Chronique de la quinzaine - 30 juin 1868

Chronique n° 869
30 juin 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin 1868.

Connaissez-vous une des situations les plus étranges et les plus difficiles ? C’est la situation d’une société qui sent qu’elle porte en elle-même la contradiction et la lutte, qui comprend qu’une période s’achève pour elle, et qui hésite, qui s’étonne avant de s’engager dans la seule voie où elle peut retrouver la sève et la vie, qui flotte encore entre les habitudes du repos et le goût renaissant, l’impatience de l’action. Elle a passé des années à oublier qu’elle était une société virile façonnée par une révolution, à se désintéresser en quelque sorte de sa propre destinée. Elle s’est remise tout entière entre les mains présomptueuses qui ont voulu la conduire. On lui a dit qu’elle s’était trop agitée, et elle l’a cru. Elle s’est accoutumée à un régime calmant de demi-jour, de demi-silence, de discussions discrètes et d’abdication volontaire ; elle s’est reposée des grandes ambitions de la vie publique en faisant des affaires et en s’amusant. Un peu de bonheur venant en aide au régime, elle s’est tenue pour satisfaite, elle n’a pas demandé plus de liberté qu’on ne lui en donnait, et même des esprits difficiles ont trouvé qu’elle ne se servait pas de la liberté qui lui restait. Puis tout d’un coup elle se réveille. Les circonstances ont singulièrement changé ; bien des entreprises commencées en son nom et sans son aveu n’ont point réussi, l’incertitude se glisse dans toutes les combinaisons. Les réactions prolongées ont porté leurs fruits, et les mouvemens artificiels d’idées ou d’intérêts conduisent à des déceptions cruelles. On a commencé par abuser, on finit par se trouver en face des conséquences les plus naturelles et les plus invincibles de tout ce qu’on a fait. Ce n’est plus le bonheur des premiers temps, c’est une sorte de difficulté intime de vivre qui se traduit de toute façon, en crises politiques, en crises financières ou industrielles, et même en crises morales.

Alors cette société réveillée en sursaut se reprend à croire que l’omnipotence dans le gouvernement d’un pays n’est peut-être pas une garantie invariable de prévoyance et de sagesse. Elle sent la nécessité de remettre la main à ses affaires, de rentrer en possession d’elle-même ; sous la pression des choses, elle retrouve le goût d’un contrôle plus efficace. Quand on continue à lui parler de ses prospérités, elle veut bien y croire, mais elle veut aussi les sonder, les interroger, voir ce qu’elles contiennent, surtout ce qu’elles lui coûtent. Elle ne s’en rend pas compte, c’est l’instinct de la liberté qui renaît en elle dans ce que nous appellerions volontiers la faillite de l’absolutisme. Et ce n’est pas dans la société seule que ce sentiment se fait jour, il passe tout aussi bien et d’une certaine façon dans le gouvernement, qui n’a plus la même assurance, la même confiance dans sa propre infaillibilité. Entre gouvernans et gouvernés, il y a comme l’aveu muet d’une nécessité nouvelle. Les uns et les autres, dans une mesure différente, sentent que l’heure est venue de procéder à une sorte d’apuration du passé ; si on y regarde de près, c’est la signification la plus claire de la politique inaugurée le 19 janvier 1867 d’avoir marqué ce moment du passage de la société française dans une situation où elle rencontre à chaque pas tout un compte à régler, tout un ensemble d’habitudes et d’influences à secouer, où elle se trouve en face d’une véritable liquidation politique, morale et matérielle. Depuis ce jour, on pourrait affirmer que tout a le caractère d’une transition laborieuse, embarrassée et d’autant plus difficile qu’elle ne s’est pas produite dans un mouvement d’enthousiasme, qu’elle est née du sentiment obscur de l’impossibilité d’aller plus loin en persistant dans la voie qu’on avait suivie.

À vrai dire, quel autre sens ont réellement toutes ces discussions qui retentissent depuis quelque temps au sein du corps législatif et qui se prolongent en épisodes de toute sorte ? En apparence, ce sont des lois d’intérêt matériel qu’on discute et qu’on vote, ce sont des chemins de fer qu’on multiplie du nord au midi pour mettre le réseau français au niveau des réseaux étrangers, c’est la viabilité vicinale qu’on développe, c’est la compagnie des paquebots transatlantiques ou la société des messageries impériales qu’on dote de subventions nouvelles pour assurer les services de navigation dans les mers de l’Inde ou dans l’Océan-Atlantique et le Pacifique. Aujourd’hui c’est le budget qu’on commence à discuter, demain ce sera l’emprunt de la ville de Paris. Au premier aspect, toutes ces lois n’ont rien que de simple, elles ne dépassent pas la mesure habituelle des travaux législatifs ; au fond, il est facile de le voir, c’est plus qu’une discussion ordinaire, c’est un véritable inventaire des intérêts et des ressources du pays, des élémens de la fortune publique, des systèmes qui ortt été suivis ou qui sont encore mis en pratique. Tout est analysé et décomposé avec une curiosité presque rigoureuse et quelquefois embarrassante. Il y a quelques années à peine, ce n’eût point été ainsi . Ces lois auraient passé, non pas sans discussion, mais sans difficulté ; elles auraient été enregistrées sans éclat et sans bruit, elles auraient occupé tout au plus quelques séances dont personne n’aurait parlé. Aujourd’hui les lois sont votées tout de même sans doute ; mais, on le sent bien, l’intérêt est moins dans le vote que dans ces débats si curieux, si bizarrement accidentés, où on a trouvé le moyen d’animer les chiffres en leur prêtant un langage passionné. Ce n’est plus une petite affaire enlevée au pas de course au déclin d’une session, et sous ce rapport ces discussions sont assurément instructives ; elles initient le pays à l’administration de ses intérêts, elles laissent entrevoir la nature de ce mouvement industriel et financier qui se poursuit depuis quinze ans, elles font la part des progrès réels et de ce qui n’est qu’une œuvre factice de spéculation conduisant à d’inévitables catastrophes. Par là ces simples discussions financières ont naturellement une portée politique, et par une coïncidence curieuse ce n’est pas même un membre de l’opposition qui a pris ce rôle d’inquisiteur, de liquidateur des opérations industrielles contemporaines, c’est un membre de la majorité qui s’est mis à ne rien ménager et à éclabousser un peu tout le monde de sa verve normande. M. Pouyer-Quertier, l’infatigable athlète de ces débats, peut bien avoir été hasardé et intempérant dans quelques-unes de ses assertions, et de plus, s’il n’y prend garde, il finira par trop parler ; mais enfin il n’aura pas moins contribué à secouer la torpeur du public sur toutes ces questions, à éclairer d’un reflet d’éloquence passionnée toutes ces discussions d’affaires.

Ce qu’il y a de remarquable dans ces débats, c’est que le gouvernemeflt lui-même semble subir l’influence de cet esprit nouveau ; il se sent transporté sur un terrain inexploré. Nous ne voulons pas dire certainement que M. le ministre d’état soit jamais embarrassé. M. Rouher a de l’éloquence pour toutes les situations, et c’est un tacticien habile qui ne se laisse pas facilement déconcerter ; mais il est bien clair que le gouvernement n’a plus la même assurance superbe, en ce sens qu’il ne croit plus possible de tout trancher invariablement par un mot. Il y a au besoin des solidarités qu’il décline, des habitudes qu’il désavoue presque, et, sans cesser de croire qu’il a répandu toute sorte de progrès sur la France, il ne laisse pas d’être dominé lui-même par la force d’une situation générale devant laquelle il se tient dans une diplomatique réserve ; il est embarrassé par des traditions d’omnipotence administrative qui ne sont plus de saison, qui deviennent de plus en plus une anomalie choquante. On pourrait dire que ce sentiment perce dans le langage de tous ceux qui parlent en son nom, qui ont coopéré à cette œuvre de quinze ans soumise aujourd’hui à une complète révision, et le dernier rapport que M. Haussmann a publié comme un préliminaire et une justification anticipée du prochain emprunt de la ville de Paris, ce rapport même. qu’est-ce autre chose qu’un épisode de ce grand et singulier travail de liquidation qui s’accomplit ? M. Haussmann a le langage mélancolique et lier des génies brusquement arrêtés dans leur coursé. On dirait, à tout prendre, un bienfaiteur de l’humanité éprouvé par l’ingratitude publique, et s’arrêtant un instant pour demander s’il doit définitivement passer parmi les dieux ou continuer à verser sur ses contemporains des torreiis de bien-être en ouvrant de nouveaux boulevards. M. Haussmann restera-t-il préfet de la Seine, ou bien ira-t-il goûter le repos qu’il a si bien gagné ? La question est grave ; au fond, en se rendant cet orgueilleux témoignage, M. Haussmann ne fait autre chose que de laisser percer sans y songer le sentiment d’une crise où toutes les omnipotences s’en vont.

