Chronique de la quinzaine - 30 juin 1860

Chronique n° 677
30 juin 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin 1860.

Nous ne sommes pas surpris que l’entrevue de Bade n’ait pas eu la vertu de chasser tous les diables bleus qui offusquent et attristent l’opinion. L’esprit public aurait voulu un changement, de décors à vue, un coup de baguette qui le transportât soudainement dans une calme et fraîche Arcadie. L’esprit public est trop exigeant en sa morosité, il s’abuse sur la puissance de nos magiciens couronnés. L’entrevue de Bade est certes un acte important, et nous essaierons tout à l’heure d’en mesurer les conséquences ; mais cet acte, une fois accompli, a bientôt cessé d’être la tonique de la situation présente. Le fait dominant pour l’instant qui passe, celui autour duquel se forme le nœud mobile de la politique générale, n’est point aux bords du Rhin : c’est l’Italie qui en est plus que jamais le théâtre, c’est à Naples surtout qu’il se concentre. Il faudrait être peu clairvoyant pour ne pas s’apercevoir que la politique des divers cabinets est bandée et tendue vers les affaires des Deux-Siciles, et que les combinaisons diplomatiques qui vont défrayer pendant quelque temps les mauvais rêves de l’opinion dépendront de ce qui va survenir à Naples.

Partisans de l’émancipation de l’Italie et de l’application du principe de non-intervention aux événemens révolutionnaires par lesquels se poursuit la transformation de la péninsule, nous ne nous sommes jamais attendus pourtant à voir les diverses cours de l’Europe assister jusqu’au bout, avec une imperturbable patience et une indifférence, léthargique, aux diverses péripéties de cette révolution. Pour les cours légitimistes, les affaires d’Italie doivent être autre chose qu’une charade dramatique ; il est impossible qu’elles n’interprètent pas d’une façon désagréable le gigantesque appétit dont le Piémont leur semble doué. Nous qui croyons à l’existence d’un peuple italien, nous ne sommes point offensés des irrégularités de forme que les Italiens ne craignent pas de commettre pour conquérir l’unité nationale. Si des expéditions s’organisent en Piémont pour aller révolutionner la Sicile, ce n’est à nos yeux qu’une patriotique tentative, qu’un effet des dissensions intestines d’un peuple, et nous ne sommes pas plus surpris de voir les Italiens du nord s’occuper des affaires des Italiens du midi que nous ne sommes étonnés, en lisant l’histoire ancienne, de voir les perpétuelles interventions des républiques grecques dans leurs affaires mutuelles. Ce flegme philosophique sied à de libéraux, pratiques et humoristes Anglais, ou à de frivoles Français, saturés d’esprit révolutionnaire ; mais comment croire que les divers souverains de l’Europe en puissent être imbus ? Aux yeux de la plupart d’entre eux, il n’y a plus, à l’heure qu’il est, de droit public en Italie ; Victor-Emmanuel a renié toutes les traditions monarchiques, et M. de Cavour tous les principes du droit des gens. L’annexion des duchés et de la Romagne au moyen du suffrage universel était déjà une chose singulièrement difficile à digérer. Au moins il y avait là des circonstances atténuantes, l’effet d’une grande guerre, la fuite des princes, etc. ; mais ce qui se passe pour la Sicile, ce qui se prépare pour le royaume de Naples, n’est-il pas le renversement de toute légalité internationale ? Quoi ! le roi de Sardaigne est en paix avec le roi de Naples ; l’ambassadeur du premier n’a pas quitté la capitale du second : chez le roi de Sardaigne pourtant, des bandes s’organisent ouvertement pour renverser le roi de Naples ; on recueille en plein jour, avec tout l’éclat de la publicité, les fonds nécessaires à l’entretien de ces corps-francs ; les volontaires de la révolution trouvent toutes les armes dont ils ont besoin, et jusqu’à des canons ; ils partent de Gênes sous l’œil du gouvernement et ont leur relâche marquée à Cagliari ! Vit-on jamais rien de semblable dans l’Europe policée ? Vit-on jamais un gouvernement régulier permettre ainsi la formation de corps de volontaires franchement recrutés contre un gouvernement ami ? Vit-on jamais un gouvernement monarchique laisser tranquillement partir de ses ports de semblables expéditions, sans essayer de réprimer ces tentatives, sans les décourager même par un signe de désapprobation ? Voilà le spectacle que donne depuis deux mois le Piémont, et nous convenons qu’il est bien fait pour scandaliser les cours européennes qui ont conservé des mœurs orthodoxes. Cependant pour de telles cours il y a là quelque chose de plus grave : l’Italie est en révolution, et cette révolution est un exemple. Il y a bien des nationalités souffrantes en Europe qui, après le triomphe de Garibaldi en Sicile, doivent rêver, elles aussi, d’enfanter des Garibaldi. Le spectacle n’est donc pas seulement pénible, il est périlleux. Nous comprenons que la plupart des cabinets en soient émus et irrités, et que les événemens de l’Italie, s’unissant aux autres motifs de crainte qui agitent les gouvernemens et les peuples, favorisent, décident et hâtent certaines combinaisons et certains rapprochemens dont on commence à s’entretenir.

