doute suscité de vives discussions, il y a vingt ans, au moment où Manzoni écrivait sa lettre à M. Chauvet, où paraissaient les dialogues de Visconti sur les unités ; ils eussent pu être un argument, et auraient, à ce titre, soulevé ces sympathies et ces répulsions qui font le succès. M. Revere pouvait voir se poser à son sujet toutes les questions alors flagrantes ; il les provoque par la nature même de ses ouvrages, puisqu’à cette lutte de belles passions qui caractérise l’ancienne tragédie, il a substitué le tableau complet d’une des plus singulières époques de l’histoire de Florence, et qu’il a introduit dans son drame ce personnage éternellement mobile, passionné, tour à tour enthousiaste ou haineux, — le peuple ; puisqu’il a fait de la place publique le lieu de la scène, et qu’il a écrit ses poèmes en prose. Les Essais de M. Revere se pourraient comparer, dans leur contexture, aux États de Blois ou à la Mort de Henri III, de M. Vitet ; c’est le même système dramatique, système merveilleusement propre à favoriser l’audace, et qui, par cela même, devait plaire à un vif esprit. Mais ce temps où en Italie comme en France on s’essayait à une large réforme dramatique est loin de nous déjà ; entre les drames historiques de M. Vitet et les Essais de M. Revere, il y a vingt années ; ces libertés, enviées alors, pour lesquelles tant d’ardeur était dépensée, qui les conteste aujourd’hui ? et dès-lors ce qu’il pourrait y avoir d’heureusement agressif dans une œuvre hardie et en dehors de toute règle risque de rester sans effet. Peut-être y aurait-il eu plus d’avantage pour le jeune auteur milanais à resserrer son action, à conduire d’une manière plus visible pour le lecteur les personnages au sanglant dénouement, à donner du relief à certains caractères qui, malgré leur grandeur, disparaissent presque au milieu du tumulte de la mêlée. Peut-être ainsi serait-il parvenu plus aisément à combiner une certaine unité d’action qui doit exister dans toute œuvre tragique avec la variété, le mouvement, l’animation, qui en font l’intérêt.

Certes, même en acceptant quelques-unes de ces légères restrictions qui laissent encore à l’inspiration toute sa liberté et, bien, loin de l’étouffer, la vivifient au contraire, il n’est pas de plus admirable source où l’on soit tenté d’aller puiser que les annales italiennes. Guerres de l’empire et de la papauté, bouleversemens des royaumes, luttes formidables des cités entre elles, puissantes haines de familles, et à côté les plus douces, les plus pures amours, insatiables ambitions, dévouemens héroïques, oppression des peuples, généreux efforts pour la liberté, — gloires ineffaçables et revers éclatans, — tout ce qui attache l’esprit, tout ce qui prête au drame abonde dans l’histoire de ce peuple qui, par un destin singulier, a donné deux fois la lumière au monde, et a laissé s’échapper le flambeau de ses mains. C’est un sérieux hommage que bien des écrivains d’un génie éminent ont rendu à l’Italie que d’aller, pour ainsi dire, s’échauffer à son foyer, scruter son passé pour le reproduire et lui donner une nouvelle vie par la vertu de leur art. Shakspeare a demandé à l’Italie Othello et Desdemona, Juliette et Romeo ; Goethe lui a pris Torquato Tasso ; Schiller en a tiré Fiesque ; Byron dans ses courses aventureuses y a trouvé Marino Faliero et les Foscari. Terre inspiratrice où les poètes ne peuvent aborder sans en rapporter quelque puissant et vert rameau !

M. Revere a choisi deux faits mémorables dans l’histoire de Florence : — la révolution passagère et violente conduite par Savonarola, et la tentative impuissante et désespérée de Lorenzino. Nous intervertissons les dates de ces compositions : Lorenzino de Médicis a été fait avant les Piagnoni. Il n’importe. Dans l’histoire, Fra Girolamo est venu avant le meurtrier du duc Alexandre ; dans le grand drame des destinées florentines, le fougueux moine précède le nouveau Brutus. Le premier conduit au second à travers les plus sanglantes péripéties qui aient pu désoler une ville.