Cette situation apparaît bien un peu partout et sous toutes les formes, dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel. De toute façon on se trouve en face de quelque conséquence imprévue de ce qu’on a fait.ou de ce qu’on a laissé faire. Il est certain que depuis assez longtemps, dans ces dernières années surtout, il s’est produit en France une réaction qui a fini par se manifester avec une naïveté étrange. Si ce n’était qu’une réaction d’idées morales et religieuses dans une civilisation écœurée de jouissances matérielles, il n’y aurait rien que de simple, ce serait le travail naturel et salutaire des esprits et des âmes ; mais il est bien visible que ce mouvement a un tout autre caractère, qu’il se compose de toute sorte de vaines frayeurs et d’étroits préjugés, que dans sa bruyante explosion il n’est rien moins qu’une guerre déclarée à la société moderne, à ses principes, à ses idées, à ses instincts. Le clergé, en majorité du moins, a eu la malheureuse faiblesse de se laisser griser par ce souftle d’absolutisme renaissant à la suite des révolutions de 1848. En échange de la protection intéressée qu’il recevait, il n’a pas marchandé son appui, et il a cru dès lors le moment venu de réagir contre tout ce qui était libéral ; il n’a pas craint de laisser voir sa pensée, d’autant plus qu’il avait retrouvé une place dans les assemblées politiques. Il en est résulté cet air de prépotence qu’a pris l’église, qu’elle porte un peu partout, dans son attitude et dans ses discussions, faisant des efforts désespérés pour enchaîner la politique de la France à des intérêts surannés, et y réussissant quelquefois, revendiquant un droit exclusif sur l’éducation, poursuivant d’une hostilité aussi persévérante que passionnée l’indépendance de l’esprit et de l’instruction laïque. Quelle en a été la conséquence ? L’église n’a point gagné en crédit, en influence durable ; elle a provoqué au contraire des réactions extrêmes dans un sens opposé. Nous ne parlons plus de cette recrudescence de matérialisme qui s’est manifestée dans les idées, et à laquelle les discussions du sénat ont donné une sorte d’importance politique. On vient de voir de bien autres effets. Dans une des contrées les plus riches de la France, dans les campagnes de la Charente, pendant deux mois, les paysans ont été dans une inexprimable émotion ; ils se sont livrés à des désordres qui auraient été sans doute plus vertement réprimés, s’ils ne s’étaient pas produits au cri de vive l’empereur. D’où venait cette émotion ? Les paysans charentais étaient persuadés qu’entre le clergé et la noblesse la vieille alliance s’était renouée : tous les prêtres s’entendaient pour ramener le peuple à la servitude, l’apparition d’un tableau dans les églises devait être le signal du rétablissement de la dîme et des droits féodaux. Rien ne pouvait dissuader ces malheureux, exaltés dans leur passion, et il a fallu quelques patrouilles de cavalerie parcourant les campagnes pour les ramener à la raison, sans parler des condamnations prononcées par les tribunaux. Ainsi, quatre-vingts ans après la nuit du 4 août 1789, après trois ou quatre révolutions qui ont fondé et affermi la société civile française, des populations en masse ont pu croire que le clergé en était encore à méditer le rétablissement de la féodalité ecclésiastique et de la dîme, et que, quand le clergé nourrirait cette bizarre pensée, il aurait la puissance d’accomplir un tel dessein ! N’est-ce point un étrange symptôme des effets que peuvent produire les trop bruyantes interventions du clergé dans les affaires publiques ?

Vous croirez peut-être que devant de tels faits la nécessité la plus urgente est de guérir cette grande plaie d’ignorance, de répandre au plus vite l’instruction, que l’église est la première intéressée à éclairer ces esprits grossièrement crédules, et à laisser même au besoin des mécréans tels que M. Duruy et ses collaborateurs enseigner aux paysans qu’ils n’ont rien à craindre, ni la dîme ni les droits seigneuriaux de M. l’abbé du monastère voisin ? Nullement. Voici d’un autre côté, à quelques lieues de la Charente et au même instant, M. l’évêque de Périgueux entrant en lutte avec M. le préfet de la Dordogne, refusant le concours du clergé dans l’organisation d’une société qui a pour objet le développement de l’instruction primaire. Et M. l’évêque de Périgueux ne dissimule pas ses raisons : c’est que cette société se forme en dehors de l’autorité religieuse, c’est qu’à l’église, a à elle seule, a été conféré le droit et imposé le devoir d’enseigner les hommes, » c’est que toute personne qui s’occupe d’enseignement est tenue « d’accepter la surveillance de l’église et son contrôle… » Ainsi voilà où nous en sommes : d’un côté cette prépotence si naïvement affichée, de l’autre le matérialisme envahissant et la crédulité des paysans charentais !… Singulier bilan de toute une situation morale ! Ce n’est pas sans raison que récemment, dans une nouvelle série de Méditations sur la religion chrétienne, un homme qui garde dans sa verte vieillesse la sérénité et l’activité d’un esprit supérieur, M. Guizot, s’effrayait de la confusion contemporaine, de ce qu’il appelle un labyrinthe de questions, d’idées, d’instincts contradictoires. C’est le triste fruit d’un régime de concessions calculées, d’une grande méprise favorisée par le silence universel, de ce compromis d’influences accepté par l’église et par l’état dans un intérêt de domination commune.

Il n’y a qu’un remède à ces agitations factices, c’est la liberté, la vraie liberté, servant à relever, à rectifier les esprits, à répandre la lumière par l’enseignement comme par la discussion, et voilà pourquoi la politique inaugurée le 19 janvier 1867 était d’un plus favorable augure par cela seul qu’elle remettait le pays sur le chemin qui conduit à la liberté. Seulement, il ne faut pas s’y méprendre, et ici reparaît sous une autre face cette liquidation dont nous parlions. Quand l’esprit public a passé des années à se mouvoir dans un cercle que l’administration seule avait le droit d’étendre ou de resserrer, les traces de ce régime discrétionnaire ne s’effacent pas en un jour. La liberté elle-même souffre tout d’abord des habitudes contractées dans des conditions de pure tolérance. Bien des tâtonnemens se produisent avant qu’on soit rentré dans la vraie et large voie où l’action peut devenir réellement féconde, et c’est à quelques égards ce qui se voit déjà dans la première apph’cation de la loi sur la presse. Cette loi, on le sait, n’est pas des plus libérales ; elle n’accorde, à vrai dire, qu’une franchise, peut-être la plus dangereuse à défaut de toutes les autres qui devraient la compléter : c’est le droit indéfini de fonder des journaux sans autorisation administrative. Le premier résultat de la promulgation de la loi de la presse a été la création d’une multitude de journaux. On s’est mis à l’œuvre avec d’autant plus d’empressement qu’on se trouvait à la veille d’élections dont l’époque n’est point fixée encore, mais qui peuvent être prochaines. En province, cette renaissance des journaux répond évidemment à un besoin réel de l’opinion. A Paris, dans ce centre moral et intellectuel de la France, il y a, si nous ne nous trompons, un danger fait pour frapper tous les esprits réfléchis, c’est la dispersion de toutes les forces, la substitution d’une guerre de partisans à l’action d’une opinion libérale fortifiée par la cohésion. Si l’application de la dernière loi ne devait avoir d’autre effet que cette dissémination de tous les talens par la création d’une multitude de journaux séparés souvent par de simples nuances, elle ne serait certainement pas un bienfait pour la presse, qui y perdrait son crédit et son autorité morale. Et le gouvernement lui-même y trouverait-il un avantage ? Les gouvernemens ont souvent cette illusion de croire qu’ils tirent une force de l’affaiblissement de tous les partis, de toutes les opinions ; ils n’arrivent qu’à rester sans point d’appui le jour où ils en auraient besoin et à ne savoir jamais la vérité. Les fausses libertés ou les libertés incomplètes les trompent aussi bien que les régimes discrétionnaires, et, par un effet d’optique auquel n’a échappé jusqu’ici aucun pouvoir, ils croient encore distinguer la satisfaction et la confiance là où il n’y a que le malaise d’une société éprouvée dans tous ses intérêts et inquiète de son avenir.

Non, la France n’est pas contente, elle ne puise pas dans le sentiment de sa situation intérieure une confiance sans mesure, et dans le cours des choses en Europe, d’un autre côté, il n’y a rien qui puisse la rassurer, rien dont l’Europe elle-même puisse être très fière. L’autre jour, à Londres, dans un banquet offert aux ministres de la reine par une des plus riches corporations de la Cité, celle des marchands tailleurs, M. Disraeli s’est donné le plaisir de déclarer « qu’à aucune époque de l’histoire la perspective de la continuation de la paix n’a été plus favorable, » et si en ce moment les eaux du Pdiin et du Danube ne sont pas troublées, il l’attribuait « au sage exercice de la juste influence de l’Angleterre. » M. Disraeli, qui n’est pas sur des roses depuis que M. Gladstone lui a suscité l’épineuse question de l’église d’Irlande, et qui en est réduit aujourd’hui, pour s’équilibrer, à chercher dans la chambre des lords la compensation et la consolation de ses ennuis dans la chambre des communes, M. Disraeli se contente à peu de frais quand il s’agit des affaires de l’Europe : non que les eaux du Rhin et du Danube soient en ce moment fort troublées, mais elles n’ont pas précisément la limpidité profonde et transparente d’un lac de Némi. Qui pourrait dire les orages mystérieux qu’elles recèlent ? Et il en sera ainsi tant qu’il suffira pour émouvoir les esprits d’un bruit qui passe dans l’air, d’une promenade de nos généraux sur le Rhin, comme cela est arrivé tout récemment, ou d’une harangue de M. de Moltke répondant à quelque discours du maréchal Niel, tant qu’on en sera incessamment à se dire de gouvernement à gouvernement, de parlement à parlement : « Nos voisins savent que nous ne voulons pas les attaquer, mais ils doivent aussi être convaincus que nous ne voulons pas nous laisser attaquer, et à cet effet il nous faut une armée et une flotte. » Nous sommes assurément on ne peut mieux édifiés sur les intentions pacifiques de l’éminent chef d’état-major prussien ; seulement nous nous interrogeons avec quelque perplexité sur le sens réel de ses paroles, lorsqu’après avoir proclamé la nécessité d’une Allemagne unie et d’une grande armée il ajoute en plein parlement fédéral de Berlin : « Je n’ai pas dit qu’il nous faille une Allemagne unie pour avoir une grande armée et une grande flotte ; mais j’ai déclaré au contraire que nous avons besoin d’une armée et d’une flotte pour arriver à l’union qui, il faut l’espérer, permettra un jour de réduire nos grandes dépenses militaires… » Voilà un désarmement, si nous ne nous trompons, passablement ajourné, à causa vinta, comme disaient autrefois les Italiens, quand on aura atteint le but. Ces hommes de guerre ont une manière à eux d’ouvrir des horizons pacifiques. Nous notons ce symptôme, un des plus récens, sans vouloir l’exagérer, comme aussi sans le diminuer, car on ne manquera pas d’en tirer un argument un de ces jours pour s’interdire toute économie dans notre budget militaire.