Ce n’est en effet un mystère pour personne qu’une sorte d’orage diplomatique se forme en ce moment contre le Piémont. Parmi les grandes puissances continentales, la Prusse et la Russie ne cachent pas leur déplaisir ; l’Espagne aussi paraît se mêler à la colère générale. L’irritation des cours n’aura, nous l’espérons, aucun effet immédiat et direct contre le Piémont et l’Italie. Ce n’est peut-être pas la faute du cabinet de Pétersbourg, si l’on n’a pas fait tout de suite, et à propos des événemens de Sicile, quelque démonstration significative. On prétend que le prince Gortchakof aurait voulu envoyer dans les eaux des Deux-Siciles, de concert avec la France, une flotte destinée à empêcher les progrès d’un état de choses que la Russie voit avec un profond mécontentement. S’il est vrai qu’une pareille invitation ait été adressée à la France par le cabinet de Pétersbourg, nous ne doutons pas que notre gouvernement ne l’ait déclinée. Le principe de non-intervention proclamé et pratiqué par la France mettra obstacle à toute tentative d’ingérence de la part des autres puissances dans les affaires d’Italie. Les cabinets qui ne cachent pas l’inquiétude que leur inspire la situation de la péninsule s’abstiendront de toute démarche directement hostile à la révolution italienne ; mais il y aurait de la puérilité à s’imaginer que les craintes de ces puissances s’épuiseront sans laisser de trace dans la politique générale de l’Europe. N’y eût-il pour elles d’autre sujet d’anxiété que l’état de l’Italie, qu’il faudrait s’attendre à voir cette situation influer sur les tendances de leur politique et sur le système de leurs alliances. Les progrès de la révolution italienne ne sont pas étrangers, on peut en être sûr, au travail de rapprochement qui s’opère entre les diverses cours germaniques. Ce n’est pas la moindre des causes qui ont décidé le prince-régent de Prusse à prêter l’oreille aux intermédiaires officieux qui veulent réconcilier les deux grandes puissances allemandes. L’on va sans doute trop vite en supposant que le prince de Prusse est déjà prêt à garantir à l’Autriche les provinces italiennes qui lui restent ; mais il dépend peut-être de la marche qui sera imprimée à la révolution italienne que la Prusse soit conduite fatalement à cette conséquence extrême.

