Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1908

Chronique no 1839
30 novembre 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.





Au moment où nous écrivions notre dernière chronique, l’entrevue de l’empereur Guillaume et du prince de Bülow n’avait pas encore eu lieu à Potsdam, et l’Allemagne attendait avec anxiété quel en serait le résultat. Il y a eu rarement dans l’histoire une heure aussi importante pour une grande nation : l’intérêt en était presque tragique ; on se demandait si l’Empereur céderait à son tempérament ou à son patriotisme, s’il résisterait ou s’il s’inclinerait. La dernière hypothèse nous semblait la plus vraisemblable : comment et avec quoi l’Empereur aurait-il pu résister à la volonté de tout son peuple ? L’avenir lui apportera peut-être des compensations, mais le présent avait des exigences si fortes qu’il fallait, comme Philinte, « fléchir au temps sans obstination, » et c’est ce que l’Empereur a pris le parti de faire. Que s’est-il passé au juste entre lui et M. de Bülow ? L’histoire le saura sans doute. En attendant, nous devons nous contenter d’une note publiée par le Moniteur officiel de l’Empire, et qui est due à la collaboration de l’Empereur et du chancelier, et d’un long article publié dans la Gazette de Cologne, qui est l’œuvre propre de ce dernier. Les deux documens ne se contredisent pas, mais ils ne se ressemblent guère. L’un procède de l’imperatoria brevitas à laquelle Guillaume II ne nous avait pas habitués ; l’autre, au contraire, est un morceau très développé, où le passé est traité sans ménagemens.

Voici la note du Moniteur officiel de l’Empire ; nous la reproduisons textuellement à cause de son importance historique : « Au cours de l’audience accordée aujourd’hui au chancelier de l’Empire, Sa Majesté l’Empereur et Roi a écouté un rapport de plusieurs heures du prince de Bülow. Le chancelier de l’Empire a dépeint l’état d’esprit qui s’est manifesté dans le peuple allemand à la suite de la publication du Daily Telegraph, ainsi que les causes de cet état d’esprit. Il a expliqué ensuite l’attitude qu’il avait adoptée pendant les débats du Reichstag sur les interpellations. Sa Majesté l’Empereur a accueilli les déclarations et les explications du chancelier de l’Empire avec une profonde gravité, et a exprimé ainsi sa volonté : sans se laisser troubler par les exagérations, qu’il regarde comme injustes, de la critique publique, il considère que son devoir impérial le plus élevé est d’assurer la constance de la politique de l’Empire en sauvegardant les responsabilités constitutionnelles. En conformité avec ces vues, Sa Majesté l’Empereur a approuvé les déclarations faites par le chancelier de l’Empire au Reichstag et a assuré au prince de Bülow qu’il lui continuait sa confiance. » Qu’a fait l’Empereur dans cette note ? Il a sauvé sa dignité personnelle en conservant le l’on de l’autorité et du commandement qui lui est familier. Il a « accordé » une audience au chancelier ; il a écouté ses « explications ; » il a finalement fait connaître sa « volonté. » On pourrait donc croire qu’il n’y a rien de changé en Allemagne, ou qu’il y a seulement un manifeste impérial de plus. Quoi de plus équivoque que la phrase où l’Empereur déclare qu’il maintiendra la constance de la politique de l’Empire en « sauvegardant les responsabilités constitutionnelles ? » Ces mois n’ont pas en Allemagne le même sens que chez nous, puisque les ministres et le chancelier lui-même n’y ont de responsabilité constitutionnelle qu’envers le souverain. Aussi ceux qui disent que la note officielle n’apporte aucune « garantie » ont-ils raison de le dire, si on s’en tient à la forme, au lieu d’aller au fond des choses ; mais, si on va au fond des choses, la conclusion sera tout autre.

