Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1843

Chronique no 279
30 novembre 1843
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 novembre 1843.


Comment assister sans une vive satisfaction au spectacle que présente aujourd’hui l’Espagne ? On avait, il n’y a pas un an, coutume de dire, et on avait alors raison de penser, que l’Espagne était le pays de l’imprévu et de l’extraordinaire. Rien ne s’y passe, disait-on, comme partout ailleurs ; ce qui partout ailleurs serait un élément d’ordre et un moyen d’affermissement et de sûreté devient tout à coup en Espagne un principe de discorde, un moyen de trouble : le désordre s’y fait jour de toutes parts, comme si rien ne pouvait, au-delà des Pyrénées, lui fermer toutes les issues. Reconnaissons-le : ces plaintes et ces remarques ne sont plus de saison aujourd’hui. L’Espagne se gouverne dans ce moment selon les lois de la commune raison, du bon sens universel. Les causes y sont suivies de leurs effets, les prémisses ne restent pas sans leurs conséquences. Ce qu’on devait prévoir, ce qu’on avait prévu se réalise : toutes les attentes ne sont plus frustrées, ni toutes les espérances trompées. On peut aujourd’hui établir quelques conjectures au sujet de l’Espagne, sans passer pour un rêveur.

On avait prévu que la coalition, en présence des ayacuchos, ne pouvait pas reculer, et qu’elle accomplirait son œuvre : elle l’a accompli, avec une habileté rare et avec une modération plus rare encore en Espagne. On espérait que les cortès s’empresseraient de déclarer la majorité de la reine ; elles l’ont fait avec une unanimité qui a donné une grande force morale à la décision législative. On s’attendait à voir les troubles qui ont agité l’Aragon et la Catalogne s’apaiser à la proclamation de la majorité de la reine, et en effet tout est promptement rentré dans l’ordre ; on peut s’assurer que de long-temps la guerre civile n’ensanglantera plus les provinces espagnoles ; le radicalisme armé vient de faire ses derniers efforts et de constater son impuissance dans les murs de Barcelone. Enfin, tout paraissait annoncer que les partis politiques voulaient quitter la rue et le champ de bataille pour se mesurer sur le terrain de la légalité, et ce résultat vient aussi de se réaliser au sein des cortès. Le parti gouvernemental et l’opposition s’y organisent régulièrement ; les deux partis ont pour chefs M. Olozaga et M. Cortina. M. Olozaga amène aux conservateurs une trentaine de progressistes ; M. Cortina en garde soixante. Avec les quatre-vingts christinos ou modérés, comme on voudra les appeler, et avec quelques espartéristes et quelques carlistes ralliés, le parti gouvernemental comptera pour le moins cent vingt à cent trente voix dans la chambre des députés ; en même temps l’opposition, et par le nombre et par la valeur des hommes qui la composent, sera de nature à ce qu’il faille compter avec elle, et ne pas en mépriser les attaques et les avertissemens. On peut donc espérer de voir le gouvernement représentatif se développer en Espagne, comme il s’est développé graduellement en Angleterre et en France. Il serait sans doute ridicule d’imaginer que les Espagnols viennent d’entrer dans l’âge d’or, que leurs passions sont complètement amorties, et qu’une lumière surnaturelle a tout à coup éclairé leur esprit. L’expérience nous a appris que, même pour les peuples les plus avancés, la vie politique est une vie laborieuse, pleine d’aventures et de périls. L’Espagne n’échappera pas à la loi commune : elle aura ses jours de crise, d’agitation et de danger. Des fautes seront commises, des intrigues seront ourdies ; la vanité et l’ambition prendront, en Espagne aussi, le masque du patriotisme, pour envenimer les débats et sacrifier les intérêts du pays aux intérêts individuels. Mais il n’y a rien là que le gouvernement représentatif ne puisse surmonter, une fois qu’il est entré fortement dans les voies régulières, et qu’il a, pour ainsi dire, creusé son lit.

