Chronique de la quinzaine - 30 juin 1917

Chronique n° 2045
30 juin 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’opération, si heureusement commencée, il y a quinze jours, entre Ypres et Armentières, par celle des armées anglaises qui est aux ordres du général sir Herbert Plumer, l’a conduite, sur le canal de Comines. la Lys, la Douve et la Warnave, à des résultats très intéressans en eux-mêmes, et gros peut-être, pour la suite, d’événemens beaucoup plus importans encore. Le moindre de ces résultats, déjà acquis, n’est pas que, des crêtes où ils sont montés, nos vaillans et perse vérans alliés commandent toutes les vues de la vallée et de la plaine ; que, de là-haut, ils lisent sur le terrain comme sur la carte, et peuvent, en connaissance de cause, choisir leur objectif, mesurer les difficultés, préparer les voies et moyens, adapter leur plan, dans le détail, aux circonstances du temps et des lieux. Ainsi l’action se conforme aussi exactement que possible à ses conditions, le succès en est assuré, et le coût en est réduit autant que possible. Des objectifs que peut maintenant se proposer l’état-major britannique, en accord avec le nôtre, nous ne savons rien, et nous en aurions deviné quelque chose, que nous ne dirions rien, mais l’atlas parle, il n’y a qu’à l’interroger. Ce que nous savons bien, ce que des témoignages enthousiastes nous rapportent, c’est que l’état matériel et moral de l’armée anglaise est magnifique ; qu’elle est, aux approches de la quatrième année de guerre, très supérieure à ce qu’elle était les deux premières années ou même la troisième, et que sa tactique en découle : pression constante d’une force croissante. Sur tout le reste, il vaut mieux nous taire, regarder et attendre.

Nous avons de quoi regarder, dans un silence patient, mais actif, car le vrai sens d’attendre, pour nous, c’est espérer. Le général Pershing, désigné pour être le chef des troupes américaines qui vont venir en Europe prendre part à la défense du droit odieusement violé et de l’humanité honteusement outragée, est arrivé avec de nombreux officiers. Dans les rues, la population de Paris, et la France entière, par ses représentans dans les deux Chambres, ont rendu aux États-Unis, en sa personne, l’hommage que leur doivent ici tous les cœurs. Il n’est personne parmi nous qui n’ait été profondément ému en lisant le récit des manifestations par lesquelles avaient été accueillis en Amérique, à côté du maréchal Joffre devenu le vivant symbole de la France en armes, arrêtant les Barbares sur la Marne, M. Viviani, l’amiral Chocheprat et les autres membres de la mission. Journées inoubliables où reverdissaient et se vivifiaient de chers et glorieux souvenirs, vieux de plus d’un siècle ; où, sous les auspices de George Washington et du jeune La Fayette, se renouait l’alliance nécessaire et presque fatale, comme voulue, dès l’origine, par le Destin, la belle alliance fondée, dans la foi commune au même idéal, par l’échange de deux grands amours désintéressés. Entre la France et les États-Unis, il n’a jamais été question de dette ni de reconnaissance ; il ne s’agit pas de savoir ni qui a donné le premier, ni qui a donné le plus : chacun a tout donné à l’autre, puisqu’il se donne. Des services du genre de ceux-là ne se paient pas, ils se restituent, ils renaissent, ou plutôt ils continuent, se retrouvent et se renouvellent en se retournant.

