Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1913

Chronique n° 1959
30 novembre 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La Chambre a eu le bon esprit de ne pas recommencer, à propos de la loi électorale, une discussion où tout a été dit et redit depuis longtemps et qui est vraiment épuisée. Le débat a été court, on est allé droit au fait, et le nouveau projet a été voté à une grande majorité. C’est M. Lefèvre qui en a fourni le texte sous forme d’amendement. Il nous conduit loin du scrutin de liste avec représentation proportionnelle, tel qu’il avait été présenté au début de la campagne par les partisans de la réforme. M. Charles Benoist ne reconnaît certainement plus son enfant ; il se résigne toutefois à adopter celui qu’on lui présente ; la résignation, à force de lassitude, est souvent la fin dernière des discussions parlementaires. L’amendement de M. Lefèvre est d'ailleurs très simple. Il rétablit le second tour de scrutin, ce qu’on ne saurait trop déplorer, car la suppression de ce second tour était une des meilleures conséquences de la réforme ; mais il en fallait deux pour qu’on pût, dans le premier, donner satisfaction aux partisans de la représentation proportionnelle fondée sur le quotient, et aux partisans du système majoritaire dans le second. C’est ce qu’a fait M. Lefèvre, sans que nous soyons sûr qu’il ait satisfait soit les uns, soit les autres. Maintenant la parole est au Sénat.

Les adversaires de la réforme, voyant qu’ils ne pouvaient plus en empêcher le vote, ont essayé de la rendre moins acceptable au parlement. Ils ont présenté un amendement d’après lequel le nombre des sièges affectés à chaque département, et par conséquent le quotient serait calculé non pas sur le nombre des habitans, mais sur celui des électeurs inscrits, et finalement celui des députés serait diminué de 77. Cet amendement, combattu avec beaucoup d’insistance parle gouvernement, n’en a pas moins été voté. M. le ministre de l’Intérieur a fort bien établi qu’en prenant pour base les électeurs inscrits, on ressuscitait une sorte de pays légal, puisque, dans ce système, ce sont les inscrits qui sont représentés et non pas la population tout entière ; or, c’est celle-ci qui doit l’être, y compris les femmes, les enfans, les incapables. Cette doctrine, qui est à nos yeux d’une stricte orthodoxie, avait peut-être un caractère trop métaphysique pour l’esprit de la Chambre, et nous ne sommes pas surpris qu’elle ne s’y soit pas arrêtée ; mais qui aurait cru qu’elle s’amputerait elle-même de 77 de ses membres ? Elle l’a fait pourtant, et il faut bénir la grâce d’en haut qui a agi sur elle, peut-être à son insu, lorsqu’elle a émis ce vote imprévu. Nous souhaitons vivement que le Sénat le maintienne. Les députés sont beaucoup trop nombreux, et c’est ce qui donne si souvent à la Chambre l’aspect d’une foule. On n’a d’ailleurs pas oublié que lorsque la Chambre a élevé d’autorité le traitement de ses membres de 9 000 à 15 000 francs, devant le surcroît de dépense que devait coûter cette autre « réforme, » l’engagement a été pris de diminuer le nombre des députés. Est-ce cette promesse que la Chambre a voulu tenir à la veille des élections, tout en espérant que le Sénat ne s’y prêterait pas ?

La situation du gouvernement a été difficile dans ce débat. Plusieurs ministres ont été notoirement autrefois partisans du scrutin d’arrondissement : aussi, lorsque le Sénat s’est prononcé contre la représentation des minorités au moyen du quotient, n’ont-ils eu aucune peine à la condamner à leur tour. Mais voilà que tout d’un coup la Chambre a ressuscité le quotient et imposé à M. Barthou la tâche délicate pour lui de le soutenir au Luxembourg. Il a accepté cette mission avec philosophie : espérons qu’il la remplira avec succès. On comprend que le Sénat ait repoussé une première fois une loi que la Chambre avait votée pour elle-même et où il s’agissait de sa propre élection : on comprendrait moins qu’il s’obstinât après un nouveau vote qui a été émis à la majorité de 333 voix contre 225. Lui aussi, vraisemblablement, se résignera. La question ne sera d’ailleurs pas résolue pour cela parce que la loi est et restera trop mal faite pour n’avoir pas besoin d’être révisée un jour, mais il y aura un temps d’arrêt et les élections de mai apporteront sans doute quelques lumières sur ce que devra être la révision. Le Parlement actuel ne peut pas avoir la prétention de construire pour l’éternité.