C’est à la fin du XVe siècle que Savonarola se rendit à pied de Brescia à Florence. La prédication fit du réformateur dominicain le roi d’une population émue et crédule ; ni l’état de l’église, ni la situation politique de la ville des Médicis n’étaient propres d’ailleurs à désarmer sa colère. Une triste corruption avait gagné ce grand corps de l’église. Alexandre VI souillait le trône pontifical par la débauche et par le crime. Singulière décadence, contre laquelle la révolte du Luther italien était bien légitime ! À Florence, l’autorité était tombée des mains de Laurent de Médicis en celles de son fils Pierre, jeune homme frivole et vain, occupé de plaisirs et de fêtes, qui avait déjà toute l’insouciance de l’héritier incontesté d’une couronne royale. Il avait aisément recueilli la survivance des honneurs et de la magistrature de son père ; mais, aux yeux du plus grand nombre, son pouvoir était une usurpation. C’est contre Alexandre VI et contre Pierre, contre le chef de l’église et le chef de l’état, que Savonarola fit tonner sa voix et souleva la multitude. Dans ses rêves mystiques, Fra Girolamo alliait une foi d’illuminé à un amour farouche de la liberté populaire. Il tonnait avec une égale audace contre la corruption de la religion et les détenteurs des droits du peuple ; il ébranlait la foule par ses paroles ardentes, et c’était sans hypocrisie qu’il se posait en prophète annonçant des calamités prochaines si la réforme ne triomphait pas. Son exaltation religieuse était telle qu’il pouvait se croire sans effort l’envoyé de Dieu, et le peuple avait la même foi en lui, de telle sorte que, lorsque Pierre de Médicis fut forcé de s’enfuir, poursuivi par la réprobation publique, après avoir livré les places de la Toscane à Charles VIII, et que la république florentine sembla renaître, Savonarola se trouva comme le dictateur de cette turbulente démocratie. Ce fut là le terme de son crédit : Dès-lors son autorité chancelle ; des prédications amères, forcenées, s’acharnent contre lui et le provoquent au combat ; il faut qu’un de ses disciples accepte le fanatique défi de braver les flammes, pour éprouver si Dieu vraiment favorise sa cause, et s’il renouvellera le miracle de Daniel dans la fosse aux lions. Bientôt lui-même, conspué et honni, il montera sur un bûcher, et la foule battra des mains à son supplice, comme elle a applaudi à son triomphe.

C’est là aussi, c’est à ce moment d’incertitude que commence le drame de M. Revere. Cette lutte à laquelle toute une cité prend part, et qui se dénoue par l’immolation d’un homme, l’auteur n’a eu ainsi qu’à la prendre dans l’histoire ; mais il avait à relier tant d’élémens diffus et à leur donner une forme précise, et poétique ! Ces noms de partis, les piagnoni, les arrabiati, il ne les a pas créés davantage ; c’est la chronique qui les lui a donnés. Les piagnoni, ce sont les sectateurs de Fra Girolamo, gens de vertu et d’austérité, voués à la pénitence, qui veulent sauver Florence par la liberté, et l’église par le sacrifice, par l’abnégation et la pureté des mœurs primitives. Des hommes se font les soldats de ce Dieu souffrant du Calvaire que leur prêche Savonarola ; les femmes se dépouillent de leurs folles parures, réforment leur existence, et vivent de la vie des antiques matrones. Les arrabiati, au contraire, sont les amis de la vie facile, vrais fils d’Épicure, enragés de plaisir ou bons compagnons, comme ils se nommaient. Pour eux, l’austérité républicaine serait un joug trop lourd, et ils aiment mieux la religion accommodante du pape Alexandre VI que la sévère doctrine de Savonarola. Les uns et les autres sont toujours près de courir aux armes, et ces sentimens opposés se résolvent en conspirations permanentes. Les agitations de la place publique, d’ailleurs, ont leur retentissement dans la famille, et les affections privées se ressentent des discordes civiles. C’est ce que l’auteur a montré dans quelques scènes, pas aussi bien qu’on le pourrait désirer cependant. Savonarola revit avec assez de grandeur dans le drame ; on le retrouve encore tel qu’il fut autrefois ; puissant la veille, le lendemain il est jeté dans les prisons pour être brûlé, et son courage ne faiblit pas. Par la torture, on veut lui arracher des aveux, on veut lui faire confesser qu’il a cherché à corrompre le peuple, et qu’il a blasphémé Dieu en attaquant Alexandre VI. Il avoue, il est vrai, parce que son corps est épuisé et faible ; mais il brave la persécution en démentant toujours les aveux menteurs qu’on lui a surpris. Et que se contente-t-il de dire alors :

