Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1849

Chronique no 423
30 novembre 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


30 novembre 1849.

Examinons un instant avec attention le rôle que joue la montagne, et ne craignons pas d’en faire ressortir l’utilité et l’à-propos. Si nous pensions que la montagne nous lût, peut-être hésiterions-nous à parler comme nous le voulons faire mais nous sommes tranquilles sur ce point.

Depuis le 31 octobre, l’union persistante du parti modéré tient en grande partie aux utiles avertissemens que la violence de la montagne donne à la majorité. Nous remercions donc la montagne. Nous savons bien que le parti modéré se croit sage par lui-même, et non point par le contre-coup des fureurs de la montagne ; cependant nous serions désespérés que la majorité fût livrée seulement à sa propre prudence. Cette défiance est-elle de notre part un signe de malveillance ? Assurément non ; mais nous croyons que la majorité est composée d’hommes, et par conséquent d’êtres faillibles, d’hommes fort spirituels et par conséquent plus faillibles encore que les autres. Pensez-vous que la majorité n’aimerait pas beaucoup mieux se débattre entre soi, entre hommes distingués, et avec les formes polies et éloquentes dont nous avions pris l’habitude depuis trente ans, que d’avoir à lutter contre l’esprit des clubs et la rhétorique des estaminets ? ce serait, en vérité, beaucoup plus doux ; mais, grace à la présence de la montagne, la majorité est forcée de reconnaître que cela est impossible. Non, la société polie ne peut pas discuter ses questions de droit et de bienséance politique, quand elle est sans cesse avertie qu’au-dessous d’elle frémit et bouillonne une société tumultueuse et violente ; non, Byzance ne peut pas disputer à son aise sur la lumière créée ou incréé du Thabor, quand les plus farouches et les plus vilains Mahomets du monde sont prêts à assaillir ses murailles.

Il n’y a pas une seule des questions qui étaient chères au grand parti modéré il y a trois ou quatre ans, et autour desquelles il aimait à combattre ; il n’y a pas, disons-nous, une seule de ces questions qui n’ait son pendant dans la politique des montagnards et c’est un grand bien ; car, si par hasard le parti modéré voulait de nouveau se laisser aller à quelques fantaisies de controverse sur ces questions, aussitôt on pourrait lui dire : Prenez garde ; si vous traitez cette question à votre manière, le pari montagnard va la traiter aussi à la sienne ; et Dieu sait ce que nous verrons et ce que nous entendrons !

Nous prendrons un ou deux exemples dans les discussions de la tribune, de la presse. On parle beaucoup depuis quelque temps du gouvernement personnel, et ce n’est pas seulement la montagne qui en parle. Ces propos ont aussi accès dans le parti modéré, et nous n’en sommes pas étonnés. Le 31 octobre est une tentative de gouvernement personnel. Cela pourra devenir une faute, nous attendons les résultats définitifs ; mais, assurément, cela n’est pas une illégalité. La constitution de 1848 veut le gouvernement personnel ; elle l’impose, et ce n’est que par une dérogation tacite à cette constitution qu’on peut s’écarter du gouvernement personnel. Ce point de droit ne peut pas être contesté. Arrivons maintenant au fait, et voyons comment le parti modéré et la montagne entendent fort différemment la résistance au gouvernement personnel, comment surtout la montagne pratiquerait cette résistance, aussitôt que le parti modéré semblerait vouloir s’y associer.

Nous ne cachons pas que, même sous la monarchie de juillet, nous avions une sorte de penchant instinctif pour le gouvernement personnel, et voici pourquoi : d’abord, nous n’en craignions pas les abus, étant rassurés sur ce point par les formes du gouvernement parlementaire, qui donnaient en tout le dernier mot à la chambre des députés en premier lieu, aux électeurs ensuite. Nous étions rassurés aussi par le talent des hommes qui entraient ordinairement dans les conseils de la couronne. Nous les croyions trop grands pour se faire de gaieté de cœur de simples courtisans. Nous avions encore une autre raison qui nous faisait pencher vers un peu de gouvernement personnel : c’est que nous avions remarqué que, dans les révolutions de la France, le roi était toujours responsable de fait, quoiqu’il ne le fût pas de droit. Les fictions constitutionnelles n’avaient pas protégé Charles X. ; elles n’ont pas davantage protégé le roi Louis-Philippe. Puisque la fiction de l’irresponsabilité n’était point une protection, devait-elle être une entrave ? Et fallait-il que ce fût celui qui était le plus intéressé à la bonne conduite du gouvernement, celui qui y mettait le plus gros enjeu, celui qui y risquait sa destinée et celle de toute sa famille, fallait-il que ce fût celui-là même qui fût étranger au gouvernement ? Non ; la responsabilité effective du roi, trop vérifiée par l’expérience des révolutions, faisait que le roi devait avoir aussi une part dans le gouvernement. Ce que la nécessité imposait au roi, quoique la constitution le lui refusât, aujourd’hui la constitution et la nécessité l’imposent aussi au président. Il doit avoir part au gouvernement ; il doit gouverner. Que parle-t-on donc au gouvernement personnel comme d’un grief ? Le gouvernement personnel est en France un fait permanent ; c’est de plus aujourd’hui un fait légal.

Nous ne voulons pas, du reste, traiter ce point de droit constitutionnel. Nous voulons seulement faire remarquer comment le parti modéré et la montagne entendent différemment la résistance au gouvernement personnel. La montagne en effet n’entend la résistance au gouvernement personnel que sous la forme d’une accusation ou d’une insurrection. Un grand procès révolutionnaire ou une insurrection victorieuse, voila la seule manière d’empêcher le président de gouverner personnellement La montagne, autrefois, n’a voté la responsabilité du président que parce qu’elle entrevoyait dans cette responsabilité des chances d’accusation et de déchéance. Où la raison aurait dû indiquer qu’on créait par la responsabilité un quasi-dictateur, la montagne a cru qu’elle se créait une sorte de victime permanente, et cela lui a plu. De là ces grands appels que nous entendions avant le 13 juin à la justice populaire, ces cris de déchéance, ces clameurs contre le président et ses ministres, qu’on envoyait à Vincennes, et qui n’y seraient pas, hélas ! arrivés. Voilà dans la montagne la doctrine de la résistance au gouvernement personnel. Est-ce là ce que veut le parti modéré ? Ne sait il pas que le lendemain de la déchéance appartient à la plus effrénée des démagogies ? Ne comptez plus sur la modération même relative des chefs ; ils ne pourront plus être modérés, voulussent-ils l’être. C’est comme cela, leur dira-t-on, que vous vous êtes laissé duper la première fois. Comptez donc sur une révolution spoliatrice et par conséquent sanguinaire. Les plaintes que le parti modéré ferait sur le gouvernement personnel iraient s’ajouter involonlairement aux doctrines de la montagne, et lui prêteraient de la force. C’est le mal le plus douloureux des temps de licence qu’on n’y peut pas parler et agir pour la liberté, car le bien alors tourne inévitablement au mal. Dans des temps d’impiété, parler contre la superstition, c’est favoriser l’impiété dans des temps de révolution et de démagogie, parler contre la tyrannie, c’est favoriser la révolution et la démagogie. Tristes jours que ceux où les sages ne sont plus maîtres de leurs paroles et de leurs actions ! Tel est en ce moment le sort que les événemens font au parti modéré. Les violences de la montagne interdisent au parti modéré l’usage des plus naturelles fantaisies.

Voulez-vous un autre exemple de ces utiles limites d’opinion que la montagne impose au parti modéré ? Cette quinzaine nous en a offert un exemple curieux. La constitution de 1848, héritière en cela de quelques-unes des traditions de l’opposition des anciennes chambres, a fait grand usage et peut-être abus de la doctrine des incompatibilités. Elle a créé je ne sais combien d’incompatibles A-t-elle eu tort ? a-t-elle eu raison ? L’avenir le dira. Nous devons seulement remarquer en passant que si, comme on a tort de le croire généralement, le gouvernement parlementaire est en train de périr, il est bizarre qu’il périsse dans un temps où le remède qui devait, dit-on, le faire revivre est si largement appliqué. La compatibilité du mandat de fonctionnaire et du mandat de député n’était donc pas un des côtés faibles du gouvernement parlementaire. C’était plutôt le côté faible de l’administration, et, pendant que les badauds se plaignaient que l’administration envahit les chambres, M. Thiers, nous nous en souvenons remarquait avec sa sagacité habituelle que c’était au contraire les chambres qui envahissaient l’administration, si bien qu’en séparant absolument le parlement de l’administration comme l’a fait la constitution de 1848, en créant entre les dépositaires de ces deux forces une incompatibilité rigoureuse et multiple, il pourrait se trouver, en fin de compte, que ce fût le parlement qui fût affaibli et l’administration qui fût fortifiée, d’autres circonstances surtout aidant à ce changement politique.