Et voilà comment l’Europe vit aujourd’hui comme hier dans une atmosphère de crainte, traînant son bagage de grandes et petites questions, d’énervans embarras politiques et de lourdes difficultés financières, de préoccupations et d’incidens. Le plus gros de ces incidens pour le moment est cette affaire de Servie, qui aurait pu rallumer tout à coup la question d’Orient, et autour de laquelle la diplomatie semble s’ingénier à faire bonne garde pour en limiter au moins les conséquences. Il est de la nature de tels événemens de rester enveloppés d’un certain mystère. Qui a pu frapper ce prince Michel Obrenovitch, dont l’attitude réservée n’était point faite évidemment pour provoquer des pensées de meurtre ? Les assassins ont été pris, ils sont jugés en ce moment et même condamnés. Ce qui semble bien clair aujourd’hui, c’est que l’attentat de Belgrade n’est pas exclusivement une vengeance personnelle ; ce n’est pas non plus essentiellement un assassinat politique ; c’est peut-être l’un et l’autre, en ce sens que les meurtriers ont cru sans doute trouver dans une certaine situation un encouragement à leur tentative sanglante. Il y a en Servie, on le sait, bien des partis en lutte, et entre tous ces partis il en est un notamment ambitieux, ardent, dont le programme est d’en finir au plus vite avec la Turquie, de former au cœur de l’Orient un empire serbe en réunissant aux provinces déjà plus qu’à demi indépendantes d’autres provinces restées encore sous le joug ottoman. Nous ne discuterons pas les aspirations nationales de ce parti, dont la force est évidemment dans un vigoureux instinct de race, dont la faiblesse est dans ses affinités trop intimes avec la Russie, la grande et dangereuse patronne des chrétiens et des Slaves de la Turquie ; c’est lui qui a la main dans toutes les insurrections, qui est l’organisateur ou l’auxiliaire de tous les comités formés en Bulgarie, dans la Bosnie, dans l’Herzégovine ; c’est lui qui a poussé à des armemens démesurés à Belgrade en vue d’une conflagration prochaine de l’Orient. Pendant quelque temps, surtout dans ces deux dernières années, le parti grand-serbe a cru trouver dans le prince Michel Obrenovitch un instrument de ses desseins habilement fomentés par la Russie. Or depuis quelques mois le prince Michel avait fait visiblement un mouvement de retraite ; il se refusait à être l’allumette chimique qui devait mettre le feu à l’Orient ; il échappait à l’influence russe, toujours active à Belgrade, et se retranchait dans une prudente réserve, entretenant d’ailleurs de bonnes relations avec le gouvernement du sultan, encore plus avec l’Autriche, vers laquelle il était revenu. De là un assez vif mécontentement, allant jusqu’à l’animosité, qui s’était répandu parmi les grands-serbes et dont le principal organe était un journal publié à Meusatz, dans la Servie autrichienne.

Ce serait sans doute une injustice de conclure de là que le parti grandserbe avait prémédité le crime accompli dans le parc de Topchideré ; les meurtriers ont pensé tout au moins préparer son avènement au pouvoir. Peut-être aussi espéraient-ils servir les intérêts d’une autre famille princière, celle des Karageorgevitch, l’éternelle rivale des Obrenovitch, depuis que la Servie est à peu près indépendante ; mais ils ont été désavoués par les membres de cette famille, dont l’un a même déclaré qu’il ne voulait pas être « l’Augustenbourg du Danube. » Les meurtriers n’avaient pas moins ourdi habilement leur complot ; ils devaient faire place nette et tuer tous les ministres en même temps que le prince Michel. Ils ont été arrêtés à mi-chemin, et n’ont pu faire que la moitié de leur œuvre. Ce qui a sans doute empêché une révolution dont il eût été difficile de calculer les suites, c’est la vigoureuse promptitude avec laquelle le gouvernement, inspiré par le ministre de la guerre, s’est hâté de mettre la Servie en état de siège d’abord, puis de proclamer provisoirement comme souverain le jeune Milano Obrenovitch, neveu du prince assassiné, en réservant d’ailleurs à l’assemblée nationale, la skuptchina, le droit de décider définitivement. Une circonstance aurait pu aggraver singulièrement cette question serbe naissant ainsi à l’improviste : c’eût été si le meurtre du prince Michel était devenu immédiatement l’occasion d’une lutte d’influences entre les puissances européennes. Il n’en a rien été heureusement. Les cabinets ont paru, dès le premier instant, infiniment plus préoccupés d’éteindre le feu que de l’allumer. La Turquie, comme puissance suzeraine, s’est abstenue de toute intervention, même de toute suggestion blessante pour l’indépendance de la Servie, et c’était assurément la plus habile politique. La Russie elle-même a évité de faire acte d’influence dans un pareil moment. L’Autriche n’a eu qu’une pensée, celle de couper court à toute difficulté en favorisant la combinaison la plus simple, c’est-à-dire l’avènement du prince Milano, et la France, l’Angleterre, ont senti la nécessité de suivre l’Autriche dans cette voie. Milano Obrenovitch a donc été proclamé prince souverain de Servie, et selon toute apparence il va être confirmé dans la dignité princièVe par la skuptchina ; mais ce serait une dangereuse erreur de croire que tout est fini par cela même ; c’est peut-être au contraire le moment où, à la faveur d’une minorité, à l’ombre d’une régence qu’il sera difficile de constituer, toutes les rivalités vont éclater de nouveau, toutes les passions vont se réveiller, les partis vont se remettre à l’œuvre, et cela veut dire qu’au nombre de tous les points faibles, maladifs de l’Europe, on en compte aujourd’hui un de plus : c’est la Servie. Or la question de la Servie, c’est le commencement de la question d’Orient.

En attendant que ces terribles questions d’Orient ou d’Allemagne laissent voir ce qu’elles contiennent, les finances, nous le disions, sont la préoccupation et la grande affaire de bien des pays. Elles sont l’obsession de l’Autriche, où les chambres, après avoir voté les lois confessionnelles, la loi sur le mariage civil, sont livrées à l’élaboration d’un budget, et depuis six mois elles sont à peu près l’unique souci de l’Italie. Ce n’est pas que pour l’Italie, comme pour l’Autriche, il n’y ait bien d’autres questions, que la politique proprement dite ait cessé d’absorber les esprits. L’Italie n’a point assurément renoncé à Rome, elle n’a point réconcilié Turin avec Florence, elle n’a point désarmé le brigandage, et récemment encore, dans certaines provinces telles que la Romagne, des incidens tragiques, des meurtres dont des magistrats ont été les victimes, ont révélé une situation morale des plus graves ; mais ce qui domine, c’est la préoccupation financière, et un des mérites du ministère actuel, c’est de s’être adonné tout entier à cette reconstitution des finances avec une patiente et froide ténacité, sans illusion, sans parti-pris, sans dissimuler l’extrémité où l’Italie se trouvait. Les chambres, stimulées par le pays lui-même, ramenées sans cesse à la question par le gouvernement, ont fini par se mettre à cette discussion, un peu prolongée à vrai dire, un peu confuse, où le ministre des finances, M. Cambray-Digny, montre réellement autant de zèle que de sincérité. Chose curieuse, le ministre dont on attendait le moins est celui qui est tout près d’atteindre les résultats les plus décisifs. Il n’y avait plus à reculer, l’Italie se trouvait en face d’un arriéré, d’un déficit dépassant 800 millions. L’état doit 400 millions à la banque, dont les billets ne cesseront d’avoir cours forcé qu’après remboursement ; il y a de plus 250 millions de bons du trésor ; le reste se compose d’un déficit courant qui en 1869 atteindra 230 millions. La première chose à faire était évidemment d’assurer au budget des ressources normales pour dégager l’avenir et soutenir le crédit. C’est ce qui a été fait au moyen d’une série de lois, dont la principale est la loi sur la mouture, et qui dans leur ensemble réduisent le déficit à un chiffre d’une quarantaine de millions, qui disparaîtra lui-même facilement par quelques économies nouvelles et par le mouvement naturel de la richesse publique ; mais même avec ces lois il restait toujours le déficit de 230 millions jusqu’en 1869. M. Cambray-Digny vient d’y faire face par une opération habile et hardie : il a traité avec une compagnie italienne et étrangère qui se charge de la régie des tabacs, en prenant pour base de la redevance due à l’état le produit de l’année courante. Au-delà de cette redevance, l’état a droit à 30 pour 100 des bénéfices dans les quatre premières années, à 40 pour 100 dans les quatre années suivantes, pour arriver ensuite à un partage égal. Enfin la compagnie avance à l’état 180 millions remboursables en vingt annuités, et de plus elle lui achète au prix de 50 millions les provisions qui existent dans les magasins publics. De cette façon le gouvernement a dès ce moment les 230 millions qui lui sont nécessaires pour combler le déficit jusqu’à la fin de 1869. Cela fait, le ministre des finances italien paraît devoir recourir à une opération sur les biens ecclésiastiques pour rembourser les bons du trésor et la banque en faisant cesser le cours forcé, et la situation se trouvera ainsi notablement dégagée.