Le nouveau ministère est ce qu’il devait être dans la situation du pays, un ministère de coalition, composé d’hommes honorables et éclairés. Il a un beau rôle à jouer, et nous aimons à croire qu’il n’en méconnaîtra pas l’importance et l’éclat. Le ministère Lopez a noblement rempli sa tâche, qui était la proclamation de la majorité de la reine. Le ministère Olozaga se trouve chargé d’une mission plus grave encore et plus délicate : il doit réorganiser le pays et conclure le mariage de la reine. La minorité de la reine était un danger pour l’Espagne : ce danger est conjuré ; mais l’avenir de la monarchie constitutionnelle ne sera consolidé que lorsque le mariage d’Isabelle ôtera leur dernière espérance aux agitateurs et aux intrigans.

La révolution grecque n’autorise pas jusqu’ici de sinistres présages. Les Grecs paraissent comprendre toute la gravité des circonstances où ils se trouvent placés. Il ne s’agit pas seulement, pour eux, de la forme de leur gouvernement, d’un peu plus ou d’un peu moins de liberté : il s’agit d’être ou de ne pas être ; car si le royaume de Grèce existe, toujours est-il qu’il n’existe que d’hier, et que, n’ayant pas encore de profondes racines, il ne pourrait pas résister à une agitation trop violente. Les députés se rendent à Athènes ; à cette heure, l’assemblée aura commencé ses travaux ; le gouvernement en préparait les bases. On ne peut qu’applaudir à l’ordonnance royale qui vient d’appeler au sein du conseil M. Maurocordato et M. Coletti. Ce fait honore également et les hommes qu’on appelle ainsi dans les conseils du roi, et le chef du cabinet, M. Metaxa. M. Metaxa n’a point redouté la présence et l’influence de deux hommes d’état considérables et dont il n’avait pas suivi jusqu’ici la ligne politique, et M. Maurocordato, qui avait été ministre dirigeant, n’a point trouvé au-dessous de lui le rôle de conseiller sans portefeuille. On peut tout espérer d’hommes qui savent ainsi s’oublier en présence des intérêts du pays. Ces nobles exemples sont un enseignement dont il faut espérer que tous les Grecs profiteront. Le sort de leur patrie est en leurs mains. L’Europe les regarde, et ils n’ont rien à craindre que leurs propres passions. L’Angleterre et la France acceptent la révolution grecque sans la blâmer ; l’Autriche et la Prusse, tout en la blâmant, l’acceptent également et désirent qu’elle accomplisse promptement son œuvre, et qu’elle se consolide. La Russie boude, mais cette bouderie n’aura pas de conséquences, si les Grecs, en se donnant une constitution sensée, raisonnable, enlèvent tout prétexte aux accusations et toute chance aux agitateurs. Ce que nous redoutons pour les Grecs, c’est l’engouement des théories : leur pays est encore si faible, si décousu, si mal pourvu de moyens de stabilité et de résistance, que vouloir lui appliquer certaines institutions dans toute leur énergie, ce serait comme renfermer une liqueur en fermentation dans un vase sans cercles. Les institutions doivent se proportionner aux forces morales du pays. Ce qui est facile, raisonnable, sans danger en France et en Angleterre, pourrait ne pas être praticable en Grèce. Au surplus, nous ne connaissons pas assez l’état du pays pour porter ici un jugement particulier sur les institutions politiques qui pourraient lui convenir.

Le ministère ottoman vient d’être modifié. On y a appelé un ami, un élève de Rechid-Pacha. Cette crise partielle a donné lieu à plus d’une conjecture. Ce qu’il y a de certain, c’est que les hommes récemment appelés par le sultan dans son conseil appartiennent aux idées modernes, et ne sont pas de ces Turcs ignorans et fanatiques qui pensent pouvoir rendre à l’empire ottoman sa force et sa grandeur, en renouvelant les violences et les horreurs d’une époque qui est passée sans retour. Mais ce n’est pas par des demi-mesures, en appelant au sein du divan quelques hommes éclairés et modérés, que la Porte peut espérer de s’arrêter sur une pente qui devient tous les jours plus rapide. C’est une réforme générale et profonde, une réforme appliquée à toutes les parties de l’administration, qui pourrait seule arrêter la décadence de l’empire. Ajoutons que cette réforme n’est qu’un rêve. Les Turcs ne sont en état ni de la faire, ni de l’accepter, ni de la supporter. Ils n’ont plus de foi ni en eux-mêmes, ni dans leur gouvernement. Que peuvent quelques hommes levés en Europe, lorsque, rentrés dans leur pays, loin d’y trouver d’autres hommes qui les comprennent et leur viennent en aide, ils n’y trouvent qu’ignorance, défiance et aversion ?

