Chronique de la quinzaine - 30 juin 1919

Chronique n° 2093
30 juin 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Enfin, les Alliés ont dit leur dernier mot. Ils l’ont dit le lundi 16 juin vers sept heures du soir. M. Clemenceau l’a déclaré, en sa qualité de Président de la Conférence, à M. le comte de Brockdorff-Rantzau, en conclusion de la lettre d’envoi qui accompagnait la Réponse des Puissances alliées et associées aux Remarques de la Délégation allemande. « Pour conclure, les Puissances alliées et associées doivent affirmer clairement que cette lettre et le mémorandum qui y est annexé constituent leur dernier mot. » La lettre d’envoi est d’un ton excellent, à la fois vif et ferme, et l’on se féliciterait d’y retrouver le tranchant de tel style connu ou la netteté de tel autre style, tous les deux bien français, si quelque détail (par exemple, l’évaluation des dettes de guerre en livres sterling) ne montrait, jusque dans la version française, qu’elle a été pensée et écrite en anglais.

Les Remarques de la délégation allemande avaient été franchement pensées et écrites en allemand, dans cet allemand inimitable et invariable qui, à travers les siècles et les régimes, est demeuré toujours semblable à lui-même, car « la culture » a développé et n’a pas corrigé « la nature. » Le rédacteur anonyme de la Réponse des Puissances alliées et associées ne pouvait maquer d’en être frappé. « La protestation de la Délégation allemande, dit-il, prouve que celle-ci méconnaît la position dans laquelle l’Allemagne se trouve aujourd’hui. » A quel point elle méconnaît cette position, l’ignore ou feint de ne pas la sentir, il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir son mémoire, hautain, hargneux, plein d’un orgueil dont une défaite amortie n’a point brisé toute l’insolence, par endroits ingénu et doucereux, par endroits perfide et cynique, mais où partout s’étale une sorte de naïveté dans l’audace qui tour à tour exaspère et désarme, tantôt fait crisper le poing et tantôt casse les bras. Si c’est calcul, et si c’est l’effet psychologique auquel la diplomatie allemande a visé, elle l’a en partie obtenu. La lettre d’envoi des Alliés a été rédigée le poing crispé ; certaines de leurs conditions, dans la forme définitive, paraissent avoir été dictées les bras cassés. Comme la réponse de l’Entente suit généralement l’ordre même des Remarques du comte de Brockdorff-Rantzau nous en relèverons, chemin faisant, des signes chapitre par chapitre.

Mais, d’abord, la lettre d’envoi commence par exposer en termes précis, et qu’on ne saurait imaginer plus vigoureux, « le jugement des Puissances alliées et associées sur la guerre, jugement qui est pratiquement (c’est-à-dire : en fait) celui de la totalité du monde civilisé. » Cet arrêt est aussi sévère qu’il est bref et, quoique bref, fortement motivé. « La guerre qui a éclaté le 1er août 1914 a été le plus grand crime contre l’humanité et la liberté des peuples qu’ait jamais commis consciemment une nation se prétendant civilisée. » Crime conçu, combiné, prémédité, préparé, amené, exécuté avec une profondeur d’hypocrisie incroyable, une persévérance de volonté qui durant de longues années ne s’est pas lassée un instant, guettant et provoquant l’occasion, une scélératesse prodigieusement inventive, une cruauté que rien n’a fléchi ni dégoûté. « Pour atteindre leur but, ils ont (les gouvernants de l’Allemagne), par tous les moyens en leur pouvoir, formé l’esprit de leurs sujets à la doctrine que, dans les affaires internationales, la force est le droit. Ils n’ont jamais cessé de développer les armements de l’Allemagne sur terre et sur mer et de propager l’affirmation mensongère qu’une telle politique était nécessaire, parce que les voisins de l’Allemagne étaient jaloux de sa prospérité et de sa puissance. Ils ont cherché à semer l’hostilité et la suspicion, au lieu de l’amitié, entre les nations. Ils ont développé un système d’espionnage et d’intrigues qui leur a permis de susciter des troubles et des révoltes intérieurs et même de faire des préparatifs secrets d’offensive sur le territoire de leurs voisins, de façon à pouvoir, le moment venu, les écraser avec plus de certitude et de facilité. Ils ont, par des menacés de violence, tenu l’Europe dans un état de fermentation, et, quand ils ont constaté que leurs voisins étaient résolus à résister à leurs desseins arrogants, ils ont décidé de fonder par la force leur prédominance. »