Jusque-là tout serait bien. Malheureusement, dans les combinaisons diverses par lesquelles l’Italie cherche à restaurer ses finances, une erreur s’est glissée qui peut détruire ou du moins atténuer l’effet de tout le reste. L’Italie a fait ce que vient de faire l’Autriche de son côté. Les deux anciennes rivales se sont rencontrées sur le même terrain pour imposer les titres de la dette qui sont entre les mains des étrangers. M. Cambray-Digny avait prudemment évité le piège ; dans ses propositions primitives, qui tendaient à transformer l’impôt sur la richesse mobilière en une taxe sur le revenu, il exemptait les porteurs étrangers de la dette. La chambre a bouleversé tout cela, elle n’a pas voulu de la taxe sur le revenu, elle a mis un nouveau dixième, — il y en a déjà deux, — sur la richesse mobilière, et les étrangers sont soumis à l’impôt pour les titres de la dette comme les nationaux. Les chambres de Florence se sont trompées, et ont cédé à un préjugé aussi futile qu’il peut être dangereux contre les étrangers. Ce n’est pas seulement la violation palpable d’un engagement, c’est une mesure contre le crédit italien. Les intérêts de la dette italienne à l’étranger s’élèvent à 86 millions, sur lesquels la France a la plus grande part. C’est donc une maigre ressource de 8 millions qui résultera de l’impôt, et pour ces 8 millions l’Italie expose gravement son crédit. Que fera-t-elle, si les bourses étrangères se ferment devant ses valeurs nouvelles, notamment devant les obligations de la compagnie des tabacs ? Elle perdra infiniment plus qu’elle ne peut recueillir par la taxe. Elle n’a qu’à se souvenir de l’Espagne, qui a été durement atteinte dans son crédit, il y a quelques années, pour un fait analogue, qui a fini par être obligée de reconnaître les certificats anglais, la dette passive, et qui dans l’intervalle a perdu considérablement. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’on n’a pas même exempté les bons du trésor. Ces singuliers économistes n’ont pas vu qu’il faudrait nécessairement fixer l’intérêt en conséquence, et qu’en définitive c’est l’état lui-même qui paierait les frais. Si cet acte n’a pas produit déjà l’effet qu’il pouvait produire, c’est qu’il y a un effort évident pour restaurer les finances du nouveau royaume, et que les porteurs étrangers sont intéressés eux-mêmes à ne rien brusquer, à ne pas compromettre le crédit italien. Leur premier intérêt est dans cette reconstitution financière qui s’accomplit aujourd’hui et qui est leur plus sûre garantie.

Quand l’Italie aura mis un peu d’ordre dans sa situation matérielle, elle ne sera pas au bout de son œuvre, elle pourra songer à sa situation morale. Elle a beaucoup à faire, nous en convenons. Et d’abord qu’elle mette fin au plus vite à cette grande misère de ces petits enfans que vous avez vus si souvent à Paris. On ne s’en doute guère, il y a des villages de la Basilicate d’où partent chaque année des centaines d’enfans littéralement vendus à d’odieux traficans. C’est une véritable traite qui s’exerce en pleine civilisation européenne. Il y a quelque temps, une société de bienfaisance italienne qui existe à Paris prenait en main les intérêts de ces malheureux, et publiait dans un rapport touchant les renseignemens les plus curieux. Le parlement de Florence lui-même s’en est occupé, et le général Menabrea mettait avec raison cette question au nombre des plus graves. Il s’agit pour l’Italie de faire cesser cette exportation d’êtres humains favorisée par les anciens gouvernemens, et de combattre le vagabondage comme le brigandage de la seule façon qui puisse être efficace, par le développement de la culture morale et du travail.

Rien ne ressemble moins à la vie anxieuse, fatiguée, agacée, de l’Europe que la vie des États-Unis. Le peuple américain n’est point certes à l’abri des crises les plus sérieuses ; il s’en créerait au besoin, s’il ne trouvait pas sur son chemin toutes celles que le mouvement naturel des choses lui apporte. Il est certain du moins qu’au milieu de ces difficultés de tous les jours il marche avec une vigueur d’allure, et un sentiment de force inhérens à un tempérament national formé au grand air de la liberté. Les questions se succèdent et se multiplient, les intérêts et les passions se déploient, pouvoir exécutif et congrès se heurtent ; la vie américaine ne suit pas moins son cours, et cette énergique race se joue avec une aisance audacieuse dans des épreuves où d’autres sombreraient au premier pas. Assurément c’est toujours une crise des plus graves qu’un conflit entre le chef de l’état et une assemblée populaire ; elle n’est pas si grave là où le sens légal est tellement enraciné qu’il ne peut venir à l’idée de personne d’en finir par la force, et c’est ce qui explique comment le président Andrews Johnson a pu être mis en accusation sans disparaître totalement devant une telle manifestation de puissance législative, comment aussi il a pu être acquitté sans que le congrès en ait souffert dans son légitime ascendant. Chacun était dans son droit. Le conflit s’est déroulé devant le peuple, le grand spectateur de ces scènes, et tout a fini sans violence. M. Johnson est resté à la Maison-Blanche, subissant cette épreuve avec une réserve et un calme qui n’ont pas été sans dignité. Le congrès, de son côté, procède lentement, laborieusement, à la reconstruction de l’Union, cette œuvre difficile léguée par la guerre civile, volant la réincorporation successive des états du sud. À vrai dire, entre ces deux pouvoirs qui sont entrés en lutte justement sur cette œuvre de reconstruction bien plus que sur une question de prérogative dans le choix d’un secrétaire d’état de la guerre, entre ces deux pouvoirs hostiles les rapports ne sont pas des meilleurs, les défiances sont loin d’être dissipées, l’antagonisme subsiste encore ; mais le duel judiciaire s’est terminé d’une façon peut-être imprévue, car on s’attendait visiblement à une condamnation. Légalement donc M. Johnson est sorti intact du procès dirigé contre lui, moralement il reste avec une maigre victoire. Si ses adversaires ont montré contre lui un acharnement excessif, si ce président n’est rien moins qu’un machinateur de coups d’état, il avait du moins en peu de temps accumulé assez de gaucheries et d’intempérances de langage pour se faire une situation qui n’est pas plus facile aujourd’hui qu’avant son procès. Il était monté à la présidence par le hasard du meurtre qui avait frappé Lincoln ; il sortira de la Maison-Blanche pour n’y plus rentrer sans doute, et les quelques mois de pouvoir qui lui restent encore vont être assez remplis pour n’être point marqués par des péripéties nouvelles dans cette lutte entre une présidence expirante et le congrès. Cette lutte est déjà une vieille histoire.

La grande préoccupation des États-Unis aujourd’hui, c’est le choix d’un nouveau président. Tout se dispose pour l’élection qui doit avoir lieu au mois de novembre. Le mouvement est déjà commencé, les partis sont à l’œuvre, et le choix qui sera fait a certainement dans la situation où se trouvent les États-Unis une gravité exceptionnelle, car il s’agit d’effacer les dernières traces de la guerre civile, d’assurer les grands résultats de la victoire du nord sans froisser trop vivement le sud dans ses droits et dans ses intérêts. Quel sera l’élu du suffrage populaire ? Il y a depuis longtemps un candidat désigné, c’est le pacificateur de l’Union, le vainqueur de Richmond, le général Grant. Celui-là ne se compromettra point par ses discours et ses manifestations ; il n’écrit guère et il parle encore moins. C’est un taciturne qui ne paraît pas avoir pris ses grades en politique. Il ne s’est engagé jusqu’ici avec aucun parti, et même dans la lutte de M. Johnson avec le congrès il est resté assez volontiers neutre. Sa plus claire profession de foi est qu’il sera le serviteur du peuple. Ce n’est pas par l’éclat de son talent politique que le général Grant a beaucoup de chances ; mais il a pour lui son prestige militaire, son renom de soldat heureux, sa position exceptionnelle, et il vient d’être adopté par le parti républicain, qui a toute la puissance d’un parti victorieux depuis la fin de la sécession ; il a été unanimement proclamé par la convention qui s’est réunie à Chicago pour choisir un candidat et tracer le programme de la future présidence républicaine. Le général Grant a accepté candidature et programme en termes brefs comme un ordre du jour, et son acceptation a été saluée avec enthousiasme. Il reste à savoir si, en devenant le candidat spécial d’un parti, en se voyant obligé de se prononcer pour un programme déterminé, le général Grant ne perd pas un peu de la position qu’il avait su garder jusqu’à présent, et si le parti démocrate, qui, malgré ses cruelles défaites, ne se tient pas pour battu, ne va pas lui susciter une concurrence dangereuse. Ce parti en effet ne semble nullement disposé à déserter la lutte. Il a son candidat, il en a même deux. L’un de ces candidats est M. Pendleton, avocat à Cincinnati, homme de talent et d’un certain prestige, mais qui a sans doute fort peu de chances, car il représente le vieux parti démocrate d’avant la sécession, la fraction de ce parti qui n’a rien appris ni rien oublié.

Une autre candidature probablement plus sérieuse est celle du chief-justice des États-Unis, M. Chase, dont l’avènement répondrait aux vœux de la fraction démocrate qui, sans revenir sur le passé, accepte les résultats essentiels de la guerre. Le programme de M. Chase consisterait à replacer le plus promptement possible les états du sud dans la position où ils étaient avant la sécession, sans toucher, bien entendu, à l’abolition de l’esclavage pas plus qu’à l’égalité du suffrage entre les blancs et les noirs, et le premier acte de sa présidence serait une amnistie générale. Maintenant quel sera le candidat définitivement choisi par le parti démocrate ? Sera-t-ce M. Pendleton ? sera-ce M. Chase ? C’est ce que décidera la convention démocratique qui va se réunir à son tour le 4 juillet à New-Vork. Les deux partis vont se trouver ainsi en présence ; mais, si vive que paraisse devoir être la lutte, si facile qu’il soit d’exciter les susceptibilités du pays contre le danger des prépondérances militaires, toutes les chances semblent être jusqu’ici pour le général Grant, dont le nom résumerait une nouvelle victoire du nord dans ce qu’elle a de moins exclusif et de plus modéré. ch. de mazade.




ESSAIS ET NOTICES.

LES PROBLÈMES PHILOSOPHIQUES.

I. Problèmes de la Nature, par M. Auguste Laugel. — II. Problèmes de la Vie, par le même. III. — Problèmes de l’Âme, par le même. Germer Baillière.