La marche de la révolution italienne, au point où en sont venues les choses, peut-elle être ralentie et modérée ? Nous n’hésitons pas à dire que nous le voudrions fort dans l’intérêt de l’Italie et dans l’intérêt de la France, mais nous ajouterons que nous l’espérons peu. Depuis le début des affaires italiennes, nous avons vu clairement que le mouvement de la péninsule devait aboutir à l’unité. Nous le disions à ceux qui en France croyaient travailler à la formation d’une confédération impossible, et nous acceptions cette inévitable conséquence de l’impulsion que la France allait par la guerre donner à l’Italie. Cependant, pour la réussite de cette œuvre difficile, nous eussions souhaité que la force des choses ne la précipitât point, et pour qu’elle s’accomplît avec la lenteur et la sécurité nécessaires, nous eussions voulu que la France conservât assez d’autorité morale sur le Piémont et sur les meneurs de l’Italie pour pouvoir les contenir, les retenir, et les obliger de n’attendre leur triomphe final que de la force propre qu’ils auraient acquise en consolidant leurs premiers succès. Notre vœu était que dans cette entreprise où la France s’unissait d’une si étroite solidarité à l’Italie patriote et libérale, la France dirigeât le mouvement et ne fût exposée en aucun cas à être entraînée. Nous croyons, et nous l’avons dit franchement à l’occasion, que la France n’a pas toujours fait ce qu’il fallait pour conserver la direction du mouvement italien. Plusieurs causes ont précipité ce mouvement, et parmi ces causes il faut sans doute compter en première ligne l’obstination aveugle des gouvernemens qui, en refusant les réformes, ont provoqué follement la révolution qui menace de les dévorer. Quoi qu’il en soit, du jour où la France, en compensation du consentement qu’elle accordait à l’annexion des duchés au Piémont, a réclamé et obtenu pour elle-même l’annexion de la Savoie et de Nice, les unitaires italiens n’ont plus senti de frein, et ont considéré l’unité de l’Italie comme certaine : avec cette logique subtile et légèrement railleuse dont ils ont fait preuve depuis un an, ils se sont crus assurés de la tolérance, sinon du concours de la France, la France, se sont-ils dit, bon gré, mal gré, laissera le Piémont aller jusqu’au bout ; pourvu que l’Italie s’abstienne de ces excès révolutionnaires qui révoltent la conscience universelle, la tolérance dont nous couvrira la France ne s’arrêtera qu’aux portes de Rome. Forts de cette argumentation, qui, à leurs yeux du moins, doit paraître plausible, ils se sont élancés à leur but afin de profiter de l’ébranlement donné par les événemens récens à l’esprit public en Italie, et du désarroi où ces mêmes événemens avaient mis l’Europe, en se promettant de garder vis-à-vis de nous toutes les apparences et de nous compromettre le moins possible. Les premiers résultats de cette politique audacieuse sont aujourd’hui visibles dans l’insurrection de Sicile, et nous en avons la crise sous les yeux à Naples.

C’est bien une crise pour la question italienne que ce régime que le roi de Naples essaie d’inaugurer en arborant le drapeau national et en octroyant une constitution. Les concessions du roi de Naples ont été tardives, mais elles ont été plus larges qu’on ne l’avait dit d’abord : ce n’est pas la constitution française, c’est le statut piémontais que le roi de Naples prend pour modèle, et quant à la Sicile, le roi serait, dit-on, disposé à y établir en faveur d’un prince de sa famille une royauté indépendante. Nous disons que cette concession du roi de Naples est une crise pour la question italienne. À nos yeux en effet, l’inauguration du régime libéral à Naples devrait être l’occasion d’une halte salutaire dans la marche déjà trop rapide de la révolution italienne. Nous allons voir si le Piémont est resté assez maître de la direction du mouvement, si la révolution italienne a conservé assez d’empire sur elle-même, si la France possède assez d’influence sur le Piémont et sur l’Italie pour que le mouvement se puisse arrêter à la station qu’offre la constitution accordée par le roi de Naples. Nous le répétons, nous n’espérons guère qu’il en soit ainsi. Déjà nous voyons dans le parlement piémontais les réfugiés napolitains demander que les offres d’alliance du roi de Naples soient repoussées ; déjà nous entendons dire par les unitaires que, si le roi de Naples donne réellement une constitution, la dynastie sera avant deux mois déposée par le parlement. Nous formons donc, nous ne nous le dissimulons point, un vœu presque chimérique en exprimant le désir que le nouveau régime napolitain soit loyalement accepté et essayé par l’Italie. Ce vœu mériterait pourtant d’être pris en considération par les esprits sages et les politiques avisés de la péninsule. C’est un devoir du libéralisme d’accepter sincèrement les concessions des souverains, même quand elles ne sont qu’une capitulation consentie à la dernière heure. Le Piémont doit prendre garde d’offenser par l’impatience de ses ambitions la conscience de l’Europe. L’Italie doit réfléchir qu’il lui importe de coordonner ses ressources et d’organiser sérieusement ses forces avant d’affronter par une unité trop hâtive les périls attachés au rôle convoité par elle d’une grande puissance européenne : elle doit craindre au contraire de compromettre une expérience trop récente et trop fragile en l’exposant aux incertitudes d’un conflit général. La France enfin a presque le même intérêt que l’Italie au succès de la régénération de la péninsule, et la sûreté de son jugement n’est point obscurcie dans l’appréciation de cet intérêt par la fumée des passions populaires. La France encourt des responsabilités par les actes de l’Italie ; ces actes peuvent la placer dans l’alternative, ou d’assister avec confusion à l’avortement de l’œuvre qu’elle a voulu féconder au-delà des Alpes, ou de s’imposer de nouveaux sacrifices et de s’exposer à de nouveaux dangers. La France, tout en observant et en faisant observer le principe de non-intervention, a donc le droit de se faire écouter en Italie : elle n’a pas dû accorder au roi de Naples la garantie de ses territoires, puisqu’une telle garantie eût pu l’obliger à se départir du principe de non-intervention ; mais au moment où Naples se rend enfin à ses conseils, il est de son honneur de lui donner son appui moral ; il est de son honneur que cet appui moral soit plus profitable au roi de Naples, entrant sur le terrain du libéralisme, qu’il ne l’a été l’année dernière aux archiducs autrichiens, qui avaient, il est vrai, traité la France à la façon de la Providence, et qui, aidés par elle, n’avaient pas su s’aider eux-mêmes de quelque courageuse initiative et de quelque intelligente inspiration.