Quelle joie, aujourd’hui, et quel orgueil de saisir, dans toute l’étendue de sa puissance, avec toutes les nuances de sa délicatesse, le sentiment qui pousse la libre Amérique vers nous ! Et comme elle se plaît elle-même à l’analyser pour en jouir ! M. Viviani, dans la vibrante harangue qu’il a prononcée à la Chambre des députés, le 14 juin, en présence du général Pershing, n’a pas manqué de rappeler un mot qui contient toute une psychologie du peuple américain pendant la guerre, ce mot de l’ancien ambassadeur de la Confédération à Londres, M. Schoot : « Nous vous avons toujours aimés ; après la Marne, nous vous avons admirés ; depuis Verdun, nous vous respectons. » Et cet autre mot du maire de New-York, disant un peu rudement à ses compatriotes : « Courbez donc la tête, car il y a trois ans que la France saigne pour vous ! » C’est un point que tous ceux qui reviennent d’Amérique ont fixé. Les États-Unis voient, dans cette guerre, le genre humain à travers la France. L’idée, qui s’est faite obsédante dans les derniers mois, de la France combattant et s’immolantpour les causes les plus généreuses à la fois et les plus générales qu’une nation puisse servir, pour l’honneur de sa signature, pour la protection des faibles, la libération des opprimés, la punition des coupables, a peu à peu vaincu les préjugés qu’à tort ou à raison ils avaient longtemps nourris contre d’autres. Ils veulent d’une égale résolution relever la France de son sacrifice et, non pas se relever d’une faute qu’ils n’ont point commise, mais proprement s’élever eux-mêmes par le sacrifice. Quelque injuste que soit le reproche d’avoir, au début, profité de la calamité universelle, ils savent qu’on le leur adresse de certain côté, et ils savent de quel côté ; comme il leur serait insupportable de jouer le rôle ingrat du « nouveau riche » dans la « société des nations » qu’ils rêvent d’organiser, ils brûlent de verser leur sang pour laver leur or, et de verser aussi leur or purifié pour ajouter à la vertu de leur sang, de se dévouer, de souffrir, de mourir pour prouver qu’ils connaissent les plus hautes valeurs de la vie ; et ils se jettent dans la bataille des principes avec l’emportement de leur ardeur aux affaires : ils sont idéalistes en réalistes à qui l’expérience a appris qu’en rien il ne faut rien faire à demi.

« Jusqu’au dernier sou ! jusqu’au dernier homme ! jusqu’au dernier battement de cœur ! » a déclaré à M. Viviani le gouverneur d’un des États, élu par des centaines de milliers de citoyens. M. Wilson l’a publiquement et magistralement expliqué en deux occasions récentes, dans la communication qu’il a fait remettre au gouvernement provisoire de Russie, puis dans son discours du Flag Day. En même temps, il a fait entendre à la jeune démocratie russe, à peine sortie des limbes où sont les âmes d’enfant, on ne veut pas dire la leçon, mais la voix d’une démocratie plus virile ou plus mûre. Le discours pour le Jour du Drapeau n’est que la répétition, la transposition à l’usage du peuple américain de la lettre au gouvernement russe. Il n’en est pas, de M. Wilson ou de tout autre homme d’État, qui soit plus positif, plus ferme et plus plein, moins encombré de circonlocutions, plus dégagé d’obscurités. C’est le langage solide, illuminé, définitif d’un historien. C’est un mémoire et un jugement. M. Woodrow Wilson y expose au peuple des États-Unis, pour qui l’Europe est très loin et les affaires européennes sont très petites, les origines de la guerre. Il lui enseigne des choses familières pour nous et précises jusqu’à la douleur, mais qui ne touchaient pas le citoyen américain, perdu dans les villes populeuses ou isolé dans les immenses plaines de l’Ouest : le long martyre de l’Alsace-Lorraine, la mutilation de la Pologne, l’assassinat de la Belgique, de la Serbie, de la Roumanie. Il lui découvre l’Empire allemand, ses hommes, ses desseins, ses méthodes, ses pompes et ses œuvres. Il extrait des faits leur morale. Juriste et puritain, homme par-dessus tout, citoyen non plus seulement des États-Unis, mais du monde, remuant chez ses concitoyens les fibres les plus intimes, évoquant toutes les puissances de leur passé et de leur présent, il dresse contre le crime, contre le Mal, la nation de Washington et de Lincoln.

