Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1874

Chronique n° 1023
30 novembre 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1874.

C’est donc aujourd’hui que l’assemblée nationale rentre à Versailles, reposée, éclairée et sans doute fortifiée par ces quatre mois de vacances qu’elle s’est généreusement accordés. Au moment où s’ouvre cette session nouvelle, où vont se poser, s’agiter et se décider peut-être les questions qui intéressent le plus le pays, il y a un sentiment qui devrait se réveiller, qui devrait être pour tous un stimulant et un frein : c’est tout simplement, et pour l’appeler par son nom, le sentiment de la responsabilité. L’assemblée ne peut s’y méprendre, elle est aujourd’hui et plus que jamais sous le poids d’une responsabilité exceptionnelle. Elle répond de la paix, de la sécurité, des destinées prochaines de la France. Elle ne peut oublier que rien n’est fixé, que tout se traîne dans une de ces incertitudes pénibles où s’épuise la bonne volonté de la nation, et que le temps passe.

Quelle est la situation réelle à l’heure où nous sommes, presqu’au terme de la quatrième année d’existence de l’assemblée ? La vérité est que le pays vit pour ainsi dire de son propre mouvement, sans organisation publique, sans institutions, sans règles définies et acceptées. Un gouvernement, oui, sans doute, il y a un gouvernement qui a un nom et une durée déterminée. Hors de là, il ne connaît ni la nature de son pouvoir, ni l’étendue ou la limite de ses prérogatives, et il est obligé quelquefois de paraître sous la figure de ministres de hasard, qui portent aux affaires leur inexpérience ou leurs fantaisies, qui en brouillant tout se croient bien importans. L’assemblée reste toujours, dira-t-on ; c’est l’assemblée qui règne et gouverne, c’est la puissance parlementaire souveraine et permanente. Ce serait assurément quelque chose, si cette souveraineté très extraordinaire était aussi efficace, aussi décisive qu’elle le paraît. En réalité, elle ne sait elle-même ni ce qu’elle peut ni ce qu’elle veut. Elle est le jouet des implacables ardeurs de partis qui la dévorent, et ce qu’il y a de plus grave, c’est que, divisée sur la politique, elle se ressent inévitablement de ces divisions dans tout le reste. Elle n’a ni l’omnipotence d’une dictature forte de l’unité de pensée et de conseil, ni la modeste utilité d’un pouvoir régulier concourant dans sa sphère à la marche commune. Il ne faut pas se faire illusion, c’est de l’anarchie sous une apparence d’ordre matériel. Est-ce que cette situation peut se prolonger sans péril ? Quelle autorité morale peut avoir un gouvernement qui ne sait pas trop ce qu’il est, qui est réduit à réclamer périodiquement une organisation toujours vainement promise ? Que peut répondre l’assemblée elle-même à ceux qui la pressent d’avoir une opinion, de jouer son rôle de puissance souveraine en fixant les conditions de la vie nationale ? De quel côté enfin le pays peut-il se tourner pour trouver une direction, une garantie contre ses propres faiblesses, contre ses propres indécisions ?

Qu’on ait craint pendant quelque temps, pendant les premières années qui ont suivi la guerre, de tout compromettre en précipitant les solutions, qu’on ait eu l’illusion et l’espérance de pouvoir choisir un moment favorable pour fixer avec plus de maturité les destinées publiques, soit encore ; on n’en est plus là évidemment, et à ce jeu redoutable des ajournemens incessans, indéfinis, on risque tout, la sécurité du travail, la paix des esprits, l’ascendant des idées libérales et conservatrices, le crédit même des pouvoirs les plus nécessaires. C’est là justement que commence cette responsabilité sérieuse, immédiate dont nous parlons. L’assemblée est désormais placée dans cette alternative de se décider, de résoudre pratiquement le problème d’une organisation possible, ou de se déclarer définitivement impuissante, d’avouer qu’elle retient depuis quatre ans une souveraineté dont elle ne peut pas se servir et qu’elle ne veut pas abdiquer. Il y a certes là de quoi réfléchir à ce début de session qui est comme une dernière occasion offerte aux hommes sincères de tous les partis disposés à subordonner patriotiquement leurs préférences ou leurs préjugés aux nécessités supérieures de l’intérêt national.

Ce n’est pas seulement, qu’on le remarque bien, un besoin pressant et irrésistible d’organiser, de voter une constitution nouvelle qui peut décider les esprits sérieux. C’est avant tout ce qu’on pourrait appeler une question d’ordre public. C’est un acte d’autorité de la puissance régulière donnant au pays la garantie d’une organisation sensible, incontestée, au gouvernement les moyens d’une action précise et efficace. C’est une manière d’en finir avec une situation où rien n’est à sa place, où les idées les plus simples s’altèrent par degrés, où la confusion est partout, même dans l’administration, et où la politique se glisse jusque dans les élections municipales, sous prétexte que les questions constitutionnelles restent ouvertes, qu’il n’y a ni régime assuré ni institutions. Ce qui résulte de la politique d’incertitude et d’ajournement, on le voit chaque jour. Il est vrai, on a pu jusqu’ici éviter de se prononcer sur une organisation définitive devant laquelle les partis seraient obligés de s’incliner ou du moins de faire quelques façons, de montrer un peu de diplomatie. On a beaucoup mieux, on a le désordre moral en quelque sorte organisé, le déchaînement presque régulier de toutes les prétentions, de toutes les compétitions, au sein d’un provisoire toujours agité, perpétuellement remis en question hors de l’assemblée comme dans l’assemblée, et à ce désordre, à ce déchaînement, que voulez-vous opposer, si vous maintenez tout ce qui les favorise et les entretient ? Le meilleur moyen de ramener l’ordre dans les esprits comme dans les faits, c’est d’en donner l’exemple de haut, par la dévoûment d’une majorité reconstituée, par l’autorité d’un gouvernement organisé, par l’application résolue des lois à tous les partis, à tous les agitateurs, à tous ceux qui prétendent substituer leurs volontés et leurs caprices à l’intérêt public. Cette majorité, qui serait si nécessaire aujourd’hui, dont on parle sans cesse et qui semble toujours fuyante, se trouvera-t-elle enfin ? Qu’on laisse un instant de côté les habiletés, les subterfuges, les subtilités, qu’on mette en commun les préoccupations patriotiques, le sentiment des choses réelles et possibles, on en viendra sûrement à bout. Entre les conservateurs, qui, préférant la monarchie, ont perdu L’espoir de la voir renaître au moment, présent, et les libéraux qui, en se ralliant à la république, ne la séparent pas de toutes les conditions d’ordre, de sécurité, de conservation, est-ce qu’il n’y a pas une alliance naturelle, indiquée, imposée en quelque sorte par les circonstances ? Est-ce que les incompatibilités personnelles, les antagonismes inavoués, les défiances jalouses peuvent triompher des raisons de patriotisme et d’intérêt national ? Il s’agit toujours en définitive, non de disposer d’un avenir illimité qui n’appartient à personne, mais de mettre la France en mesure de rester maîtresse d’elle-même, de se gouverner, de s’administrer, à l’aide d’institutions sérieuses qui après tout seraient toujours indispensables, sous la monarchie comme sous la république. C’est là toute la question dont doivent se préoccuper les chefs des diverses fractions parlementaires qui ont recommencé à se réunir, qui certainement sont les premiers à sentir que, s’ils ne font rien aujourd’hui, ils jouent leur propre crédit en même temps qu’ils laissent le pays livré à l’aventure.