Alors ils ont fait naître ou exploité le conflit serbe, à la suite du meurtre de Sérajévo ; et cette guerre qu’ils avaient déchaînée d’une manière astucieuse, en la rendant inévitable, en dépit de tous les efforts d’apaisement et de conciliation, ils l’ont conduite et poursuivie « d’une manière sauvage. » Dès le début, l’Allemagne a doublé son crime d’un second crime, par la violation de la neutralité belge : dans la suite, ces crimes d’ensemble, ces crimes nationaux, ces crimes de droit public, elle les a multipliés par une foule de crimes privés contre les biens et les personnes. Pillages, incendies, exécutions, dans l’intention avouée et expliquée de répandre la terreur comme une panique et de tirer de l’horreur même un instrument de domination. Ici le tableau se charge de couleur, ou plutôt le simple énoncé des faits l’en charge, par la seule force de la vérité, sans qu’il soit poussé trop au noir. « Ce sont les Allemands qui, les premiers, ont fait usage des gaz toxiques, malgré les épouvantables souffrances qui devaient en résulter. Ce sont eux qui ont pris l’initiative des bombardements par avions et des tirs à longue distance sur des villes, sans raison militaire, avec l’unique objet de diminuer le moral de leurs adversaires, en frappant les femmes et les enfants. Ce sont eux qui ont commencé la campagne sous-marine, défi de pirates au droit international, condamnant ainsi à la mort un grand nombre de passagers et de marins innocents, en plein Océan, loin de tout secours, à la merci des vents et des vagues, et, pis encore, à la merci des équipages de leurs sous-marins. Ce sont eux qui, avec une sauvagerie brutale, ont emmené en esclavage des milliers d’bommes et de femmes dans les pays étrangers. Ce sont eux qui ont permis, à l’égard des prisonniers de guerre qu’ils avaient faits, un traitement barbare devant lequel les peuples les moins civilisés auraient reculé. »

Puis ce raccourci lui-même est comme rassemblé en un trait, en une ligne : « La conduite de l’Allemagne est à peu près sans exemple dans l’histoire de l’Humanité. La terrible responsabilité qui pèse sur elle se résume dans le fait qu’au moins sept millions de morts gisent enterrés en Europe, tandis que plus de vingt millions de vivants témoignent, par leurs blessures et leurs souffrances, du fait que l’Allemagne a voulu, par la guerre, satisfaire sa passion pour la tyrannie. » Puisqu’il s’agit d’un jugement, de ces considérants découle logiquement, nécessairement, le dispositif : « Les Puissances alliées et associées pensent qu’elles manqueraient à ceux qui ont tout donné pour sauver la liberté du monde, si elles consentaient à ne pas voir dans cette guerre un crime contre l’humanité et contre le droit... Donc la justice est la seule base possible pour le règlement des comptes de cette terrible guerre. La justice est ce que la Délégation allemande demande et ce que cette Délégation déclare qu’on a promis à l’Allemagne. La justice, l’Allemagne l’aura. » (Vraiment, ne reconnaît-on pas dans cette phrase rapide, lancée comme un coup droit, la main et les nerfs de quelqu’un de chez nous ? Si celle-là a été traduite de l’anglais, nous devinons le Français qui l’a traduite.) « Mais il faut que ce soit la justice pour tous. Il faut que ce soit la justice pour les morts, pour les blessés, pour les orphelins, pour tous ceux qui sont en deuil, afin que l’Europe soit affranchie du despotisme prussien. Il faut que justice soit rendue aux peuples qui chancellent aujourd’hui sous un fardeau de dettes de guerre s’élevant à plus de 30 milliards de livres sterling, — lisons : 750 milliards de francs, — et qu’ils ont accepté pour sauver la liberté. Il faut que justice soit rendue aux millions d’êtres humains dont la sauvagerie allemande a pillé et détruit les foyers, la terre, les vaisseaux, les biens. »