L’intérêt principal se porte aujourd’hui sur les questions financières : on sait combien elles sont graves et complexes. Pendant plusieurs années, on a pu faire illusion au pays et lui donner à croire, parce qu’il voulait bien s’y prêter, qu’on lui présentait un budget en équilibre, alors que cet équilibre était obtenu par les expédiens les plus artificiels. Mais tout s’use et les fictions les plus adroites n’ont qu’un temps, surtout dans le domaine des Finances qui est par excellence celui des réalités. Ce qu’il y avait de plus pénible, de plus douloureux, c’est que, en dépit d’une situation que tout le monde connaissait, l’habitude en était si bien prise que le gaspillage continuait : ne continue-t-il pas encore aujourd’hui ? La France semblait assez riche pour payer toutes les lubies, toutes les folies qui venaient à l’esprit de réformateurs friands de popularité. La politique radicale-socialiste, qui nous régit depuis une quinzaine d’années, a été la plus dépensière qu’il y ait jamais eu. Le moment devait venir, et il est enfin venu, où elle produirait ses conséquences. Nous nous trouvons en présence d’un déficit qui est trop gros pour qu’on puisse le masquer encore : on est obligé d’avouer. Il est de 800 millions : de plus une somme de 900 millions est indispensable à des dépenses militaires qui ne doivent pas se renouveler. Au total, toutes les additions faites, c’est 1 700 millions qu’il faut trouver. Évidemment, on ne peut pas demander la somme tout entière, ni même la plus grande partie, à l’impôt ; aucun budget ne tiendrait devant un pareil accroissement de charges et d’ailleurs rien ne serait plus injuste, ni moins conforme aux principes que d’opérer ainsi. Les ressources ordinaires du budget ne doivent faire face qu’aux dépenses ordinaires, c’est-à-dire à celles qui ont un caractère permanent et se renouvellent d’année en année ; les autres, celles qui sont faites une fois pour toutes, qui ne se renouvellent pas nécessairement et qui profitent à l’avenir tout autant, sinon plus qu’au présent, doivent être fournies par l’emprunt. Notre matériel militaire a besoin aujourd’hui d’être complété ou renouvelé ; de ce chef, 900 millions sont nécessaires ; nul ne peut sérieusement contester qu’il y a lieu de les emprunter. Mais le reste ? Le reste, nous venons de le dire, s’élève à 800 millions qui peuvent être réduits à 700 par des moyens de nature exceptionnelle : le gouvernement propose de mettre 400 de ces millions au compte de l’emprunt et d’en demander 300 à l’impôt.

C’est ici que des contestations se sont élevées dans la Commission du budget. Les 400 millions que le gouvernement demande à l’emprunt représentent ce qui a été dépensé au Maroc : sont-ce là des dépenses exceptionnelles, qui ne sont pas destinées à se renouveler ? Qui oserait le soutenir ? Tout ce qu’on peut dire, c’est que ces dépenses profiteront à l’avenir plus qu’au présent. La génération actuelle bénéficiera peu de la conquête et de l’organisation du Maroc ; elle en aura les charges ; les avantages éventuels seront pour les générations futures ; il est donc juste que celles-ci participent à la dépense et que cette dépense soit, au moins en partie, couverte par l’emprunt. Mais le gouvernement lui impute tout entière celle de ces deux dernières années et on s’explique que des objections se soient élevées à la Commission du budget et aient prévalu : à une majorité d’une voix, la Commission a décidé que ces 400 millions seraient distraits de l’emprunt et que celui-ci serait ramené de 1 300 à 900 millions. Soit : que va faire la Commission ? La voilà obligée de trouver 700 millions d’impôts nouveaux : où les prendra-t-elle ? à quelle source de la fortune publique se décidera-t-elle à les puiser ? Ce n’est pas que les sources manquent, puisque chacun en propose une différente, mais il y en a où on a déjà puisé beaucoup et qui sont bien près d’être taries.