Mais nous, aucun danger ne nous a-t-il menacés et n’y avait-il rien à nous dire ? Avouons franchement que si ; qu’il pouvait y avoir pour nous un danger qui viendrait de nous, qui serait en nous ; non certes le découragement, encore moins la défaillance, mais la fatigue ; une espèce de détente de nos nerfs trop violemment et trop longtemps tendus. La France a donné dans cette guerre un éclatant démenti à tout ce qu’on avait jadis pensé et écrit d’elle, et qui pourrait se résumer dans le fameux aphorisme, que « le Français est plus qu’un homme dans le premier assaut, et moins qu’une femme dans le second. » Elle a montré, suivant une expression heureuse, sur la Marne, qu’elle avait conservé l’élan ; à Verdun, qu’elle avait acquis la patience. Elle a fait plus qu’une flambée, un feu qui dure depuis trois ans. Mais quoi ! Comme le remarquait le maire de New-York, il y a « trois ans qu’elle saigne. » Trois ans que la France de l’arrière souffre de la France du front qui saigne, de ses dix départemens envahis, de la misère de leurs exilés, de la ruine de ses monumens, de ses maisons, de ses jardins, de ses usines, de ses mines, de ses champs, du meurtre des hommes et des choses. A quoi bon vouloir le cacher ? Jamais, pour plus de sang, ni pour plus d’épreuves, plus de pleurs ne furent permis. Sans doute, il y avait quelque chose à nous dire, et M. Viviani l’a dit éloquemment. Il a éloquemment traduit la pensée essentielle, la pensée de continuité et de perpétuité, qu’on eût voulu inclure dans l’ordre du jour de la Chambre ; et c’est « qu’il n’y a pas de paix sans victoire, à moins que nous n’abandonnions le respect de nos tombeaux, le respect de nos berceaux, et que, par un rythme barbare qui se renouvellera tous les trente ans, nous permettions à nos fils d’aller reprendre sur le champ du combat la place où leurs pères sont tombés. »

Voilà ce que nous refusons de permettre. « La paix sans annexions et sans contributions, » insinuent le Soviet de Pétrograd et, derrière lui, les Germains, germanisans ou germanophiles plus ou moins masqués, qui tirent les ficelles de la faction « maximaliste. » Comme l’appel de M. Wilson, la note du gouvernement français et la note du gouvernement britannique répondent : Pas d’annexions et pas de contributions, soit ; « la France ne songe à opprimer aucun peuple, ni aucune nationalité, même celle de ses ennemis d’aujourd’hui. Mais elle entend que l’oppression qui a si longtemps pesé sur le monde soit enfin détruite et que soient châtiés les auteurs des crimes qui demeureront pour nos ennemis la honte de cette guerre… Pour elle-même elle entend que soient libérées et lui fassent retour ses fidèles et loyales provinces d’Alsace et de Lorraine, qui lui ont été arrachées jadis par la violence. Avec ses Alliés, elle combattra jusqu’à la victoire pour que leur soient assurées la restauration intégrale de leurs droits territoriaux et de leur indépendance politique ainsi que les indemnités réparatrices pour tant de ravages inhumains et injustifiés et les garanties indispensables contre le retour des maux causés par les incessantes provocations, de nos ennemis. » De même, la Grande-Bretagne « n’est pas entrée dans cette guerre pour faire des conquêtes et ne la poursuit pas avec ce dessein. Son but était, à l’origine, de défendre l’existence du pays et d’imposer le respect des engagemens internationaux. A ces objets primitifs s’ajoute aujourd’hui celui de libérer les populations opprimées par la tyrannie étrangère. » Le gouvernement britannique, conclut la note, estime que, dans leurs lignes générales, les accords faits par lui de temps à autre avec ses Alliés se conforment à ces règles. Toutefois, au cas où le gouvernement russe le désirerait, le gouvernement britannique et ses Alliés sont parfaitement disposés à examiner ces accords et, si c’est nécessaire, à les reviser. »