Que fera le gouvernement, ou plutôt que fera le ministère au milieu de ces complications intimes d’une session qui s’ouvre comme une énigme ? Le ministère, de peur de se tromper, semble jusqu’ici devoir se borner à un rôle modeste et expectant. Il laissera parler M. le président de la république dans son prochain message. Il attendra prudemment, avec la chance de vivre encore quelques semaines, puisque les partis paraissent disposés à s’entendre, pour éviter les discussions irritantes jusqu’après les fêtes de la nouvelle année, et si on lui demande son opinion, il sera peut-être embarrassé d’en avoir une de façon à contenter tout le monde, comme il le voudrait. Le malheur est que ce ministère est trop visiblement insuffisant, qu’il est moins un cabinet sérieusement politique qu’une réunion de ministres juxtaposés par le hasard des combinaisons parlementaires, et, si parmi ces ministres il y en a qui sont fort à leur place, qui doivent y rester quoi qu’il arrive, il en est aussi, il faut le dire, qui ne font pas d’une manière brillante les affaires du gouvernement.

Le ministre de l’instruction publique, M. de Cumont, particulièrement a fait tout ce qu’il fallait pour se créer une situation peu flatteuse et à peu près impossible. En quelque temps M. de Cumont a réussi à déterminer la démission, au moins momentanée, de son sous-secrétaire d’état, M. Desjardins, à provoquer la retraite d’un de nos plus illustres savans, du directeur du Muséum, M. Chevreul, à froisser l’Université et à indisposer le public en compromettant par des faveurs prématurées jusqu’à un jeune homme dont il avait fait son chef de cabinet. C’est là ce qui s’appelle avoir la main heureuse. Une maladresse conduit à une maladresse nouvelle. Il y a quelques mois, M. de Cumont a jugé à propos de remplacer un inspecteur-général de l’instruction publique, fonctionnaire aussi entendu que zélé, et il l’a remplacé par qui ? par M. Chauffard, professeur distingué à l’École de médecine, mais que ne semblait recommander aucune aptitude particulière pour le nouveau service dont il était chargé. Là-dessus il y a eu quelques tumultes de jeunesse à l’École de médecine, au cours du professeur-inspecteur, et M. de Cumont n’a cru pouvoir mieux répondre à cette effervescence d’école qu’en faisant de son chef de cabinet, du fils même de M. Chauffard, un jeune chevalier de la Légion d’honneur pour « services exceptionnels ! » D’un autre côté est survenue cette querelle avec le Muséum qui a entraîné la retraite de M. Chevreul. Tant il y a que M. de Cumont a fini par mettre tout le monde contre lui, et il a déjà marqué son passage au ministère de l’instruction publique par d’assez brillans exploits pour pouvoir se retirer satisfait le plus tôt possible, — en laissant l’Université et le public pour le moins aussi satisfaits et de plus rassurés par sa retraite. Le ministère lui-même n’en souffrira pas.

Un des plus graves inconvéniens de ce désordre universel, dont les ministres improvisés et brouillons sont à leur manière une expression vivante, c’est que la politique s’introduit partout, dans les plus simples affaires d’administration, dans les affaires municipales, jusque dans les élections de ces modestes conseils communaux qui devraient rester étrangers à toutes les agitations. On vient de le voir encore une fois dans ces élections qui ont renouvelé récemment toutes les municipalités de la France. Ce n’est point qu’il n’y ait beaucoup de fantasmagorie dans ces bruyantes énumérations de républicains et de conservateurs qui le plus souvent, dans le plus grand nombre des localités françaises, ne répondent à aucune réalité. Il y a cependant toujours des villes, même de simples villages, où les candidats municipaux ont cette singulière manie de se guinder en hommes d’état, de donner des leçons aux pouvoirs publics, — où ils se croient tenus de faire des professions de foi sur la nécessité de proclamer la république, sur l’état de siège, sur l’instruction gratuite, obligatoire et laïque, sur toutes les choses enfin dont ils n’ont pas le droit de s’occuper et dont ils ne pourraient s’occuper qu’en violant ouvertement la loi : puis on transforme ces élections en manifestation politique ! Le résultat le plus évident est de dénaturer une institution précieuse, d’ouvrir une issue de plus à l’esprit de parti, qui n’est déjà que trop dominant dans nos affaires.

C’est à Paris surtout que le danger prend un caractère plus grave : ici le résultat est d’hier, et il est parfaitement clair, parfaitement significatif. Il n’y a plus à en douter, la démocratie extrême a obtenu une victoire complète, plus de 50 élus sur 80. Le nouveau conseil va se composer de la fine fleur du radicalisme, et malgré la pluie d’hiver qui tombait, il paraît, au dire des historiographes épiques et lyriques de cette journée solennelle, que le soir une illumination soudaine est partie de Paris pour se répandre sur la France, sur l’univers entier ! M. Cadet, M. Nadaud, M. Clemenceau, M. Braleret, M. Floquet, sont les représentans et les municipaux de la ville qui réunit toutes les écoles, les académies, les grandes industries ! Voilà qui est clair, la république de la démagogie a son gouvernement tout trouvé qui va entrer au Luxembourg. Eh bien ! oui, les radicaux ont triomphé ; mais ceux qui célèbrent déjà si pompeusement cette victoire se sont-ils demandé ce que serait le lendemain, quel retentissement et quel effet aurait cet étrange succès ? Ont-ils bien examiné ce qui pourrait en résulter pour l’avenir de l’institution municipale dans la grande ville ? Lorsqu’ils célèbrent hyperboliquement cette manifestation, lorsqu’ils font du nouveau conseil le représentant de la cité révolutionnaire par excellence, ne voient-ils pas qu’ils vont eux-mêmes au devant de cette dangereuse question qu’on entrevoit déjà : peut-il y avoir deux gouvernemens, deux assemblées en présence ? Ils n’ont rien vu, et, pour une victoire peut-être précaire, ils ont réveillé des problèmes que la plus simple prudence conseillait de laisser dormir. Ce qu’ils étaient hier, ils le sont aujourd’hui. Peu importe la France ou Paris, pourvu que la révolution triomphe !

L’Italie est sortie de sa dernière crise d’élections avec un parlement nouveau qui vient de se réunir à Rome. A vrai dire, malgré la vivacité de la lutte sur certains points, malgré le succès relatif de l’opposition dans les provinces méridionales et à Rome, la crise n’a pas été bien grave, elle n’a pas sérieusement agité le pays. C’est assez l’usage au-delà des Alpes : la passion des élections n’est pas ce qui domine chez les Italiens. Les électeurs sont généralement peu empressés au scrutin, et soit insouciance, soit calcul, ils s’abstiennent volontiers. Le plus souvent il faut s’y reprendre à deux fois, faute d’un nombre suffisant de votans à un premier scrutin. Cette fois comme toujours, la moitié de la chambre n’a été élue qu’au ballottage, les abstentions ont été nombreuses.