Une autre difficulté s’est produite à la Commission : la proposition y a été faite de ne s’occuper de l’emprunt que lorsqu’on aurait créé les ressources destinées à faire face à son annuité et à son amortissement. En vain M. le ministre des Finances a-t-il expliqué que, lorsqu’un emprunt est en cause, il y a de graves inconvéniens à le laisser en suspens sur le marché, où les affaires sont gênées ou paralysées jusqu’à ce qu’on sache s’il sera fait ou non, et dans quelles conditions il le sera. Une opération de ce genre exige une grande promptitude de résolution et d’exécution. C’est ce qu’a dit M. le ministre des Finances, et M. le président du Conseil l’a répété avec plus d’ampleur et de vigueur encore au banquet Mascuraud dont nous parlerons dans un moment. Rien n’y a fait : la Commission a décidé que l’impôt passerait avant l’emprunt. En attendant, le temps s’écoule et la situation devient de plus en plus obscure ; mais qu’importe aux radicaux socialistes ? Ils ont des préoccupations infiniment plus élevées que celles que peut causer l’état du marché et des affaires. Cette échéance qui se présente aujourd’hui et qui se traduit par l’obligation de recourir à la fois à l’emprunt et à l’impôt, il y a longtemps qu’ils l’attendent, qu’ils l’espèrent et que, dans toute la mesure de leurs forces, ils la préparent. Ils n’ont pas partagé les craintes que nous inspirait l’augmentation continuelle et finalement redoutable de nos dépenses ; tout au contraire, ils ont poussé à cette augmentation pour hâter le moment où, grâce à l’affolement général, ils pourraient exhiber les impôts de leur choix et peut-être les faire accepter, sinon en totalité, au moins en partie. L’occasion se présente enfin, ils ne la laisseront pas échapper. M. Jaurès, dans son journal, partage la nation en deux classes qu’il oppose violemment l’une à l’autre : les riches et les pauvres, et il conclut que les riches doivent supporter tout le poids des impôts nouveaux et les pauvres en être indemnes. Mais, où finissent les riches et où commencent les pauvres ? Il est difficile de le préciser. Les riches, les vrais riches, sont peu nombreux en France, et nous en dirons presque autant des vrais pauvres ; c’est la classe moyenne qui est de beaucoup la plus nombreuse. Un impôt qui ne porterait que sur les vrais riches les ruinerait et serait d’un faible produit. Les seuls impôts qui rapportent sont ceux que tout le monde paie, chacun bien entendu en proportion de ses moyens, et rien d’ailleurs n’est plus conforme à la justice sociale. Quoi qu’il en soit, les radicaux et les radicaux-socialistes s’agitent. Le gouvernement a proposé, pour couvrir l’emprunt, une aggravation de l’impôt successoral qui est déjà si lourd : les socialistes et les radicaux socialistes acceptent cet impôt en principe, ils y reviendront dans un moment, mais il suffit que le gouvernement le propose pour qu’ils l’écartent provisoirement, afin de faire place à leurs propres conceptions : impôt sur le revenu, impôt sur le capital, impôt sur l’accroissement de la fortune, quoi encore !