Revenons à l’exemple que nous voulons mettre en lumière. Peut-il y avoir, pour discréditer et pour ruiner dans l’esprit des gens sensés la doctrine des incompatibilités, peut-il y avoir une meilleure démonstration que le discours de M. Raspail, voulant créer une incompatibilité nouvelle, celle de banquier et celle de ministre des finances ? Ah ! vous aimez les incompatibilités, Vous croyez qu’elles sont utiles à la liberté, et vous en avez introduit bon nombre dans notre constitution. Eh bien ! vous allez voir comment la montagne entend cette doctrine et surtout par quels argumens elle la défend. Il y a un ministre des finances qui a volé 1,500,000 francs. — Qui ? qui ? nommez-le, crie l’assemblée A quoi l’orateur répond qu’il est jeune, qu’il ne connaît pas tous les ministres des finances, qu’on le lui a dit, et, comme il s’agissait des ministres de la monarchie, il a cru la chose sans chercher à la vérifier. Cependant comme en disant ces choses-là ou les analogues, l’orateur était un peu embarrassé de l’insistance de l’assemblée qui ne voulait pas que tous les ministres des finances de la restauration et de la monarchie de juillet fussent indignement calomniés, un des amis de l’orateur, pour venir à son secours, lui a crié : « Vous avez dit un ministre et non pas un ministre des finances ! » Admirable secours que cette remarque ! L’assemblée s’indigne que l’orateur calomnie les vingt ou trente personnes qui ont été ministres des finances ; on suggère alors de calomnier tous les ministres de tous les départemens ministériels. Qu’importe après tout ? Cela ne fait qu’augmenter la liste des suspects.

M. Raspail ne s’est pas contenté de calomnier au hasard tous les ministres des finances ; il a aussi, et au hasard, calomnié tous les rois. Puisse cela le grandir dans son parti ! Il y a eu en effet un roi, l’orateur ne sait pas lequel, qui écrivait au roi Louis-Philippe pour lui reprocher d’avoir fait manquer une opération de bourse que faisait ce roi quelconque. L’orateur n’a pas vu la lettre ; mais qu’importe ? On lui a dit qu’un roi avait écrit cela à un roi : il s’est dépêché de le croire et de le dire. M. le duc de Montebello, dans quelques paroles énergiques et nobles, a exprimé, le dégoût qu’inspiraient à l’assemblée de pareilles calomnies ; mais M. de Montebello sait bien que ce n’est pas pour l’assemblée que parlent les orateurs de la montagne. Il y a d’autres oreilles dressées pour entendre ces grossières imputations. L’assemblée les repousse, les clubs les accueillent. Elles y deviennent l’évangile de la haine. Les méchancetés et les rumeurs de 87 et de 88 contre la reine de France devinrent en ses les griefs du tribunal révolutionnaire contre Marie-Antoinette.

Nous venons d’indiquer de quelle manière la montagne à la majorité, de salutaires scrupules sur les doctrines adoptées par la constitution ou sur les préjugés que le parti modéré pourrait avoir. Est-ce là le seul service qui la montagne rende à la majorité ? Non : il en est un plus général et plus quotidien que la montagne rend sans cesse à la majorité, et que la majorité, nous le répétons, a besoin qu’on lui rende sans cesse : c’est de lui montrer l’abîme ou le parti modéré et la société tout entière sont près de rouler, si la majorité s’avise un instant de céder à ses divisions intérieures. Voyez sur quelques paroles de M. Ségur d’Aguesseau les colères furieuses qui s’élèvent ! Il a plu à M. Ségur d’Aguesseau de rendre hommage au courage des gardes municipaux qui sont morts le 24 février pour défendre la loi, celle qui régnait alors : la montagne crie aussitôt qu’on outrage la république. Eh quoi ! est-ce que la république légale date du 24 février ? Est-ce que M. Ledru-Rollin n’a pas proclamé à la tribune que le 24 février était un fait ? Il est donc permis de juger le fait comme on le veut. La république légale n’a commencé que le 5 mai 1848 par la proclamation qu’en a faite l’assemblée constituante. Jusque-là, nous étions dans le chaos ; le monde n’était pas né, et personne n’était tenu de dire : Et vidit Deus quia erat bonum.

Cette liberté que nous tenons de la bouche de M. Ledru-Rollin, le jour où il a bien voulu qualifier le 24 février de simple fait, et le livrer, à ce titre, aux disputations du monde, la montagne veut nous la reprendre. Et comme M. Dupin, bon gardien des droits de la libre discussion, résiste avec une admirable énergie cette intolérance, la montagne alors proteste contre le président, et elle le déclare atteint et convaincu de partialité. La montagne en effet ne veut pas avoir tort : c’est là le trait caractéristique du parti. Il est violent, il est ignorant, mais il a surtout la vanité de Satan ou de la suite de Satan ; car, de bonne foi, pour être de grands démons, il faudrait que les montagnards eusse commencé par être quelque part de grands anges : or, ils n’ont jamais eu le premier rang nulle part, et c’est pour cela qu’ils veulent le ravir partout. L’orgueil des incapables est le plus féroce de tous.

En face de cette tyrannie toujours prête, toujours menaçante, le parti modéré voudra-t-il s’affaiblir par la division ? Voudra-t-il entrer sourdement en lutte avec le pouvoir exécutif ? Le pouvoir exécutif voudra-t-il porter peu à peu atteinte au légitime ascendant du pouvoir législatif ? Si on veut se désunir, rien n’est si facile ; la constitution de 1848 s’y prête admirablement. Elle a oublié qu’un gouvernement doit être organisé de manière à produire une action commune. Elle a fait un pouvoir exécutif qui peut se passer du pouvoir législatif, elle a fait un pouvoir législatif qui peut se passer du pouvoir exécutif. La constitution de 1848 est un recueil de chapitres plus ou moins ingénieux ; ce n’est pas un livre. Le gouvernement qu’elle a créé est un gouvernement bicéphale ; or, il n’y a rien qui ressemble si fort à n’avoir pas de tête que d’en avoir deux. Avec une pareille constitution, où le dissentiment est si aisé et où rien n’avertit de la nécessité de l’union, il faut que les vertus des gouvernans remédient aux fautes du gouvernement.

Le parti modéré serait d’autant plus mal venu à ne pas avoir en ce moment la fermeté et la patience nécessaires à la situation qu’il a beaucoup à faire, et qu’il a les moyens de le faire. Nous n’avons guère besoin de développer cette pensée. Le pouvoir n’est pas créé : il flotte encore dans le vide qu’a fait la révolution de février. Il faut en reconstituer l’idée et le respect ; il faut rendre à la société la sécurité, ou plutôt il faut lui rendre l’ordre. Nous savons bien que chaque parti entend ce mot à sa façon ; mais nous savons aussi que, quoique chaque parti se fasse un idéal différent de l’ordre, il y a cependant entre les différens types de l’ordre des traits communs, et c’est à ces traits que nous nous attachons. Demandez au légitimiste, au bonapartiste, à l’orléaniste, comment il veut reconstituer le pouvoir en France : chacun vous dira aussitôt un nom propre ; mais, si vous lui demandez de laisser de côté les noms propres, chacun alors reconnaît qu’un pouvoir électif tous les trois ans et qui dépend des caprices de l’opinion universelle n’est pas un pouvoir capable de servir de noyau à la société ; chacun reconnaît que le suffrage universel, tel qu’il est constitué, ne peut être qu’un instrument de brusques révolutions et non pas de salutaires réformes.

Et, à propos du suffrage universel, nous ne pouvons pas ne point remarquer ce qui se passe en ce moment. Il y a trente siéges vacans l’assemblée : il faut les remplir, et, pour cela, il faut faire des sélections dans seize départemens. Autrefois, avec les élections d’arrondissement, cela eût été fort simple. Aujourd’hui, avec le scrutin de liste et les élections départementales, il faut, pour un seul représentant à nommer, remuer profondément tout un département. Aussi plusieurs journaux, exprimant en cela le sentiment du commerce et de l’industrie, supplient le gouvernement de ne convoquer les électeurs qu’à la fin de janvier, parce que, sans cela, le commerce va de nouveau se trouver paralysé. Avec le suffrage universel, quand on électionne, on ne peut faire que cela : personne n’achète et ne vend plus ; on discute, on pérore on lit peut-être, mais on ne fait que cela. Plus d’affaires, plus de transactions, le commerçant, ne vendant rien, ne demande rien au fabricant, qui, ne fabriquant rien, ne peut pas payer ses ouvriers, qui, à leur tour, ne travaillant pas ou travaillant peu, consomment beaucoup moins, si bien que le boucher, l’épicier, le marchand de vin, le boulanger même, vendent moins, et, de leur côté, achètent moins, de drap ou de toile ; le cultivateur alors ne vend plus ses laines ou son chanvre, son vin ou son blé ou ses bestiaux. Les élections dans le suffrage universel, tel que la constitution l’a organisé, sont un chômage l’universel. Le moulin, la bêche, le rouet, le pressoir, la balance, la truelle, la pioche, la forge, s’arrêtent respectueusement pour voir fonctionner le scrutin, machine bruyante, mais peu productive. Nous ne sommes pas étonnés que, se voyant menacés d’un chômage de ce genre dans ce temps-ci, c’est-à-dire dans le temps de l’année le plus favorable aux affaire, le commerce et l’industrie demandent en grace qu’on veuille bien ajourner les élections. Singulier droit dont on détourne loin de soi l’exercice comme un embarras ou un danger ! Il faut choisir, nous disait un fabricant, entre les élections et les affaires. — Veut-on que nous fassions des affaires ? Trouve-t-on que cela importe à la prospérité du pays, au bien-être des ouvriers, au repos des villes ? Alors point d’élections avant la fin de janvier. Veut-on au contraire que nous fassions des élections et que nous soyons avant tout citoyens ? Alors nous ne ferons pas d’affaires. — Ce qu’il y aurait de pis, c’est qu’il y eût des élections, et que les gens honnêtes et laborieux n’y allassent pas. Les fainéans et les incapables, ceux qui ne connaissent et ne pratiquent que le métier des révolutions, ceux-là seuls iraient, et Dieu sait ce qu’il en adviendrait ! Les plus mauvaises élections sont celles qui, devant être faites par tout le monde, sont faites par le petit nombre.