Le procès d’O’Connell a été renvoyé au 15 janvier. Un homme d’esprit disait avec raison que cette poursuite n’était utile que pour celui qui aurait eu l’étrange envie de faire une étude de la chicane anglaise. Ce n’a été, en effet, jusqu’ici qu’un débat de procureurs ; les agens du gouvernement et les repealers s’y sont également montrés sous les proportions les plus exiguës. Il est vrai qu’en se rapetissant ainsi, O’Connell s’exposait à perdre ce prestige, cette grandeur quelque peu théâtrale qui fait sa force, tandis que le gouvernement, gouvernement puissant, peut se relever facilement d’un échec momentané. On assure que le ministère anglais songe sérieusement à faire quelque chose pour l’Irlande, et en particulier pour les intérêts matériels du pays. Cela vaudra mieux qu’un procès qui ne termine rien, et qui n’ôtera rien à l’Irlande de sa nombreuse population, de sa profonde misère et de ses vieilles rancunes.

Les chambres sont convoquées pour le 27 décembre. Les divers ministères travaillent à la préparation des projets que le cabinet se propose de présenter. Selon toutes les apparences, c’est sur des questions intérieures que porteront essentiellement nos débats législatifs : les chemins de fer pour les intérêts matériels, l’enseignement secondaire pour les intérêts moraux, seront, ce nous semble, les deux questions capitales de la session.

À vrai dire, le ministre des travaux publics s’occupe activement d’autres questions non moins compliquées et non moins graves que les questions relatives aux chemins de fer ; mais les projets, qu’il doit soigneusement élaborer, ne pourront être présentés à la session prochaine.

La question de l’enseignement secondaire est celle qui dans ce moment occupe le plus les esprits. Elle a pris les allures et les proportions d’une question politique. Elle touche désormais aux plus hauts intérêts de la famille et de l’état, de l’état, qui, lui aussi, a des obligations sacrées à remplir, des droits imprescriptibles à défendre. La vie de l’état est notre vie à tous ; sa force est notre force ; son avenir est l’avenir et l’espérance de nos enfans, et le jour où l’état, par aveuglement ou par faiblesse, abandonnerait la puissance qui lui est nécessaire, les droits qui lui sont essentiels, ce jour-là notre existence civile, notre grandeur nationale, seraient compromises ; l’ordre ferait place au désordre, la règle à l’anarchie. Il faut donc pour l’enseignement, comme il a fallu le faire pour la presse, pour l’exercice des professions libérales, bref, pour tous les faits du monde extérieur qui pourraient, dans un régime d’absolue liberté, frapper l’état d’impuissance et mettre en péril la sûreté générale et particulière, il faut, dis-je, concilier la liberté de l’individu et de la famille avec les droits et les obligations non moins légitimes de la puissance publique. Le problème peut être plus ou moins difficile à résoudre, selon la matière, selon les circonstances, mais dans ses élémens et dans ses conditions il n’a rien de nouveau, il ne présente rien d’insolite. C’est le problème qu’offrent au publiciste toutes les facultés de l’homme qui se manifestent par des faits matériels, par une action sur autrui ; c’est le problème dont la solution constitue toute la science du gouvernement. Que n’a-t-on pas dit de la liberté de la presse et de la difficulté de la régler, de la concilier avec la protection que l’état doit aux individus et à la société ! Les esprits impatiens, absolus, s’irritaient et s’égaraient au milieu des obstacles que leur opposait de toutes parts cette immense question politique, et ne voyant d’issue que dans un parti extrême, ils en concluaient, les uns, qu’il fallait accepter la censure, les autres, qu’il fallait se résigner à l’anarchie. Heureusement les uns et les autres se trompaient ; la liberté de la presse a pu être réglée et conciliée avec les droits et les obligations de l’état.