On ne pouvait pas demander plus à l’Empereur sans lui imposer une humiliation qu’il n’aurait pas acceptée, et qu’il aurait eu raison de ne pas accepter. En fait, il a cédé, puisqu’il a approuvé le langage de M. de Bülow devant le Reichstag, et qu’il n’a pas protesté contre l’article que la Gazette de Cologne a publié le lendemain de l’entrevue de Potsdam. Cet article dit tout ce que ne dit pas la note du Moniteur de l’Empire. Il affirme que certaines manifestations du pouvoir personnel ont « ébranlé à l’étranger le prestige de l’Empereur ; » que ces manifestations ont été contraires à l’intérêt du pays ; que « non seulement le chancelier et le ministère prussiens, mais les représentans des États confédérés, dans le comité des Affaires étrangères du Conseil fédéral, sont unanimes sur ce point ; » enfin qu’ils ont tous jugé nécessaire d’adresser à l’Empereur « une prière et un avertissement. » Avec les meilleures intentions du monde, l’Empereur a fait « fausse route ; » le peuple est d’« une autre opinion que lui ; » il n’est que temps d’aviser. C’est là sans doute ce que M. de Bülow a exposé à l’Empereur à Potsdam, et l’Empereur a compris, il a admis ce langage. Il en a éprouvé d’abord quelque irritation. « L’orgueil et le tempérament, dit la Gazette de Cologne, étaient opposés à ce retour sur soi-même, mais le patriotisme et la nécessité politique étaient en sa faveur, et si la lutte intérieure qui s’est poursuivie chez l’Empereur a abouti de sa part à la renonciation, ce fait est d’autant plus digne de gratitude qu’il ne correspond pas à son caractère. » L’article conclut que la devise : « Un Empereur, un peuple, » vise un noble but. mais que ce but, l’Empereur l’a manqué « et qu’il peut être plus sûrement atteint par la voie de la limitation de soi-même que réclament les conditions modernes. » Qu’un article pareil ait pu paraître dans la Gazette de Cologne avec le signe particulier qui indique les communications officieuses, c’est un signe des temps, certes ! et il serait difficile d’en imaginer de plus expressif. Et pourtant, une partie de l’opinion allemande est restée inquiète et perplexe. Ce sont là des promesses et des mots : elle demande des « garanties. » La Gazette de Cologne avait répondu par avance à ces exigences, en les déclarant légitimes, car les constitutions, dit-elle, ne sont pas faites pour l’éternité et « le droit public d’un pays moderne ne peut pas se pétrifier. » On verra donc plus tard, avec sang-froid, avec calme, si des « suites législatives, — et lesquelles ? — doivent être données aux événemens actuels. » Mais « les déclarations impériales suffisent au besoin du moment, » et l’effort que Guillaume II a dû faire sur lui-même pour en venir là peut, en quelque mesure, être considéré comme une garantie. « Celui, dit la Gazette de Cologne, qui a dû livrer un si pénible combat, qui a goûté toute l’amertume des derniers événemens, fera de son mieux pour en éviter la répétition, et pour surmonter un défaut de tempérament qui a eu des conséquences aussi dures. » Donc, rien de plus pour aujourd’hui ; mais ceux qui poursuivent une réforme constitutionnelle conservent le droit de l’espérer pour demain. A l’Empereur lui-même l’article officieux ouvre une espérance, à savoir qu’« il reconnaîtra bientôt que la méthode pour laquelle il s’est décidé lui procurera, à la longue, de plus grands succès et une plus grande satisfaction intérieure que l’exercice sans ménagement d’un pouvoir rigoureusement personnel. »