Et voyez, continuait notre fabricant, comment vont les choses dans notre malheureux pays ! Je suis un vieux libéral, et conflit pour tel pendant quinze ans et plus. Me voici cependant forcé de souhaiter l’ajournement des élections et d’avoir l’air d’un fauteur de coups d’état. Ce n’est pas tout : j’aime le gouvernement parlementaire, j’aime le régime des assemblées délibérantes, et je crois que ce régime est celui qui honore le plus les nations ; mais quel spectacle nous donne en ce moment l’assemblée nationale ! C’est une halle par les cris et une salle d’armes par les duels. Nous avons la guerre civile en petit. Je sais bien que ces mœurs indisciplinées ne sont pas celles de la grande majorité de l’assemblée, et qu’il suffit de quelques brouillons tumultueux pour troubler toute une assemblée. Je ne m’en prends donc pas aux hommes, mais aux institutions, qui, en rendant possible le mélange d’hommes d’éducation différente, rendent impossible la délibération honnête et régulière ; et croyez-vous que ces tumultes et ces duels de l’assemblée ne portent pas une atteinte profonde au crédit du gouvernement parlementaire ? On a beau pervertir l’esprit de la foule avec les idées démagogiques : soyez sûr cependant qu’il y a dans l’esprit de tout le monde l’idée qu’un gouvernement doit être quelque chose de calme, de régulier, de sage. Nous ne concevons pas que nous soyons gouvernés par quelqu’un qui ne vaille pas mieux que nous, qui ne soit pas plus éclairé et plus grave que nous ne le sommes. Les députés sont nos représentans à condition de nous représenter en beau. Quand, au lieu de nous représenter, ils nous ressemblent, le prestige disparaît. Voyez, depuis quinze jours, il y a eu à peine dans l’assemblée cinq ou six séances qui méritent d’être appelées de séances législatives. Otez la séance où M. Faucher a engagé avec M. Fould une conversation judicieuse et féconde sur l’état des finances et sur l’état de la Banque, celle où M. Barre a spirituellement attaqué les coalitions et où M. de Vatimesnil a énergiquement défendu les véritables principes de cette question difficile, celle enfin d’avant-hier où Mme Rouher, le ministre de la justice, a répondu avec beaucoup de netteté et de force aux sophismes de M. Favre sur la souveraineté ; es séances ôtées, que reste-t-il, sinon des luttes, violentes et tumultueuses ? M. Dupin sait, dans ces séances agitées, montrer la fermeté et la promptitude de son esprit, et nous l’en remercions, car l’honneur d’une société est dans la répression du désordre, quand il n’est plus dans la modération qui le prévient ; mais M. Dupin sait et dit lui-même le tort que de pareilles agitations font au gouvernement parlementaire.

Depuis cette fréquence de duels, plusieurs représentans ont déposé des ropositions contre les duels en général ou contre les duels entre représentans. Ces propositions témoignent de la douleur qu’inspire le mal ; mais nous craignons bien qu’elles ne le répriment pas. En 1848, que faisait la société attaquée chaque jour par l’émeute ? Elle se défendait à coups de fusil. Les fusils de la garde nationale faisaient la police des cités. C’était un grand malheur ; mais cela en empêchait un plus grand. Nous appliquerons jusqu’à un certain point cette réflexion aux duels de l’assemblée. Quand le président est impuissant en certains momens, malgré son énergie et sa vivacité, quand le règlement n’est pas respecté, quand la force morale est abattue, la force matérielle reprend ses droit, et le duel est la forme la plus polie de la force matérielle. On ne pourra supprimer les duels dans l’assemblée qu’en supprimant la cause des duels, c’est-à-dire l’esprit de violence et d’indiscipline. Ici encore reviennent nos observations sur les incompatibilités d’éducation et sur l’influence des institutions.

Nous venons de jeter un coup d’œil rapide sur l’histoire parlementaire de la dernière quinzaine. Cette histoire ne prouve-t-elle pas que le parti modéré a beaucoup à faire pour rendre à la société ce qu’elle a perdu, c’est-à-dire le bienfait d’un gouvernement calme et régulier. Or, si le parti modéré a beaucoup à faire de ce côté, s’il est tenu de le faire, sous peine de périr avec toute la société, nous demandons s’il a pour le faire d’autres moyens que ceux qu’il trouve dans l’action du président. S’il est des personnes qui veulent commencer la restauration de l’édifice par le toit, qui, avant de reconstruire le pouvoir, veulent savoir qui en sera le dépositaire à venir, qui enfin ne veulent rebâtir la maison que pour un seul propriétaire ou un seul locataire, nous envoyons ces personnes-là aux folies de Saint-Hubert. Quant à nous, qui ne faisons pas d’almanachs, nous supplions le parti modéré d’aider le président à rebâtir le pouvoir, car c’est là l’intérêt de tout le monde, et nous supplions également tout le monde de considérer que de toutes les manières de reconstruire le pouvoir, la moins bonne serait de commencer par détruire celui, qui existe. La France loge depuis soixante ans dans des appentis, parce qu’elle a l’idée de se bâtir un palais définitif ; seulement chacun veut que ce palais définitif soit construit sur son plan particulier.

Sans le concours du parti modéré, le président ne peut rien pour la reconstruction du pouvoir ; sans le concours du président, le parti modéré ne peut rien non plus pour cette reconstruction. Grande raison de s’unir, disons-nous. Grande probabilité qu’on ne fera rien, disent ceux qui médisent volontiers de la France. Eh bien ! soit. L’expérience commence, et l’événement jugera.

Un mot encore. Nous parlions, en commençant, des services que la montagne rend au parti modéré ; nous allions oublier un de ces services les plus signalés. La montagne se divise, celle du dehors tout au moins. M. Proudhon attaque M. Leroux, M. Proudhon attaque M. Louis Blanc, M. Proudhon attaque tout le monde et est attaqué par tout le monde. Il prouve à ses confrères en révolution qu’ils n’ont pas le sens commun, à M. Pierre Leroux qu’il n’est qu’il n’est qu’un courtier marron en antiquailles révolutionnaires, à M. Louis Blanc qu’il continue à faire sa rhétorique, et ceux-ci lui répondent qu’il n’est qu’un faiseur de tours de dialectique. Soit ; mais que ces divisions nous soient au moins une leçon pour ne pas les imiter, et une occasion d’agir. Sans cela, en quoi valons-nous mieux, et en quoi avons-nous le droit de rire de ces querelles ? Sommes-nous destinés à mourir tous en ricanant les uns des autres, à être, comme Voltaire,

Un pied déjà dans le tombeau,
De l’autre faisant des gambades ?

Passant de l’intérieur à l’extérieur, là aussi nous trouvons des expériences qui commencent et qui doivent attirer notre attention.

À Genève, malheureusement, l’expérience ne commence pas ; elle est faite, et cette fois encore la démagogie a vaincu la liberté. Il s’agissait d’élire le conseil d’état, c’est-à-dire le gouvernement, et le parti conservateur espérait que l’expérience de trois ans d’un gouvernement radical aurait suffi pour guérir Genève de l’envie de vouloir recommencer. Genève, en effet, a tout ce qui caractérise les gouvernemens radicaux, les ateliers nationaux, le déficit dans les finances, la langueur du commerce et de l’industrie, l’abandon des étrangers. Elle va conserver encore pendant trois ans ces bienfaits du gouvernement radical, car l’ancien conseil d’état a été battu, et le parti conservateur a été battu. Comment le parti radical l’a-t-il emporté dans les élections ? Par la violence, comme toujours. Les ateliers nationaux, qui sont les prétoriens de la démagogie, avaient, occupé tous les abords des collèges électoraux. À ces prétoriens, ajoutez les réfugiés français, italiens et allemands, c’est-à-dire ces condottieri du radicalisme, qui vont, de pays en pays, proclamer la liberté nationale. Ils n’avaient pas manqué d’accourir à Genève pour ce grand jour ; car la démagogie a beau changer de théâtre, c’est toujours la nième pièce qu’elle joue, avec la même troupe. Le président du comité électoral conservateur a été attaqué par une bande furieuse. M. Baumgartner, radical qu’a converti l’expérience du gouvernement qu’il avait souhaité, a été attaqué dans l’enceinte même de l’église de Saint-Pierre, frappé, dépouillé de ses habits, qui ont été brûlés dans un grand feu de joie. Pour le délivrer, il a fallu que M. Fazy lui-même, c’est-à-dire le chef du gouvernement et du parti radical, fit de grands efforts et courût, dit-on, quelques périls il les a généreusement courus, et il a sauvé aussi le parti radical du reproche d’un meurtre abominable ; mais il n’a pas pu sauver, les élections du reproche de tumulte et de violence.