Les esprits sont à l’œuvre pour obtenir un résultat analogue dans une matière plus grave encore et plus délicate, qui est l’enseignement de la jeunesse, l’instruction de cette élite de ses enfans que la patrie appelle plus particulièrement à l’exercice des professions libérales, à la vie politique, aux méditations de la science et aux travaux littéraires : c’est dans leurs mains que notre génération aura placé le brillant et précieux dépôt de la science et de la littérature française ; il leur appartiendra de le garder et de l’étendre ; c’est sa puissance intellectuelle, sa grandeur morale, sa gloire la plus pure, que la France leur confie.

Loin de nous la pensée de rappeler ici tous les écrits qu’a déjà fait naître l’étude de cette question. Disons seulement qu’à mesure que la session approche, la question passe tout naturellement des mains des hommes spéciaux et des parties intéressées aux mains des hommes politiques ; les hommes spéciaux ont laborieusement préparé les matériaux et mis en relief les principes ; les hommes politiques vont en tirer les conséquences. C’est à eux d’examiner quels sont, dans la situation du pays, les résultats possibles et praticables ; c’est à eux de se tenir en garde contre les exagérations de toute partie intéressée.

Parmi les hommes politiques que cette grande question a vivement préoccupés, empressons-nous de citer M. de Lamartine. Il vient de préluder aux débats de la chambre par un écrit que la presse quotidienne nous a fait connaître, et où l’on retrouve tout l’éclat de sa parole. Le travail n’est pas complet ; une seconde partie nous est promise, et il est juste de reconnaître qu’avant la publication de cette seconde partie, on n’a pas le droit de porter un jugement définitif sur les idées de l’illustre écrivain.

Il n’est pas moins vrai que le morceau que nous connaissons présente, par les principes qu’on y établit et par la conclusion qui le termine, un tout, un ensemble, quelque chose d’absolu, et qui ne semble pas pouvoir admettre de modifications ultérieures.

Si nous avons bien saisi la pensée de l’auteur, M. de Lamartine, frappé des différences profondes qui distinguent l’église et l’état, de la diversité de leurs droits, de leurs pouvoirs, de leur mission, en conclut que tout accord est impossible en matière d’enseignement entre la puissance temporelle et la puissance spirituelle, que toute transaction entre elles ne serait que prévarication et mensonge, que l’église ne peut rien concéder de son autorité illimitée sur les ames. Cela étant, les conséquences ne peuvent être douteuses pour un esprit généreux. Si tout accord raisonnable est impossible, il n’y a plus à opter, pour le clergé, qu’entre l’abaissement et la liberté absolue. En lui conseillant le parti de la liberté, M. de Lamartine ne recule pas devant les conséquences toutes naturelles du principe. Il est trop évident en effet que le clergé ne pourrait briser tous les liens qui le rattachent à l’état qu’en renonçant aux avantages particuliers qu’il en retire, et en rentrant en tout et pour tout dans le droit commun. Si nous ne nous sommes pas mépris sur sa pensée, on dirait que M. de Lamartine conseille à notre clergé de se placer vis-à-vis de l’état dans la situation où se trouve le clergé catholique d’Irlande, ou mieux encore le clergé des États-Unis.

Nous le dirons : si c’est là la conclusion définitive des doctrines de M. de Lamartine, la question entre lui et ses contradicteurs n’est plus qu’une question purement spéculative, car certes il n’y a rien là de pratique et de possible chez nous. C’est un système que les ouailles et les pasteurs repousseraient également. Pour l’essayer, il faudrait autre chose qu’une loi, il faudrait une révolution, et cette révolution ne serait pas durable, car, au lieu d’être l’expression, la réalisation de la pensée du pays, elle en serait le contre-pied.