Nous n’avons pas souffert comme les Allemands de la politique de l’Empereur : aussi avons-nous assisté à l’étrange spectacle de ce changement politique avec une parfaite indépendance de jugement.. Nous n’avons à prendre parti ni pour, ni contre l’Empereur, ni pour, ni contre le chancelier : les plus simples convenances nous l’interdisent. Nous constatons seulement que l’Empereur a donné un grand exemple de patriotisme en déléguant à un autre une partie des pouvoirs que la Constitution lui attribue sans aucune contestation possible. S’il est sincère, et il l’est certainement, l’histoire montrera sans doute plus de générosité à son égard que ne l’ont fait ses sujets dans un moment d’exaspération. Quant au chancelier, il a remporté une grande victoire ; mais il a assumé en même temps une lourde tâche. Il a rempli, avec beaucoup de fermeté, un devoir qui a dû lui être pénible, car il est attaché à l’Empereur par les liens de la reconnaissance. Il s’est trouvé subitement placé dans une des situations les plus angoissantes qui peuvent incomber à un homme d’État. L’Empereur l’avait investi de sa confiance, et tout d’un coup, après quelques jours de trouble où il a partagé dans l’opinion la disgrâce de son maître, par un revirement brusque et inattendu, le pays lui a manifesté à son tour une pleine confiance et l’a charge d’être son interprète auprès du souverain. Que pouvait-il faire ? Donner sa démission ? Très probablement il a été tenté de le faire, mais, s’il l’avait fait, la crise en aurait été fort aggravée ; elle n’aurait pas atteint son dénouement aussi facilement, ni aussi vite ; la situation de l’Empereur aurait empiré ; celle du Reichstag se serait très fâcheusement embrouillée, et qui sait si aux violences de paroles n’auraient pas succédé les violences de fait ? On peut juger diversement sa conduite : M. de Bülow n’en a pas moins été la planche de salut au milieu de l’orage, et il est heureux pour l’Allemagne que cette planche de salut se soit trouvée là. Quant à l’avenir, qui pourrait le pronostiquer ? Il serait très excessif de dire que l’Allemagne se dirige à grands pas vers le gouvernement parlementaire, et qu’elle est déjà près d’y aborder ; elle a encore un certain nombre d’étapes à traverser ; mais s’il est vrai, comme l’a écrit la Gazette de Cologne, que les peuples ne doivent pas se pétrifier, s’ils sont sans cesse en évolution, s’ils marchent toujours vers quelque chose, c’est bien vers une plus grande somme de parlementarisme que marche l’Allemagne. Elle était entrée déjà dans cette voie le jour où M. de Bülow a déclaré qu’il donnerait sa démission s’il n’avait pas la majorité au Reichstag ; elle vient d’y aller encore plus avant, en obligeant l’Empereur à renoncer au pouvoir personnel et en dégageant le chancelier des obligations unilatérales qu’il avait envers lui. Dans un pays, le pouvoir politique ne diminue pas, Use déplace ; celui auquel l’Empereur renonce ne se perd pas, d’autres s’en emparent ; le chancelier, désormais, ne dépend plus du souverain seul, il dépend aussi de l’opinion représentée par le parlement. Pour un homme aussi souple, aussi adroit et aussi éloquent que M. de Bülow, ce n’est pas là un affaiblissement.