Il est permis de contester à la philosophie le pouvoir de donner des solutions, on ne lui contestera pas le droit de poser des problèmes. Tant qu’il y aura un esprit humain, on ne supprimera pas, quoi qu’on fasse, la curiosité, et ceux qui donnent pour objet à la philosophie l’inconnu lui assignent par là même un domaine assez vaste. Constituer la science de l’inconnu, classer et coordonner les mystères, graduer et échelonner les points d’interrogation serait encore une œuvre digne d’ambition et d’estime, et j’en sais pour qui cette science de l’ignorance aurait encore plus de charme qu’une science plus exacte, mais portant sur de moindre objets. Si les questions sont ici plus difficiles, elles sont aussi plus grandes, et ce que l’on perd d’un côté, on le retrouve de l’autre. Laissons donc aux sciences exactes leurs théorèmes et leurs démonstrations, et contentons-nous des problèmes ; nous ne serons pas encore si mal partagés. C’est donc, à notre avis, une idée ingénieuse de M. Auguste Laugel d’avoir classé toutes ses idées philosophiques sous ces trois titres : Problèmes de la Nature, Problèmes de la Vie, Problèmes de l’Âme. Par là, il se permet à lui-même de beaucoup conjecturer et de ne pas trop affirmer. Il satisfait à la fois son imagination, qui est vive, et son esprit scientifique, qui est réservé. L’une se montre généralement favorable aux solutions les plus nouvelles et les plus hardies, l’autre sait s’arrêter avec circonspection devant les innombrables inconnues que recèlent tous les problèmes dont il nous entretient.

M. Auguste Laugel est un des écrivains qui ont le plus contribué à rapprocher l’une de l’autre la science et la philosophie. Dans un ouvrage antérieur intitulé précisément Science et Philosophie, il a exposé sous une forme brillante et élevée les débats scientifiques de notre temps. C’est lui peut-être qui a le plus contribué à mettre le public au courant de ces grandes questions qui nous touchent de si près, la corrélation des forces physiques, l’origine de la vie, la transformation des espèces, l’antiquité de l’homme, les analogies et les différences anatomiques de l’homme et de l’animal. Toutes ces questions, dont la philosophie s’est désintéressée pendant si longtemps parce qu’elle avait autre chose à faire, elle ne peut plus les écarter aujourd’hui. Sans prétendre que les doctrines spiritualistes soient suspendues au sort de tel ou tel problème scientifique, et tout en reconnaissant que ce sera toujours dans la psychologie et dans la morale qu’elles trouveront le plus ferme appui, on ne doit pas oublier d’un autre côté que la métaphysique a toujours eu pour ambition d’être la science des sciences, d’embrasser dans son unité transcendante l’homme et la nature. On ne doit pas oublier que Bacon fixait à la philosophie un triple objet, l’homme, le monde et Dieu, que Descartes et Leibniz n’ont jamais séparé la physique de la philosophie, que la philosophie allemande, aussi bien que la grecque, la première et la dernière des grandes philosophies d’Occident, ont eu leur cosmologie à côté de leur psychologie et de leur théologie. La philosophie renoncerait donc à sa vraie mission, et se réduirait à n’être qu’une science particulière, au lieu d’être, comme le voulait Aristote, la science des premiers principes et des premières causes, si elle écartait de ses recherches ou du moins de ses inductions la nature tout entière. Si l’on considère surtout les immenses progrès qu’ont faits les sciences physiques et naturelles depuis trois cents ans, il est difficile d’admettre que, de toutes ces révélations si étonnantes, il ne résulte rien pour la philosophie elle-même, — que la découverte du système du monde, des lois du mouvement, d’un agent aussi merveilleux que l’électricité, des combinaisons chimiques, des lois de l’organisation et de la vie, que de telles découvertes, dis-je, n’aient rien à apporter à la science de l’homme et à la science de Dieu. Il est donc dans la nature des choses que la philosophie se rafraîchisse et se renouvelle au contact des sciences physiques et naturelles. Si un matérialisme passionné se hâte de tirer parti en sa faveur de ces données nouvelles trop négligées, il est urgent qu’une métaphysique plus savante et plus éclairée vienne à son tour interpréter les résultats de la science avec une libre impartialité.

Ces considérations doivent nous rendre reconnaissans envers les écrivains qui, venus de la science, se sont approchés de la philosophie, et qui nous donnent par là l’exemple de nous avancer réciproquement de la philosophie vers la science. C’est ce mérite qui nous a toujours frappé dans les écrits de M. Auguste Laugel. Ancien élève de l’École polytechnique et de l’École des mines, il a reçu, comme on voit, la plus forte éducation scientifique que l’on puisse acquérir en France de nos jours; mais il n’appartient pas à cette école qui ne voit partout que des faits et des rapports, et qui considère la pensée spéculative comme un superflu. La nature ne l’intéresse que comme objet et aliment de la pensée. Né sur les bords du Rhin, il a reçu de l’Allemagne le souffle des choses idéales, non toutefois sans un certain mélange de vapeurs et de brumes traversées çà et là par les rayons d’une imagination poétique. Une philosophie rigoureuse et précise ne trouve peut-être pas toujours son compte à ce mélange de science exacte et de poésie mystérieuse. Il ne faut point trop presser ce brillant esprit ni sur la méthode ni sur les doctrines. Un spiritualisme sévère, tout comme une logique exacte, peut trouver à reprendre dans ses écrits; mais la candeur de la pensée désarme les scrupules, des aperçus heureux captivent la curiosité, et le sentiment profond de la grandeur de la science et de l’infini dans les choses donne quelquefois à son style un accent presque religieux.

L’analyse détaillée des trois derniers volumes de M. Laugel nous est interdite par le nombre même, la diversité et la complication des questions qui y sont traitées. Nous nous bornerons à en résumer l’esprit, ce qui va nous amener à parler des diverses tendances philosophiques qui se partagent les sciences à l’heure qu’il est. On peut dire que la science de la nature a toujours été divisée, comme elle l’est encore aujourd’hui, en deux grandes écoles contraires, l’une qui l’entraîne vers l’unité, l’autre vers la diversité, l’une qui tend sans cesse à la réduction des forces, l’autre qui insiste surtout sur la pluralité des agens. L’un et le plusieurs, ces deux termes auxquels les pythagoriciens et les platoniciens ramenaient les principes des choses, semblent être les deux pôles contraires entre lesquels l’esprit humain oscille sans cesse dans la science comme dans la philosophie, dans la religion comme dans la politique. Ces deux tendances coexistent plus ou moins à chaque époque; cependant c’est tantôt l’une, tantôt l’autre qui est prépondérante. Dans la physique cartésienne, le principe de l’unité dominait d’une manière absolue. Descartes, préoccupé surtout de chasser de la science les qualités occultes du moyen âge, avait ramené tous les problèmes de la physique et même de la physiologie aux problèmes de la mécanique, et il avait dit : « Donnez-moi de la matière et du mouvement, et je ferai le monde. » De là la théorie des tourbillons et la théorie de l’automatisme, ces deux hypothèses si ingénieuses et si fausses qui ont ruiné la physique cartésienne, et qui sont encore citées comme des exemples de romans scientifiques, quoique l’esprit général de la physique cartésienne soit évidemment celui qui tend à reprendre faveur aujourd’hui.

Le XVIIe siècle s’était déclaré l’adversaire des qualités occultes, le XVIIIe les réhabilita. Il n’y a qu’un seul moyen de chasser les qualités occultes de la nature, c’est de ramener toutes les classes de phénomènes les unes aux autres, et tous ces phénomènes sans exception à un seul, le mouvement. Il ne reste plus alors qu’à chercher la cause du mouvement, qui pour Descartes n’était autre chose que la cause première. Cette théorie si séduisante était à chaque pas contredite par l’expérience. Le mécanisme universel était une théorie prématurée, en supposant qu’elle fût vraie. L’analyse des faits devait montrer des séries de phénomènes irréductibles les uns aux autres, et à chacune de ces séries correspondait une cause inconnue; mais, tandis que le moyen âge croyait expliquer les faits en imaginant de telles causes, le XVIIIe siècle, animé de la vraie méthode scientifique, se contentait de constater, d’analyser, de mesurer les phénomènes, et ne voyait dans les qualités occultes que des noms abstraits par lesquels on représentait provisoirement les causes inexpliquées. Quoi qu’il en soit, il est certain que ce qui a dominé au XVIIIe siècle, c’est le principe de la diversité des causes et des agens, tandis qu’au XVIIe c’était l’unité. C’est ainsi que Newton découvrait les lois de l’attraction, irréductibles à celles de l’impulsion, Lavoisier et Berthollet les lois des affinités chimiques, irréductibles à celles de l’attraction ordinaire, Haller les lois de l’irritabilité, irréductibles aux lois physico-chimiques; c’est ainsi que lumière, chaleur, électricité, magnétisme, formaient dans la physique autant de chapitres distincts et séparés; c’est ainsi que, dans un autre ordre d’idées, Cuvier établissait quatre types irréductibles d’animaux, et que dans la géologie il supposait, comme Buffon, des révolutions radicales, qui à plusieurs reprises avaient changé subitement, et comme par des coups de théâtre, l’aspect de la nature aussi bien que celui de ses habitans.

Si depuis Descartes jusqu’à Ampère la science a toujours avancé en multipliant les causes et les agens, ce qui devait être le premier résultat de la méthode expérimentale, on peut dire que depuis Ampère il s’est produit un mouvement en sens inverse et un retour à l’hypothèse cartésienne, mais avec des moyens d’investigation et de vérification bien autrement puissans et exacts que ceux de Descartes. Cela explique que ce qui n’était chez celui-ci qu’une hypothèse arbitraire peut être entrevu par quelques-uns comme le terme possible, tout au moins l’idéal de la science positive.