Pauvre Genève, et, comme à part la communauté éventuelle de fortune, nous plaignons sincèrement la décadence de cette ville qui est française et l’est d’une manière originale, d’une des capitales de notre esprit français protestant, d’une des métropoles enfin de notre civilisation ! Elle va donc passer sous le niveau écrasant du radicalisme ! Encore une de ces leçons, hélas ! que le destin ne se lasse pas de nous donner aux dépens des autres pays.

Que devient l’Allemagne ? ou va-t-elle ? retourne-t-elle vers la diète et le pacte fédéral de 1815 ? gardera-t-elle quelque chose des institutions de 1848 ? L’organisation de son unité nouvelle n’aura-t-elle été qu’un immense avortement ? Le drame compliqué qui se joue depuis bientôt deux ans chez nos voisins approche du dénoûment, et à mesure que le dénoûment approche, le nombre des acteurs diminue. L’année dernière, la scène était chargée de personnages nombreux et divers. Cette année, il n’y a plus que deux acteurs derrière lesquels se sont rangés leu à peu tous les autres, l’Autriche et la Prusse.

Nous avons déjà expliqué l’effet de la réapparition de l’Autriche en Allemagne. Tant que l’Autriche a eu sur les bras la Hongrie et l’Italie, l’Autriche s’est tenue à l’écart de l’Allemagne. Elle faisait faire. Une fois libre des embarras que lui donnaient ces deux grandes insurrections, l’Autriche a reparu en Allemagne.

Nous ne pouvons pas parler des victoires de l’Autriche en Hongrie sans penser aux tristes exécutions qui ont ému l’Europe. Les guerres civiles ont surtout, besoin de clémence, parce que le sang qu’elle répandent dans les combats étaient déjà un crime, celui qu’elles répandent après parait encore un plus grand crime, tant on a hâte de voir cesser cette coupable effusion du sang fraternel. Nous entendions rappeler dernièrement ces paroles de Voltaire dans ses Annales de l’empire : « Entre les mécontens de Hongrie et l’empereur, il n’y eut d’autre congrès qu’un échafaud. On l’éleva sur la place, publique d’Epéries, au mois de mars 1687, et il y resta jusqu’à la fin de l’année. Les bourreaux furent lassés à immoler les victimes qu’on leur abandonnait sans beaucoup de choix, si l’on en croit plusieurs historiens contemporains. Il n’y a point d’exemple, dans l’antiquité, d’un massacre si long et si terrible. L’humanité ne frémit pas du nombre d’hommes qui périssent dans tant de batailles, on y est accoutumé : ils meurent les armes à la main et vengés ; mais voir, pendant neuf mois, ses compatriotes traînés juridiquement à une boucherie toujours ouverte, c’était un spectacle qui soulevait la nature, et dont l’atrocité remplit encore aujourd’hui les esprits d’horreur. Ce qu’il y de plus affreux pour les peuples, c’est que quelquefois ces cruautés réussissent, et le succès encourage à traiter les hommes comme des bêtes farouches. »

À Dieu ne plaise que l’amour de la citation ou de la déclamation nous fasse appliquer complètement les paroles de Voltaire à ce qui s’est passé en Hongrie après la victoire de 1849 ! Il y a eu des exécutions, il y en a eu trop : les bourreaux seulement ne se sont pas lassés à tuer pendant neuf mois ; mais l’exécution du comte Bathyani a affligé les cœurs généreux, et quand on a vu que les coups de la justice militaire tombaient surtout sur quelques-unes des têtes les plus hautes de l’aristocratie hongroise, et que la confiscation des biens suivait la condamnation, on s’est souvenu des émeutes de la Gallicie ; on a pu reconnaître le système de l’Autriche, dont la cour à Vienne, est fort aristocratique, mais dont l’administration est partout favorable au petit peuple des campagnes et ennemie des seigneurs. Nous n’avons pas le droit, nous autres Français de blâmer ce système, quand il ne va pas de la faveur envers les uns à la persécution contre les autres. Ce qui a rendu enfin les exécutions judiciaires de la Hongrie plus douloureuses, c’est qu’il y a eu une grande inégalité dans la manière dont les vaincus ont été traités. Nous ne parlons pas des procédés généreux affectés par les Russes envers leurs prisonniers : il y avait là une petite malice contre l’Autriche ; mais enfin Gorgey est libre, les insurgés de Comora, c’est-à-dire ceux qui ont le plus long-temps résisté à l’Autriche et continué l’exemple de l’insurrection, sont libres aussi et bien traités. Où est la justice ? La guerre traite inégalement les gens ; c’est tout simple. Le hasard et l’accident ont une grande part dans la guerre ; mais aussitôt que la justice paraît, fût-ce même la justice militaire, elle doit être égale pour tous.

L’insurrection hongroise avait d’abord inspiré quelque sympathie en Allemagne. Cependant le teutonisme avait fini par prévaloir dans les esprits. Le Teuton, en effet, a beau vouloir être libéral ; avant tout, il est Teuton, et, à ce titre, il croit que l’Allemagne a droit à la possession de l’Italie par exemple d’une bonne partie de la Pologne, peut-être de quelques portions de la Hongrie ; nous ne parlons pas de la Lorraine et de l’Alsace, qui sont la terre promise des sectaires du teutonisme. Les hongrois, en Allemagne, plaisaient assez comme insurgés ; mais ils déplaisaient comme ennemis d’une puissance allemande. Aussi les rigueurs de l’Autriche contre la Hongrie n’ont pas choqué l’Allemagne aussi vivement que nous aurions pu le croire. D’ailleurs, ces rigueurs auraient surtout révolté l’opinion populaire ; et au moment où l’Autriche reparaissait en Allemagne, l’opinion populaire n’avait plus voix au chapitre. Nous avons expliqué comment, depuis la dispersion de l’assemblée de Francfort, la question allemande avait passé des mains des assemblées aux mains des princes, qui, ayant eu le bon esprit de vivre et de durer pendant la tempête, se retrouvaient, après l’orage, debout encore et maures de leur sort.

Quand nous disons que les princes allemands se sont retrouvés maîtres de leur sort, nous nous trompons quelque peu : ils étaient maîtres de leur sort contre la démagogie ; mais ils dépendaient de la Prusse, qui avait vaincu la démagogie et sauvé les princes allemands de leur ruine. Or la Prusse voulait changer cette protection momentanée en protectorat ou même en empire héréditaire. Cela déplaisait fort aux princes allemands, à ceux du midi par de vieilles antipathies de race, de religion et de dynastie, à ceux du nord par le goût naturel de l’indépendance. Aussi, quand l’Autriche, après la défaite de la Hongrie, reparut en Allemagne, elle fut accueillie comme une libératrice par les princes allemands. Du moment qu’ils n’étaient plus protégés seulement par la Prusse, mais aussi par l’Autriche, concurremment avec la Prusse, ils se sentaient à l’aise.

La Prusse, ménageant toujours l’opinion libérale qu’elle se souvient d’avoir représentée en Allemagne, se donnait et se donne encore pour l’héritière sous bénéfice d’inventaire du parlement de Francfort et à l’unité germanique. Elle ôte à cette unité tout ce qu’elle avait d’âpreté démagogique ou de chimère académique, et elle a la prétention d’en faire un système applicable ; mais elle sous-entend, on le croit du moins, que le système sera appliqué à son profit. L’unité germanique, qui n’a jamais plu aux princes allemands, quand ils devaient, pour la plus grande gloire de cette unité, être médiatisés sous le joug du parlement de Francfort, ne leur plaît pas davantage, quand ils doivent, pour la plus grande gloire aussi de cette unité, être médiatisés sous le joug de la Prusse. Ils ont donc invoqué l’Autriche, et l’Autriche, reprenant volontiers ses vieilles traditions, s’est faite, d’une part, la protectrice des petits princes allemands, comme elle était autrefois la protectrice de la noblesse immédiate ; de l’autre, elle s’est faite l’adversaire de la pensée libérale que contient le système prussien. En un mot, l’Autriche aujourd’hui représente purement et simplement le pacte fédéral de 1815, en offrant de le modifier ; la Prusse représente la pensée du parlement germanique de 1848, en offrant aussi de la modifier et l’avant même déjà beaucoup modifiée à son profit.

1815 et 1848, voilà, au premier coup d’œil, les deux acteurs qui sont en présence et entre lesquels la lutte semble inévitable. On pourrait même dire que le jour est pris pour cette lutte, car la Prusse a convoqué les collèges électoraux de l’Allemagne, pour élire les députés au parlement allemand. Le jour de la convocation est fixé au 31 janvier. L’Autriche et les princes allemands résistent à cette convocation. C’est vouloir, disent-ils, rendre l’essor à la révolution ; c’est au contraire, dit la Prusse, faire une juste part à l’esprit libéral allemand, et c’est finir l’ère des révolutions par une transaction légitime. Comment empêcher la lutte qui paraît si proche ? Quelques personnes cependant persistent à croire que tout finira par un arrangement entre la Prusse et l’Autriche. Le jour où les deux gouvernemens voudront s’entendre, ils seront les maîtres. Cela dispose grandement à la bonne intelligence, et, au lieu de se disputer à qui appartiendra la prépondérance en Allemagne, ils se la partageront. Ce dénoûment ressemble à celui d’une fable de La Fontaine. Il n’en a pas moins de chances pour être le vrai.