Un souvenir s’est, depuis quelques jours, présenté à toutes les mémoires : celui du prince de Bismarck et de la surprenante facilité avec laquelle il a été congédié par l’empereur Guillaume. On a mis en opposition les deux époques, celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui, et on a été justement frappé des différences qu’elles présentent. L’empereur Guillaume a obligé le prince de Bismarck, auquel il devait tant, à se démettre ; le prince de Bülow, qui lui devait tout, oblige l’empereur Guillaume à se soumettre. On peut voir là, si l’on veut, une manifestation de la justice, ou, pour mieux dire, de la logique immanente des choses. En congédiant Bismarck comme il l’a fait, le jeune souverain prenait envers son peuple l’engagement d’être un homme de génie. C’est un engagement difficile à tenir, et l’Allemagne estime que l’Empereur ne l’a pas tenu. Elle méconnaît aujourd’hui ses côtés brillans et séduisans ; elle se montre aussi dure pour lui qu’il l’a été pour Bismarck ; elle lui chicane et lui enlève ses attributions, comme il interdisait lui-même au vieux chancelier d’avoir des contacts directs avec les représentans des divers partis au Reichstag. La situation est retournée, mais c’est la même, et on reconnaît une fois de plus combien sont fragiles en de certains momens les pouvoirs isolés, ou du moins ceux qui n’ont qu’un seul point d’appui ! Bismarck n’en avait qu’un, l’Empereur ; lorsqu’il lui a manqué, il est tombé. Il s’était appliqué, pendant sa vie politique, à tout aplanir, à tout abaisser autour de lui. Sa grandeur, quelque haute qu’elle fût, prenait ombrage de tout ce qui tendait à s’élever dans l’Empire. Qu’en est-il résulté ? A l’heure critique, celui qu’on se plaisait à appeler le chancelier de fer, a été brisé comme un roseau. En aurait-il été ainsi, s’il avait fait du Reichstag une réalité vivante, et s’il avait pu s’y appuyer sur un ou sur plusieurs partis ? Le gouvernement parlementaire donne à un homme de talent, et à plus forte raison à un homme de génie, s’il vient à tomber, le moyen de se relever. Ses amis ne l’abandonnent pas dans sa chute ; ils se serrent autour de lui et recommencent la lutte ; ils préparent les revanches de l’avenir. M. de Bülow a vu fonctionner des gouvernemens parlementaires : il a pu comparer les ressources que trouverait en eux un homme de sa valeur, avec le défaut de sécurité pour les personnes qu’offre le gouvernement absolu ; et qui sait si cette comparaison n’a pas été pour quelque chose dans l’altitude qu’il a prise ? Il a joui plus longtemps qu’un autre de la faveur impériale ; mais tout s’use et le caprice d’un prince est sujet à changer. La séduction de sa parole fait sans doute de M. de Bülow l’homme le plus propre à diriger une assemblée, à s’appuyer sur elle, à en faire une force, à garder cette force entre ses mains. Le proverbe dit qu’il faut mettre deux cordes à son arc : M. de Bülow montre par son propre exemple la sagesse du proverbe et le moyen de l’utiliser.

Nous avons dit qu’au premier moment, l’opinion n’a pas été plus clémente pour lui que pour l’Empereur, et il faut bien avouer que la négligence qu’il avait mise à lire l’interview impériale, qui lui avait été soumise, n’était pas de nature à lui concilier la faveur publique. Mais on s’est aperçu vite qu’il était, au moins pour le moment, l’homme indispensable et irremplaçable. On avait doublement besoin de lui, d’abord pour agir sur l’Empereur, ensuite pour agir sur le Reichstag. Il s’est fort bien acquitté de la première partie de sa tâche ; reste la seconde, qui n’est pas non plus très facile. Le gouvernement personnel n’a pas les seuls inconvéniens qui viennent d’apparaître à tous les yeux ; il a encore celui de coûter très cher. L’Allemagne s’en aperçoit aujourd’hui même ; on lui présente une formidable carte à payer. Nous le reprochons souvent à nos parlemens d’être dépensiers à l’excès, et ce reproche est trop justifié : mais que dire du gouvernement allemand ? Quelque peu parlementaire qu’il soit, il a dépensé dans ces dernières années, non pas des millions, mais des milliards, avec une extrême libéralité. Chaque année, le budget a été en déficit, et on a généralement comblé ce déficit avec des emprunts : système commode, mais qui finit mal, parce que ces emprunts eux-mêmes, il faut les payer et, pour cela, se résigner finalement à augmenter les impôts. On les a augmentés une première fois de 200 millions, qui n’en ont pas produit beaucoup plus de 100. La situation n’en a été nullement liquidée : il a fallu l’envisager dans toute sa gravité.