Personnellement, — s’il n’est pas présomptueux d’avoir une opinion personnelle sur un tel sujet, — nous persistons à croire qu’une « revision des buts de guerre, » en pleine guerre, n’est pas sans inconvéniens ; qu’il y en a, au contraire, de plusieurs ordres ; et qu’il eût été plus sage d’opposer aux questions du Conseil des ouvriers et soldats quelques questions préalables. Mais ce n’est pas la peine de récriminer. Il suffit qu’on soit décidé, tout en marquant à la naissante démocratie russe le sympathie qu’inspirent ses bonnes intentions et que mériteront ses efforts, à ne point incliner plus qu’il ne convient, devant un régime, des hommes d’État, et des assemblées ou des comités improvisés, les principes, les maximes et les traditions par lesquels ont vécu et se sont maintenus de siècle en siècle les États qui possèdent, par droit d’aînesse, la culture politique la plus ancienne et la mieux éprouvée. Démocratie tant qu’on voudra ; mais la République des États-Unis, la République française, et même l’Angleterre monarchique, et l’Italie monarchique elle-même, en un certain sens, le meilleur, sont aussi des démocraties.

Cette quinzaine a été dure aux trônes et aux gouvernemens. Ce n’est pas pure métaphore, de dire que la terre tremble et que, par ondes, l’ébranlement gagne de proche en proche. La déposition du roi Constantin n’est évidemment pas un acte ré volutionnaire, mais un acte diplomatique, où le protocole cérémoniel a été un peu bousculé. Tout s’est pourtant passé aussi bien que possible. M. Jonnart, nommé haut-commissaire des Puissances protectrices en Grèce, après avoir pris, de concert avec le général Sarrail, commandant en chef de l’armée d’Orient, et l’amiral Gauchet, commandant des forces navales alliées, les précautions militaires indispensables, après avoir fait franchir à nos troupes les limites de la Thessalie, fait fermer, à ses deux issues, le canal de Corinthe, fait débarquer des détachemens au Pirée, et amené à proximité d’Athènes les renforts dont on eût pu avoir besoin, a signifié, le lundi matin 12 juin, à M. Zaïmis, président du Conseil des ministres, la résolution des Puissances, en lui demandant, par une sorte d’ultimatum que cette fois nous étions en mesure d’appuyer, une réponse pour le lendemain, avant midi. Et le mardi matin, 12 juin, à neuf heures et demie, M. Zaïmis, prenant acte de ce que « la France, la Grande-Bretagne et la Russie avaient réclamé l’abdication de Sa Majesté le roi Constantin et la désignation de son successeur (à l’exception du diadoque, dont les dispositions hostiles avaient été scandaleusement affichées), » faisait connaître que « Sa Majesté le Roi, soucieux comme toujours du seul intérêt de la Grèce, a décidé de quitter avec le prince royal le pays et désigne pour son successeur le prince Alexandre. »

De ce successeur ainsi désigné, on savait simplement jusqu’à hier que c’était le deuxième fils du roi Constantin et de la princesse Sophie de Hohenzollern. On sait maintenant, par sa proclamation, que c’est un bon fils ; dans son exemplaire attachement à son « auguste père, » qui vient de faire « un sacrifice suprême à notre chère patrie, » il feint de ne tenir que de la délégation paternelle, comme s’ils lui étaient spontanément confiés, « les lourds devoirs du trône hellène ; » dans « sa douleur d’être séparé, en des circonstances aussi critiques de ce père bien-aimé, » il a « pour seule consolation de remplir son mandat sacré (le mandat du roi Constantin). » Il aura toujours son image dans le cœur comme devant les yeux, et tâchera de toutes ses forces de suivre les traces de son règne si brillant, avec le concours du peuple grec, obéissant, par delà l’effacement propitiatoire, aux volontés toujours royales de celui qui reste pour l’un et pour l’autre Constantin Ier. Tout cela est naturel et louable, mais il y en a trop.