C’est pour que la justice s’accomplisse, et parce que « la réparation des torts qu’on a causés est l’essence de la justice, » que les Puissances alliées posent en principe, comme condition primordiale du traité, que l’Allemagne « doit entreprendre une œuvre de réparation jusqu’à l’extrême limite de sa capacité. » Réparer non seulement dans et par « les personnes qui sont le plus manifestement responsables de l’agression allemande, ainsi que des actes de barbarie et d’inhumanité qui ont déshonoré du côté allemand la conduite de la guerre, » mais dans et par la nation tout entière.

« L’Allemagne a ruiné les industries, les mines et les usines des pays qui l’avoisinent. Elle les a détruites, non pas pendant la bataille, mais avec le dessein délibéré et calculé de permettre à sa propre industrie de se saisir des marchés de ces pays avant que leur industrie ait pu se relever de la dévastation qu’elle leur avait de gaieté de cœur infligée. L’Allemagne a dépouillé ses voisins de tout ce qu’elle pouvait utiliser ou emporter. Elle a détruit les navires de toutes les nations, en haute mer, là où il n’y avait pas de chance de salut pour les passagers et les équipages. Il n’est que juste que la restitution s’opère et que les peuples ainsi maltraités soient protégés pour un temps contre la concurrence d’une nation dont les industries sont intactes, et ont même été fortifiées par l’outillage volé dans les territoires occupés. Si ce sont là de dures épreuves pour l’Allemagne, c’est l’Allemagne elle-même qui se les est infligées. Quelqu’un doit souffrir des conséquences de la guerre. Qui doit souffrir ? L’Allemagne, ou seulement les peuples auxquels l’Allemagne a fait du mal ? »

Vainement l’Allemagne plaiderait-elle les circonstances atténuantes. Vainement elle essaierait de distinguer entre l’ancien et le nouveau gouvernement, entre le Reich impérial et le Reich républicain-socialiste. « Les Puissances alliées et associées reconnaissent le changement intervenu et s’en félicitent... Mais il ne peut pas affecter le règlement de la guerre elle-même. La révolution allemande fut différée jusqu’à ce que les armées allemandes eussent été battues en campagne, jusqu’à ce que tout espoir de profiter d’une guerre de conquêtes se fut évanoui. Tout le long de la guerre aussi bien qu’avant la guerre, le peuple allemand et ses représentants ont été en faveur de la guerre ; ils ont volé les crédits, ils ont souscrit aux emprunts de guerre, ils ont obéi à tous les ordres de leur gouvernement, si sauvages que fussent ces ordres. Ils ont partagé la responsabilité de la politique de leur gouvernement, car, à tout moment, s’ils l’avaient voulu, ils auraient pu le renverser, » Mais ils ne l’ont jamais voulu. Ce que l’ancien gouvernement voulait, l’Allemagne l’a désiré el en regrette encore l’échec. « Si cette politique du gouvernement allemand avait réussi, le peuple allemand l’aurait acclamée avec autant d’enthousiasme qu’il a salué l’explosion de la guerre. Le peuple allemand ne peut donc pas prétendre que, parce qu’il a changé ses gouvernants, une fois la guerre perdue, la justice veuille qu’il soit soustrait aux conséquences de ses actes de guerre. »

Dans tout le morceau qui précède, on a pu voir que nous citions largement, abondamment ; il serait en effet impossible de mieux dire, ni même de dire autrement. Il n’y a qu’à louer et à reproduire. Par une série de déductions irréfutables, la lettre d’envoi établit que « justice, » dans le cas présent comme dans tous les cas, signifie « réparation » sinon intégrale, au moins « jusqu’à l’extrême limite » de la capacité de réparer, et que « paix de justice » signifie, non pas sans doute paix de vengeance, mais quand même paix de châtiment et d’expiation.