« Ah ! qu’ai-je fait à ces Florentins pour qu’ils soient tous contre moi ? qu’a fait le pauvre frère prêchant l’amour de Jésus et la liberté fille de ses entrailles ? C’est ainsi qu’on me paie mes veilles et mes souffrances… Italie ! Italie !… que t’ai-je fait ? Je t’ai appelée à la pénitence au nom du Très-Haut ! j’ai étalé toutes tes plaies à tes regards, et tu n’as rien voulu croire !… »

A vrai dire, cependant, Savonarola n’est pas un personnage de drame. Une lecture recueillie, c’est ce qui convient à l’histoire singulière et terrible de l’agitateur de Florence. Les passions humaines ont trop peu de place dans son cœur ; il ne vit pas sur la terre, mais dans le ciel, toujours enivré de ses mystiques ardeurs : il diffère, en un mot, trop de nous-mêmes pour que nous puissions le voir avec intérêt agir et parler sur un théâtre, et, en cela, sans doute, M. Revere a été bien servi par l’impossibilité où il s’est trouvé d’écrire son ouvrage pour la scène.

Il n’en est pas de même de Lorenzino de Médicis. C’est là un sujet vraiment dramatique. Nous rattachions le nom de Lorenzo à celui de Savonarola, et en effet le premier tenta, par un meurtre, au commencement du XVIe siècle, de réveiller l’esprit républicain que le second avait fait triompher un instant, quelques années avant lui. Dernier et inutile effort pour la liberté de Florence ! Déjà la fière république était morte : elle allait se transformer en petit duché et s’endormir obscurément sous un sceptre vulgaire. Qui ne connaît l’histoire de Lorenzino, de ce Brutus moderne, qui contient sa haine, nourrit dans le silence ses rêves patriotiques, cache ses desseins sous l’apparence de la poltronnerie et de l’indifférence, se fait le familier du duc Alexandre, partage ses débauches, se souille avec lui jusqu’au jour où, l’attirant chez Catherine Ginori, il lui enfonce un poignard dans le cœur ? Il faut joindre à ceci, pour composer le drame, toutes les passions qui s’éveillent et s’agitent, les victimes qui tombent chaque soir dans Florence, les bannis qui réclament une patrie, les mères qui vont à la recherche de leurs filles flétries, les jeunes époux qui redemandent leurs fiancées. En face de ce triste spectacle, il y a quelque chose d’émouvant dans cette double vie, de Lorenzino, qui, d’un côté, apparaît comme le complice d’Alexandre, et de l’autre écoute patiemment toutes les plaintes pour s’en faire le vengeur. M Revere l’a peint avec vérité ; il a de nobles momens lorsque, près de Catherine Ginori, sa maîtresse, il éprouve le besoin de se débarrasser de ce masque qui lui dévore la face, et montre son ame à nu, développant son dessein qui le purifie aux yeux de la femme qu’il aime. « Ah ! si Florence pouvait le juger en ce moment ! » dit Catherine. Parfois aussi, remettant son masque, il va se mêler au peuple ; c’est dans une de ces scènes qu’il prend la guitare de l’improvisateur et chante :

« Ah ! mon deuil est devenu cruel, Lena était belle comme une fleur de mai ! Le monde entier lui rendait hommage ! Qui me rendra ma Lena que j’ai perdue ?…

« Elle est devenue muette comme une pierre… Son beau visage est bien pâle ; sa chevelure a été coupée ! Ah ! qui me rendra ma Lena que j’ai perdue ?…

« Je n’ai guère d’espoir ; voyez, cependant, je ne porte pas l’habit du veuvage ; peut-être ma Lena n’est pas perdue ?…

« Le temps ne change pas mon amour ; ma pensée va toujours vers elle, dans la veille ou dans le sommeil ; je vais la chercher encore un peu mieux. Peut-être ma Lena n’est pas perdue ?…

« As-tu entendu l’histoire de Lena ? dit un homme du peuple, elle ressemble à celle de Florence. »