L’impôt sur le revenu est, on s’en souvient, pendant devant le Sénat. À la fin de la session d’été, la Commission des réformes fiscales à la Chambre, ne voyant rien venir du Luxembourg, a menacé de s’emparer de nouveau de la question, et le gouvernement a donné au Sénat un avertissement un peu enveloppé dans la forme, mais très net dans le fond, pour le presser d’aboutir, l’impôt sur le revenu devant être incorporé dans le budget de 1914. S’il pourra l’être, nous n’en savons rien. Toutefois, la question a été longuement étudiée et l’impôt sur le revenu, à supposer qu’il soit voté, ne sera pas le résultat d’une improvisation. Mais l’impôt sur le capital, mais l’impôt sur l’accroissement de la fortune, mais les autres dont on parle sont, au point de vue législatif et parlementaire, des questions nouvelles qui ne peuvent pas être résolues en un jour : elles prendront même beaucoup de temps ! La Chambre donne, en vérité, un singulier spectacle ; elle a l’air de se croire immortelle, alors qu’il lui reste à peine quelques mois à vivre ; elle embrasse, ou, du moins, on lui propose d’embrasser des travaux qui, normalement, rempliraient plusieurs législatures, et elle est sur le point de disparaître. Les députés, dans les couloirs, devraient s’aborder comme le font, paraît-il, les trappistes, en se disant les uns aux autres : Frère, il faut mourir ! et ils ne parlent que de discuter et de voter des impôts qui, en mettant les choses au mieux, exigeraient plusieurs années d’études et de préparations. Ils vivent dans l’illusion de leur pérennité. Ils savent d’ailleurs fort bien que, s’ils introduisent ces impôts dans le budget, le Sénat les en disjoindra jusqu’à plus ample information. Alors, quel jeu jouent-ils devant le pays ?

La Commission du budget n’a pas borné là ses premiers exploits. Elle n’a pas fait d’objection à ce que l’emprunt fût fait en rente perpétuelle 3 pour 100 ; mais quand il s’est agi de dire que cette rente ne serait jamais soumise à l’impôt et à prendre à cet égard un engagement formel, elle a reculé et équivoque. Son rapporteur général, M. Noulens, avait introduit dans la loi une formule qui constituait un engagement formel, et il avait mis dans son rapport une phrase qui constatait et consacrait le caractère « contractuel » de l’engagement. C’est ce que la Commission n’a pas accepté. Elle a exigé que l’idée d’un contrat disparût du rapport et, après avoir admis que le texte de la loi mentionnât les privilèges et immunités dont la nouvelle rente jouirait comme l’ancienne, elle a ajouté une phrase entortillée pour expliquer qu’en cela elle n’avait « pas cru aliéner les droits de l’État, ni porter atteinte au principe maintes fois affirmé de l’égalité de tous les contribuables et de toutes les valeurs mobilières devant la loi. » En somme, ce que la Commission donne d’une main, elle le reprend de l’autre. Une autre rédaction, proposée par M. Théodore Reinach, réduirait à dix ans la durée de l’immunité de La nouvelle rente. Étrange aberration ! Il serait difficile, à la veille d’un emprunt, de le frapper d’avance d’un pire discrédit. Le gouvernement est décidé à porter devant la Chambre les questions que la Commission a si étrangement résolues. Il prendra la Chambre pour arbitre, il posera devant elle la question de confiance : on verra alors quelle est l’autorité d’une Commission qui n’a pas de majorité et où les votes sont émis par 14' voix contre 13. Déjà, le groupe important de l’Entente démocratique et sociale, présidée par M. Guist’hau, réagissant fortement contre la Commission du budget, a donné raison au gouvernement contre elle. Il est même allé plus loin que lui : le gouvernement demande ! 300 millions à l’emprunt, le groupe veut lui en donner 1 500 millions, et M. Barthou semble tout disposé à les accepter. Il est temps de tirer tout cela au grand jour. La tribune est pour le gouvernement le véritable instrument d’action, tandis qu’on l’égratigne et qu’on le diminue, sans qu’il puisse se défendre, dans les conversations de couloirs et dans la pénombre des commissions. Il est impatient de s’expliquer.