Sans anticiper sur les démonstrations réservées à l’avenir, on peut affirmer dès à présent que deux idées fondamentales se dégagent de la physique actuelle. La première, c’est la réduction des agens physiques au plus petit nombre possible; la seconde, c’est la réduction de ces mêmes causes au phénomène général du mouvement. A la première de ces tendances se rapportent les découvertes d’Ampère et de Faraday, qui ont fondé l’électro-magnétisme et assimilé deux agens considérés jusque-là comme deux fluides distincts, l’électricité et le magnétisme ; les découvertes de Melloni, de MM. Fizeaux et Foucault, qui paraissent avoir établi l’identité essentielle de la lumière et de la chaleur; — à la seconde de ces tendances se rapportent les travaux de Fresnel sur la lumière, travaux qui ont définitivement donné raison à la théorie des ondulations sur la théorie de l’émission, et en second lieu les travaux de MM. Mayer et Joule, qui ont démontré l’équivalence de la chaleur et du mouvement, la transformation de l’une en l’autre selon une proportion rigoureusement déterminée. De toutes ces admirables découvertes approfondies et développées est sortie cette idée générale, simple et grandiose à la fois : c’est que dans le monde physique, en laissant de côté l’ordre de la vie, de la sensibilité et de la pensée, il n’y a rien autre chose que des mouvemens. Ces mouvemens sont de deux sortes : les uns, visibles, immédiatement perçus par nos sens, forment l’objet de la mécanique ordinaire; les autres, invisibles, ne nous affectant que sous les apparences phénoménales de la chaleur et de la lumière, sont l’objet d’une mécanique nouvelle qui fait chaque jour de nouveaux progrès. La théorie mécanique de la chaleur, qui pourrait bien être dans le domaine de l’infiniment petit une découverte aussi féconde que la découverte newtonienne dans le domaine de l’infiniment grand, paraît devoir être comme la théorie générale qui dans un temps donné embrassera la physique tout entière, et à l’heure qu’il est modifie déjà profondément les doctrines de la chimie. D’un côté pénétrant jusqu’à la physiologie, remontant de l’autre jusqu’à l’astronomie, elle semble appelée à expliquer à la fois la chaleur vitale et la chaleur solaire, à relier l’un à l’autre d’une manière scientifique ces deux phénomènes, dont l’imagination mythologique avait pressenti la merveilleuse union.

Cette tendance générale à l’unité de la force dans la nature est celle qui domine dans le premier ouvrage de M. Laugel, Problèmes de la Nature. Cependant il ne s’y abandonne pas sans circonspection et sans résistance. Il ne paraît pas vouloir aller au-delà du principe de la corrélation des forces, posé par M. Grove il y a vingt-cinq ans. Il n’admet que les analogies de la lumière et de la chaleur, et se refuse à en affirmer l’identité. Peut-être est-il ici trop timide. Les physiciens les plus autorisés ne craignent point d’aller jusqu’à cette dernière synthèse. Je me contenterai de citer M. Verdet, que nous avons eu le malheur de perdre il y a deux ans, et dont la haute autorité scientifique était hors de doute. M. Verdet n’hésitait pas à considérer comme acquise à la science l’identité des deux agens, chaleur et lumière, la diversité spécifique n’étant que dans les organes et non dans les causes externes[1].

Ce ne serait pas faire suffisamment connaître les Problèmes de la Nature de M. Laugel que de n’y voir qu’une synthèse des grandes découvertes scientifiques modernes. Il y apporte encore des vues philosophiques personnelles et intéressantes. Je signalerai, par exemple, la réduction de toutes nos idées sur les corps à deux fondamentales, la forme et la force, — la première nous donnant ce qu’il y a de stable et d’immobile dans les choses, la seconde ce qu’il y a de changeant, d’actif et de vivant; la première, objet des sciences que l’auteur appelle statiques, la seconde, objet des sciences dynamiques. Je signalerai en outre sur l’esthétique des sciences un chapitre original, qui contient sur le rôle des nombres et de la forme dans la nature des vues ingénieuses et neuves que toute philosophie, sans distinction d’école, peut mettre à profit.

Dans les Problèmes de la Vie, nous voyons, comme dans les Problèmes de la Nature, une tendance de l’auteur vers ce que j’appelle les doctrines unitaires, et en même temps un esprit de circonspection qui s’arrête devant le conjectural et l’arbitraire. C’est ainsi que, si peu partisan qu’il soit de l’animisme et même du vitalisme, il se refuse cependant à admettre que tous les phénomènes de la vie puissent s’expliquer par des agens physico-chimiques; c’est ainsi que, très peu disposé à accepter une intervention surnaturelle, et tout en inclinant à croire que la vie a pu commencer naturellement, il n’hésite cependant pas à reconnaître qu’il n’y a pas jusqu’à présent un fait démontré de génération spontanée, et que tous les argumens qui ont été donnés jusqu’ici en faveur de cette thèse ont succombé devant l’expérience.

Puisque nous rencontrons ici cette question, qu’il nous soit permis de dire qu’on y a peut-être attaché trop d’importance; nous-même, dans notre travail sur le Matérialisme contemporain, nous avons donné dans cet écueil. En définitive, il importe assez peu que l’on établisse que dans l’état actuel des choses il n’y a point d’être vivant qui ne sorte d’un germe préexistant. Ce n’est pas cet état actuel qui intéresse le philosophe, c’est l’origine des êtres vivans qui est pour lui le problème. C’est pour résoudre ce problème qu’il interroge avec anxiété toutes les sciences. Or il paraît bien établi que la vie n’a pas toujours existé sur le globe; tout porte à croire, et sur ce point l’hypothèse de Laplace est conforme à toutes les données de la géologie, que le globe terrestre a passé par un état incandescent, absolument impropre à la vie. Lors donc que la vie est apparue sur le globe, elle ne venait point de germes préexistans, puisque de tels germes n’auraient pu subsister dans une température qui dépassait tout ce que nous pouvons produire par nos moyens artificiels. En supposant contre toute analogie et toute expérience que certaines espèces inconnues pussent vivre à des températures démesurées, on ne pourrait l’affirmer des espèces que nous connaissons. On est donc forcé, quoi qu’on fasse, de reconnaître qu’à un moment donné la vie a pu naître sans germes, c’est-à-dire qu’une première organisation s’est formée spontanément avec des élémens inorganiques. On dira que c’était là une création et non une génération; mais ce n’est là qu’une interprétation. En lui-même, le phénomène n’a pu être autre chose que ce que nous appellerions aujourd’hui une génération spontanée. Si un tel phénomène se produisait aujourd’hui, on pourrait tout aussi bien l’expliquer par l’acte créateur que le phénomène primitif. Sans doute il pourrait être très important au point de vue scientifique, pour écarter à la fois et l’hypothèse surnaturaliste et l’hypothèse matérialiste, de prouver que la vie est éternelle, qu’elle n’a pas commencé, et que par conséquent le mystère de son origine se confond avec le mystère même de l’origine des choses; mais, je le répète, tant que dureront les idées géologiques qui ont aujourd’hui cours, on doit considérer comme improbable l’hypothèse de la perpétuité de la vie[2]. Dès lors, la génération spontanée devant être acceptée par tout le monde à l’origine, sauf les interprétations de la foi, il importe assez peu qu’il se produise encore ou ne se produise plus de phénomènes de ce genre.

C’est surtout quand il s’agit des espèces supérieures, des mammifères, des anthropoïdes, de l’homme enfin, qu’en se reportant à l’origine l’imagination humaine semble reculer devant l’hypothèse d’une éclosion subite, d’une apparition absolue et sans précédent. Pour concevoir dans toute sa profondeur, et je dirais presque dans toute son horreur, la grandeur de ces problèmes, il faut se dire que, tous les momens de la durée étant homogènes, et le passé n’ayant rien en soi qui le distingue de l’avenir, il n’y a aucune raison de ne pas se représenter devant nous ou même à côté de nous ce que nous sommes forcés d’imaginer avant nous. Représentons-nous donc un instant dans cette série de phénomènes auxquels nous sommes habitués, dans ce milieu d’êtres qui nous enveloppent, dans ce réseau de lois que nous trouvons de plus en plus régulières à mesure que nous les étudions, imaginons aujourd’hui, ici, à l’instant même, au lieu où je parle, un individu d’une espèce nouvelle, absolument nouvelle, sans parens, sans liaison aucune avec rien de ce qui est, tombant au milieu de nous et faisant son apparition sur la terre comme l’homme un jour, dit-on, dans l’Éden. L’imagination recule épouvantée devant ce tableau que j’évoque, une résistance invincible s’élève dans l’âme la plus croyante, et lui fait affirmer malgré elle que sans doute un tel événement est bien possible dans un temps inconnu, à une époque indéterminée, en quelque sorte à une date surnaturelle, mais que jamais nous ne verrons rien de semblable dans le monde positif et réel que nous habitons.

Si à ces résistances instinctives de l’imagination vous ajoutez les habitudes de l’esprit scientifique, qui essaie toujours, autant qu’il est possible, de substituer des causes naturelles aux causes surnaturelles, si vous considérez le principe philosophique de la continuité, principe entrevu par Aristote, érigé en loi par Leibniz, et qui semble nous conduire à ne voir entre toutes les formes spécifiques que des différences de degrés, si vous considérez encore le principe de l’unité de type, proposé par Geoffroy Saint-Hilaire, et qui partage avec le principe contraire de Cuvier les tendances des naturalistes, si vous étudiez enfin les transformations artificielles que l’industrie humaine fait subir aux espèces domestiques, et qui montrent la malléabilité de la forme animale, — vous comprendrez que de toutes ces données ait pu sortir la célèbre hypothèse à laquelle un grand naturaliste anglais a attaché son nom. Cette hypothèse est celle de la sélection naturelle, d’après laquelle la nature aurait fait elle-même, au moyen de quelques types primitifs ou peut-être d’un seul, toutes les espèces que nous connaissons, comme nous faisons nous-mêmes avec ces espèces des races et des variétés, hypothèse séduisante et brillante, mais aventureuse et tout à fait conjecturale, qui paraissait jusqu’ici appartenir au domaine de l’imagination beaucoup plutôt qu’à celui de la science. M. Auguste Laugel est un ardent et éloquent défenseur de la doctrine de Darwin. Il la rend spécieuse et plausible; il essaie de répondre aux difficultés qu’elle provoque. Il nous montre les doctrines opposées fortement ébranlées, l’idée de l’espèce flottant de plus en plus dans des contours incertains. Tel est du moins le point de vue auquel il se place; ce n’est pas celui de la plupart des naturalistes. Nous avons pour notre part exposé nos doutes sur cette théorie, et nous ne trouvons pas qu’on les ait levés jusqu’ici; mais ce n’est pas le lieu d’engager une si grave controverse, et nous la renvoyons aux savans compétens.