Il n’y a pas à sortir de là, et le raisonnement est invincible. Quelqu’un doit, quelqu’un devra souffrir pour que la paix soit acquise, et que par les réparations nécessaires, la justice soit satisfaite. Mais qui ? L’Allemagne qui a fait souffrir, ou les nations qui ont déjà souffert épouvantablement par elle ? Otons même l’idée de châtiment pour le passé et, pour l’avenir, la pensée de préservation : ne retenons que la pure équité : une paix dont l’Allemagne ne souffrirait pas, qui ne pèserait pas sur elle aussi lourdement que la guerre, par sa faute, par son crime, par ses crimes grands et petits, a pesé sur nous, serait une paix inique, ce qui veut dire exactement inégale, et le contraire absolu d’une paix de justice.

Pourtant, si éloquente et, plus que cela, si péremptoire qu’elle soit, la lettre d’envoi n’est qu’une lettre. Elle démontre, elle établit, elle pose un principe, mais, le principe posé, il reste à l’appliquer, à le faire passer d’abord dans un texte, ensuite dans la vie. Ce ne peut être que par un abus des mots qu’on a imprimé çà et là qu’à cette lettre était annexé un mémorandum, qui ne serait autre que la Réponse des Puissances alliées et associées aux Remarques de la Délégation allemande ; c’est, à coup sûr, et tout à l’opposé, la lettre d’envoi qui est jointe à la Réponse. Plus sûrement encore, par-dessus cette réponse, qu’on nous livre, ce sont les modifications consenties au texte primitif des conditions de paix, qu’on ne nous a pas officiellement livré, qui doivent faire loi. On nous a réunis deux enveloppes, l’une, ouverte, dont nous avons sincèrement admiré la belle écriture ; l’autre, fermée, dont on nous invite à respecter les cachets. Soit, ne les rompons pas, bien qu’ils soient un peu écornés ; mais lâchons de deviner, par transparence, ce que ce pli mystérieux contient. La deuxième édition du traité, revue, amendée, au sens législatif, qui n’implique pas forcément amélioration, — édition dont l’usage n’est pas interdit, — nous y aidera.

En ce qui touche les questions territoriales, les Puissances alliées et associées donnent le pas, dans la lettre d’envoi, à la Pologne, probablement parce qu’elles entendent rattacher étroitement la solution de ces questions à cet autre principe, qu’elles se proposent de prendre pour base du règlement européen : « libérer les peuples opprimés et retracer les frontières nationales, autant que possible conformément à la volonté des peuples intéressés, tout en donnant à chaque périple toutes facilités pour vivre, nationalement et économiquement, une vie indépendante. » Par application de ce principe ou de ces principes, « des dispositions ont été prises pour reconstituer la Pologne en État indépendant, avec un libre et sûr accès à la mer. » Tous les « territoires habités par des populations indubitablement polonaises » ont été reconnus à la Pologne. Tous les territoires habités par une majorité d’Allemands, hormis quelques villes isolées et des colonies établies sur des terres récemment expropriées par la force et situées au milieu de terres indubitablement polonaises, ont été laissés à l’Allemagne. Partout où la volonté du peuple est en doute, un plébiscite a été prévu. La ville de Dantzig recevra la constitution d’une ville libre ; ses habitants seront autonomes ; ils ne passeront pas sous la domination de la Pologne et ne feront pas partie de l’État polonais. La Pologne obtiendra certains droits économiques à Dantzig ; la ville même a été retranchée de l’Allemagne parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen possible de fournir ce « libre et sûr accès à la mer » que l’Allemagne avait promis de céder. »