En définitive, qu’ont-elles produit, ces élections italiennes, et dans quelles conditions s’ouvre ce nouveau parlement ? L’opposition n’est point, il est vrai, sans avoir obtenu quelques avantages ou sans avoir défendu son terrain. Ce qu’elle a pu perdre d’un côté, elle l’a regagné de l’autre ; elle a eu des succès dans le Napolitain, en Sicile et même à Rome, où elle a réussi à enlever pour Garibaldi une double élection. Ses chefs principaux, MM. Depretis, Mancini, Crispi, Cairoli, rentrent dans le parlement. Le résultat général néanmoins reste toujours favorable au ministère, au libéralisme modéré, à la politique qui n’a cessé de prévaloir depuis quinze ans au-delà des Alpes. Les modérés ont triomphé en Toscane, dans le Piémont, dans la Lombardie, dans le Vénitien. MM. Ricasoli, Peruzzi, restent comme par le passé les députés de Florence, qui ne peut certes être mieux représentée. Le général de Lamarmora, quoiqu’il eût décliné toute candidature, a été réélu en Piémont. Le président du conseil, M. Minghetti, le ministre des affaires étrangères, M. Visconti-Venosta, n’avaient pas de concurrens. Livourne, qui élisait autrefois le tribun Guerrazzi, a nommé un financier toscan, M. Bastoggi. Turin envoie à la chambre M. Lanza, qui avait été abandonné par ses électeurs habituels, et M. Sella a son collège toujours fidèle. A Milan, la lutte a eu cela de particulier que les conservateurs libéraux l’ont emporté sur Garibaldi lui-même, dont le succès à Rome s’explique sans doute bien moins par des causes politiques que par le prestige d’un nom légendaire et par le bruit qui s’est fait dans ces derniers temps autour des détresses financières du vieux solitaire de Caprera. Tout bien compté, le gouvernement a dans le parlement nouveau une majorité de plus de 60 voix, et cette majorité vient de s’attester en élevant à la présidence un homme expérimenté qui a déjà dirigé les travaux parlementaires, M. Biancheri. La chambre nouvelle s’est fait honneur en plaçant au premier rang de ses secrétaires un des patriotes les plus désintéressés, un des plus aimables esprits, M. Giuseppe Massari, le commentateur fidèle de Gioberti et de Cavour.

De quelque façon qu’on décompose cette majorité parlementaire sortie des dernières élections, il est bien clair qu’elle a été nommée pour appuyer le gouvernement, même, si l’on veut, le ministère. Telle qu’elle est cependant, avec ses tendances évidentes, suffira-t-elle pour assurer au cabinet italien une existence aisée et tranquille ? Le danger est peut-être dans une trop grande ressemblance entre la chambre nouvelle et celle qui l’a précédée. Dans la dernière chambre aussi, il y avait une majorité, mais une majorité un peu paresseuse, un peu pointilleuse, assez prompte à se diviser sur les affaires de finances, sur des questions d’intérêts provinciaux ou sur les mesures de sûreté publique plus que jamais nécessaires en Sicile, à Naples, dans la Romagne. Les antipathies, les rivalités personnelles jouaient leur rôle dans cette chambre. Tout tenait quelquefois à l’absence ou à l’abstention d’un certain nombre de membres du parlement, et l’on sait que l’assiduité n’est point aisée à obtenir des députés italiens, de sorte que, pour une raison ou pour l’autre, on était toujours exposé à des surprises dont l’opposition profitait. C’est arrivé plus d’une fois et d’une manière assez grave pour mettre le gouvernement dans l’embarras. M. Minghetti sentait bien ces inconvéniens lorsque dans un discours, peu avant les élections, il demandait au pays d’envoyer des députés animés d’un esprit de discipline, résolus à soutenir une politique. Le pays lui a envoyé une majorité pleine de sympathie pour la supériorité séduisante de son talent, mais qui ne sera peut-être pas plus facile à conduire ou à maintenir que celle qui existait, parce qu’elle se compose des mêmes élémens, parce qu’il y a les mêmes antagonismes, les mêmes questions personnelles ou provinciales.

Un instant, il y a quelques semaines, un certain rapprochement avait paru s’accomplir entre M. Minghetti et son prédécesseur aux finances, M. Sella, qui a des idées très arrêtées, qui est en train de devenir un président du conseil disponible. M. Sella semblait disposé à soutenir le gouvernement. Si ce rapprochement était réel, il conduirait vraisemblablement avant peu à des modifications dont le résultat serait de fortifier le ministère en le mettant à l’abri des ébranlemens de majorité, des défections toujours plus ou moins menaçantes d’une partie de la chambre. La droite et le centre ne feraient qu’un, la majorité resterait dans toute sa force. Qu’en est-il aujourd’hui de cette fusion entre des hommes et des fractions parlementaires que rien d’essentiel ne sépare ? La question va se décider à l’occasion des projets financiers que M. Minghetti vient de présenter dès l’ouverture du parlement. Là est le point difficile et délicat, car pour le moment c’est de cela qu’il s’agit au-delà des Alpes. L’important, c’est la régularisation des finances, c’est aussi la répression du brigandage qui, sous des noms divers, continue à sévir en Sicile comme dans certaines contrées de la Romagne. Le parlement a devant lui tout un programme que le roi Victor-Emmanuel n’a pu que tracer à grands traits dans le discours rassurant et confiant par lequel il a inauguré la session. C’est au ministère et aux chambres de s’entendre maintenant pour réaliser ce programme.

Cette majorité italienne, elle peut sans doute se diviser encore comme elle s’est déjà divisée bien des fois. Ce qui est parfaitement clair, c’est qu’elle reste invariablement unie dans les questions essentielles, dans les directions générales, et, sous ce rapport, on peut dire que les élections dernières sont une sanction nouvelle des idées dont Cavour a été le triomphant promoteur. L’Italie recueille aujourd’hui les fruits de la politique de cette majorité, de la prudence mêlée de hardiesse et de sagacité avec laquelle son souverain, ses hommes d’état ont conduit ses affaires au milieu des circonstances les plus compliquées, les plus épineuses. Elle a résolu le problème de s’établir à Rome sans que le pape en soit parti et de s’accréditer parmi les puissances régulières sans rien sacrifier de ses intérêts ou même de ses aspirations. Où en serait l’Italie, si elle suivait les conseils de cette opposition bruyante qui s’agite, au-delà des Alpes, que nos républicains français ont la singulière habitude de considérer comme une alliée parce qu’elle parle de démocratie, parce qu’elle fait élire Garibaldi, — et qui n’a d’autre inspiration que la haine de la France ? L’opposition italienne ne voit pas qu’avec sa politique de guerre au pape et d’hostilité contre la France, pour le bon plaisir de M. de Bismarck, elle ferait tout simplement de l’Italie la satellite obligée de l’Allemagne. Elle soumettrait son pays à peine reconstitué à cette humiliation nouvelle d’une suzeraineté étrangère mal déguisée. La politique que le parti modéré a constamment soutenue depuis quinze ans, que M. Visconti-Venosta pratique habilement tous les jours, a un peu mieux fait, on en conviendra : elle a donné à l’Italie la paix, la sécurité, l’indépendance. C’est précisément parce que cette politique a été modérée qu’elle a pu dénouer successivement les questions les plus délicates, jusqu’à cette question de l’Orénoque, dont les Italiens s’exagéraient assurément l’importance, et que la France ne devait pas laisser subsister dès qu’elle était de nature à peser sur les relations des deux pays, dès qu’elle pouvait être un inutile sujet d’ombrage.