Si l’on rapproche le texte de cette proclamation du texte de la communication adressée par M. Zaïmis à M. Jonnart, on ne saurait manquer d’être frappé de certaines coïncidences, où s’est peut-être exercée la subtilité des Grecs habiles à user de toutes les finesses de l’esprit et à manier toutes les ressources de la langue. Que dit M. Zaïmis, ou même qu’écrit-il ? Que la France, la Grande-Bretagne et la Russie ont « réclamé l’abdication du roi Constantin et la désignation de son successeur, » d’une part ; et, d’autre part, que « le Roi, soucieux comme toujours du seul intérêt de la Grèce, a décidé de quitter le pays avec le prince royal et désigne pour son successeur le prince Alexandre. » Il n’est question d’abdication que dans la demande, et dans la réponse il n’est question que de départ ; en cours de route, Constantin, par une habitude invétérée, s’est laissé prendre une interview : il n’a parlé que d’,« éloignement. » — Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage ! — Il y a bien, dans la réponse même, la désignation du successeur, mais relisons les articles 45, 46, 52 de la Constitution, et prenons garde que ce ne soit là encore, artificieusement ménagée, une source de chicanes.

Peu importe, au surplus. Il faut le dire tout net. Nous sommes allés en Grèce, non par des scrupules juridiques, mais par des nécessités politiques. Nous y sommes allés parce que la situation qui nous y était faite n’était digne ni de la France, ni de l’Angleterre, ni de la Russie ; « parce que nous ne pouvions pas oublier que, le 1er décembre dernier, nos marins y avaient été traîtreusement mis à mort ; » et parce qu’enfin, tant que le gouvernement royal faisait de ce pays une base allemande, notre armée d’Orient, prise à revers, était paralysée. Si c’est changé, si le départ de Constantin suffit, si nous sommes débarrassés de ses Streit, de ses Dousmanis et de ses Metaxas, si les deux Grèces ennemies, la Grèce de Salonique et la Grèce d’Athènes, peuvent se réunir, sous Alexandre, avec M. Venizelos, en une Grèce qui nous soit sûre, c’est bien, quoique nous ayons beaucoup tardé. Nous n’aurons pour elle que de l’indulgence, et nous lui en avons déjà donné un gage en levant le blocus. Mais, dans la douceur, de la fermeté. Inutile d’exhiber, comme l’Empereur furieux, un « poing de fer, » pourvu que nous ne lâchions plus la main. La seconde épitre d’Alexandre est déjà plus raisonnable.

Au lendemain de son succès du Carso, et à la veille de l’entrée des troupes franco-anglaises en Thessalie, l’itahe a proclamé, par l’intermédiaire du général commandant son corps expéditionnaire, l’unité et l’indépendance de l’Albanie « sous sa protection, » sotto la protezione ; nous avions noté la nuance, et c’est à tort qu’on a traduit : « sous son protectorat. » Elle a poussé son avance en Épire et occupé Janina, non sans soulever, à ce qu’il semble, des protestations. Depuis quelque temps aussi, la petite république de Koriza l’agaçait, comme une amorce, comme une pointe venizeliste, et il convient de ne pas négliger ce symptôme. Que l’Italie soit désormais au contact de la Grèce, c’est peut-être plus qu’un incident ; il se pourrait que de vrais événemens en vinssent, surtout si les deux Grèces réunies retrouvaient et reprenaient les voies de la plus grande Grèce. L’Entente doit avoir l’œil ouvert de ce côté. Pour l’Italie, nous l’avons dit, la proclamation de l’indépendance albanaise sous sa protection est un geste à triple et quadruple détente : comme l’Albanie méridionale ne se distingue pas nettement de l’Épire septentrionale il barre le chemin à la Grèce ; il coupe le chemin de l’Adriatique, dans le cas probable de la victoire des Alliés, à un futur grand État yougo-slave, et, dans le cas contraire, aux ambitions de l’Autriche ou de la Bulgarie ; au pis aller, il met une monnaie d’échange ou de rançon dans le portefeuille de la Consulta. Si l’Italie avait tenu l’Albanie pour elle-même, c’est-à-dire à l’Albanie en elle-même, voilà trente ans qu’elle aurait pu l’avoir. En 1887, à Friedrichsruhe, Bismarck l’offrit à Crispi, pour toutes sortes de raisons, quelques-unes plaisantes, mais qui ne durent guère plaire à son visiteur, dont la famille était originaire de cette région. On croyait que, bien plus qu’à prendre l’Albanie, l’Italie tenait à ce que l’Autriche ne la prît pas, et que c’était le but du combat d’influence qu’elle y livrait à l’empire des Habsbourg. D’où l’essai, d’avance condamné, auquel présida ridiculement ie prince de Wied. Mais, quels que soient pour demain les projets de l’Italie autour de Vallona et de Santi-Quaranta, ce n’est pas aujourd’hui ce qui appelle nos observations : jusqu’à ce qu’elle se pose internationalement, l’affaire albanaise se présente comme une affaire italienne d’ordre intérieur.