Cette impatience s’est manifestée chez M. Barthou par le discours qu’il a prononcé au banquet Mascuraud. On sait ce qu’est ce banquet. Nous le flatterions au delà de toute mesure en le comparant au banquet du Lord Maire à Londres, mais enfin il sert un peu au même objet, puisque tous les présidens du Conseil ne croient pas pouvoir se dispenser de s’y rendre tous les ans et d’y parler politique. C’est ce qu’a fait M. Barthou. On ne l’interpellait pas ailleurs, on faisait le silence autour de lui, il a rompu ce silence au banquet Mascuraud. Nous ne le suivrons pas à travers tous les sujets qu’il a traités : mais la partie de son discours qui se rapporte à l’emprunt et à l’impôt sur le revenu mérite une mention spéciale. De l’emprunt, il a dit à peu près ce que nous venons d’en dire nous-même, à savoir qu’il ne peut pas attendre et qu’il importe de savoir tout de suite ce que la Chambre doit en décider. Il suffit qu’un emprunt soit annoncé pour que les capitaux s’immobilisent afin d’y pourvoir, d’en profiter, si l’on veut : s’il se fait attendre, s’il ne vient pas, l’immobilisation des capitaux ne saurait se prolonger sans inconvénient pour les affaires et l’emprunt tardif risque alors de s’opérer dans de plus mauvaises conditions. Un enfant comprendrait cela. Mais c’est surtout au sujet de l’impôt sur le revenu que M. Barthou a prononcé des paroles significatives. Si cet impôt était voté par le Sénat tel qu’il l’a été par la Chambre, ce serait un désastre public ; il ne le sera sûrement pas sans modifications profondes ; il s’en faut toutefois de beaucoup que celui dont le Sénat poursuit la préparation paraisse rassurant ; le commerce s’en inquiète, non sans motif, et M. le président du Conseil a profité de l’occasion qu’il avait de parler à un auditoire composé surtout de commerçans, d’hommes d’affaires, pour leur donner des assurances propres à calmer leurs inquiétudes. S’il y a réussi, nous l’en félicitons : il est toutefois probable que plus d’un de ses auditeurs, tout en l’applaudissant à tout rompre, tendait l’oreille du côté du Sénat. Les paroles de M. Barthou sont trop importantes pour que nous ne les citions pas in extenso. Après avoir rappelé les engagemens pris au sujet de l’impôt sur le revenu : « Nous voulons, a-t-il dit, que cette réforme ne soit pas une aventure et qu’elle ne risque pas de provoquer une véritable révolution dans le pays ; nous avons la volonté de faire en sorte qu’elle s’accorde avec ce qu’on a appelé les habitudes et les préjugés, mais aussi avec ce que nous considérons comme des droits légitimes et imprescriptibles. Est-ce qu’il se trouverait un homme pour aller demander à un paysan le secret de sa fortune et de ses entreprises, quand nous savons avec quel esprit d’économie il ramasse péniblement ses ressources ; quand nous savons, pour le bien connaître, combien il tient à se renfermer en lui-même et à faire respecter la liberté et la discrétion de son foyer ? Et nous irions imposer à cet homme des moyens d’évaluation qui iraient à l’encontre de ses habitudes et de ses intérêts, de son tempérament et de son caractère ? Ce serait là un défi mortel pour la République elle-même. Industriels et commerçans qui m’écoutez, vous êtes disposés à faire les sacrifices nécessaires. Vous avez tous le sentiment que l’impôt sur le revenu aura le résultat essentiel de vous faire échapper à toutes les hésitations, à toutes les incertitudes qui, d’un budget à l’autre, pèsent sur vous. Le ministre des Finances, lui aussi, échappera à ces incertitudes pénibles de chaque année. Vous saurez désormais en présence de quel impôt vous êtes, et je ne suis pas le premier chef de gouvernement à dire que cette réforme ne sera possible, c’est-à-dire viable, et qu’elle ne passera de la réalité des projets dans la vie économique du pays, qu’à la condition de respecter vos livres, votre foyer, votre comptabilité, le secret de votre fortune et de votre travail. » Il est bien naturel que M. le président du Conseil ait été applaudi par les hommes pratiques qui l’écoutaient ; il a tracé le portrait idéal de l’impôt sur le revenu ; mais nous nous demandons comment il en accordera tous les traits avec « les principes et les clauses essentielles du projet voté par la Chambre » qu’il a annoncé aussi « la volonté de respecter. » Une telle réussite est difficile. Quoi qu’il en soit, M. le président du Conseil a tenu, dans l’ensemble de son discours, le langage d’un homme de gouvernement et, comme lui, nous sommes impatient qu’il le fasse entendre à la Chambre.