Que d’autres s’efforcent d’attirer l’Italie dans des alliances onéreuses, qu’ils tâchent de lui imposer de compromettantes solidarités, c’est leur affaire. Tout ce que la France peut et doit désirer, c’est de voir l’Italie se développer, se fortifier, s’affermir, dans des conditions d’indépendance où elle puisse choisir librement ses amis, aller là où l’appellent ses traditions, ses intérêts, ses sympathies naturelles, et c’est pour cela que le rappel du vieux navire ancré dans la rade de Civita-Vecchia a été un acte aussi opportun que prévoyant. Entre la France et l’Italie, entre la politique suivie par M. Visconti-Venosta, ratifiée par les dernières élections italiennes, et la politique que M. le duc Decazes a fait prévaloir dans les conseils du gouvernement français, il ne reste que des raisons de bonne intelligence, de cordialité. C’est la politique nationale au-delà des Alpes, c’est la politique de la prévoyance pour nous, et si M. Visconti-Venosta n’a point à craindre de difficultés sérieuses de la part de l’opposition quelque peu allemande qui s’agite dans le parlement de Rome, il n’y aurait certes que de la prudence de la part de nos catholiques de l’assemblée à ne point soulever encore une fois de telles questions à Versailles. Ils n’y gagneraient rien, ils risqueraient tout au plus de fournir des argumens à nos ennemis, ou à M. Gladstone, qui se plaisait tout récemment à faire de bien étranges hypothèses sur la possibilité d’une guerre déclarée par la France à l’Italie pour le rétablissement de la souveraineté temporelle du pape. M. Gladstone, pour un premier ministre d’hier, qui peut le redevenir demain, jouait bien légèrement avec des chimères. Il peut se rassurer ; les catholiques anglais, que M. Gladstone prétendait embarrasser en leur demandant ce qu’ils feraient dans ce cas, peuvent aussi être tranquilles. La France n’est pas près de déclarer la guerre à l’Italie pour restaurer l’autorité temporelle du pape, et M. le duc Decazes, s’il était interrogé au sujet du rappel de l’Orénoque, n’aurait qu’à invoquer l’intérêt français, l’intérêt de nos bonnes relations avec l’Italie pour dissiper tous les fantômes.

Des fantômes, il n’y en a pas du côté des Alpes : est-ce qu’il y en aurait encore du côté des Pyrénées ? Certes, s’il est deux pays dont les rapports doivent être tout simples, naturellement sympathiques, ces deux pays sont la France et l’Espagne. Malheureusement tout est assez mystérieux depuis quelque temps au-delà des Pyrénées, et dans ce mystère il y a une certaine humeur plus brouillonne qu’il ne faudrait. Est-ce l’effet des crises récentes qui ont laissé de l’amertume et de la guerre civile que le gouvernement de Madrid ne peut arriver à réprimer ? Est-ce l’effet des influences étrangères qui ont passé les monts ? Toujours est-il qu’il y a eu un moment où les grands patriotes de Madrid n’ont trouvé rien de mieux à faire que de batailler contre la France. On faisait publiquement, hautement, le procès de la France, et tout cela, on le sait, a fini par aboutir à la brillante campagne que M. l’ambassadeur d’Espagne à Paris, M. le marquis de La Vega y Armijo, a cru devoir faire en remettant à notre ministre des affaires étrangères une note qui était un véritable réquisitoire, qui avait déjà fait le tour des journaux de l’Europe presque avant d’avoir été lue par notre gouvernement.

Il y a deux mois de cela, et pendant ces deux mois bien des choses se sont déjà passées. Peut-être la dépêche espagnole n’a-t-elle pas eu en Europe, même en Allemagne, tout le succès sur lequel on comptait. D’un autre, côté, M. le minisire des affaires étrangères a dû prendre le temps de rassembler les élémens nécessaires pour répondre comme il le devait au volumineux dossier qu’on lui imposait la maussade obligation de lire et de vérifier. Cette réponse est prête maintenant, elle va être envoyée, et certainement elle remettra dans leur vrai jour des faits dénaturés et des principes de droit international singulièrement interprétés. En sera-t-on quitte ainsi de cette controverse où M. l’ambassadeur d’Espagne a gagné tout au moins son brevet de diplomate prolixe ? Ne sera-ce point assez de temps perdu en enquêtes et en contre-enquêtes oiseuses qui traînent le plus souvent à travers toute sorte d’incidens puérils et d’insignifians commérages ? Après tout la meilleure réponse que pût faire la France était de redoubler de surveillance sur la frontière comme elle l’a fait, de remplir ses devoirs de bon voisinage, sans trop s’arrêter à certains procédés, et ce que l’Espagne à son tour aurait de mieux à faire, ce serait de n’avoir pas toujours l’air d’accuser les autres de ses mésaventures, de montrer qu’elle peut se suffire à elle-même pour la répression d’une insurrection dont nos provinces méridionales souffrent après tout comme les provinces espagnoles. Malheureusement il n’est pas aussi facile, à ce qu’il paraît, d’aller chercher les carlistes dans les montagnes de la Navarre ou du Guipuzcoa que de porter des plaintes à Paris on à Londres, et rien ne le prouve mieux à coup sûr que la récente expédition de F armée espagnole autour d’Irun, à la vue de nos populations et de nos soldats accourus sur la frontière.

Que s’est-il passé aux bords de la Bidassoa ? Quelle est le secret de cette singulière campagne ? Ce n’est point vraiment bien aisé à démêler. Toujours est-il qu’il s’agissait de délivrer la malheureuse petite ville d’Irun, serrée de près, impitoyablement bombardée par les carlistes, qui décidément ne sont pas heureux dans les sièges, pas plus à Irun qu’à Bilbao ou à Puycerda. Pendant que les carlistes en étaient à bombarder la pauvre petite ville, qui faisait bonne contenance, le commandant en chef de l’armée espagnole, le général Laserna, qui était en ce moment sur l’Èbre, menaçant toujours la Navarre, a fait un mouvement sur Santander. Il a embarqué 15,000 ou 18,000 hommes, qui sont allés toucher terre à Saint-Sébastien. Ces troupes, vivement conduites par le général Loma et par le général Laserna lui-même, se sont portées contre les carlistes ; elles les ont culbutés, mis en déroute, et elles ont délivré Irun. En dépit de quelques excès commis par des détachemens isolés, le succès était complet. Les carlistes, battus et démoralisés, étaient obligés de se replier dans les montagnes, et même ils avaient été un instant sur le point d’être coupés. Dans tous les cas, ils se sentaient désormais très menacés, d’autant plus qu’ils avaient à faire face tout à la fois sur l’Èbre et sur les Pyrénées. C’était leur crainte. On pouvait croire en effet que l’armée espagnole, transportée dans le Guipuzcoa, n’allait pas se contenter de cette première victoire, qu’elle opérerait sur la frontière. C’est précisément ici au contraire qu’éclate le coup de théâtre le plus imprévu. A peine victorieux à Irun, le général Laserna reçoit subitement de Madrid l’ordre de rembarquer ses troupes et de regagner par Santander les bords de l’Èbre. C’est ce qui a été fait, non sans peine, non sans accidens, par une grosse mer, et pendant ce temps les carlistes, reprenant courage, sont revenus ; ils ont assailli de nouveau les positions autour d’Irun, et ils bataillent tous les jours.