Eh ! quoi, dans l’instant même où la Révolution russe lance son veto : « pas d’annexions, » et où les Puissances de l’Entente, tout en faisant des réserves, en définissant, s’accordent à répondre : « En effet, pas d’annexions, » dans cet instant même, l’Italie déclare prendre l’Albanie « sous sa protection, » et l’on pense savoir ce que c’est, dans le style des chancelleries, que de « prendre sous sa protection » un pays préalablement proclamé uni et indépendant. Encore qu’ils ne soient pas de la stricte observance, MM. Bissolati, Bonomi et Comandini, qui représentent dans le Cabinet Boselli des inclinations socialistes, ont tressailli à ce réveil d’un « égoïsme sacré » que certains de leurs amis se flattaient d’avoir tué avec M. Salandra. Pendant toute une séance, ils ont boudé le Conseil, et n’y ont point paru. On s’est imaginé que la crise allait s’ouvrir, et qu’en Italie comme ailleurs, allait être discutée « la revision des buts de guerre. » Et, de fait, la crise s’est ouverte, ou, plus exactement, il y a eu comme une crise larvée. Mais, quand elle s’est résolue, MM. Bissolati, Bonomi et Comandini sont demeurés dans le ministère ; c’est le ministre de la Guerre et le ministre de la Marine qui sont partis, sans compter que M. Arlotta est devenu haut-commissaire italien aux États-Unis, pour permettre le remembrement des Travaux publics, par les soins d’un technicien éminent, M. Ricardo Bianchi, et que le général Dall’Olio a été, de sous-secrétaire d’État, promu ministre titulaire des Munitions.

MM. Bissolati, Bonomi et Comandini étaient au début de la crise, durant son cours ils disparaissent, et ils n’y sont plus à la fin : c’est pour eux res inter alios acta. M. Sonnino l’a traversée comme eux, mais tout droit, impassible, intransigeant, bien qu’au fond elle ait été suscitée contre lui. N’est-ce pas lui en chair et en os, la « diplomatie secrète, » et n’est-ce pas lui l’ouvrier opiniâtre, silencieux, énigmatique, de « l’égoïsme sacré, » qui travaille sans cesse et ne livre à personne les mystères de son métier ? Seulement, le sens politique est si fort en Italie, que ceux mêmes que cette attitude en apparence dédaigneuse blesse ou irrite, ne perdent jamais de vue, fût-ce aux heures troubles, les conditions de la vie et de l’action. Ils savent, ils sentent, que, s’il n’y a plus de secret, c’est qu’il n’y aura plus de diplomatie, et que, s’il n’y a plus d’égoïsme sacré, c’est qu’il n’y aura plus de nation. La vie nationale suppose l’égoïsme national, comme l’action diplomatique suppose le secret : ce sont des Italiens qui ont trouvé les deux formules. Des masses ignorantes ou des peuples tout neufs peuvent imaginer le contraire, et c’est bien simple, mais c’est trop simple. Pas un Italien ne les en croira. La science et l’instinct se rebellent également contre cette chimère. M. Boselli, bien qu’il passe pour être teinté d’un peu de romantisme politique, a sûrement dégagé l’intime volonté de tous ses compatriotes, en disant, le 20 ; à la Chambre : « Sans la victoire, aucune classe sociale, et le prolétariat moins que toutes les autres, ne pourrait espérer un avenir de progrès et une vie heureuse. Personne ne peut ne pas souhaiter de tous ses vœux la paix, mais ceux qui la voudraient sans la complète libération nationale voudraient une paix impossible, renieraient leur qualité d’Italiens et prépareraient inconsciemment pour un avenir prochain une nouvelle et terrible guerre. Je ne puis croire que des tendances semblables existent en Italie. Si elles existaient, et si l’on tentait de les réaliser, le gouvernement sévirait inexorablement contre elles. »