La crise ministérielle qui s’est prolongée pendant six semaines dans les Pays-Bas n’est arrivée à son dénoûment qu’après bien de sourdes luttes et de pénibles oscillations. Ce dénoûment, on le prévoyait, c’étaient l’entrée aux affaires de M. Thorbecke et, le maintien de M. Bosse, le ministre des finances. Le premier était devenu l’homme de la situation ; le second dirige un département qui exige des connaissances spéciales. C’est vers le milieu de septembre que le cabinet Kempenaer-Lightenvelt donnait sa démission, et le nouveau cabinet n’a été formé qu’à la fin d’octobre. Les membres les plus influens de ce ministère sont d’abord M. Thorbecke, connu par la part active qu’il a prise à la révision de la loi fondamentale ; ensuite M. Nedermeyer ; M. Van Rosenthal, qui jadis appartenait au parti libéral modéré, mais qui plus tard, dans la chambre, a embrassé des opinions plus avancées. M. Van Sonsbeck, membre du conseil d’état, qui s’est distingué par des écrits en faveur de la magistrature, est appelé aux affaires étrangères, M. le vice-amiral Lucas à la marine, le général-major Van Spengler à la guerre. M. Pahud a été placé à la tête du département des colonies, dont il était, le secrétaire-géréral. Les deux départemens des cultes ne seront administrés que par intérim. Beaucoup de voix s’élèvent pour en demander la suppression, et il paraît qu’on ne veut prendre pour le moment aucun parti définitif. Le premier souci de la chambre a été d’avoir des explications nettes au sujet de l’enfantement si laborieux du ministère et satisfaction lui a été donnée. La chambre se trouvant prorogée à l’époque de la crise ministérielle, c’était uniquement par la voie de la presse qu’avaient dû se faire jour les dissensions des partis appelés à recueillir l’héritage du cabinet démissionnaire. Il y avait surtout d’une part l’opinion des hommes qui viennent de prendre possession du pouvoir, et de l’autre celle des membres du ministère antérieur au mois de mars 1848 et de leurs partisans, formant deux subdivisions les conservateurs et les libéraux modérés. Chaque jour apportait sa combinaison et son programme. D’abord MM. Donker Curtins et Lightenvelt avaient été chargés de former un nouveau cabinet. Les tentatives de ces deux personnages auprès de M. Thorbecke, le coryphée du parti libéral avancé, n’ayant point abouti, les bruits les plus étranges ne tardèrent pas à se répandre : le nom de M. Thorbecke se trouvait, par exemple, accolé à celui de M. Baud, ancien ministre Enfin MM. Thorbecke et Van Rosenthal furent chargés de la composition du cabinet ; mais eux aussi ont eu de nombreuses difficultés à surmonter, à en croire M. Thorbecke car « ce sont les plus dignes et les plus capables, a-t-il avoué naïvement, qui se sont montrés les moins disposés à se charger d’un portefeuille ministériel. » Les négociations ont fini par aboutir ; la Hollande a son nouveau ministère. Un symptôme peu rassurant néanmoins pour la durée de ce cabinet, c’est l’attitude qu’a prise vis-à-vis des ministres M. Van Goltstein, président de la chambre, où pendant de longues années il s’est fait remarquer par ses opinions sagement progressives. M. Van Goltstein a été un moment chargé de la composition du ministère il a donné au roi le conseil d’appeler auprès de lui M. Thorbecke, pour satisfaire au vœu exprimé par une grande partie de la nation. Toutefois il n’a pas voulu entrer lui-même dans la nouvelle combinaison, et il a laissé entendre devant la chambre qu’il avait peu de confiance dans l’homogénéité des élémens de cette administration. On prétend, en effet, qu’il y a une divergence fâcheuse de principes entre le ministre des affaires étrangères et celui des finances, l’un partisan, l’autre adversaire de la liberté du commerce. On saura bientôt à quoi s’en tenir. C’est à la discussion du budget qu’on attend le nouveau ministère. Le cabinet Thorbecke n’a pas publié de programme, et il voudrait ne faire passer les lois de budget que comme de simples lois de crédit. Il rencontrera sur ce terrain une opposition assez forte ; pourtant on croit qu’il ralliera autour de lui la majorité de la chambre ; ses adversaires les plus ardens seront les conservateurs et les libéraux très avancés.


— La politique est toujours au calme de l’autre côté des Pyrénées. Tous les efforts qu’a faits l’opposition parlementaire pour passionner le débat ont jusqu’ici tourné contre elle-même. Il y a quinze jours, les interpellations de MM. Olozaga et Escosura qui avaient essayé de prendre l’offensive sur l’ensemble des questions intérieures et extérieures, dégénéraient en humilians aveux. Plus récemment, M. Sanchez Silva a essayé de semer des germes d’aigreur entre le gouvernement et les provinces basques, et le mécompte a été aussi complet. L’orateur progressiste ayant insinué que, si le ministère ajournait la présentation de la loi destinée à harmoniser les fueros avec l’unité constitutionnelle, c’était par peur, les députés basques se sont levés pour protester de la fidélité de leurs commettans, ce qui a coupé court à toute explication épineuse. Quant au fond même de la question, le cabinet a dû se retrancher, comme toujours, dans des réponses évasives, et nous défierions un ministère progressiste de faire mieux à sa place.

Il ne faut pas, en effet, se le dissimuler : la loi de 1839, en garantissant le maintien des fueros « sauf l’unité constitutionnelle, » a posé tout simplement un problème insoluble. Si les provinces basques sont ramenées à l’unité constitutionnelle, c’est-à-dire soumises aux charges générales de la conscription et de l’impôt, que deviennent les fueros ? Si, au contraire, les exceptions actuelles sont maintenues, que devient l’unité constitutionnelle ? Le gouvernement et les chambres sont, en un mot, placés dans cette singulière alternative, qu’ils ne pourraient appliquer la loi de 1839 qu’à la condition de violer l’un ou l’autre des deux principes posés par cette loi. Ce n’est pas pour un jeu de mots que des hommes sensés voudraient s’exposer à raviver les dangereuses susceptibilités des Basques. L’ordre dans la rue vaut bien, après tout, la symétrie dans les institutions, il n’y a qu’un moyen de faire entrer pacifiquement les populations basques dans l’unité constitutionnelle : c’est de les amener à désirer elles-mêmes cette unité. Que l’Espagne réforme les abus qui la rongent ; qu’elle rétablisse son crédit, épure son fisc, simplifie son administration, réhabilite ses tribunaux ; qu’elle joigne enfin aux nombreux élémens de prospérité que lui donne sa supériorité numérique et territoriale un peu de cet esprit d’ordre, d’activité et de moralité qui ont généralisé le bien-être dans les provinces privilégiées, et celles-ci seront les premières à réclamer les charges de l’unité pour en partager les bénéfices.

L’Espagne est, du reste, en bon train de réformes. Parmi les nombreux décrets que publie chaque jour la Gazette, nous en remarquons un qui sera, après la loi des douanes, le plus puissant instrument de la régénération administrative et financière du pays. Il s’agit de la réorganisation générale de la comptabilité.

La comptabilité actuelle est un chaos. Qu’on en juge : chaque ministère, à part celui de la justice, administre une ou plusieurs branches du revenu, en perçoit et en applique à sa guise le produit. Cette anarchie d’attributions a pour premier inconvénient de provoquer des conflits journaliers entre les administrations centrales, de créer des inégalités choquantes entre les divers services, chaque département ministériel tirant à lui le plus d’argent qu’il peut, d’interdire enfin au ministre des finances toute vue d’ensemble, toute continuité d’action ; car il a sans cesse à compter avec quatre ou cinq autres ministres des finances. Ce n’est pas tout. Chaque ministère, pour gérer le revenu ou la fraction de revenu compris dans son ressort, s’adjoint toute une administration spéciale, ce qui double, triple, quadruple certains frais de perception, et rend toute responsabilité illusoire en la divisant à l’infini. Un chiffre donnera la mesure de ce désordre fiscal : le tribunal- mayor (espèce de cour des comptes) voit soumettre chaque année à son approbation 10,564 comptes distincts, qui ne sont subordonnés, dans les centres de perception ou de destination, à aucune condition de contrôle réciproque, et n’ont souvent pour garantie que la bonne foi des comptables intéressés. Voilà les énormes abus auxquels s’attaque le décret en question. À partir de l’exercice prochain et en attendant qu’une loi vienne régler définitivement la matière, les agens de perception attachés aux divers départemens ministériels relèveront du ministre des finances, et toutes les recettes de l’état entreront intégralement au trésor avant d’aller alimenter les divers services.