Évidemment ce n’est pas une brillante campagne, et ce n’est pas ainsi qu’on aura de sitôt raison des carlistes. Comment expliquer le brusque rappel d’une armée qui venait de débuter par une victoire ? Voilà le mystère. On est allé jusqu’à dire qu’il y avait quelque motif politique caché, que le général Serrano ne se souciait pas de voir le général Laserna obtenir trop de succès, en finir peut-être avec cette ruineuse guerre civile ; mais ce n’est là vraisemblablement qu’un bruit de Madrid ou du camp espagnol. Il est bien clair que dans sa position le général Serrano aurait de plus grandes chances de pouvoir, s’il se présentait au pays après avoir réussi à dompter par lui-même ou par d’autres l’insurrection carliste. Le général Serrano doit avoir de meilleures raisons qu’il ne dit pas et qui expliqueraient sans doute d’une façon un peu moins compromettante ce décousu d’opérations militaires. Il serait pourtant assez curieux maintenant de voir le gouvernement de Madrid accuser encore la France de négligence ou de connivence avec les carlistes, après avoir lui-même rappelé l’armée qu’il avait envoyée à Irun. S’il est si facile de garder la frontière, de fermer toutes les issues, d’intercepter les communications des carlistes, pourquoi l’armée espagnole ne s’est-elle pas chargée de ce soin ? Que n’est-elle restée dans ces parages pour faire la police que les agens espagnols trouvent si mal faite par les autorités françaises ? Le cabinet de Madrid en a jugé autrement, et par le fait il a lui-même préparé la meilleure réponse qu’on puisse adresser aux dépêches de M. le marquis de La Vega y Armijo.

Au fond, le gouvernement espagnol n’a pas plus à triompher de ses campagnes diplomatiques que de ses campagnes militaires, et il est peut-être déjà prudemment revenu de ses préventions contre la France. Autour de lui, quelques journaux mal inspirés peuvent se livrer à cette ridicule et triste guerre contre la France, et continuer à brûler leur poudre contre M. le préfet des Basses-Pyrénées ou contre nos commissaires de police. Le général Serrano et son ministre des affaires étrangères, M. Ulloa, ne s’y méprennent pas. M. de Chaudordy, par sa bonne attitude à Madrid, a dû contribuer à remettre la paix dans ces esprits agités ; le sentiment de la réalité a fait le reste.

Le gouvernement de Madrid a eu un moment la tête un peu montée par les encouragemens de l’Allemagne, par la galanterie avec laquelle M. de Bismarck l’a introduit parmi les puissances européennes. Peut-être y a-t-il eu des illusions de part et d’autre. Madrid ne pouvait guère tenir ce qu’il promettait, ce qu’on espérait à Berlin, et à Berlin on ne songeait guère sans doute à des interventions plus actives sur lesquelles Madrid se figurait pouvoir compter. Les événemens n’ont pas répandu à ces beaux calculs, et s’il y a aujourd’hui à Berlin un peu d’ironie ou de distraction pour tout ce qui se passe au-delà des Pyrénées, il n’est point impossible qu’il n’y ait de la déception et du mécontentement à Madrid. Au lieu de perdre son temps et ses peines dans ces étranges combinaisons ou dans toutes les intrigues ministérielles qui s’agitent autour du général Serrano, le gouvernement espagnol ferait beaucoup mieux de s’en tenir à une politique infiniment plus simple et plus profitable. Ce qu’il a de mieux à faire, c’est de s’occuper de ses intérêts les plus immédiats, de la guerre contre les carlistes, de la réorganisation du pays, de la sûreté intérieure ; c’est de ne pas rester exposé, pendant qu’il rédige des dépêches contre la police des autres, à voir un des plus beaux tableaux de Murillo, le Saint Antoine de Padoue, dérobé par des voleurs eu pleine cathédrale de Séville ! La plus sérieuse preuve de sagesse et de prévoyance qu’il puisse donner surtout, c’est de comprendre qu’au lieu de blesser gratuitement la France, au lieu de lui susciter des ennuis peu sérieux, mais toujours agaçans, il doit voir en elle, au milieu de ses embarras, son alliée la plus naturelle, la plus précieuse, parce qu’elle est la plus sincère et la plus désintéressée.

Les révolutions ont leurs suites inévitables et quelquefois leurs retours imprévus. Les États-Unis en sont la preuve aujourd’hui. Le parti républicain, que la guerre de la sécession avait laissé maître absolu du pouvoir et de la direction des affaires, vient d’essuyer la plus insigne défaite dans les élections qui viennent d’avoir lieu. Le parti démocrate, si longtemps abattu, mais non découragé, a fini au contraire par retrouver une victoire presque inattendue. Il rentre au congrès avec des forces nouvelles et une prépondérance marquée, A quoi tiennent ces reviremens ? Ils sont sans doute la suite de bien des circonstances, de bien des faits qui ont mis des années à produire leurs conséquences, et qui ont eu pour dernier résultat ce récent et singulier scrutin.

La vérité est qu’après sa victoire sur les sécessionistes, le nord a traité les états du sud à peu près en pays conquis. Il a jeté dans ces états déjà désolés par la guerre, appauvris par une émancipation subite des esclaves, tous les aventuriers qui se sont abattus sur cette proie, ont fait leur fortune, se sont emparés de toutes les positions en exploitant habilement les intérêts et les passions des nègres brusquement appelés à la pleine jouissance de tous les droits de la vie publique. Il en est résulté par degrés un état des plus violens qui s’est traduit depuis quelque temps par des luttes acharnées, par des résistances organisées des blancs, même par des scènes sanglantes dans la Caroline, dans la Louisiane, — et qui a fini par aboutir à une réaction dont les élections dernières sont l’expression. Les républicains du nord ont eu le tort de trop couvrir de leur protection tous les excès commis dans le sud, parce qu’ils croyaient voir toujours s’agiter l’esprit sécessioniste, et en définitive ils n’ont fait que servir la cause du parti démocrate qui se relève aujourd’hui. D’un autre côté, le parti républicain lui-même n’est point sans être travaillé par bien des divisions, et une circonstance récente est venue peut-être aggraver ces divisions. Le général Grant a été élu déjà deux fois président, et, bien que l’époque de la future élection soit encore assez éloignée, les amis du président, s’exagérant peut-être sa popularité, ont parlé de lui préparer une troisième candidature à laquelle il semblerait se prêter assez volontiers. Le général Grant est sans doute dans une position éminente, il n’a pas perdu, son prestige dans le pays ; mais son gouvernement n’est rien moins que populaire, et le parti républicain est loin de lui être acquis tout entier. La menace d’une troisième candidature présidentielle pour le général Grant a notablement indisposé une fraction considérable des républicains, et n’a fait qu’ajouter aux divisions du parti en présence des dernières élections législatives. Les circonstances se sont trouvées plus favorables pour le parti démocrate, qui en a profité, et de là sans doute cette victoire de scrutin qui, à huit ans d’intervalle, suit une si profonde défaite.

Maintenant les démocrates seront-ils assez habiles pour être modérés, pour ne point abuser de leur succès ? Le parti républicain de son côté ne va-t-il pas se remettre à l’œuvre, se réorganiser, se remettre en mesure de reprendre l’ascendant en renonçant à des théories excessives qui l’ont compromis, en réagissant contre les corruptions dont on accuse l’administration ? C’est une phase nouvelle qui commence dans ces luttes américaines où les partis se disputent la prépondérance, mais où les institutions libres restent toujours dans leur intégrité, dans leur énergique et salutaire puissance.


CH DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES.

LES ÉTUDES D’HISTOIRE DANS L’ORIENT HELLÉNIQUE.

La Bibliotheca grœca medii œvi de M. Constantin Sathas.