En tant qu’elle se heurte sourdement au mot d’ordre adopté par la Soviet, la crise italienne, on le voit, n’est pas sans rapport avec la crise russe ; et pareillement, à d’autres égards, la crise espagnole. Ce n’est point que l’Espagne ait suivi l’exemple ou subi, de si loin, la contagion de la Russie. Les « comités de défense » de ses régimens et ceux qui s’organisent dans les diverses corporations, mais particulièrement les militaires, n’ont eu à copier aucun modèle étranger ; le type a été produit par le milieu, et nous retrouvons là aussi « cette vieille infanterie espagnole » qui, avec les autres armes du reste, avait, pour le grand malheur du pays, rempli le xixe siècle de ses pronunciamentos. Depuis 1874, on espérait que l’Espagne en était délivrée, et l’on s’attriste, lorsque, comme nous, on l’admire et on l’aime, de constater que les germes n’en étaient pas définitivement étouffés. À la suite de la démission, dans des circonstances pénibles, de son ministre de la Guerre, le Cabinet de M. Garcia Prieto s’est tout entier décidé à la retraite ; et il y a eu plus : les libéraux ont cédé la place aux conservateurs. C’est l’inverse de la manœuvre qu’exécuta en d’autres temps Canovas del Castillo pour soutenir et consolider la Restauration encore chancelante, quand, par deux fois, il lia à sa fortune le parti libéral, en lui remettant le pouvoir. M. Dato, qui ne s’est pas dérobé à une tâche dont le poids peut être accablant, est un homme de rare valeur, honoré de tous, ayant le goût et le sens des problèmes sociaux, en cela semblable à son ancien chef, le grand ministre conservateur. Il a appelé au ministère de la Guerre le maréchal Primo de Rivera, de qui la verte vieillesse se souvient des âges disparus, et qui, au long des soixante-dix ans pendant lesquels il porta l’uniforme, assista à tant de mouvemens dans l’armée, jusqu’à celui de Sagonte, qui fut le bon, puisqu’il fut le dernier.

Mais la crise a été très grave, et l’on ne saurait nier qu’elle a failli dépasser les proportions d’une crise ministérielle. Des choses ont été discutées, même dans des journaux modérés, qui ne le sont jamais sans que ce soit un avertissement. Toutes ces dissertations sur les monarchies qui tournent à la république et sur les républiques qui gardent les avantages de la monarchie sont l’indice d’une agitation dans les profondeurs. Les élémens de dissociation, si répandus dans toutes les Espagnes, des dix royaumes maures à la Catalogne et à la Biscaye, le carlisme des provinces basques, le régionalisme de l’Est, le cantonalisme du Sud-Est, ce mal endémique ou épidémique, qui fut porté à son paroxysme, en 1874, par la débilité anarchique de la Révolution ; jointe à cela, la gêne imposée par une neutralité à laquelle, sauf l’effusion de sang, n’est épargnée aucune des souffrances de la guerre ; jointes à cela, en outre, les dissensions que fomente, entretient, exaspère l’espionnage allemand, les colères que provoquent l’impudence, l’audace allemandes ; oui, tout cela déborde ou menace de déborder et les personnes des ministres et les cadres des partis. Le point faible de la monarchie des Bourbons restaurée nous a toujours paru être dans la force même de l’artisan de cette restauration. L’épigraphe ne se trompait pas, qui, au pied des portraits royaux, disait : « A don Antonio Canovas del Castillo, une famille espagnole reconnaissante, » Comment ne pas nous rappeler que nous écrivîmes ici, lors de l’attentat de Santa-Agueda : « M. Canovas est mort : que Dieu garde l’Espagne et la monarchie ! » Crises encore, et plus que ministérielles encore, en Autriche et en Hongrie, en Cisleithanie et en Transleithanie. Le comte Clam-Martinitz, à Vienne, n’a pu séduire le club polonais, maître du parlement impérial depuis le temps de Badeni et même de Taaffe. L’idée de ressusciter le Reichsrath après une longue léthargie lui a été fatale. Et cette aventure prouve qu’en Autriche, sous Charles Ier comme sous François-Joseph, la monarchie et ses différens peuples ne s’entendeni jamais mieux que dans le silence. A Budapest, un débutant, un tout jeune homme, le comte Maurice Esterhazy, a fini par réussir où les plus vieux routiers avaient échoué. Nous ne savons de lui que son nom, et nous ne voulons le voir qu’à travers les souvenirs de son père, le comte Nicolas-Maurice, et de son grand-oncle, grand seigneur tchèque et président de la Diète de Bohême, le prince Georges Lobkowitz. S’il leur ressemble, il n’aura pas l’espèce d’âpreté fanatique d’un Tisza, et il ne devrait pas, au même degré, être asservi au germanisme. D’aussi faibles indices, il serait imprudent de vouloir tirer un pronostic. Mais, quand on considère les quatre autres comtes qui font partie du Cabinet, et dont le comte Andrassy n’est pas, rien, à première vue, ne détourne de l’impression qu’en Hongrie comme en Autriche, on essaie de donner timidement de petits coups d’épaule pour secouer le joug de Berlin.