Nous nous sommes longuement étendu sur les deux premiers volumes de M. Auguste Laugel, parce que c’est surtout dans ces deux volumes qu’il nous paraît lui-même; peut-être est-il moins sur son terrain dans les Problèmes de l’Ame, où les connaissances mécaniques, physiques, physiologiques, deviennent insuffisantes, et où des études précises de psychologie et de métaphysique sont rigoureusement nécessaires. Cependant on y trouvera encore, surtout sur les rapports du physique et du moral, de la pensée et du cerveau, beaucoup de faits intéressans. Nous pensons que l’auteur s’y montre en général un peu trop neutre entre le matérialisme et le spiritualisme, et qu’il est trop disposé à les renvoyer l’un et l’autre dos à dos par une sorte de fin de non-recevoir. En se plaçant même à son point de vue, qui n’est pas le nôtre, il nous semble qu’au lieu de mettre sur le même pied ces deux doctrines comme deux hypothèses également injustifiables il aurait pu donner à l’une d’elles au moins une supériorité relative. Lors même qu’on n’accorderait pas que le spiritualisme est la vérité même, on pourrait encore soutenir qu’il est plus vrai que son opposé. Pour notre compte, nous n’oserions pas dire que telle doctrine philosophique, même la nôtre, soit la vérité absolue; mais nous devons nous borner à dire qu’elle est ce qui nous paraît s’en rapprocher le plus. Reconnaissons-le toutefois, si dans quelques pages le livre de M. Laugel nous paraît un peu trop impartial entre les diverses doctrines, il en est d’autres où il s’exprime avec autant de fermeté que pourrait le faire un spiritualiste déclaré.

Nous avons cru intéressant de nous attacher à l’un de ces livres où se trouvent le mieux exprimées dans ce qu’elles ont de plus sincère et de plus noble, mais en même temps de plus vague et de plus nuageux, les diverses tendances qui combattent et se mêlent dans l’opinion philosophique de notre temps. Il nous paraît important pour le spiritualisme de ne pas s’enfermer comme dans une citadelle avec un froid mépris et une inactive indignation, loin du courant et du flot qui pousse de toutes parts au dehors les jeunes générations. Il nous faut savoir ce qu’elles pensent et ce qu’elles rêvent, quels sont les nouveaux besoins que réclame leur esprit transformé. Tout n’est pas mauvais dans ce bouillonnement qui se fait en tout sens autour de nous, et nous ne devons pas avoir appris en vain l’histoire de la philosophie, qui nous enseigne à tout comprendre, sinon à tout approuver. Entre tous les jeunes esprits engagés dans ces voies nouvelles et glissantes, aucun ne nous paraît plus digne d’attirer les sympathies et l’attention que l’écrivain dont nous venons de résumer les écrits.


P. JANET.


MEYRINGEN. — UN MOIS DANS UN MOULIN[3].


Tu souris en te rappelant mon impatience fiévreuse de quitter Thoune. N’avais-je pas raison? J’entrevoyais aux confins de la vallée du Hasli une solitude agreste, pleine de ce charme sauvage que nous préférons à tout. En face de ce beau lac de Thoune, si admirablement encadré, splendide de lumière, dans ces jardins somptueux, ces chartreuses élégantes, je regrettais nos bruns chalets, nos grands bois, les torrens. Une nature enjolivée, arbres ciselés, fleurs exotiques, villas, est-ce là ce que nous cherchions dans les Alpes? Nous étions déconcertés dans cette magnifique contrée, ouverte de toutes parts aux envahissemens des touristes. Un vallon caché, animé par la voix des cascades, nous abritera bien mieux. Aux camélias, aux lauriers-roses qui décorent les péristyles des hôtels, nous préférons l’anémone, l’humble touffe de serpolet. Le cor des Alpes est une mélodie plus agréable à nos oreilles que le God save îhe queen des orgues de Barbarie qu’on entend dans ces promenades.

Quand il fut bien décidé qu’on ne resterait pas à Thoune, une fois embarqués sur le bateau, on convint sans peine des beautés du lac. Il s’avance entre deux petits caps ou promontoires plantés d’arbres; au fond s’étagent les montagnes bleues couronnées de glaciers, l’étincelante Blumlisalp (Fleur des Alpes), derrière nous le Stokhorn au cône tronqué. La journée était superbe. Quelques nuages argentés flottaient sur un ciel d’azur, de petites nacelles nous amenaient sans cesse des voyageurs. Quelle foule à bord de notre bateau ! Comment n’a-t-il pas sombré dans la traversée ?

Voici Interlaken ! La Jungfrau surgit entre les plis d’une montagne boisée et se détache toute blanche sur le noir des premiers plans. Mais quoi ? de brillans bazars, des théâtres, des affiches de spectacle, le vaudeville français au pied de la Jungfrau ! des équipages en livrée, d’élégans touristes exhalant leur ennui dans cette avenue des Champs-Elysées ! Fuyons Interlaken. Une carriole menée par un petit garçon nous conduit droit au bateau du lac de Brientz. Le bateau aborde, et tant que la vallée a une route carrossable, nous continuons, jusqu’à l’endroit où toute issue est fermée, où s’élève solitaire la tour de Resti. Oui, Meyringen même nous parut trop civilisé. Malgré l’heure avancée, nous passons le grand torrent pierreux, le Riffen, qui le sépare du hameau de Stein. Amour de la solitude, curiosité de l’origine des choses, est-ce là ce qui nous fit remonter jusqu’au pied du Platenberg ? Nous nous sentions attirés ici par tous les bons génies des Alpes. Les anges d’Engelberg, qui ont sculpté le vallon du Titlis, en ont creusé un autre aussi beau près de Wetterhorn.

Une ruine sur la hauteur, quelques chalets groupés parmi les vergers, des moulins et des scieries sur le torrent, formé par trois cascades, voilà le hameau de Stein. À travers les arbres apparaît un chalet du plus beau brun d’écorce d’arbres, voilé de vigne ; les pampres recouvrent le toit et forment un berceau ; le Muhlibach tourne la roue de ce moulin, car c’est à un moulin que nous demandons l’hospitalité. La gracieuse jeune fille qui nous reçoit au seuil nous introduit dans une grande chambre boisée. De la fenêtre, tableau incomparable ! la coupole de neige du Wetterhorn se dresse majestueuse en face de nous… Quel bonheur d’épier la première aube, le premier rayon sur les neiges immaculées ! Hymne, office divin de la nature ! L’âme aspire aussi à la blancheur de ces sommets inviolés, à la lumière qui les sanctifie ! Nulle parole ; les yeux adorent, le cœur prie, « Bénissez celui qui est mon âme elle-même ! Que ce séjour lui soit salutaire ! » Cent fois ce cri du cœur s’élance plus haut que les glaciers.

Devant notre chalet, un jardin potager, une tonnelle fleurie avec des bancs, de petits prés ombragés, de beaux noyers, des prairies en pente, surplombées de rochers noirs et de montagnes boisées, et dans une anfractuosité, sur un ciel bleu, pur, adorable, le glacier du Wetterhorn avec ses plateaux de glace, d’où s’élance une pyramide blanche très aiguë. Une autre pyramide neigeuse plus brute et les cimes rocheuses, dentelées, blanchâtres, sans neige, des Engelhorner, voilà notre horizon. Ces pics des Anges ont un caractère étonnant, fantastique ; on dirait des ailes de marbre déployées sur la vallée. À gauche et à droite du Wetterhorn, la chaîne de montagnes court envelopper de toutes parts la vallée du Hasli et rejoint la paroi verticale du Platenberg, qui s’élève comme le maître-autel au fond d’une cathédrale. Nous sommes adossés à ce mur perpendiculaire; qui ferme hermétiquement la vallée : finis mundi. Le Reichenbach se précipite en face de nos fenêtres, les autres cascades vers le levant joignent leur voix tonnante à celle de l’impétueuse Aar, qui serpente dans la prairie. Au milieu de ce bruit, on a peine à se reconnaître soi-même.

Notre moulin est un peu humide : il y aurait bien des objections contre une longue installation; les pièces sont grandes, aérées, mais le torrent coule sous le plancher et y entretient une fraîcheur peu propice à la guérison des névralgies. Trois peintres allemands et belges dînent à la même table que nous: c’est une petite pension d’artistes, et pour nous servir nous avons la plus charmante hôtesse. Marianne de Bergen est à la fois la bonne ménagère et la poésie de la maison; elle chante des romances et fait d’excellens gâteaux de myrtilles. Pendant le dîner, entre deux services, elle lisait gravement le Presbytère de Töpffer, en attendant que les convives eussent besoin d’elle. Si nous restons ici, la jeune fille y sera pour beaucoup; elle nous séduit par sa grâce, sa distinction naturelle, son empressement à nous rendre ce séjour agréable, une façon charmante de mêler des idées poétiques aux détails les plus vulgaires d’une vie de pension.

A quelques pas du chalet, derrière une scierie, près de l’enclos de marbre qui défend notre hameau contre les ravages de l’Alpbach, se trouvent quatre ou cinq immenses noyers. Une rangée de troncs d’arbre, des bois de construction, nous servent de sièges. Nous avons choisi cette retraite pour les heures brûlantes de l’après-midi. A peu de distance s’élèvent les ruines de Resti, tour gothique avec une seule porte; des bouquets de noyers et de saules répandent l’ombre, le fracas de l’eau rafraîchit aussi; rien de plus rustique et de plus paisible. On dessine, on rêve au bruit du tic tac, on attend le courrier; mais notre grande affaire est de nous assimiler cette nature des Alpes. Voilà la vraie occupation; nous nous vanterions, si nous nous en attribuions une autre. Le regard attaché sur les sommets, nous écoutons la mélodie de nos cinq cascades, nous cherchons à démêler leurs voix, nous croyons avoir saisi la note fondamentale du Reichenbach. Parfois on change de retraite, et sous le hangar d’un chalet on essaie de lire. Nous n’avions pas un seul livre avec nous, Marianne nous en prêtait; mais les yeux quittaient bientôt la page, car ils entrevoyaient la pointe du Wetterhorn à travers les pommiers du verger. Là on n’apercevait plus les torrens, mais on entendait le mugissement continuel des eaux, qui semble la voix même de la montagne. Des papillons, des mésanges qui voltigent sur un petit pré couvert de fleurs, nous donnent aussi des distractions; une voix de mésange lutte avec le bruit du Reichenbach.