Mais il est aisé de se représenter que l’Allemagne ne pourrait résister à la tentation de jouer sur l’adverbe « indubitablement. » Sa Délégation s’en est fait un devoir. « L’État polonais, gémit-elle, se voit attribuer des portions plus ou moins importantes des provinces prussiennes de la Prusse orientale et occidentale, de la Posnanie, de la Poméranie et de la Silésie, qui ne sont pas indiscutablement habitées par une population polonaise… Sans distinction, on concède à la Pologne des territoires qui en ont été détachés à diverses périodes et sur lesquels elle n’a même jamais exercé sa domination. » Cela serait vrai, avant tout, de la Haute-Silésie. « Depuis 1163, la Haute-Silésie n’a plus aucun contact polonais avec le royaume de Pologne. On ne trouve dans la Haute-Silésie aucune tradition, aucun souvenir polonais. L’habitant de la Haute-Silésie ignore tout de l’antique passé et de l’histoire de la Pologne. » Il ignore peut-être même comment Frédéric II, aussitôt sur le trône, réunit par violence la Silésie à ses États, qui étaient encore misérables. Mais, si cet habitant, qui ne sait rien de ses origines, avait la curiosité de s’informer, il apprendrait que la Silésie, quand « elle n’eut plus de contact polonais, » dépendit, dans la fin du XIIIe siècle et le commencement du XIVe siècle, de la couronne de Bohême ; que, dans la fin du XVe siècle, Mathias Corvin, roi de Hongrie, l’enleva à la Bohême, en même temps que la Moravie et la Lusace ; que finalement, en 1526 ou 1527, elle passa, avec la Bohême elle-même, la Lusace et la Moravie, à la maison d’Autriche, de qui le grand Frédéric ne la reçut en 1740-1741 que parce qu’il la lui arracha. En sorte que, si quelque ancien propriétaire pouvait élever sur elle une légitime revendication, ce serait ou la Pologne, ou la Bohême, ou l’Autriche, mais non la Prusse, sauf en vertu de l’insoutenable paradoxe historique d’après lequel elle se prétend l’héritière du Saint-Empire. Dans l’espèce, elle n’hériterait que de ce qu’elle a volé, et « peut-on hériter de ceux qu’on assassine ? » L’Allemagne, au titre prussien, si ce n’est au titre impérial. conteste néanmoins à la Pologne tout titre juridique à la revendication de la Silésie, sans en reconnaître aucun à la Bohême, ni à l’Autriche. La seule chose, à son avis, qui ne se périme pas dans l’histoire, c’est le bénéfice de la rapine prussienne. Elle appelle à son secours la statistique électorale, la linguistique, les intérêts économiques, et cette raison majeure : « L’Allemagne ne saurait se passer de la Haute-Silésie. Au contraire, la Pologne n’en a pas besoin. »

Il y a plus : la Délégation allemande soutient que la Posnanie elle-même n’est pas un territoire de population indiscutablement polonaise. Elle nous enseigne ainsi le pouvoir d’un mot mis hors de sa place. « Indiscutablement ! » Qu’est-ce qui, à ce compte, est indubitablement polonais ; quel pays, quelle province est « indiscutablement » quoi que ce soit ? Hien, que ce qui est allemand. Ainsi Dantzig et ses environs, la Prusse orientale, la Prusse occidentale, Memel et les cercles qui l’entourent. Tout ce que l’Allemagne veut garder est incontestablement allemand, tout ce qu’elle ne veut pas rendre n’est point incontestablement polonais. Comment renoncerait-elle à ce jeu, puisque, à tous les coups, elle y gagne ? Elle y a gagné un plébiscite : « En raison de l’affirmation que la Haute-Silésie, quoique habitée par une majorité de Polonais dans la proportion de 2 à 1 (1 250 000 contre 650 000, d’après le recensement allemand de 1910), désire rester allemande, accorde la lettre d’envoi, — et la Réponse est bien plus explicite, — les Puissances consentent à ce que la question de savoir si la Haute-Silésie doit faire partie de l’Allemagne ou de la Pologne soit déterminée par le vote des habitants eux-mêmes. » Au pis-aller, elle y a gagné du charbon : « Afin d’empêcher que l’Allemagne ne soit arbitrairement privée des matières nécessaires à sa vie industrielle, un article a été ajouté au traité, prévoyant que les produits minéraux, y compris le charbon, produits dans toute partie transférée de la Haute-Silésie, pourront être achetés par l’Allemagne aux mêmes conditions que par les Polonais eux-mêmes. » Songez donc ! « La séparation prévue de la majeure partie de ce territoire constitue une violation, que rien ne justifie, de l’organisation géographique et économique de l’Empire allemand. « Pauvre, innocent, inoffensif, intéressant Empire allemand !