Les Grecs répondent enfin à un vœu que nous formions depuis longtemps : ils commencent à publier les documens qui intéressent l’histoire de leur propre pays. Il n’est pas de peuple en Europe chez lequel le goût de la lecture soit plus répandu que chez les Hellènes ; la presse périodique a pris chez eux de tels développemens que beaucoup de villes secondaires ont leurs journaux. En même temps il s’imprime chaque mois, non-seulement à Athènes, mais à Constantinople, à Smyrne, à Salonique, à Braïla, des recueils littéraires. Cette grande activité a été favorisée dans ces derniers temps par de nombreuses sociétés créées sous le nom de syllogues pour le progrès de l’éducation, sociétés qui presque toutes ont déjà pu réunir, des sommes considérables. L’instruction primaire et l’habitude d’écrire sont générales chez les Grecs du royaume comme chez ceux de la Turquie. Malheureusement ces journaux, ces recueils, voire les livres, restent toujours consacrés ou à des dissertations générales sur la politique, ou à des études qui n’offrent que des résumés imparfaits d’ouvrages parus en Occident. Les théories d’ensemble, toujours dangereuses, surtout chez un peuple qui renaît à la civilisation, et la passion naturelle de bien dire, innée chez des hommes que l’art de parler et l’harmonie des phrases ont toujours séduits, compromettent souvent cette activité intellectuelle. Tous ceux qui connaissent les Grecs et qui rendent justice à leurs rares qualités, leur ont demandé de s’occuper de questions de faits plutôt que de systèmes et d’hypothèses ; nous ne saurions trop leur répéter quels beaux sujets de recherches leur offrent leur pays et leur histoire. Ces sujets doivent être traités par eux ; la Grèce et l’Europe y gagneraient également. L’habitude des enquêtes positives donnerait à l’hellénisme une maturité qui lui manque, corrigerait les défauts trop naturels à ces amateurs de discours ; elle leur montrerait ce qu’est la réalité ; elle leur ferait connaître leur pays qu’ils ignorent, leur passé dont ils ne considèrent que les côtés héroïques. Nous n’avons pas pour la Grèce de bonnes études sur l’agriculture, le commerce, la vie des campagnes : c’est aux Grecs de nous les donner ; ils y trouveront les plus surs moyens de tirer de leur sol toutes les richesses qu’il peut produire. La langue grecque moderne, jusqu’à ces dernières années, n’avait fait chez les Hellènes l’objet d’aucun travail sérieux. M. Mavrophidis, le premier, a publié un essai historique sur ce sujet, ouvrage qui n’intéresse pas moins la philologie générale que l’hellénisme, mais qui doit être repris et complété. Les traditions modernes qui conservent des restes si nombreux du passé ont un grand prix pour nous depuis que l’école de M. Max Müller a montré la philosophie de ces études. L’étranger est mal préparé à ces recherches ; pour les Grecs, elles sont faciles ; cependant nous ne voyons pas qu’ils s’y appliquent. Les chants populaires ont presque tous été recueillis par des voyageurs qui dans cette tâche étaient exposés à toute sorte d’incertitudes et même de contre-sens. Le droit byzantin et les rites de l’église orthodoxe sont mieux connus des savans occidentaux que des Hellènes ; les Grecs seuls pourraient, en de pareils sujets, arriver à la perfection.

On oublie souvent à quel point le grec moderne ressemble à la langue ancienne. L’idiome parlé aujourd’hui n’est qu’une altération des formes classiques. Tout Hellène qui en a la volonté comprend en quelques mois Xénophon, Hérodote, et en général les prosateurs. Pour les poètes, il faut plus d’études ; mais ce travail est incomparablement moins long que celui qui est imposé dans le même dessein au Français ou à l’Allemand qui possède les plus heureuses facultés philologiques. Il est beaucoup de jeunes Athéniennes qui lisent sans peine Homère ou Sophocle. L’obstacle de la langue, si sérieux dans tous les travaux relatifs à la Grèce ancienne, n’existe pas pour les Hellènes. Ce sont là des conditions privilégiées dont nous demandons qu’ils fassent leur profit. Qu’ils ne se plaignent pas de ce qui leur manque ; qu’ils tirent tout le parti possible des avantages que leur ont assurés les circonstances ; ils y gagneront par l’estime et la reconnaissance que l’Europe leur devra ; peut-être ne sauraient-ils rien faire qui serve mieux les intérêts de leur patriotisme, les projets de leur politique.

Depuis longtemps les Grecs auraient dû publier les manuscrits inédits que renferment encore leurs bibliothèques. C’est à peine s’ils l’ont essayé. Il faut savoir gré à M. Sathas de l’exemple qu’il donne, de la tâche qu’il s’est imposée. On sait qu’il existe deux grands recueils des historiens byzantins, celui de Paris, qui date du XVIIe siècle, et l’édition plus récente de Bonn. Ces collections ne sont pas complètes ; de plus elles s’arrêtent à l’année 1453. M. Sathas, sous le titre de Bibliolheca grœca medii ævi, se propose de réunir tous les documens d’histoire encore inconnus qui intéressent l’empire byzantin et la race hellénique. Les bibliothèques d’Orient, celles de Paris, de Londres, de Venise, ont été mises à contribution pour cette œuvre, dont quatre volumes ont déjà paru et qui en comprendra encore un grand nombre d’autres, sans qu’il soit facile de fixer des bornes à des recherches qui s’étendent chaque jour par le fait de nouvelles découvertes. Des Grecs généreux, parmi lesquels il faut citer M. George Mavrocordato, ont voulu contribuer à cette publication en donnant à l’auteur les premiers fonds nécessaires. Le gouvernement d’Athènes a consacré un crédit à une œuvre qu’il considère à juste titre comme nationale.

Les quatre volumes aujourd’hui parus ont des titres qui en indiquent le sujet : Anecdota byzantina, Chroniques grecques du royaume de Chypre, Relations relatives à l’histoire des Grecs sous la domination ottomane, Michel Psellus, un siècle de l’histoire byzantine. Cet ensemble est déjà considérable ; il mérite d’autant plus notre attention que les recueils de ce genre sont moins nombreux, que le zèle nécessaire pour les entreprendre se rencontre plus rarement. En dehors en effet de la Byzantine de Bonn, que trouverions-nous dans cet ordre depuis un demi-siècle qui ait vraiment contribué au progrès de la science ? On connaît l’œuvre du cardinal Maï, en particulier sa Magna Collectio Vaticana et le Spicilegium romanum, celle du cardinal Pitra, les Anecdota de Bekker, de Bachmann, de Boissonade, de Cramer. Si on tient compte de l’époque encore récente où M. Sathas, qui est très jeune, a commencé cette bibliothèque, de la rapidité avec laquelle il la conduit, on peut être sûr que son entreprise sera une des plus vastes qui aient été tentées. Les textes sont publiés avec sûreté, accompagnés de commentaires où les faits précis abondent. Quelques critiques de détail ont été adressées aux deux premiers volumes. Le quatrième, qui paraît aujourd’hui prouve que l’auteur a tenu compte de ces remarques.