M. de Lamartine s’est laissé éblouir, ce nous semble, par l’éclat de ses brillantes antithèses. Ce qui n’est que divers lui paraît opposé, ce qui présente quelques difficultés d’agencement lui paraît impossible à rapprocher et à joindre, comme si le sentiment religieux que l’église développe et le sentiment de l’ordre qui fonde et conserve les états n’étaient pas l’un et l’autre des élémens de notre nature, des dons que la Providence nous a octroyés ; comme si l’état et la religion, la vie civile et la vie spirituelle, n’étaient pas à l’homme deux moyens de perfectionnement, deux voies tendant vers le même but, qui est le bien.

Sans doute l’homme est un être mixte : Dieu l’a voulu ainsi. Notre dualité se retrouve toujours et partout ; dans l’individu, dans la famille, dans l’état. En nous faisant le tableau des manifestations de notre double nature, en nous montrant comment se distinguent la foi et la raison, la philosophie et la religion, la vie civile et la vie spirituelle, l’église et l’état, M. de Lamartine nous a prouvé que les admirables harmonies de sa parole peuvent s’appliquer à toute chose, mais il n’a rien dit et ne pouvait rien dire de neuf. La religion et la philosophie, chacune dans la mesure et selon la méthode qui lui appartient, nous avaient depuis long-temps initiés à cette partie des mystères de notre nature que la main de Dieu n’a pas couverte d’un voile absolument impénétrable pour l’homme. Notre dualité nous est connue, et si le bien nous est caché, le fait de l’union des deux principes est certain pour nous. Faut-il en conclure que l’homme doit violemment disjoindre ce que Dieu avait uni, et que les deux principes doivent marcher dans des voies opposées ? Parce que leur accord est difficile, faut-il en faire deux ennemis ? Ce serait là un acte de désespoir, et cet acte de désespoir ne résoudrait point la difficulté ; à peine la reculerait-il de quelques instans : car le tour du cercle est vite fait, et les deux principes qui se seraient mis en route, pour ainsi dire, en se tournant le dos, ne tarderaient pas à se retrouver face à face, et l’état qui, avant tout, veut exister, avec sa puissance, son indépendance, son autonomie, l’état qui sait que son existence ne serait plus qu’une ombre, qu’une vaine apparence, le jour où il reconnaîtrait un supérieur ici-bas, l’état ne tarderait pas à dire au principe séparé : Vous empiétez sur mes droits, vous abusez de votre liberté, vous êtes un danger pour moi. Que lui opposerait-on ? Le principe de la liberté ? Mais la première des libertés, c’est la liberté du pays, c’est-à-dire son indépendance, son autonomie. À l’état seul appartiendrait donc de décider, à moins qu’on ne veuille faire de nous des vassaux. Nous avions donc raison de dire que la séparation et la liberté ne résolvaient point la question.

L’homme et la société ne se laissent pas ainsi couper en deux. L’analyse est une méthode, la synthèse c’est la réalité, et à moins qu’on ne veuille faire de la France une sorte de Paraguay, il faut admettre qu’il appartient à l’état, non de séparer les deux principes au nom d’une liberté illimitée et chimérique, mais de les coordonner et de les contenir en respectant scrupuleusement ce que chacun d’eux a de propre, de particulier, d’exclusif. Ce doit être, ce nous semble, un des bienfaits, une des gloires de la civilisation chrétienne, que la juste part faite à toute chose selon l’esprit de justice et de charité, de manière que chaque principe obtienne son légitime développement ; rien de plus, rien de moins. C’est ainsi qu’on substitue la paix à la guerre, l’harmonie des principes à leur discorde, l’esprit de l’Évangile aux passions des hommes.

Nous aussi nous voulons la liberté, nous la voulons réelle et sincère ; mais en matière si grave il importe de bien déterminer le sens des mots. De quelle liberté veut-on nous parler ? D’une liberté sans frein, absolue, illimitée ? Au profit de qui ? Du premier venu ? Mais qui voudrait d’un pareil désordre, d’une si effroyable anarchie ? Qui voudrait accorder pour l’enseignement de la jeunesse une faculté sans limites, sans règles, sans garanties, qu’on n’accorde pas pour la profession de médecin, d’avocat, de notaire, d’avoué ? L’église, qui a horreur du désordre, s’élèverait la première contre un pareil scandale ; la conscience publique en serait révoltée.