On a parlé alors d’une réforme financière, mais est-ce bien d’une réforme qu’il s’agit dans les projets du gouvernement ? Point du tout, et il semble bien que ce mot ait été mis là pour faire illusion : en réalité, il s’agit tout simplement d’augmenter les impôts existans, et presque exclusivement les impôts indirects. Si c’est une réforme, elle n’a rien de démocratique, et elle n’accroîtra pas le prestige du système financier allemand auprès de nos réformateurs français les plus enclins à l’admirer. Les projets du gouvernement impérial établissent le monopole de la vente de l’esprit-de-vin, et augmentent les impôts sur le vin, la bière, le tabac, le gaz. l’électricité, les successions, en même temps que les contributions matriculaires des États particuliers. Nous n’entrerons pas dans le détail de ces projets : si nous le faisions, nous risquerions de nous y perdre, car il n’y a rien de plus compliqué que le système financier allemand, surtout lorsqu’il s’étend du budget de l’Empire à ceux des États. Or, tous ces budgets seront plus ou moins atteints. Celui de l’Empire le sera, comme il est juste, dans une proportion plus grande que tous les autres : on ne lui demande rien moins qu’une augmentation de plus de 600 millions d’impôts. Avec les impôts des divers États, la somme totale ne sera pas très éloignée d’un milliard. Il y a vraiment lieu d’être surpris qu’une aggravation aussi formidable des charges publiques vienne peser d’un seul coup sur le contribuable allemand. Nous ne nous rappelons pas qu’un pareil phénomène fiscal se soit produit dans l’histoire d’aucun pays, excepté chez nous après nos désastres, quand nous avons dû faire face à la fois à une écrasante indemnité de guerre et à la réfection de tout notre matériel militaire. Mais qu’un poids aussi lourd accable subitement un pays en pleine prospérité et en pleine paix, après une paix qui a duré trente-huit ans sans interruption, seul le mot de colossal, que les Allemands aiment tant à s’appliquer, convient à l’étonnement que cette situation provoque. Comment faire accepter cela au Reichstag ? La discussion vient de commencer ; on prévoit qu’elle sera longue et laborieuse. Le premier discours qui y a été prononcé a été celui du prince de Bülow : il a été d’une aisance charmante, mais suffira-t-il pour grouper une majorité autour des projets du gouvernement ? Il est vrai que M. de Bülow exerce sur le parlement une autre prise encore que celle de la parole. Il a présidé aux élections dernières, et ces élections ont été, on s’en souvient, un triomphe pour lui. La majorité la plus hétérogène en est sortie, puisqu’elle se compose à la fois de radicaux et de conservateurs. C’est un bloc d’un nouveau genre dont le lien est le prince de Bülow lui-même. Au cours des derniers événemens, on s’est demandé avec terreur ce que deviendrait ce bloc paradoxal si M. de Bülow venait à disparaître, et cette préoccupation, qui a été un moment très vive, est encore une des causes de la solidité personnelle du chancelier.

Son discours a été moins un exposé financier de la situation actuelle et des obligations qu’elle impose, qu’une exhortation morale à supprimer le luxe inutile et à pratiquer l’économie. Ce sont là d’excellens conseils : pour leur donner une portée plus précise, il fallait les appuyer d’un exemple : c’est à nous que M. de Bülow l’a emprunté. Il a fait le plus grand et le plus légitime éloge de l’esprit d’économie qui, agissant sur chaque Français et sur chaque Française, fait de noire pays « le plus riche du globe. » Est-il vraiment le plus riche de tous ? On pourrait le contester, mais il est certainement celui où il y a le plus d’argent disponible, et il mérite à ce point de vue le titre de « banquier de l’univers » que M. de Bülow lui a décerné. Le chancelier de l’Empire voudrait que l’Allemagne devînt économe comme la France et que, pour cela, elle renonçât au luxe qu’elle a étalé après ses victoires, et revînt à la simplicité des anciens temps. Mais il y a des courans qu’il est difficile de remonter, et nous craignons. à parler franchement, que l’Allemagne n’ait beaucoup de peine à remonter celui qu’elle a descendu. A-t-elle, toutefois, cédé aux tentations du luxe autant que M. de Bülow le lui a reproché ? N’y a-t-il pas quelque exagération dans ces reproches ? En tout cas, ce n’est pas le luxe privé qui a si fortement endetté le trésor public, et l’accroissement des dépenses de l’Etat n’a pas de rapport nécessaire avec celui des dépenses des particuliers. M. de Bülow semblait dire à ses compatriotes : — Privez-vous, dépensez moins afin de suffire à des impôts de plus en plus lourds. — N’était-ce pas là une diversion ? On demandera sans doute pourquoi les charges publiques se sont de plus en plus aggravées depuis quelques années. Si le luxe privé avait besoin d’une excuse, ne la trouverait-il pas dans l’exemple que lui a donné l’Etat lui-même, dont les dépenses sont allées sans cesse en augmentant ? La vérité est que, lorsque l’Allemagne était composée de petits Etats, ces petits Etats se contentaient naturellement de petits budgets ; mais que, depuis qu’elle est devenue un immense Empire, ses besoins ont grandi démesurément. Elle ne se contente pas d’être la nation militaire la plus grande du continent, elle veut aussi rivaliser avec l’Angleterre sur les mers. Soit, mais cela se paie, et tout porte à croire que si l’Allemagne en éprouve aujourd’hui une surprise, elle en éprouvera beaucoup d’autres du même genre dans un avenir assez prochain.