Le système judiciaire sera prochainement l’objet d’améliorations non moins urgentes. Les tribunaux inférieurs, tels qu’ils sont encore constitués en Espagne, ne jouissent d’aucune considération, car ils n’offrent aux justiciables aucune garantie. Les juges ne sont pas inamovibles ; comme ils tirent en outre le plus clair de leur revenu des droits prélevés sur les justiciables, ils sont les premiers intéressés à multiplier les formalités, à éterniser les affaires. Les jugemens les plus graves sont en certains cas rendus par un seul magistrat, et le ministère public est souvent désarmé de toute initiative. La complication de la procédure, l’incessante confusion du civil et du pénal, du correctionnel et du criminel ajoutent à ces abus tant d’autres causes d’abus, que la justice, pour nos voisins, est bien moins une sauvegarde qu’un épouvantail. Le gouvernement, qui n’apportait jusqu’ici à cet état de choses que de timides palliatifs, a pris enfin le bon parti de le réformer en bloc. À part d’insignifiantes exceptions, la justice espagnole sera organisée à la française.

Les budgets de 1850 ne sont pas encore soumis à la discussion publique. Le bruit court que cette discussion amènera quelques explications aigres-douces entre diverses notabilités de la majorité. Quand à l’opposition, convaincue qu’elle ne brillait décidément pas dans les questions d’affaires, elle a choisi ailleurs son terrain. Un de ses membres vient de déposer sur le bureau une motion relative aux incompatibilités parlementaires Ce hors-d’œuvre, tombant ainsi des nues au milieu des questions urgentes qui assaillent de tous côtés la tribune, a obtenu un succès de surprise et de gaieté. Heureux pays, où les parties extrêmes en sont encore réduits, pour occuper leurs loisirs, à soulever la question des incompatibilités !

LE PARLEMENT PIÉMONTAIS.


Après la débâcle de Novare, on eût pu croire qu’un mouvement marqué de réaction allait se faire sentir en Piémont. L’expérience faite de la fameuse chambre démocratique et des maux qu’elle avait attirés sur le pays devait avoir guéri celui-ci pour long-temps du goût des aventures, et il était naturel de s’attendre à ce que le bon sens irrité des électeurs renvoyât à leur obscurité première ces avocats bavards, dont l’outrecuidance et l’impéritie avaient désorganisé l’état, et l’avaient conduit à deux doigts de sa perte. Loin de là ; par une contradiction singulière, tandis que la nation pansait encore ses plaies saignantes et pleurait ses fils sacrifiés, on l’a vue, avec surprise, réélire les mêmes mandataires. À s’en tenir aux apparences, et après la règle des gouvernemens représentatifs, ce résultat devait être pris pour la sanction du passé. Il n’en était rien pourtant, car, aux yeux de quiconque a vu le Piémont à cette époque, il est hors de doute que si le nouveau roi eût voulu changer la constitution et supprimer le régime parlementaire, peu de voix se fussent élevées et eussent protesté contre lui.

Pour se rendre compte d’une telle anomalie, il faut savoir que nulle part la différence entre le pays vrai et le pays légal n’est aussi profonde qu’en Piémont. Ce n’est pas qu’un cens restreint y exclue de la vie publique, comme avant février chez nous, cette classe nombreuse de citoyens qu’on nommait les rapacités, celle qui, après tout, fit l’opinion dans les pays libres, et remette la conduite des affaires à une faible minorité ; la législation sarde est au contraire, en fait, d’élections, la plus libérale qu’on ait pu imaginer, sans aller jusqu’au suffrage universel. Un cens extrêmement réduit, l’absence de conditions d’éligibilité et l’adjonction de tout ce qui offre la moindre garantie de culture et d’intelligence semblent y avoir assis le suffrage électoral sur de larges bases ; mais ce que la loi avait cherché à éviter, l’indolence et l’apathie de la population a su le faire. Les quatre cinquièmes des électeurs ne votent pas. Ce sont, pour la plupart, de petits propriétaires campagnards, gens paisibles, peu soucieux de leurs droits, mal au courant de la politique, et ne voulant pas se donner la peine d’aller porter leur bulletin au district. Cela se voit souvent et ailleurs qu’en Piémont. Les élections se trouvent donc abandonnées à une fraction très peu considérables d’habitans des villes, à cette petite bourgeoisie ignorante et jalouse dont l’esprit étroit et les mesquines passions offrent une prise facile aux meneurs. Ceux-ci exploitent la position avec une scandaleuse impudence, abusant sans scrupules de la sottise des uns et de la naïveté des autres, faisant nommer sur la simple désignation du comité démocratique de Turin des personnages parfaitement inconnus de ceux qui veulent bien, de confiance, les constituer leurs mandataires. C’est ainsi, par exemple, qu’ils ont fait passer dans un petit collège des montagnes un des coryphées du parti, M. Tecchio, juif et étranger Ce fut le curé du lieu, excellent catholique et fidèle sujet de sa majesté, qui fit l’élection. Le bonhomme n’avait pas pensé à demander au candidat sa profession de foi. Pour comble de malheur, la loi n’exigeant pas la présence au moins de la moitié ou du tiers des électeurs inscrits, il arrive souvent que, par suite de la négligence de ceux-ci, les choix sont déterminé par des minorités véritablement ridicules. Il est tel député a dû sa nomination le une demi-douzaine de votans, et récemment à Gênes, dans la seconde ville du royaume, celle où l’esprit politique est le plus développé, M. Manin, l’ex-président, de la république de Venise, l’emportait, avec 57 voix seulement.

De semblables résultats sont évidemment illusoires, et, comme nous le disions plus haut, on n’en saurait tirer aucune induction valable sur l’état de l’opinion publique en Piémont ; Voilà pourtant comment le pays le plus conservateur en réalité et le plus monarchique de l’Italie pourrait à bon droit passer, si l’on en jugeait par la superficie, pour un foyer de révolution. Depuis un an, en effet, on le voit se donner une représentation nationale en majeure partie composée de démagogues et de libéraux sans cervelle, les uns instrumens aveugles, les autres agens déclarés de M. Mazzini. Cette chambre, depuis le jour de son installation, n’a su faire autre chose que combattre pied à pied le gouvernement, le contrecarrer avec une obstination puérile, entraver tous ses projets, rendre nulles toutes ses résolutions. Pas une loi qui ait été acceptée dans sa pensée primitive, pas une proposition qui ne soit sortie des discussions en quelque sorte lacérée et mise en lambeaux par ces perpétuels ergoteurs de l’opposition, déterminés à rendre tout gouvernement impossible. Ce n’est pas qu’il fallût leur attribuer à tous un aussi condamnable dessein froidement médité et arrêté d’avance. Le nombre est plus restreint, nous aimons à le croire, de ceux qui calculent la portée de leur conduite et verraient sans regret leur opposition aboutir au renversement de la monarchie. Chez beaucoup, il en faut accuser l’ignorance et la sottise plutôt que la perversité. Bacheliers inexpérimentés en droit constitutionnel, ils ne comprennent pas qu’un député puisse être autre chose que l’adversaire systématique et taquin du pouvoir. Faire acte d’opposition, c’est, à leurs yeux, faire acte de vertu civique. Que dis-je ? Il n’est pas jusqu’aux partisans même de la politique du gouvernement qui ne rougissent en quelque sorte de s’avouer ministériels ; cette épithète n’est guère prise qu’en mauvaise part ; il semble qu’on ne puisse honorablement être de l’avis du pouvoir. Ainsi, comme si ce n’avait pas été assez pour les conseillers du roi Victor- Emmanuel d’avoir à lutter contre majorité compacte et hostile, ils ne pouvaient pas même compter sur l’appui continu de leurs amis, parmi lesquels des défections imprévues se manifestaient sans autre motif qu’un caprice momentané.

Pour faire la part de chacun, il est vrai de dire que le ministère, de même qu’il a toujours cru devoir s’abstenir de toute intervention dans les comices, ne s’est pas davantage préoccupé de rallier autour de lui le petit nombre de fidèles que lui envoyaient des élections ainsi abandonnées à la grace de Dieu, de les discipliner et de les dresser aux manœuvres parlementaires. Ce soin, un des plus importans pour un bon ministre de l’intérieur, a toujours été négligé par M. Pinelli, homme de courage, d’une remarquable fermeté et précieux pour les circonstances difficiles, mais impatient du labeur quotidien, poco curante, comme disent les Italiens. Aussi fallait-il voir ces séances décousues et ces débats incohérens du palais Carignan : le spectacle en était curieux. Entre la droite et le cabinet, le défaut d’entente préalable et de i’apports suivis a plus d’une fois engendré de déplorables quiproquos et fourni un appoint à l’opposition. De ce côté de l’assemblée siégeaient néanmoins des hommes éminens et les plus capables de se mettre à la tête d’un grand parti conservateur : MM. Balbo, de Cavour, Thaon de Revel, etc… Malheureusement les soldats manquaient à ces chefs ou se dérobaient à leur impulsion. Par un contraste frappant avec l’aspect désert des bancs de la droite, le centre gauche et la gauche présentaient un front de bataille serré et des rangs complets. Là se carraient et péroraient, le poing sur la hanche, au milieu d’un état-major de tribuns barbus, les héros du ci-devant ministère démocratique, aujourd’hui leaders de l’opposition, les Sineo, les Ratazzi, les Tecchio, les Cadorna, médiocrités bruyantes et prétentieuses. Seuls, MM. Buffa et Brofferio méritent d’être distingués dans cette foule inepte. Le premier, homme de sens et plus modéré que ses anciens collègues, a cherché, dans ces derniers temps, à former une sorte de tiers parti qui, s’il se fût solidement constitué, eût permis au ministère de marcher ; le second, qui unit à beaucoup d’esprit naturel une véritable éloquence, a du moins le mérite de la franchise en se déclarant ouvertement républicain ; mais ses saillies lui font une sorte de situation excentrique, et il est loin de posséder sur la montagne l’influence que procure à son collègue Valerio l’habitude de l’intrigue et des voies tortueuses.