Nous ne doutons point que l’Italie ne soit pour le moment laissée à elle-même, mais nous ne doutons pas non plus que tous les événemens qui s’accompliront en Italie n’aient une influence marquée sur les dispositions et les relations mutuelles des grandes puissances. Tant que le mouvement révolutionnaire durera dans la péninsule, il y aura dans les affaires de l’Europe un principe flagrant d’instabilité dont toutes les situations se sentiront menacées. De graves incidens devenant possibles a tout moment, chacun sera obligé de se tenir sur ses gardes. De là ces efforts, de la part de quelques grandes puissances, pour oublier devant un péril commun d’anciennes rivalités aigries par de récens dépits. Nous avons, il y a plus d’un mois, signalé en Allemagne les symptômes qui annonçaient un rapprochement entre la Prusse et les états secondaires, lequel ne pouvait être que l’avant-coureur d’un rapprochement entre la Prusse et l’Autriche. On sait que, dans l’état actuel de la confédération germanique, tout est désordre, et tout devient impossible lorsque les questions portées à la diète n’ont pas été résolues dans une entente préalable par l’Autriche et la Prusse. La Prusse et l’Autriche étant divisées, une guerre intestine avait paralysé cette année l’action fédérale. L’idée de réunir les princes allemands et de rétablir dans une conférence de souverains un meilleur accord au sein de la confédération est due au roi Maximilien de Bavière. Ce prince, uni au même degré par des liens de parenté aux cours d’Autriche et de Prusse, appelé d’ailleurs naturellement par la position de la Bavière, qui est le plus considérable des états secondaires, au rôle de médiateur entre les deux grandes puissances, sentait vivement la nécessité de mettre fin à une scission qui enrayait l’action de la confédération, et qui morcelait et affaiblissait l’Allemagne en face des problèmes et des périls que présente la situation de l’Europe. La conférence des princes allemands qui s’étaient donné rendez-vous à Bade ne devait d’abord se composer que du prince-régent de Prusse, des rois de Bavière et de Wurtemberg, des grands-ducs de Bade et de Hesse-Darmstadt. Plus tard, lorsque l’empereur des Français eut fait connaître l’intention de se rendre à Bade, la conférence s’élargit : les rois de Saxe et de Hanovre, le grand-duc de Weimar, les ducs de Cobourg et de Nassau furent invités à y prendre part.