Au profit du clergé seulement ? Mais alors pourquoi ne pas employer le mot propre ? Ce n’est plus la liberté qu’on demanderait, mais un privilége, un privilége inconnu au droit public de la France, un privilége exorbitant et incompatible avec les droits de l’état.

Reste donc le système d’une liberté réglée par la loi ; c’est le système sur lequel, en principe, tous les hommes sensés, sincères, tombent d’accord. En demander d’une manière générale la réalisation, c’est demander ce que nous demandons tous ; mais ce n’est pas résoudre la question, ce n’est pas même en préparer la solution, car, encore une fois, nul ne conteste le principe. La difficulté est tout entière dans l’application, dans le mode, dans la mesure. Qu’on nous dise qu’il faut de la liberté, qu’on nous le répète sous toutes les formes, c’est bien ; mais la question n’aura pas fait un pas. Ce que nous aimerions à apprendre de plus habiles que nous, c’est comment cette liberté sera distribuée et garantie, sans danger pour elle-même, sans danger pour l’état. Là est la difficulté, la difficulté tout entière, il n’en est pas d’autre.

Au surplus, nous sommes sans inquiétudes sérieuses et pour la liberté et pour l’état. Nous croyons le pays plus sage, plus éclairé, plus prudent que ceux qui s’efforceraient de l’entraîner dans quelque voie extrême. La théocratie est aussi impossible aujourd’hui que l’impiété systématique. Le pays sent sa force, sa virilité. Il ne veut pas plus de la décrépitude que de l’enfance des sociétés civiles.

Il n’y a donc de quoi s’alarmer dans aucun sens, pour aucun intérêt : on fera, nous le croyons, une juste part à toutes choses. Et si nous attendons avec quelque impatience le projet de M. Villemain, nous l’attendons aussi avec une pleine confiance. Homme de l’Université, il ne sait pas moins ce que le pays doit de protection et de sollicitude aux graves intérêts moraux que l’église représente, et qui ont droit à tous nos respects.


Les personnes de goût qui cherchent dans les productions légères un autre plaisir que celui des yeux et que la distraction du moment distingueront, au milieu des publications nouvelles, le livre curieux et singulier qui vient de paraître sous ce titre : Un Autre Monde[1]. Ce livre n’est rien moins que la représentation animée et satirique du commerce, des arts, de la littérature, enfin du monde pittoresque parodié par lui-même. Un de nos plus hardis, de nos plus fins dessinateurs, Grandville, n’a pas craint de tourner son crayon contre les manœuvres, les folies, les fausses grandeurs, les piéges, les vanités du charlatanisme moderne, observé dans tous les rangs de la société. Réclames commerciales et littéraires, annonces, affiches, programmes officiels, harangues parlementaires, professions de foi politique animées et personnifiées, agissent et se croisent pêle-mêle dans cette galerie que l’on peut appeler le carnaval de l’industrie. Le dessinateur a été secondé par un écrivain habitué à manier avec autant de grace que de légèreté les armes de la raillerie et de la satire. On ne peut dire que dans cette divertissante comédie tous les traits soient également acérés et justes, que la mesure et le naturel n’aient pas été parfois sacrifiés à la bouffonnerie et à l’exagération des peintures ; mais on peut dire que la verve, la justesse et le franc comique l’emportent sur les imperfections de certains détails que l’on pourrait noter. L’élégance typographique a d’ailleurs mêlé son prestige aux ornemens du style et du dessin. Le succès promis à Un Autre Monde ne sera que la juste récompense des soins de l’éditeur, et des heureux efforts de l’écrivain et de l’artiste.


  1. Un vol. in-4o orné de nombreuses gravures, chez H. Fournier, rue Saint-Benoît, 7.