En somme, si l’on excepte M. Brofferio, aucun talent de parole ne s’est encore produit à la chambre des députés de Turin ; on ne saurait donner ce nom aux filandreuses harangues, aux déclamations furibondes qui, à propos du plus léger incident, remplissaient des séances entières. Le règlement intérieur de la chambre, pour prévenir sans doute ces excès de parole, a établi que les orateurs pourraient parler de leur place, à l’imitation des Anglais. La tribune ne sert absolument qu’à la lecture des rapports, des pétitions et des projets de loi. Cette précaution n’a rien empêché. Pour parler debout et de sa place, on ne fait pas grace d’une syllabe ; bien plus, l’assurance que donne ce mode de discussion familier et moins apprêté fait éclore sur les bancs une foule de petits Demosthènes qui, sous forme d’interruption, improvisent à chaque instant des Philippiques, et qui n’eussent probablement jamais ouvert la bouche, s’il leur eût fallu monter les degrés de la tribune. Eclairé par l’expérience, le parlement piémontais ferait une réforme salutaire en substituant à la méthode anglaise le mode de discussion usité dans nos assemblées. Si la tribune a quelque chose de trop solennel, au moins exige-t-elle une préparation. Le débat ne peut y être porté qu’après avoir été préalablement mûri, et il importe à la considération nationale qu’il se distingue de la discussion préliminaire des bureaux par une forme plus arrêtée et plus précise.

Plusieurs mois viennent de s’écouler pendant lesquels l’action du gouvernement a été complètement énervée, on pourrait dire submergée sous des flots de paroles inutiles. Vainement le roi avait-il appelé aux affaires et placé à la de son cabinet M. d’Azeglio, le nom le plus populaire de toute l’Italie l’homme le plus propre à calmer les susceptibilités de la gauche et à garantir la conservation des institutions constitutionnelles ; vainement M. d’Azeglio a-t-il été jusqu’aux dernières limites de la patience et des concessions, espérant toujours ramener ces esprits égarés et leur faire comprendre que le gouvernement représentatif, condition de liberté, ne devait pas être transformé en une machine de guerre et un instrument de désorganisation : tout a été inutile, l’opposition semblait avoir pris à tâche d’assumer sur elle seule toute la responsabilité des malheurs que peut causer au pays sa folle obstination.

Au commencement de l’été dernier, l’armée autrichienne était campée sur le territoire piémontais, le royaume ouvert, l’armée désorganisée, le trésor vide, Gênes soulevée par la propagande républicaine ; il s’agissait de sauver le pays à la fois des ennemis du dehors et de ceux du dedans, de maintenir l’intégrité de la couronne et le pacte constitutionnel. Cette double tâche était difficile, car l’Autriche, peu désireuse d’un agrandissement de territoire, mais fort intéressée, au moment où elle supprimait la liberté dans le reste de l’Italie, à ne pas laisser subsister à sa porte une tribune libre et un gouvernement représentatif, ne dissimulait nullement qu’elle était prête à se relâcher de ses exigences pécuniaires, si on voulait lui faire des concessions sur cet article. Le cabinet de Vienne n’a pas épargné les cajoleries et les offres de toute sorte pour arriver à ce résultat, et il est bien certain que, si le roi Victor-Emmanuel eût consenti à nommer un ministère réactionnaire, disposé à signer la suppression du statut et une alliance avec l’Autriche, les contribuables piémontais n’auraient pas eu 75 millions à payer ; mais, il faut bien le dire à l’honneur de ce prince, il a repoussé avec la plus grande loyauté les insinuations qui lui étaient faites, et le choix de ses conseillers a prouvé qu’il n’entendait nullement répudier l’héritage que lui avait légué son père. De son côté, M. d’Azeglio, le champion si zélé de l’indépendance italienne, en apposant son nom au traité de Milan, en faisant ainsi violence à ses sentimens personnels sous le coup de la nécessité, a pu se rendre le témoignage qu’il mettait à couvert, avec l’indépendance territoriale du Piémont, le principe constitutionnel. Du moment où le Piémont battu n’avait plus qu’à payer les frais de la guerre, quel qu’en fût le taux, personne n’avait le droit de réclamer. La chambre des députés de Turin cependant poussa d’abord les hauts cris. Que voulait-elle ? Repousser le traité ? Le ministère se serait dissous, et le roi, n’ayant plus le choix qu’entre un ministère de gauche et un ministère absolutiste, n’aurait certes pas balancé. On ne pouvait raisonnablement exiger de lui qu’il offrit des portefeuilles aux amis de M. Mazzani, et recommençât la guerre avec les débris de la légion de Garibaldi. Sans avoir le désir de reprendre le pouvoir absolu, il eût été forcé de s’entourer de gens qui y visent, et qui l’eussent engagé avec l’Autriche. Était-ce là ce que l’opposition voulait ? Après avoir bien déclamé, l’opposition finit par avoir l’air de comprendre que la paix, telle qu’elle venait d’être signée, était en définitive tout ce qu’on pouvait espérer de mieux dans la déplorable position où se trouvait, le Piémont. Le traité ayant été ratifié par le roi, la chambre vota les fonds nécessaires pour le paiement de l’indemnité à l’Autriche ; il ne lui restait plus qu’à donner soit approbation à l’ensemble des conventions, conformément à l’article 3 du statut. Pendant quelque temps, elle a éludé, sous divers prétextes, de se prononcer, puis, mise sérieusement en demeure par le ministère de prendre une décision, elle a fini par rejeter en bloc ce qu’elle avait approuvé en détail ; la ratification du traité a été repoussée par 72 voix contre 66.

L’opposition a prétendu qu’elle entendait subordonner son acceptation à la présentation par le ministère d’une loi ayant pour objet de déclarer citoyens piémontais les émigrés lombards réfugiés dans le royaume. Le nombre de ces réfugiés ne s’élève pas à moins de vingt mille. Bien qu’il y ait beaucoup à dire sur une mesure qui tendait à transformer le Piémont en une sorte de Suisse italienne, asile de tous les conspirateurs des contrées environnantes, on ne peut nier néanmoins que par ses deux levées de boucliers, de 1848 et de 1849, cet état n’ait contracté une dette d’honneur envers les Lombards et les autres Italiens compromis dans la cause de l’indépendance. Le ministère n’en disconvenait pas ; seulement il ne croyait pas que le principe pût être admis d’une façon absolue. Dans sa pensée, la naturalisation devait être soumise à de certaines règles, et il avait dans ce sens présenté au sénat une loi qui fut repoussée à la majorité de 54 voix contre 10. C’était un ajournement d’une année, car, d’après le statut, un projet de loi rejeté ne peut être représenté de nouveau dans la même session. En proposant de subordonner l’acceptation du traité à la présentation du projet de loi sur les Lombards, ce n’était donc rien moins qu’une violation du statut que proposait l’opposition. Néanmoins, pour lui enlever tout prétexte, le cabinet, par l’organe de M. Galvagno, ministre de l’intérieur, s’était engagé solennellement à renouveler la loi sur la naturalisation au début de la saison prochaine. Rien n’a pu vaincre un si furieux entêtement ; la gauche a voulu et provoqué la crise, et l’on aurait d’autant plus le droit de s’en étonner qu’elle n’ignorait pas que l’opinion publique poussait le gouvernement à profiter de cette circonstance et de la position que lui faisaient ses ennemis pour porter la main sur la constitution et remanier le statut à sa fantaisie.

Le ministère, prenant enfin son parti, a décrété coup sur coup la prorogation et la dissolution de la chambre. Après la première ordonnance qui prorogeait le parlement au 29 novembre, l’opposition s’était encore flattée que le cabinet n’oserait aller jusqu’au bout, et elle avait déjà commencé des démarches et des supplications pour conjurer le coup qui la menaçait. D’un autre côté, la majeure partie de la population, qui se voyait avec satisfaction débarrassée d’une chambre factieuse, appréhendait que M. d’Azeglio et ses collègues ne se laissassent gagner à des promesses aussi souvent violées que renouvelées, mais il n’en pouvait être ainsi ; plus le cabinet avait employé de soins et de ménagemens pour prévenir la crise, plus il devait se montrer ferme une fois qu’elle aurait éclaté.