Le tome premier ne contient pas de grande chronique suivie, mais des morceaux en général peu étendus et qui se rapportent à des sujets variés. Il s’ouvre par l’acte de constitution d’un monastère que fonda à Rodosto, sur la Propontide, Michel Attaliote, l’historien même que M. Brunet de Presle a édité pour la première fois dans la bibliothèque de Bonn. Ce document résume la vie monastique du XIe siècle en Orient (1077). Il contient le catalogue descriptif des objets précieux conservés dans le trésor de l’église. Les inventaires de ce genre ont rendu les plus grands services, à l’histoire de l’art pour notre moyen âge ; ils ne sont pas moins utiles pour l’Orient, qui nous en conserve si peu d’exemples. Viennent ensuite sept discours d’un autre historien, Nicetas Choniate, sur la politique de son temps, qui est le XIIIe siècle, l’époque d’Isaac l’Ange, d’Alexis Comnène II et de Théodore Lascaris. Le volume se termine par l’éloge de Nicée, de Siméon Métochite, discours qui décrit une ville byzantine au XIVe siècle, et par le récit de l’ambassade du même personnage près du cral de Servie en 1298. À ces documens, l’auteur ajoute la transcription d’anciens catalogues des bibliothèques du mont Athos et de l’église du Saint-Sépulcre à Constantinople. L’érudition trouve beaucoup à recueillir dans ces pages ; l’histoire n’y est pas moins intéressée par la vérité des peintures et des traits de mœurs. C’est la société des Byzantins et le monde barbare qui revivent devant nous. On sait quelles richesses de couleur fournissent de semblables récits à un écrivain qui sait lire les vieux documens et ranimer le passé.

Nous possédons une foule de chroniques sur l’histoire du royaume français de Chypre, la dynastie des Lusignan (1192-1489) et la domination vénitienne. Le tome II de M. Sathas donne non plus les récits des Occidentaux, mais ceux des Grecs. Le peuple vaincu a le droit de faire entendre son témoignage dans sa propre cause. Le récit de Léontios Macheras va jusqu’à l’année 1458, celui de Bustrone, Français d’origine, devenu Grec de langue et de cœur, jusqu’à l’année 1501. Les deux auteurs ont vécu à la cour et dans les archives ; mêlés aux affaires comme conseillers des princes, ils écrivent sur des pièces officielles, mais n’oublient jamais qu’ils doivent défendre la nation soumise. Ces raisons suffiraient à expliquer la réelle valeur de leurs ouvrages.

Le troisième volume, où les chapitres présentent une grande diversité, pourrait, semble-t-il, être intitulé Documens pour servir à l’histoire du patriarcat de Constantinople depuis la conquête ottomane. Quant au tome IV, qui contient l’histoire de l’empire byzantin pour une période de cent années (976 à 1077) par un homme qui fut une des gloires de son temps, Michel Psellus, il est trop important pour qu’il soit possible d’en parler en quelques mots. Il exigerait à lui seul une étude étendue. Écrivain et politique, Michel Psellus est une des figures les plus originales du moyen âge hellénique. Il résume en lui les qualités du siècle où il a vécu ; dans ce mélange de mérites et d’imperfections, ce qui nous charme surtout, c’est que nous voyons bien à chaque page les formes très particulières qui font l’originalité du caractère grec et le distinguent de tous les autres.

Les volumes qui vont suivre contiendront entre autres textes la correspondance administrative et diplomatique de Michel Psellus, les documens grecs relatifs à l’histoire d’Athènes au moyen âge, une collection des voyageurs grecs. On voit quelle est l’activité de M. Sathas. Avant de commencer sa bibliothèque, il avait déjà donné au public six ou sept ouvrages consacrés à des manuscrits inédits, en particulier le poème de Coronaios de Zante, qui en racontant l’histoire d’un célèbre armatole du XVIe siècle au service de Venise, Mercure Bouas, nous fait connaître la vie et les mœurs des soldats albanais et hellènes qui tinrent une place importante à cette époque dans les armées d’Italie, de France et d’Angleterre. M. Sathas avait publié aussi la bibliographie la plus complète que nous possédions des Grecs qui ont écrit depuis la chute de Constantinople jusqu’à la guerre de l’indépendance. Ce sont là des travaux excellens qui s’adressent à l’Europe aussi bien qu’à la Grèce. Si nous les signalons, c’est bien moins pour rendre justice à un auteur qui mérite tant d’éloges que pour insister auprès de ses compatriotes sur la nécessité d’imiter cet exemple. Plus le nombre des Grecs qui prendront rang dans la science sera grand, plus la cause qui leur est chère gagnera de partisans dans la diplomatie européenne. L’estime que nous portons à ce peuple s’augmentera en proportion des services que ses savans rendront, à la haute culture intellectuelle. La Grèce dans cet ordre peut beaucoup pour elle et pour nous, pour elle-même surtout. Ceux qui ont à cœur ses destinées ne sauraient mieux lui prouver leur philhellénisme qu’en lui rappelant sans cesse les belles tâches qu’elle doit entreprendre, l’honneur qu’elle peut acquérir, la place qu’il lui est facile de s’assurer dans la science contemporaine.


ALBERT DUMONT.


Letture sopra la Mitologia vedica, fatte dal prof. Angelo de Gubernatis all’ istituto di studii suporiori di Firenze ; Firenze 1874.


Les adeptes du « mythe solaire » se rappellent encore avec une indignation rétrospective la spirituelle plaisanterie commise, il y a quelque vingt ans, par Guillaume Wackernagel, qui parodia les interprétations allégoriques déjà nouvelle école dans un écrit intitulé les petits Chiens de Bretzwil et de Bretten, essai de mythologie comparée. On dit à Bâle de quelqu’un qui arrive trop tard : il est comme le chien de Bretzwil. Le chien de Bretten nourrissait son maître infirme de saucisses qu’il dérobait aux étalages des charcutiers ; mais un jour il est pris en flagrant délit, le charcutier volé lui coupe la queue et la lui met dans la gueule ; le pauvre chien la rapporte à son maître, se couche et meurt. Entre ces deux chiens légendaires, il n’y a, dit Wackernagel, en apparence aucun rapport, et il semble impossible de les identifier tant qu’on reste sur le terrain historique ; mais, dès qu’on s’élève dans les régions supérieures du mythe symbolique, on ne tarde pas à découvrir l’idée qui se cache sous ces deux traditions populaires et qui les ramène à une origine commune. Le chien en effet est le messager de la mort, comme on peut le conclure de certaines indications des mythologies grecque et Scandinave, et en partant de cette donnée le savant professeur de Bâle démontre à grands coups de citations que les deux légendes ne sont que des avatars d’un mythe antique. Cette plaisanterie, comme cette autre qui fait de l’empereur Napoléon un personnage fabuleux, un « héros solaire, » ne prouve qu’une chose, c’est que l’érudition sans critique aboutit, pour la mythologie aussi bien que pour l’ethnologie ou la philologie, à des assimilations absurdes ; mais ce serait méconnaître les conquêtes les plus sérieuses de la science moderne que de rejeter les principes mêmes sur lesquels repose la méthode de la mythologie comparée. Il est bien avéré aujourd’hui que les mythes des peuples de race indo-européenne ont un point de départ commun, ainsi que leurs langues ; ils sont sortis d’un naturalisme enfantin, qui attribuait une âme et une volonté aux astres du jour et de la nuit, aux phénomènes météorologiques tels que la lumière, les ténèbres, l’aurore, les crépuscules, la nue, l’orage, la pluie, le vent. Les puissances de la nature, l’imagination des premiers hommes les concevait comme des êtres vivans, sous des formes tantôt humaines, tantôt animales. Nous en avons la preuve dans les hymnes du Rigveda, où les divinités sont à chaque instant confondues avec l’expression pure et simple des météores célestes. La première phase de l’évolution historique du mythe est donc une : image ; puis cette image prend corps, se personnifie sous la figure mobile d’un héros ; enfin le héros s’idéalise et se dissout, pour ainsi dire, dans une divinité. C’est, après la phase humaine, la phase métaphysique ; mais le dieu n’est surhumain que dans sa céleste demeure ; dès qu’il redescend sur la terre, il se manifeste sous quelque brutale incarnation ou revêt la figure d’une idole.