Mais l’écoutera-t-elle ? On peut être assuré que, si le gouvernement n’a pas été interpellé jusqu’ici, il ne perdra rien pour attendre. Ce silence est précurseur de l’orage : il signifie seulement que les coups qu’on prépare sont par avance très calculés et médités. M. Barthou a montré qu’il était homme à soutenir le combat, mais il aura besoin de toutes ses vertus défensives pour se tirer d’une situation qui est certainement une des plus compliquées que nous ayons vues. Après un défilé dangereux, il en trouvera un autre, et après le second, un troisième. Et ce sont ceux mêmes qui ont mis le pays dans la situation où il est et l’ont acculé à la nécessité de pourvoir à 1 800 millions de dépenses nouvelles, qui aujourd’hui mènent la campagne contre le gouvernement. Celui-ci fait de son mieux, et il faut souhaiter qu’il dure, car par qui serait-il remplacé ?

Nous annoncions, il y a quinze jours, que le traité de paix entre la Turquie et la Grèce était paraphé, mais qu’il n’était pas encore signé. Il l’a été très peu de jours après, non sans avoir subi quelques légères retouches qui ont été demandées à Constantinople et sur lesquelles on a eu le bon esprit de transiger à Athènes. Tel qu’il est, le traité est un très grand succès pour le gouvernement hellénique : rarement, dans l’histoire, un peuple a obtenu en aussi peu de temps des résultats aussi considérables. Sans doute la Grèce n’a pas réalisé tout son désir, car son désir est immense, ce qui est d’ailleurs de sa part parfaitement légitime, mais on est trop bon politique à Athènes pour ne pas savoir que, tout en conservant les plus grandes espérances, il faut, dans la pratique, se borner et se limiter. Nous avons sous les yeux un livre intéressant de M. Charles Vellay, intitulé : L’irrédentisme hellénique, livre qui s’appuie sur une documentation abondante et des statistiques bien faites pour conclure, en invoquant l’histoire et l’ethnographie, aux droits de la Grèce sur de vastes territoires en Europe, en Asie, dans les îles de la mer Egée ; mais M. Charles Vellay, après avoir tracé un beau tableau, conclut, avec beaucoup de bon sens, que « ce domaine est politiquement irréalisable, » parce qu’il est trop étendu et surtout trop dispersé. On ne peut admettre, en effet, que tout territoire où il y a des Grecs soit un territoire grec. M. Vellay s’applique donc à donner des limites raisonnables, quoique encore très larges, à l’irrédentisme hellénique, et c’est en cela que son livre est instructif. De ces territoires qu’elle sentait à elle, la Grèce a récupéré une partie notable. Elle peut, pour le moment, s’arrêter là et attendre.

L’influence roumaine s’est exercée, au dernier moment, de la manière la plus utile, pour amener les deux parties à se mettre d’accord. M. Take Jonesco est allé successivement à Athènes et à Constantinople et, ici et là, à Athènes surtout, puisque c’est à Athènes qu’avait lieu la négociation, sa présence a suffi pour incliner les négociateurs vers la conciliation. Son intervention, bien que discrète, a été ferme. On a compris que le gouvernement bulgare continuait de s’intéresser au traité de Belgrade et qu’il tiendrait à honneur que les clauses en fussent respectées. M. Take Jonesco, paraît-il, n’a pas hésité à dire que, si la Turquie attaquait la Grèce, celle-ci pourrait compter sur la Roumanie. A supposer que la Porte ait eu des velléités agressives, une telle déclaration était de nature à les dissiper.