L’entrevue de l’empereur et des souverains allemands a donné à la conférence de Bade un relief européen. Pour le moment, nous ne nous occupons que de l’objet purement allemand et pour ainsi dire domestique de la réunion. Parmi les questions de cet ordre sur lesquelles devaient porter les délibérations des souverains, la première et la plus urgente était celle des réformes qu’il y a lieu d’opérer dans l’organisation militaire de la confédération. Cette question s’agitait depuis quelque temps dans la diète. La Prusse avait essayé de la résoudre en proposant de mettre de côté le commandement fédéral en temps de guerre et d’incorporer les contingens dans les armées de la Prusse et de l’Autriche. Ce plan n’avait pas seulement soulevé l’opposition la plus vive au sein des états secondaires ; l’Autriche elle-même le repoussait. Le cabinet de Vienne avait exposé les motifs de son refus dans un mémoire auquel il a été répondu d’un l’on assez aigre par une note prussienne du 2 juin. Il s’agissait donc de trouver un moyen terme pour rapprocher les opinions extrêmes. On savait que le roi de Wurtemberg était celui des souverains qui inclinait le plus vers la proposition prussienne sans toutefois l’admettre entièrement. Les paroles prononcées à Bade par ce prince dans la conférence du 18 juin nous ont appris que les états secondaires ont élaboré un projet destiné à concilier les vues divergentes. D’un autre côté, le discours du prince-régent a donné clairement à entendre à ceux qui étaient au courant de ces débats qu’un arrangement allait se conclure entre la Prusse et l’Autriche, et, comme le premier point de cet arrangement doit régler la question militaire, il est probable que l’on touche à une solution.

À côté du rapprochement de la Prusse et de l’Autriche et de la réforme militaire, les autres questions allemandes qui ont pu être examinées à Bade sont d’un intérêt secondaire. On dit bien qu’il a été question de l’association allemande qui arbore, comme on sait, le drapeau unitaire, et des affaires de la Hesse et du Holstein. Il est douteux, croyons-nous, qu’au moment où ils se donnaient des gages d’union effective, les princes allemands se soient sérieusement inquiétés d’une association qui ne semble pas avoir obtenu une bien grande popularité. La question hessoise est en ce moment soustraite à l’action de la diète ; la nouvelle constitution donnée par l’électeur l’a ramenée dans une phase où elle conserve le caractère d’une affaire purement intérieure. Quant au Holstein, il n’y a jamais eu de divergence d’opinion entre les confédérés allemands sur la question de droit : la discussion entre Allemands ne porte guère que sur l’opportunité des mesures à prendre. À ce point de vue, les états secondaires reconnaissent, nous n’en doutons pas, aussi bien que la Prusse, que la situation de l’Europe ne permet guère à l’Allemagne de faire prévaloir pratiquement ses vues sur les relations du Holstein avec la cour de Copenhague.

Pour que le double rapprochement que l’on se proposait d’opérer d’une part entre la Prusse et l’Autriche, de l’autre entre la Prusse et les états secondaires, pût, sinon s’accomplir entièrement, du moins se préparer à Bade, il fallait que l’attitude et la politique de la Prusse y fussent assez nettement dessinées pour dissiper les craintes que certaines manifestations du parlement prussien avaient inspirées aux états secondaires. À cet égard, la netteté du langage tenu par le prince de Prusse n’a rien laissé à désirer. Le prince-régent a déclaré que la Prusse défendrait énergiquement non-seulement l’intégrité du territoire germanique, mais encore l’intégrité de chaque état en particulier, lors même qu’elle serait en désaccord d’opinion avec les souverains de ces états sur la politique intérieure de l’Allemagne. On ne pouvait affirmer en termes plus formels que la Prusse ne songe point à relâcher ou à rompre le lien international qui unit les états fédéraux, ni à poursuivre la réforme de la confédération autrement que par les voies légales. L’honnête vigueur de cette déclaration emprunte une signification plus marquée au contraste des faits qui se passent en Italie. Le succès qu’elle a obtenu devrait, ce nous semble, donner à réfléchir au Piémont, et le mettre en garde contre les étourdissantes tentations qui l’assiègent.