Jamais, en effet, le vieil adage : « Si vis pacum, para bellum, si tu veux la paix, prépare la guerre, » n’a été plus en faveur qu’en ce commencement de siècle. La Chambre des lords vient d’en donner une preuve de plus. Les ministres anglais prononcent des discours pleins de mesure, de bon sens, d’esprit pratique et pacifique. M. Asquith le faisait, il y a quelques jours, au banquet du lord-maire ; sir Edward Grey vient de le faire à son tour à Scarnborough. Lun et l’autre ont parlé de la situation extérieure avec la plus grande élévation de pensée et de paroles, et on se prend à espérer, après les avoir entendus, que tout s’arrangera dans le monde, que les négociations qui se poursuivent en Orient aboutiront, que la Conférence se réunira bientôt et qu’elle trouvera son travail tout fait. Puisse-t-il en être ainsi ! Malheureusement les dernières nouvelles d’Orient ne présentent pas les choses sous un jour aussi favorable. Des bruits inquiétans commencent même à circuler. Nous n’en parlerons pas aujourd’hui parce que tout cela est encore confus, et que nous aimons mieux nous inspirer de l’optimisme de sir E. Grey, qui a dit à Scarnborough : « Je pense souvent que, si nous étions moins enclins à soupçonner des desseins ou des motifs profonds, les affaires du monde progresseraient plus paisiblement. » quoi qu’il en soit, pendant que les ministres anglais tiennent ce langage prudent, circonspect, apaisant, la Chambre des lords s’abandonne à des préoccupations militaires d’un caractère assez différent. Lord Roberts, le plus glorieux représentant de l’armée britannique, a déposé devant la Chambre haute une motion dont voici le texte : « La défense du Royaume-Uni exige, outre une puissante marine, l’établissement d’une armée si forte quant au nombre, si efficace quant à la valeur, que la nation étrangère la plus formidable puisse hésiter à tenter une invasion. » De plus, lord Roberts a demandé que le gouvernement fit une déclaration dans le sens de sa motion et communiquât au Parlement les décisions prises à ce propos par le Comité de défense nationale. Hâtons-nous de dire qu’il n’a pas insisté sur cette seconde proposition et qu’il l’a même retirée : il aurait été, en effet, difficile au gouvernement d’y donner satisfaction. Mais, sur sa motion, lord Roberts a été beaucoup plus insistant, et il a obtenu que la Chambre des lords la votât à la majorité de 74 voix contre 32, malgré l’opposition du gouvernement et même de lord Lansdowne, qui jugeaient cette manifestation peu opportune.