On ne peut pas s’empêcher de penser que cette influence heureuse, efficace, puissante que la Roumanie exerce aujourd’hui dans les Balkans, aurait pu appartenir à la Bulgarie, si elle avait compris et joué son rôle autrement qu’elle ne l’a fait. Sa situation politique et morale était admirable à la fin de la guerre contre la Porte : on sait avec quelle imprudence elle l’a gâtée. A qui la faute principale en revient-elle ? M. Danef, puis le général Savof affirment que c’est le roi Ferdinand qui a donné l’ordre formel d’attaquer la Serbie et la Grèce. Il y aurait peu de générosité à accabler aujourd’hui un homme malheureux, mais, si les révélations de M. Danef et du général Savof sont exactes, il faut convenir que le Roi est l’auteur de son infortune. Le bruit a couru qu’il était à la veille d’abdiquer, et la nouvelle n’a pas paru tout à fait invraisemblable. Une dynastie étrangère importée dans un pays ne s’y maintient qu’à la condition de lui procurer toujours des avantages et des succès. C’est ce que le roi Ferdinand avait fait pour la Bulgarie jusqu’à ces derniers temps. Il diffère trop de ses sujets pour qu’il y ait jamais eu une sympathie véritable entre eux et lui, mais le même intérêt les rapprochait. En est-il de même aujourd’hui ? Le roi Ferdinand sera dans l’histoire un exemple mémorable des vicissitudes humaines. On a pu croire un moment qu’il entrerait vainqueur à Constantinople et qu’il y fonderait un nouvel Empire : il est aujourd’hui à Vienne, troublé, incertain, bien lent à rentrer à Sofia où son absence commence à étonner. Il semble qu’il attende ou qu’il craigne quelque chose. On voit bien ce qu’il peut craindre, on ne comprend pas ce qu’il attend.

L’exposé que le comte Berchtold vient de faire à la Délégation hongroise de la politique qu’il a suivie, au cours des derniers événemens, dit peu de chose de la Bulgarie. « La Bulgarie, y lisons-nous, a heureusement surmonté sans ébranlemens intérieurs les revers de fortune qu’elle a subis malgré les exploits de sa vaillante armée. Toutefois, l’affranchissement national espéré par les populations n’a pas été réalisé partout. Il en est de même d’ailleurs du résultat de la paix de Bucarest, ainsi que de celui de la Réunion des ambassadeurs à Londres. De vastes territoires homogènes dans leur nationalité ont été placés sous la domination d’États de même race, mais parlant une autre langue, et les méthodes d’assimilation sommaire souvent pratiquées paraissent être de nature à produire une excitation défavorable au maintien de la paix. » Ce passage de son exposé n’est pas d’une clarté lumineuse ; on y voit seulement que le comte Berchtold, ayant éprouvé lui-même quelques déceptions, aime à énumérer celles des autres et qu’il estime que la situation dans les Balkans n’offre pas encore une solidité parfaite. A-t-il voulu, en le disant, encourager les espérances des Bulgares ? A-t-il voulu plutôt entretenir les siennes ? Cette seconde interprétation est sans doute la vraie. Cependant le comte Berchtold affirme, au début de son exposé, que la politique austro-hongroise a pleinement atteint le but qu’elle s’était proposé et qui n’était autre que de garantir les « intérêts spéciaux » de l’Autriche, intérêts qui peuvent, dit-il, « se résumer dans la création d’une Albanie autonome, dans l’empêchement d’un déplacement de forces dans l’Adriatique et dans la création de conditions de stabilité dans la péninsule balkanique par des moyens autant que possible pacifiques : et c’est pourquoi, ajoute-t-il, il nous était impossible d’accepter la formule de désintéressement qui nous a été proposée. » C’est la France qui avait proposé cette formule et nous n’avons pas été étonné, pour notre compte, que l’Autriche ne l’ait pas admise au début des événemens, à un moment où il était impossible de savoir comment ils se développeraient ; mais était-il bien nécessaire de rappeler aujourd’hui cet incident déjà ancien et qui n’a pas eu d’importance ultérieure ? Le comte Berchtold affirme aussi qu’il a voulu le maintien de la paix « autant que possible, » ce qui donne à entendre qu’il était prêt à user d’autres moyens, si cela était nécessaire, et en effet il a mobilisé et armé. Cette mobilisation et ces arméniens étaient faits, d’après ses explications, pour servir de contrepoids à ceux de la Russie : l’accord s’étant fait rapidement entre les deux pays, l’Autriche a pu démobiliser. De tout cela il résulte que satisfaction a été donnée à l’Autriche sur tous les points, et en somme, rien n’est plus exact ; le comte Berchtold, qui en tire avantage, a le droit de le faire ; et pourtant, il n’est qu’à moitié content, et il semble bien que l’opinion, en Autriche, le soit encore beaucoup moins que lui.