En Alsace-Lorraine, Dieu merci, il ne gagne ou ne regagne et ne reprend pas un pied, pas une pierre. La lettre d’envoi est muette sur ce sujet, à quelques récriminations, appuyées de fausse et spéciale érudition « boche, » que l’Allemagne se soit copieusement abandonnée. La Réponse se contente de répondre en substance que non seulement la question est résolue, mais qu’elle ne sera pas posée. Sur le bassin houiller de la Sarre, s’il n’est pas fait de concession nouvelle (on se rappelle qu’à la suite d’une des notes séparées de M. le comte de Brockdorff-Rantzau, une concession a naguère été faite, en ce qui concerne le rachat possible des mines, au bout de quinze ans, dans le cas où la population d’un cercle ou d’un village aurait déclaré vouloir demeurer allemande), la lettre d’envoi, comme la Réponse elle-même, entrent en des explications.

« Le territoire, dit la lettre, est transféré non pas sous la souveraineté de la France, mais sous le contrôle de la Société des nations. Une telle solution a l’avantage de n’impliquer aucune annexion, tout en reconnaissant à la France la propriété des mines et en maintenant l’unité économique du bassin, si importante pour les intérêts des habitants. » Et la Réponse, après avoir fait ressortir le caractère « de réparation spéciale et exemplaire » pour la destruction des mines françaises du Nord, que les Puissances alliées ont voulu donner au régime institué dans le bassin houiller, vante à son tour l’impartialité de la Commission de gouvernement qu’y déléguera la Société des nations, commission responsable devant elle, et non devant la France : « Pour la première fois depuis l’annexion de ce district à la Prusse et à la Bavière, annexion effectuée par la force, les populations auront un gouvernement résidant sur les lieux et ne connaissant d’autres charges ni d’autres intérêts que le soin de leur bien-être. » Au surplus, « ajoute-t-elle, presque en guise de post-scriptum, la Note allemande ne tient compte, à aucun moment, du fait que tout le système prévu est temporaire et qu’au bout de quinze ans, les habitants auront, en pleine liberté, le droit de choisir la souveraineté sous laquelle ils désirent vivre. » Voilà pour ce que les Puissances alliées et associées appellent les « avantages » de la solution adoptée : quant à ses inconvénients, ou mieux à ses périls, — car il y en a bien, — elles les passent sous silence. Elles laissent aussi sans réplique les prétentions pseudo-historiques de l’Allemagne, tant sur l’Alsace-Lorraine que sur la Sarre.

« L’Alsace-Lorraine, ose écrire le comte de Brockdorff-Rantzau, soufflé par les Universités d’outre-Rhin, est pour la plus grande partie un vieux pays allemand qui est devenu, il y a plus de mille ans, une partie de l’ancien Empire allemand. Les parties allemandes ont passé, au XVIIe et au XVIIIe siècles, sous la suzeraineté française, principalement par voie de conquête, sans consultation de la population et, la plupart du temps, malgré leur résistance déclarée. Sur quoi se greffe cette réflexion, où brille une sophistique admirable : « Si, en 1871, lors du rattachement de ces territoires, l’Allemagne a négligé de consulter la population, c’est qu’elle s’y croyait autorisé » ; en raison des procédés antérieurs de la France et de la parenté de race de la population. Néanmoins, il est reconnu, en vertu des conceptions de droit actuelles, qu’une injustice a été commise en 1871, en négligeant de consulter la population. » Seulement « en vertu des conceptions de droit actuelles, » et seulement « en négligeant de consulter la population ! » La malice est cousue de fil blanc, et ce fil est gros comme un câble. « Trop allemand ! » disait déjà un vieux roi de France.