Est-il exact qu’une invasion subite de l’Angleterre par une armée étrangère soit actuellement réalisable ? À cette question, la plus grave qu’un Anglais puisse poser, lord Roberts n’a pas hésité à répondre oui. Il estime qu’avec les moyens dont elle dispose, l’Allemagne pourrait tenter cette audacieuse aventure et y réussir. Elle serait en mesure de transporter et de débarquer en très peu de temps une armée de 150 000 hommes, et elle trouverait en Angleterre même 70 ou 80 000 Allemands, qui tous ont fait leur service militaire et auxquels il suffirait de fournir des armes. Encore une fois, tout cela est-il vrai ? Il faudrait une compétence beaucoup plus haute que la nôtre pour l’affirmer ou pour le nier ; mais lord Roberts l’affirme et nul ne saurait contester la sienne. Aussi son discours a-t-il produit une vive émotion en Angleterre et quelque mauvaise humeur en Allemagne. Dans les deux pays, la conséquence logique d’un pareil langage devrait être de nouvelles dépenses militaires, et l’un et l’autre trouvent que le fardeau en est déjà bien pesant. Il n’en est pas moins certain que si la flotte britannique est assez forte pour faire face à toutes les éventualités, on ne saurait en dire autant de l’armée de terre, qui n’est plus en rapport avec les besoins de défense de l’Angleterre ou de ses colonies, non plus qu’avec la politique que poursuit son gouvernement. Celui-ci l’a compris d’ailleurs, puisqu’il a déposé divers projets de réforme militaire ; mais c’est une question de savoir si ces projets sont suffisans, et lord Roberts ne le croit pas. Ainsi donc, les problèmes les plus redoutables sont posés partout. Il n’y a pas une puissance en Europe qui veuille la guerre, ni aucune qui la prépare, mais toutes s’y préparent à qui mieux mieux, de crainte d’être surprises par l’événement. Lord Roberts a déclaré que ses sentimens personnels étaient absolument pacifiques, et que, s’il parlait de l’Allemagne, cela ne voulait pas dire qu’il eût de mauvaises intentions à son égard, ni qu’il crût que l’Allemagne en avait à l’égard de l’Angleterre : mais un soldat doit envisager toutes les hypothèses et réfléchir par avance à ce qu’il y aurait à faire si l’une d’elles se réalisait. Le gouvernement a répondu, par l’intermédiaire de lord Crewe. qu’il n’était nullement nécessaire de dire cela tout haut, et que cette publicité pouvait créer des inconvéniens au dehors. Nous ne croyons pas que ces inconvéniens soient très graves, et peut-être un pays a-t-il toujours le droit de savoir quel est exactement son état de défense et de rechercher les moyens de le consolider. Lord Roberts ne demande rien moins pour cela qu’une armée d’un million d’hommes.

On le voit, si la situation du monde ne s’est pas aggravée depuis quelque temps, elle ne s’est pas non plus très éclaircie. Le meilleur symptôme d’apaisement est l’arrangement final qui a été signé par M. Jules Cambon et M. de Kidderlen en vue de la constitution d’un arbitrage pour le règlement de l’incident de Casablanca. Nous avons rendu justice à la modération et à la fermeté de notre diplomatie dans cette affaire de rien, qui aurait pu devenir une grosse affaire. Nous devons reconnaître que la diplomatie allemande y a finalement apporté, elle aussi, un réel esprit de conciliation. D’un consentement mutuel, les deux gouvernemens se sont dessaisis de la question, après l’avoir précisée, pour en saisir un arbitre. Combien de controverses, qui s’enveniment en durant, ne pourraient-elles pas se dénouer ainsi ? Quant au Maroc lui-même, gardons-nous d’en parler sans nécessité. Depuis qu’on ne s’en occupe plus, ou qu’on s’en occupe moins, les affaires s’y arrangent toutes seules : nous avons toujours cru qu’il en serait ainsi.