Cependant c’est vainement que Lorenzino délivre sa patrie d’Alexandre de Médicis. Son action romaine ne peut rien, et lui-même est forcé de fuir, de s’en aller de ville en ville comme un criminel. Puisque M. Revere n’était point gêné par les exigences de la scène, pourquoi à ce tableau de la vie de Lorenzino n’a-t-il pas ajouté un autre tableau, celui de sa mort ? Florence reste assoupie, et celui qui avait rêvé dans son sein la gloire de Brutus va mourir misérablement assassiné à Venise, comme pour prouver que le meurtre est toujours le meurtre, et que ce n’est pas par lui qu’on sauve une nation. Et puis, ne verrait-on pas en cela la fin logique d’un homme qui, n’ayant pas assez redouté les atteintes d’une vie d’opprobre et de débauches, avait laissé lentement les vertus s’échapper de son ame, et en qui il n’était plus resté de force que pour donner un coup de poignard ? Il y a, ce nous semble, plus de grandeur dans la fin d’un autre de ces conspirateurs florentins de la même époque, Filippo Strozzi. Strozzi, enfermé dans une prison, se tua de sa propre main, et, avant de mourir, dans son testament qui est resté, il recommandait avec simplicité son ame à Dieu, bien qu’il commît un acte coupable en se frappant lui-même ; et il le priait, s’il ne pouvait faire mieux, de l’admettre dans le séjour où vit Caton d’Utique, au milieu des autres mortels vertueux qui l’ont imité.

Le nom de Lorenzino a attiré plus d’un écrivain de nos jours. Il y a peu d’années, M Alexandre Dumas a traduit, lui aussi, cette histoire en drame, et probablement ce n’était pas sans avoir connu l’ouvrage de M. Revere. Bien que M. Dumas ait confondu des évènemens divers et ait introduit dans son œuvre Luisa Strozzi, dont l’auteur milanais ne fait pas mention, cependant la ressemblance entre certaines scènes est trop frappante pour qu’elle puisse être l’effet d’une coïncidence fortuite. La prison où Luisa vient trouver son père, avec la permission du duc, et celle où M. Revere place Bernardo Corsini avec sa fiancée Nella, est la même ; la situation est semblable, le langage pareil. Fra Lionardo est un personnage simplement transporté de l’ouvrage italien dans l’ouvrage français. Ni l’un ni l’autre de ces drames, cependant, ne se pourraient comparer à celui qui les a précédés tous les deux et nous a fait connaître cette singulière figure du XVIe siècle italien, nous voulons parler du Lorenzaccio de M. Alfred de Musset. C’est le plus poétique et le plus vigoureux tableau de cette Florence noyée dans le vin et le sang, et en même temps un des drames les plus riches de cette époque. Comment se fait-il donc que ce poète, qui, si jeune d’années encore, a fait irruption et s’est signalé sur tant de points, dans le poème, dans le roman, dans le drame, semble se dérober volontairement après chaque succès, et faire attendre les fruits de sa virilité ? Certes on ne peut douter qu’à côté de ces proverbes charmans, de ces comédies pleines de grace : On ne badine pas avec l’Amour, les Caprices de Marianne, la Quenouille de Barberine, M. de Musset n’eût pu ajouter à Lorenzaccio d’autres œuvres pareilles, et le théâtre moderne est-il donc si riche qu’il n’y eût profit à l’y convier ?

Les Essais Dramatiques de M Revere, sans avoir cette haute valeur poétique de Lorenzaccio, sont encore dignes d’intérêt. Cependant on voudrait y rencontrer plus souvent quelques-uns de ces reflets soudains et magiques qui signalent la jeunesse et mettent l’originalité de l’écrivain en saillie. L’auteur est jeune en effet, et dès-lors pourquoi n’y aurait-il pas lieu d’espérer que son inspiration se fortifiera en se concentrant, que la méditation fera disparaître ce qu’il peut y avoir d’un peu incertain dans son talent ? M. Revere, on le voit, revient avec soin vers le passé. « Si vous nous enlevez nos souvenirs, dit-il en un passage, que pourrons-nous montrer aux étrangers ? » Il y a dans ces paroles une amertume secrète et un triste regret. Ailleurs, à la première page d’un de ses drames, il a écrit : Non est mortua puella, sed dormit ! Là le regret, ici l’espoir. En traduisant ces sentimens divers au point de vue littéraire, ne pourrait-on dire aux écrivains italiens : « Ayez donc courage et persévérez malgré tout ; travaillez tous les jours, s’il se peut, à des œuvres dignes de la patrie qui n’est plus, de la patrie de Dante, de Pétrarque, de Boccace, de Machiavel, de Tasse, dignes aussi de la patrie qui sera ! »


CH. DE M.


  1. Gli Piagnoni e gli Arrabiati, al tempo di fra Girolamo Savonarola 2 vol, Milano. — Lorenzino de Medici, drama storico ; 1 vol.