Pour la Sarre, la Délégation allemande vide son chartrier bourré de pièces truquées. « Depuis plus de mille ans (à dater du traité de Meersen en 870), le territoire de la Sarre est allemand. L’occupation passagère, à la suite d’entreprises guerrières de la France, s’est toujours terminée au bout de peu de temps par la rétrocession de ce pays lors de la conclusion de la paix. Dans un laps de temps de 1048 années, la France n’a même pas occupé ce pays 68 ans. Au premier traité de Paris (1814), une petite partie du territoire actuellement convoité resta incorporée à la France, mais la population intéressée éleva une protestation des plus véhémentes et réclama « sa réintégration dans la patrie allemande, » avec laquelle elle s’apparente « par la langue, les mœurs et la religion. » La Délégation française avait en mains de quoi jeter à terre et réduire en poudre tout cet appareil d’erreurs, de contre-vérités, de demi-vérités ou de vérités tendancieusement interprétées. Il est fâcheux qu’elle ne l’ait pas fait.

Il n’y aura pas de plébiscite dans la partie méridionale du Slesvig, mais le Danemark n’y tenait pas, et même il redoutait un piège. Aux clauses territoriales qui regardent la Belgique, pour Moresnel, Malmédy, Eupen, il n’est rien changé. De même, il n’est rien innové aux clauses coloniales et navales qui, depuis l’ouverture de la Conférence, n’ont pas bougé d’une ligne, sont restées immuables dans toutes leurs syllabes, tous leurs points et toutes leurs virgules. En revanche, des modifications ont été apportées aux clauses militaires, complétées par un « Arrangement » particulier entre les États-Unis d’Amérique, la Belgique, l’Empire britannique, la France, d’une part, et l’Allemagne, d’autre part, « concernant l’occupation militaire des territoires rhénans. » Il en a été apporté aux clauses qui définissent le régime international des fleuves et rivières : aux clauses financières et économiques ; aux clauses qui ménagent ou aménagent les réparations ; des modifications ou des promesses de modifications ont ouvert ou entr’ouvert à l’Allemagne, dans un avenir non éloigné, que le texte anglais rapproche encore un peu plus : « in the early future, » la porte de la Société des Nations. C’est imprudent. Quand l’Allemagne sera dans la maison, elle la mettra vite sens dessus dessous. Elle s’entraînera à ce bouleversement dans la Commission créée pour étudier les réparations, et si, comme on le lui permet, elle choisit de faire exécuter elle-même, par de la main-d’œuvre allemande, la restauration des pays dévastés, n’aperçoit-on pas à quelles chicanes, à quelles menaces, à quels dangers d’infiltration, d’invasion sournoise et lente, nous serons exposés ? Des changements qu’ont pu subir les clauses financières, nous croyons savoir qu’ils n’ont pas satisfait ceux qui avaient les meilleures raisons de les bien connaître. En résumé, chacune de ces modifications, considérée à part, n’est peut-être pas très grave, mais, au total, ce sont autant d’adoucissements au traité, et la plupart dans celles de ses parties où il était déjà le plus faible, dans ses clauses d’exécution. Il est vrai que, chaque fois qu’il en a été consenti une, la lettre d’envoi fait observer : « Mais les principes sur lesquels repose le traité sont intangibles. » S’il s’agissait de philosopher, ce serait une consolation.