Ce joug, la Suisse ne supporte pas qu’on le lui impose d’autorité ou qu’on le lui glisse par hypocrisie. Le chef du département politique, ministre des Affaires étrangères, M. Hoffmann, personnage très considérable, ancien président de la Confédération, ayant commis l’imprudence et l’incorrection de servir d’honnête courtier pour une proposition de paix allemande à la Russie, dénoncée avec indignation par le gouvernement provisoire, va méditer, dans une retraite anticipée, sur ce que peuvent coûter les liaisons dangereuses. Le Conseil fédéral, en son ensemble, a repoussé toute solidarité avec ce maladroit, qui aurait déjà pu se faire prendre, et près de qui M. Grimm n’a peut-être fait que remplacer M. Ritter. Encore, dans quelques cantons, juge-t-on la sanction insuffisante. Meetings et manifestations se succèdent, où l’écusson de l’Empire est criblé de pierres. Constantin fut mal inspiré de s’arrêter, sur ces entrefaites, à Lugano, quels que pussent être les parfums de Germanie qui l’y attiraient. Le soir, comme il faisait un tour sur la Piazza della Riforma (n’aurait-il pas eu droit à la Place de la Révolution ?) il fut reconnu et… acclamé d’une façon significative. Mais qu’on ne s’y trompe pas, et, lui-même, il n’a pas dû s’y tromper. La Suisse a vu passer trop de rois en exil, elle a été hospitalière à trop de grandeurs déchues, elle a accueilli et salué trop de malheurs, pour qu’il ait pu croire que ces rumeurs fussent réellement à son adresse. Non, ce que la foule, moins cruelle que justicière, conspuait en lui, ce n’était pas Le roi de Grèce, c’était le beau-frère de l’Empereur. Tandis que le mark perd, à Bâle, de 50 à 55 pour 100 de sa valeur, M. de Bethmann-Hollweg, par ses avocats social-démocrates, Scheidemann, Ebert et David, fait plaider à Stockholm les circonstances atténuantes, ou même la non-culpabilité. Il n’y a plus personne qui ait « voulu cela. » C’est un signe terrible pour celui qu’on croyait le plus fort, de ne plus être ni le plus respecté, ni, du moins, le plus redouté. Qu’il s’agisse de mesurer les chances de la guerre par l’argent, les armes, ou l’estime, ou la peur, l’Allemagne baisse. Voilà sa cote.

Charles Benoist.
Le Directeur-Gérant.
René Doumic.