Nous devons signaler la mort de l’empereur de Chine, Tsaï-t’ien, el de la vieille impératrice Ts’en-hsi. Le nouvel Empereur a trois ans : on lui a donné un tuteur qui gouvernera avec le titre de régent. Sur le trône, il importe peu qu’un enfant encore au berceau succède à la larve humaine qu’était le pauvre Tsaï-t’ien ; ce changement peut être considéré comme insignifiant : mais il n’en est pas de même de la mort de l’impératrice Ts’en-hsi, qui a gouverné effectivement la Chine depuis de longues années, après avoir annihilé et supprimé en fait le faible empereur. C’était une femme d’une réelle intelligence politique et d’une volonté très forte, dénuée de tout scrupule et ne reculant devant aucun moyen pour se maintenir : elle y a réussi longtemps, en dépit de l’infériorité de sa naissance et des difficultés qui, à diverses reprises, se sont dressées devant elles, sous la forme, par exemple, d’insurrections qu’elle a noyées dans le sang. Elle avait déjà pris goût au pouvoir, de manière à ne pas s’en dessaisir facilement, lorsque Tsaï-t’ien, qui était son neveu, arriva à sa majorité en mars 1889. Le jeune Empereur semble avoir eu plus d’intelligence que de caractère ; il écouta des conseillers qui proposaient d’introduire des réformes dans le vieux système politique chinois. Ce fut sa perte. L’impératrice Ts’en-hsi était ennemie des réformes : elle séquestra son neveu en septembre 1898, reprit d’une main très ferme les rênes du gouvernement et ne les abandonna plus qu’en mourant. La plus fâcheuse aventure de son règne a été l’insurrection des Boxers, qui attira les troupes européennes jusqu’à Pékin, où elles délivrèrent les légations. L’impératrice et la Cour prirent la fuite loin de la capitale : bientôt rassurées, elles ne tardèrent pas à y revenir. Tout à la fin de sa vie, l’impératrice, malade et sentant ses forces décliner, montra, dit-on, moins d’hostilité contre les réformes : elle laissa toutefois à son successeur le soin de les réaliser. Il paraît certain qu’après elle des changemens plus ou moins profonds, plus ou moins rapides, mais inévitables, se produiront en Chine : qui sait si ce ne sera pas au détriment de l’unité du pays que l’impératrice maintenait tant bien que mal à force d’adresse et d’autorité ? Ce long règne a usé bien des choses qui n’y survivront pas. Et puis, tout change dans le monde. Le voisinage, l’exemple, les ambitions du Japon, le voisinage aussi de plusieurs nations européennes, agiront sur la Chine, peut-être comme des dissolvans. Une ère nouvelle s’annonce : il est trop tôt pour dire ce qu’elle sera.


Nous avons le très vif regret d’annoncer la mort de Mme Vincens, qui, sous le pseudonyme d’Arvède Barine, était une de nos plus anciennes collaboratrices, et assurément une de celles que nos lecteurs goûtaient le plus. C’est pour nous une grande perte. Mme Arvède Barine aimait la Revue, et l’honorait par son caractère et par son talent. Elle mettait une conscience scrupuleuse dans tout ce qu’elle écrivait. Ses articles étaient le résultat d’une documentation très laborieuse de sa part, qui leur donnait beaucoup d’exactitude et de solidité ; mais à travers son style si net et si ferme courait l’esprit le plus libre, le plus agile, le plus vraiment français, avec un peu d’ironie qui y ajoutait une grâce de plus. Au surplus, son ironie la portait plutôt à l’indulgence : c’était une forme du sourire. On n’a pas oublié ses travaux sur la Grande Mademoiselle, ni tant d’autres qui ont précédé et dont la diversité témoigne de l’étendue de ses recherches et de la curiosité de son esprit. L’histoire de Liselotte, la mère du Régent, restera, hélas ! incomplète : aucune autre main ne peut la terminer. Nous reviendrons sur l’œuvre de Mme Arvède Barine qui, ayant paru ici presque tout entière, mérite d’y être étudiée. Quanta la femme qu’a été Mme Vincens, on ne pouvait la connaître sans éprouver pour elle la plus respectueuse sympathie. Elle était simple, modeste, bonne, aussi éloignée que possible de toute prétention : avec elle disparaît quelque chose que nous ne remplacerons pas.


Francis charmes.


Le Directeur-Gérant,
Francis charmes.