À cela nous ne pouvons rien et nous ne sommes pour rien : pourquoi le comte Berchtold montre-t-il donc un peu de mauvaise humeur contre nous ? Après avoir énuméré toutes les autres Puissances et s’être exprimé en termes confians et obligeans sur les rapports de l’Autriche avec chacune d’elles, il s’est contenté de dire : « Comme vous le savez, il n’y a pas d’intérêts appréciables qui nous séparent de la France. Si de temps en temps des voix peu amicales pour nous se font entendre de ce côté, on ne peut guère en trouver l’explication. Heureusement, nous n’avons pas lieu de croire que ces manifestations reflètent l’opinion des sphères compétentes. » C’est peu. Quelques orateurs hongrois en ont eu l’impression, et le comte Andrassy en particulier a tenu à affirmer, ce dont nous le remercions, que la politique française avait grandement contribué au maintien de la paix. Quant aux journaux, n’étant pas retenus par le sentiment de la responsabilité, ils se livrent parfois d’une manière inconsidérée aux impressions du moment ; mais cela arrive dans tous les pays et d’habitude les gouvernemens ne donnent pas à ces opinions de la presse plus d’importance qu’il ne convient. On tremble à la pensée de ce qui arriverait, s’il en était autrement ! Hier encore, la presse italienne, aujourd’hui apaisée, jetait contre nous feu et flamme, sans d’ailleurs trop savoir pourquoi. Nos propres journaux ont mis un grand empressement à fournir des explications à leurs confrères italiens, et tout s’est arrangé. Mais quel n’aurait pas été le danger si, pour parler comme le comte Berchtold, les manifestations de la presse italienne avaient reflété l’opinion des sphères compétentes ? Le plus souvent, ces manifestations sont feu de paille : il serait toutefois périlleux de les renouveler trop souvent.

Où le comte Berchtold a tout à fait raison, c’est lorsqu’il dit qu’il n’y a pas d’intérêts appréciables qui séparent l’Autriche de la France : aussi, pendant ces dernières années, les deux pays, bien qu’ils appartinssent à des groupes politiques différens, ont-ils pu pratiquer l’un à l’égard de l’autre une politique bienveillante dont nous avons quelquefois éprouvé les effets utiles, et sans doute ce qui nous est arrivé est-il arrivé également à l’Autriche. Il n’y a nulle part en France un mauvais sentiment contre ce pays. L’opinion, chez nous, a une tendance généreuse à exprimer sa sympathie à un peuple petit et vaillant, lorsqu’elle le voit en butte aux mauvais procédés d’un voisin beaucoup plus puissant. Le drame la touche. Voilà pourquoi elle s’est vivement préoccupée du sort de la Serbie, avec le plus parfait désintéressement d’ailleurs. Insuffisamment instruite, elle ne voit généralement qu’un côté des choses, le plus apparent, celui qui excite le plus sa sensibilité : il ne faut pas en conclure qu’elle condamne tout le reste, ce qu’elle ne voit pas, ce qu’elle ne sait pas. Et, au surplus, le comte Berchtold est-il bien sûr que sa politique, qui est en ce moment l’objet, en Autriche même, de si vives critiques, soit, pour le présent et encore plus, pour l’avenir, la meilleure qu’il y ait à suivre à l’égard de la Serbie ?


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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