Tel quel, avec « d’importantes concessions pratiques dans l’application, » ce nouveau texte, ce texte définitif, est lui-même proclamé intangible. C’est « le dernier mot. » En le remettant le 16 juin à la Délégation allemande, les Puissances alliées et associées donnaient au gouvernement d’Empire cinq jours pour l’accepter ou le rejeter. Prolongé de quarante-huit heures, à la prière du comte Brockdorff-Rantzau, ou de son substitut, qui le trouvait trop court, il expirerait le lundi 28, dans la soirée. Si, quand il a été remis, on nous eût demandé, à la mode du jour : « Signeront-ils ? » voici ce que nous nous serions, sans témérité, risqué à prédire : « Ils crieront, ils protesteront, ils jureront qu’ils ne signeront pas, qu’aucun gouvernement allemand ne pourrait prendre sur lui de signer, ou que, s’il avait le triste courage de le prendre sur lui, il tomberait sous le mépris général. Le ministère l’affirmera solennellement à l’Assemblée nationale, qui le confirmera. Serments atroces, anathèmes, prophéties sinistres. Cependant le délai sera écoulé. Le mardi matin, à l’aube, les troupes alliées avanceront. Ce sera une affaire de quelques kilomètres. Là-dessus, Scheidemann s’en ira, et M. Mathias Erzberger ne tardera pas à nous donner de ses nouvelles : « J’arrive. » L’Histoire aime les pendants et les parallèles. La Galerie des Glaces du palais de Versailles, qui a vu l’édification de l’Empire allemand, en verra la démolition. Nous avons eu, en juillet 1870, la dépêche d’Ems ; en juin 1919, nous aurons le télégramme de Spa.

L’action, on l’a vu maintenant, s’est déroulée conformément à ce scénario, mais avec plus de rapidité. L’Allemagne a supprimé le prologue. Scheidemann n’a pas attendu le 23 juin, pour donner sa démission. Son ministère s’étant partagé par moitié, — sept voix pour la signature et sept contre, — il s’est effondré. Le président Ebert, après quelques fausses démarches, a appelé au pouvoir le social-démocrate Bauer, derrière qui apparaît, comme suppléant, en réalité comme mentor, l’inévitable Erzberger. Aussitôt, l’Assemblée nationale, consultée, s’est prononcée, par une majorité de 99 voix, pour l’acceptation du traité, évidemment sous conditions et sous réserves. Afin de remplir l’intermède, le comte Brockdorff-Rantzau et ses collaborateurs s’étaient livrés à une besogne de scoliastes, épluchant lettre par lettre les différentes leçons et cherchant, dans les fautes d’impression, des échappatoires. Ils ont été, en se retirant, remplacés par une équipe de casuistes. Mais, en toute vérité, notre dernier mot était dit. M. Clemenceau l’a fait savoir de telle façon qu’il ne pût, ni quant à présent, ni plus tard, y avoir, même pour un Allemand, le moindre prétexte à querelle. Les manigances les plus fines de l’astuce germanique échouaient : dès lors, la paix était signée. Il ne reste qu’à l’exécuter

Paix signée n’est point, en effet, paix faite, surtout celle-ci, dont nous répétons que, pendant quinze ans, au moins, elle sera continuellement à faire, et qu’elle ne se fera qu’au prix d’une volonté sans défaillance et d’une unité sans fissure. A nous-mêmes, à toutes les Puissances alliées et associées, plus que jamais sont commandées la stabilité et la vigilance. Ne fût-ce qu’à cet égard, la chute, en Italie, du cabinet Orlando Sonnino est venue tout à fait à contretemps ; et la destruction, par ses équipages, de la flotte allemande internée à Scapa-Flow, serait pour nous plus qu’une déception, si elle n’était un avertissement. La paix que nous signons est, certes, une paix pleine d’honneur. Mais pourquoi y a-t-il dans le monde, jusque chez les nations victorieuses, moins de joie au jour de la paix qu’il n’y en eu au jour de l’armistice ?


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant

RENE DOUMIC.