On a blâmé le ministère piémontais de n’avoir pas immédiatement accompli la réforme de la loi électorale, réforme nécessaire, urgente, qu’il lui faudra demander à la chambre nouvelle si celle-ci lui fournit une majorité, ou, dans le cas contraire, imposer d’autorité après une nouvelle dissolution. Pour justifier la mesure que bien des gens s’attendaient à lui voir prendre, on s’est efforcé de prouver que la loi électorale, produit d’une ordonnance du roi Charles-Albert, pouvait très bien être changée par voie d’ordonnance, attendu qu’elle n’avait été établie dans le principe qu’à titre d’essai. Ces subtilités sont inacceptables et dangereuses. À quoi bon les mettre en avant aujourd’hui pour se donner l’air de rester dans la légalité, lorsque demain un autre plus osé pourrait argumenter du précédent pour supprimer la constitution tout entière ? Il faut appeler les choses par leur nom. Ce qu’on propose, et ce qui, nous le savons, deviendra peut-être indispensable, c’est un coup d’état. Or, il est toujours prudent d’éviter un coup d’état, et, quand on s’y résout, il est bon de pouvoir se rendre le témoignage que l’on y est forcé par la loi suprême du salut public. Nous aimons sur ce point les scrupules poussés à l’excès que viennent de manifester le roi de Sardaigne et ses ministres, sûrs d’ailleurs que, le moment venu, ils n’hésiteront pas et sauront, forts de leur conscience, sauver le pays malgré lui-même. Or, nous le demandons, après cet appel suprême et touchant que le roi Victor-Emmanuel vient de faire à son peuple en termes si nobles et si remplis de fermeté, après cette dernière marque de condescendance qu’il vient de donner, que le résultat des élections soit défavorable, que la chambre démocratique revienne à Turin avec le même esprit d’hostilité et les mêmes dispositions, qui osera accuser le gouvernement, quelle voix s’élèvera contre lui en Italie et en Europe, s’il brise les entraves dans lesquelles des sophistes de légalité s’efforcent de l’emprisonner, et s’il s’affranchit de l’interprétation judaïque d’un texte de loi pour en référer à l’opinion de la nation entière par la voie du suffrage universel ?

C’est dans ce sens, en effet, qu’il faudra remanier la loi électorale actuelle. Par le suffrage universel seulement, on pourra avoir raison de cette aristocratie bourgeoise qui, depuis deux ans, s’est imposée au pays sous prétexte de le débarrasser de l’ancienne noblesse militaire, laquelle avait certainement ses inconvéniens et ses abus, mais qui au moins, sans tant parler, savait mourir sous le drapeau, alors même que le ministère démocratique était au pouvoir. La loi électorale actuelle est défectueuse, nous l’avons fait sentir en commençant, et l’expérience l’a prouvé surabondamment ; mais ce ne serait rien de faire entrer la totalité de la nation en partage du droit électoral ; si le vote direct et au district était conservé, les mêmes inconvéniens déjà signalés ne manqueraient pas de se reproduire. Ce n’est qu’en l’établissant à deux degrés qu’on pourra le faite fonctionner. Avec la loi électorale, une loi répressive de la presse, dont la licence est encore à cette heure telle qu’elle était chez nous l’année dernière avant les journées de juin, enfin une loi qui règlemente le droit d’association, telles sont les trois conditions nécessaires qu’il s’agit de réaliser de gré ou de force, si l’on veut conserver en Piémont l’exercice de la liberté constitutionnelle. Ces trois projets de loi seront les premiers que le ministère devra présenter au prochain parlement, si la majorité lui est favorable, ou décréter sous sa responsabilité s’il se voyait contraint de recourir à une nouvelle dissolution.

Le ministère aura-t-il ou n’aura-t-il pas la majorité ? Telle est aujourd’hui la question vitale posée en Piémont. Bien des gens nous ne nous dissimulerons pas que c’est le plus grand nombre, augurant de l’avenir par le passé, se prononcent pour la négative ; puis, calculant les conséquences possibles, ils entrevoient dans un avenir prochain l’insurrection et l’anarchie à l’intérieur, la rupture avec l’Autriche et une nouvelle invasion venant cette fois couronner la ruine du pays. Sans doute, la situation est grave, mais nous ne saurions la voir aussi désespérée. Le cas de la réélection des députés actuels a été prévu par le cabinet, lorsqu’il s’est déterminé à essayer encore une fois de la loi actuelle, et nous ne doutons pas, si on le force à cette extrémité, qu’il n’applique avec promptitude et d’une main ferme le remède qu’il tient en réserve. L’avènement d’un nouveau ministère démocratique n’est donc point à craindre ; partant, où serait le prétexte à l’invasion ? Enfin, quant à la révolte de Gènes, dont on se fait toujours un épouvantail en Piémont, quant à une émeute dans les rues de Turin, il n’est pas à craindre de les voir réussir. L’armée piémontaise en ferait prompte et sévère justice, trop sévère peut-être, car, dans l’état d’exaspération où sont depuis un an les officiers et les soldats, il serait plus difficile de les retenir que de les exciter ; mais, nous l’avouons, nous ne perdons pas tout espoir de voir ce conflit se dénouer par les voies constitutionnelles. Le ministère, en fixant les élections au 9 décembre, a voulu profiter du sentiment général d’indignation qui, sous le coup des derniers événemens, s’est manifesté dans les esprits contre la chambre. Il a fait intervenir la voix du souverain, toujours écoutée et respectée en Piémont ; enfin, pour la première fois, il s’est déterminé à agir sur la conscience des électeurs, dans la mesure de son droit bien entendu. Ainsi, un petit journal intitulé Guide des Électeurs est répandu dans le pays, non pour désigner telle ou telle candidature, mais pour rappeler aux électeurs que leur devoir est d’aller voter. Tentative énorme ! le ministère de l’intérieur a adressé une circulaire aux fonctionnaires placés sous ses ordres, non pour leur enjoindre d’appuyer les candidatures modérées, mais, le croirait-on ? pour leur défendre de se mêler aux cabales et intrigues préparatoires en faveur de ceux de l’opposition. On ne manquera pas pour cela d’accuser M. Galvagno de corruption. Voilà où l’on en est en Piémont, et comme certaines gens y entendent le droit et le devoir du gouvernement. Ce devoir, c’est de se laisser égorger sans mot dire. La probabilité du succès pour le ministère se fonde donc, nous le répétons, sur le court délai qu’il a fixé. En se donnant plus de temps, on eût laissé s’évanouir les bonnes dispositions qui peuvent être nées dans beaucoup d’esprits. La masse serait retombée dans son inertie, ou se fût laissé travailler par M. Valerio et consorts, dont les moyens d’influence et de propagande sont bien autrement développés que ceux du gouvernement. En brusquant la partie, M. d’Azeglio a agi sagement, et, pour nous servir d’une expression usuelle, il fait bien de battre le fer pendant qu’il est chaud.

Au reste, si un certains nombre de personnes conçoivent et témoignent en ce moment, à Turin, des appréhensions que nous croyons en partie exagérées, en retour, il est des optimistes dont rien n’ébranle la confiance et dont il ne nous paraît pas inutile de signaler l’imperturbable sécurité, car elle ne peut s’expliquer que par une connaissance approfondie de l’état du pays. De ce nombre est M. le comte Balbo. M. Balbo a foi dans les destinées constitutionnelles du Piémont, et sa patriotique susceptibilité ne supporte pas qu’on élève le moindre doute à cet égard. Il y a quelques mois, en racontant les malheurs de la Haute-Italie, et cette série de fautes qui a abouti à la catastrophe de Novare et la déroute de tant d’espérances, nous avions cru pouvoir inférer de son silence à la tribune et dans la presse que son ame (la chose eût été bien naturelle) s’était laissé gagner au découragement. Nous nous étions trompé ; jamais l’illustre initiateur des idées libérales en Italie n’a cru plus fermement à leur triomphe et ne s’est montré plus confiant. Qu’on en juge. Repoussant même la nécessité d’un remaniement violent du statuto, M. Balbo affirmait naguère qu’avec de la patience le gouvernement pouvait venir à bout du mauvais vouloir de ses adversaires et conquérir petit à petit une majorité. Pour cette œuvre pleine de lenteur, plusieurs dissolutions successives du parlement ne l’effrayaient pas. Il se fondait, non sans raison, sur le bon sens et la loyauté du gros de la nation, qui saurait toujours passer sans encombre à travers les agitations électorales. À quoi on pourrait bien répondre, il est vrai, que de telles épreuves par tous pays, sont toujours dangereuses et ressemblent un peu à ces fièvres des pays méridionaux dont le troisième accès emporte le patient sans remède : que, quelque robuste et saine que soit la constitution du Piémont, elle pourrait bien ne pas résister, et qu’en définitive le plus prudent est d’y couper court. Ce n’est pas à la république et à M. Mazzini que la crise aboutirait. Sur ce point, nous partageons pleinement la quiétude de M. Balbo : le Piémont ne supporterait pas la république ; mais il est un autre danger non moindre aux yeux des amis de la liberté et dont M. Balbo ne se rend peut-être pas aussi bien compte. Ce danger, c’est que la population, fatiguée de toutes ces convulsions ne s’accommodât parfaitement, pour gagner un peu de repos, de l’abolition de toute espèce de statuto. L’abolition du statut, ce serait le triomphe de l’Autriche ; or il ne saurait nous être indifférent de voir l’Autriche, de droit sinon de fait, établie à Turin. Voilà pourquoi nous souhaitons vivement une pleine et prompte réussite à l’entreprise de M. d’Azeglio et de ses collègues, car de leur succès ou de leur chute dépend l’existence du gouvernement parlementaire en Piémont, et par contre-coup l’avenir de toute la Péninsule, qui considère aujourd’hui avec raison ce royaume comme le refuge et l’arche de la liberté italienne.


L. G.


V. de Mars.