Quand la journée est voilée, nous errons dans les prairies, c’est le moment de récolter le foin ; on le coupe très court pour profiter du soleil. Le râteau à la main, les femmes et les jeunes filles rassemblent le foin en petites meules que les hommes enroulent avec une corde, et d’un tour de main ils les chargent sur l’épaule, puis ils transportent le fardeau odorant dans le grenier du chalet. Il faut les voir grimper d’un pied ferme et leste l’échelle dressée contre la lucarne ! Ils y lancent la charge de foin, l’énorme monceau porté sur leur tête, et redescendent aussitôt en chercher un autre. Sur des rochers à pic, les faucheurs récoltent au péril de leur vie le peu d’herbe qui croît sur les pentes verticales. Les travaux des champs se font tous à la bêche : ni charrue, ni attelage ; ce sont de petits jardins, de petits champs, mais point de terres.

Parfois nous faisons une halte près du vieux pont. Assis sur le bois de flottage, nous laissons couler les heures, comme les flots de l’Aar. Un paysan se tient immobile au bord de la rivière. Est-ce un pêcheur, la ligne à la main ? Non, le poisson qu’il guette avec tant de persistance, c’est du bois de flottage que l’Aar charrie, et qu’il accroche avec une longue perche. Le vieux pont fait mine de s’écrouler sous les pas du passant ; les arches, surchargées de lierre, le soutiennent à peine. Sur le parapet, des enfans insoucians se balancent, les pieds dans le vide ; d’autres jouent, courent avec leur chèvres au bord du précipice : des moineaux alignés sur le fil électrique babillent au-dessus de la rivière ; plus loin, de petits garçons traînent des brouettes d’herbe verte, d’autres ramènent les troupeaux à l’étable. Clochettes, bêlemens, cris joyeux, toutes ces voix se répondent à travers la prairie. Sur le seuil des portes, vieillards et bonnes femmes écossent les fèves et les pois ; dans les vergers, les jeunes filles secouent les pommiers, et font tomber une grêle de fruits vermeils, à la grande joie des marmots, qui se pressent autour de l’arbre, et remplissent hottes et paniers des plus belles pommes. Voilà l’idylle qui se joue devant nous.

Et quelle décoration au fond du théâtre ! Prairies, pâturages, champs fertiles sur les pentes du Hasli, toujours fraîches au milieu de la canicule. Des sommets neigeux du Wetterhorn, les yeux se reposent sur les ruisseaux qui fuient à l’ombre des ponts rustiques, sur les sapins qui encadrent de leur frange noire les clairières où la cabane apparaît comme un jouet d’enfant.

Le caractère original de Meyringen est dû à d’innombrables cascades, au bruit perpétuel d’intarissables chutes d’eau. Notre moulin en est tout branlant. Ces torrens qui se précipitent d’un volume toujours égal apparaissent de loin comme des écharpes blanches, des rubans tendus, immobiles au flanc de la montagne. En les regardant fixement, on les voit s’animer.

Ce matin, des nuages violets flottent à la cime des monts. Le Wetterhorn se détache blanc et pur sur un ciel splendide. Nous allons visiter l’Alpbach. Après une première chute, elle retombe en vapeur sur une terrasse unie, puis, se précipitant à travers une étroite fente de rochers qui la réduit à la largeur d’un ruban, elle se déploie en gracieux éventail. Un bassin creusé au pied du rocher reçoit le torrent, qui s’en échappe bouillonnant, écumant, et court alimenter les scieries.

D’où vient l’inégalité des destinées entre ces cascades? demandions-nous. A celle-ci le travail mercenaire, pendant que l’aristocratique Reichenbach, oisif, infatué, solennellement se mire dans la glace de ses eaux. On lui a bâti tout exprès un hôtel somptueux, plus haut un pavillon de plaisance. Pour l’admirer de près on paie une taxe, un joueur de cor lui fait de la musique. Ses sœurs, jour et nuit assujetties à un dur labeur, vont moudre la farine, scier les planches. Où est la vraie égalité? Pas même entre cascades.

Quand le soleil s’abaisse, nous explorons notre domaine. A un quart d’heure du nouveau pont de l’Aar, en face du Reichenbach, le pays prend un caractère plus sauvage; les rochers surplombent le chemin, interceptent la vue, aiguillonnent la curiosité. On veut tourner au plus vite le feuillet, comme dans une lecture qui vous passionne, voir ce qui vient après, comment cela finit. La vallée se resserre. Un petit bois de sapins apparaît à gauche; sur la hauteur, le Kirchet s’avance comme un îlot entre la vallée de Meyringen et celle d’Oberhasli, ou plutôt comme un mur mitoyen qui sépare deux contrées d’une nature toute différente.

Dans ces merveilleux paysages suisses, une chose me frappe : un grand paysage en contient souvent un autre plus petit d’un genre tout opposé. Tel est ce ravin enchâssé comme un médaillon dans le grand tableau que nous avons sous les yeux. De la place où nous voilà, nous apercevons encore l’entrée des deux vallées, le Reichenbach de profil, les glaciers qui dominent Imgrund, puis au milieu de ce cadre imposant un petit paysage en miniature. Notre ravin vert émeraude est tout émaillé de fleurs; ses contours fins dessinent des golfes, des promontoires. Le Kirchet, avec son bois de sapins et ses rocailles, figure une décoration artificielle de jardin, tant les proportions en semblent petites, comparées aux masses environnantes qui l’écrasent. Pour arrière-plan à notre miniature, un éboulement de sable, une ceinture de roches grises, affectent l’austérité et la désolation d’une multitude de Saints-Gothards nains.

On venait de faucher la prairie; sur ce tapis de verdure, trois chalets mignons brillaient aux derniers rayons du soleil; chacun a son jardinet où fleurit la balsamine rouge et blanche, le grand tournesol, et où s’enroulent sur leurs thyrses les pois de senteur. A la façade des chalets achèvent de mûrir des gerbes suspendues, l’échelle est dressée contre le grenier ouvert; derrière l’habitation sont les instrumens aratoires, petits traîneaux, bois de construction, barils, poutres, pieux qui serviront à bâtir un autre chalet et à réparer l’ancien. Sur le toit, de grosses pierres semées à intervalles égaux le défendent contre les coups de vent furieux qui enlèveraient aisément la pauvre cabane et le pâtre. Ces hommes simples qui vivent près de la nature l’accommodent ingénieusement à leurs besoins et en tirent parti. Habitans des montagnes et des forêts, leurs demeures ne sont, à vrai dire, que des arbres creusés, fortifiés par des blocs de pierre.

Nous nous enfonçons dans le bois de sapins, heureux de respirer l’odeur résineuse. Un arbre immense, à demi consumé, entamé par le bûcheron, gisait au milieu de la clairière. On grimpe sur logeant abattu, on s’y installe comme dans un navire échoué. Servira-t-il un jour de radeau de sauvetage à de pauvres naufragés? Ses grandes branches aux parfums aromatiques se croisent, s’enlacent au-dessus de nous; à travers les mélèzes noirs, on apercevait les sommets bleus lointains, à nos pieds un sol tapissé de mousse soyeuse et de bruyère. Quelle solitude! les troupeaux sont aux pâturages, les hommes à l’église, à la prière. Sur nos têtes, des villages, et on ne s’en aperçoit pas. Il y a divers étages de populations superposées, elles semblent appartenir à des mondes différens. Combien d’heures restâmes-nous sous notre berceau d’épaisse ramée? Un paysan vint à passer. — Où conduit ce sentier? — A Meyringen.

Charmés d’éviter la grand’route, nous enfilons le sentier, qui débute comme une voie romaine pavée de dalles de marbre. Il grimpe, descend, tourne à travers bois, côtoyant des précipices de verdure : la cime des grands arbres touchait à nos pieds. La nuit arrive, l’étroit sentier décrit de hardis zigzags sur une pente nue, presque à pic, roche très glissante, impraticable sans les marches taillées dans le vif. Nous descendîmes ainsi pendant une demi-heure avec précaution, A gauche, le précipice effrayant dans le crépuscule, au-dessus de nous des blocs menaçans, A nos pieds se creusait la vallée déjà noyée d’ombre; on voyait encore scintiller l’Aar, enfin le sentier aboutit au vieux pont. Quelques paysannes achevaient de ramasser les foins et nous permirent de fouler le gazon parfumé fraîchement tondu. Nous regagnâmes ainsi plus vile la maison, mais volontiers on se serait attardé pour contempler encore cette majesté du soir, les ombres profondes à mi-côte de l’Engelhorn, et sur ces ombres massives le glacier dressé vers le ciel et comme étranger à la terre !

Nos trois cascades enflent leurs voix, les femmes rentrent aussi des prés le râteau sur l’épaule, les enfans ramènent les chèvres, le grillon élève la voix. Paix dans l’immensité! l’éternelle paix des neiges, des glaciers, descend sur la terre; qu’elle arrive aussi jusqu’à nous!


H. QUINET.


L. BULOZ.

  1. Cette doctrine s’enseigne aujourd’hui dans les traités de physique; voyez Traité de Physique, par MM. d’Almeida et Boutan.
  2. Cependant faut-il rejeter comme absolument impossible l’hypothèse d’une communication extérieure de la vie? On a trouvé récemment des matières organiques dans des aérolithes. Qui sait si ce ne serait point par des moyens semblables que la vie s’est introduite dans notre système?
  3. Mme Edgar Quinet va publier sous ce titre, Mémoires d’exil, un volume d’impressions et de souvenirs que nous n’avons pas besoin de recommander à nos lecteurs. Nous en détachons les pages suivantes; elles donneront la note d’un livre sincère et intime qui, nous sommes en mesure de l’affirmer, attirera l’attention sympathique du public.