C’est d’après ces idées que M. Angelo de Gubernatis a tenté d’exposer l’évolution de la mythologie védique dans son cours de l’Institut des hautes études à Florence. Nommé en 1863, à vingt-trois ans, professeur de sanscrit à cette école nouvellement créée, M. de Gubernatis n’a pas cessé depuis de se livrer avec ardeur aux recherches de la mythologie comparée, et de nombreux ouvrages, parmi lesquels il nous suffira de citer les Sowrces védiques de l’épopée (1867), les Études sur l’épopée indienne (1868), la Mythologie zoologique (1872), qui a été publiée d’abord en anglais, puis traduite en allemand et en français, témoignent abondamment du succès avec lequel le jeune professeur cultive cette branche si difficile de la science. Dans ses Lectures sur la mythologie védique, qu’il vient de réunir en volume, M. de Gubertanis a essayé pour la première fois de coordonner d’une manière méthodique les matériaux bigarrés qui composent la vaste mosaïque des mythes indiens, en consacrant un chapitre séparé à chacune des principales divinités de l’olympe des Védas.

Le premier des dieux, c’est le ciel, et son nom est Duo. . En le considérant sous ses aspects variés, l’imagination des hommes en dérive les divinisés multiples qui représentent les divers phénomènes aériens. Ces divinités prennent corps et s’individualisent pour ainsi dire, les conceptions mythiques, nées des images auxquelles a recours le langage, se développent et se transforment en même temps que la langue parlée. Vers la fin de la période védique commencent à se dessiner déjà les théogonies et les cosmogonies dont la floraison remplit la période brahmanique, à laquelle succède plus tard celle du bouddhisme. Dans la littérature védique elle-même, on distingue sans peine plusieurs couches mythologiques superposées qui correspondent à des phases diverses, bien qu’il ne soit pas toujours aisé de les séparer nettement. Parmi les hymnes des Védas, les uns n’expriment que l’enthousiasme ou la terreur qu’inspirent les puissances tantôt bienfaisantes, tantôt destructives et redoutables de la nature ; dans d’autres, ces puissances sont devenues des héros qui soutiennent des combats et qui obéissent à des passions humaines. Puis les divinités apparaissent comme des abstractions sublimes, ou bien elles descendent sur la terre et sont vénérées sous une figure matérielle. Toutes ces phases se reconnaissent dans les monumens de l’âge védique.

Ces transformations graduelles ne s’opèrent pas sans une certaine confusion, et l’exégèse des Védas devient épineuse par les contradictions que l’on rencontre à chaque pas dans les rapports de parenté et de filiation des diverses divinisés de cet olympe populeux. On comprend aisément qu’à l’origine ces rapports n’étaient guère réglés que par les caprices de l’inspiration des poètes sacrés, qui établissaient des rapprochemens plus ou moins fantaisistes entre les phénomènes qu’ils personnifiaient sous des noms divins. C’est ainsi que l’on voit par exemple le ciel, Dyo, uni comme époux à Prithivi, la Large, c’est-à-dire la terre ou bien la nue céleste ; en cette qualité, on le nomme Dyo Parganya, le dieu du tonnerre et de la pluie. Puis le même couple semble aussi représenter le jour et la nuit, et on l’invoque sous le nom de Devaputre, qui signifie auteurs des dieux. Parfois encore le dieu Parganya est le fils du ciel. Enfin le ciel lumineux et le ciel nocturne se confondent dans un seul être suprême, Indra, qui porte le nom de DivaspaH, maître du ciel, qui est célébré dans les hymnes comme père de Dyo et de Prithivi, mais qui s’appelle aussi au féminin Aditi, la voûte infinie, mère des dieux. On voit qu’il est presque impossible de séparer nettement ces conceptions mystiques aux formes vagues et mobiles, dont les contours changeans échappent à toute délimitation précise.

Des filles du ciel, la plus belle est l’Aurore, et les hymnes qui lui sont consacrés comptent parmi les plus poétiques que nous aient laissés nos aïeux aryens. On l’y trouve d’abord considérée comme le splendide phénomène qui frappe l’imagination, et gratifiée d’une foule d’épithètes qui rappellent les impressions qu’elle provoque : parmi ces épithètes, on en remarque plusieurs qui signifient l’agile, la mobile, celle qui marche, et comme les mêmes mots étaient employés pour désigner la vache et le cheval, par une équivoque que l’on rencontre souvent à la naissance des mythes, l’Aurore se trouve d’abord assimilée à un troupeau de vaches rousses, à une belle jument, puis personnifiée comme pastourelle, ou debout sur son char attelé de chevaux rapides ; d’autres fois elle est représentée comme une jeune ballerine qui se découvre le sein en souriant et qui conduit le chœur des agiles danseuses. Si nous cherchons sa parenté dans l’olympe védique, nous la trouvons tantôt fille du ciel, tantôt fille du soleil, puis encore sœur, épouse, mère du soleil. Enfin elle nous apparaît comme une fée malfaisante et superbe que le dieu Indra chasse de son char en la foudroyant. Sous les traits de l’Aurore védique, on voit déjà se dessiner vaguement les figures de la Vénus et de la Minerve des Grecs.

Un seul exemple de ce genre suffit pour faire entrevoir la complication pleine d’énigmes de ces mythes en voie de formation, dont les perpétuelles métamorphoses et l’incessante mobilité finissent par fatiguer l’esprit qui s’efforce d’en démêler les fils enchevêtrés. Pour un seul dieu, — le soleil, Sourya, — la langue sanscrite n’a pas moins de mille noms, qui sont énumérés dans un catalogue spécial ; le dieu Vishnou en a reçu autant. Une pareille richesse est une source de confusion, car une foule de mythes n’ont d’autre origine qu’un jeu de mots, une équivoque du langage ; l’ignorance et parfois aussi la malice ont ainsi greffé sur la fable primitive des variantes et des amplifications sans nombre. Le mérite de M. de Gubernatis, c’est d’avoir réussi à introduire dans ce chaos un certain ordre en groupant les mythes autour d’une série de phénomènes naturels qui en sont, pour ainsi dire, la base, et en nous faisant suivre pas à pas le développement de chaque conception mythique à travers la phase héroïque et la phase métaphysique ou divine. Il appuie toutes ses déductions sur les textes mêmes des hymnes védiques, qui sont cités à chaque page ; on s’assure ainsi que les obscurités et les contradictions où l’interprétation des mythes védiques est forcée de se débattre sont inhérentes à la nature même de ces conceptions, et qu’il faudra renoncer à l’espoir d’y découvrir une théogonie systématique et complète. S’il est permis d’admirer la sagacité de ceux qui parviennent à débrouiller ces filiations de mythes et à en expliquer les croisemens, on ne peut d’un autre côté s’empêcher de constater que cette lutte contre le vague et l’insaisissable, où il faut prendre corps à corps le brouillard, cette marche sur un sol fuyant qui se dérobe sans cesse sous vos pieds, a quelque chose d’énervant et de décourageant.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.