Nous faisions déjà remarquer, il y a quinze jours, l’opportunité de l’excursion de l’empereur à Bade dans les circonstances où se trouvait l’Allemagne. Tandis que la confédération travaillait à son apaisement intérieur et cherchait dans l’union de ses membres une garantie contre les dangers de la politique étrangère, l’empereur venait, autant qu’il était en son pouvoir, rassurer les princes allemands sur les desseins de la France. Nous ne doutons pas que l’empereur n’ait réussi à faire partager par la conférence des souverains la confiance qui l’avait conduit parmi eux. Ainsi que le prince de Prusse a eu le droit de le faire remarquer, la présence de l’empereur à Bade était le désaveu le plus éclatant des projets de revendication de frontière attribués à la France. À côté d’une démarche aussi significative, que sont ces brochures où l’on prend plaisir à entretenir les inquiétudes que le chef de l’état met tous ses soins à calmer, où l’on irrite en se jouant des préjugés des peuples étrangers pour exploiter en les flattant les préjugés de la France ? On donne évidemment, à l’étranger et parmi nous, trop d’importance à ces spéculations de publicité, qui doivent leur éphémère retentissement aux restrictions fâcheuses qui empêchent la presse de lutter contre la crédulité de l’opinion et de redresser ces écrivains peu scrupuleux que les Anglais ont si bien appelés catchpenny writers, comme qui dirait des grippe-sous littéraires battant monnaie sur la sottise publique.

Malheureusement cette infirmité de la défiance et de la crainte a pris, aujourd’hui des proportions qui surpassent Inefficacité des bonnes intentions et des plus sincères démarches. Quelle preuve plus frappante de l’étendue du mal que ce qui se passe en Angleterre ? Nous ne sommes pas de ceux qu’offensent les manifestations guerrières auxquelles les Anglais s’abandonnent avec un si curieux enthousiasme. Quand la folie des entreprises, des préoccupations et des craintes de la politique étrangère s’empare des peuples, nous croyons qu’il est aussi imprudent qu’inutile de les chicaner sur les précautions qu’ils jugent nécessaires à leur sûreté. Contre le paroxysme de ce mal, nous ne connaissons d’abord qu’un remède : c’est que chacun s’arme suffisamment pour recouvrer le sentiment de sa sécurité. Que les Anglais et les Allemands s’arment donc à leur guise et qu’ils arrivent le plus tôt possible au moment où ils croiront n’avoir plus personne à craindre : il faut s’y résigner. Par malheur, cette façon qu’ont les peuples de se rassurer a deux inconvéniens graves : en premier lieu, elle n’est point expéditive ; en second lieu, elle est ruineuse. Les Anglais par exemple viennent de se convaincre, par le rapport de la commission qui a été chargée d’examiner leur système de défense, que d’immenses fortifications leur sont nécessaires, s’ils veulent se protéger contre la perspective d’une invasion. Or la construction de ces fortifications demandera quatre années, et coûtera près de trois cent millions. Parmi les témoignages réunis dans cette enquête, celui qui a produit l’impression la plus profonde et qui a porté dans tous les esprits la conviction que l’Angleterre devait se fortifier à tout prix est la réponse de lord Overstone. Les questions posées par la commission à lord Overstone sont un singulier signe du temps. On lui demandait son opinion sur les effets probables de l’occupation de Londres par une armée envahissante, dans le cas où les livres, les valeurs et les fonds publics auraient été mis à l’abri, et où les propriétés particulières seraient respectées par l’envahisseur ; on l’interrogeait sur l’influence qu’un tel événement pourrait exercer sur le commerce anglais, sur la prospérité des autres peuples et sur le contre-coup qu’en éprouverait l’envahisseur lui-même au point de vue financier et commercial. Personne n’était en état de répondre avec plus d’autorité que lord Overstone à ces étranges questions. Lord Overstone est peut-être le représentant le plus éminent du grand commerce et de la grande banque en Angleterre. C’est un de ces prince-merchants dont les Anglais sont si fiers, c’est le Jones Loyd de la Cité, élevé à la pairie non-seulement par sa grande influence et sa richesse commerciale, mais par la puissance qu’il a montrée dans ses conceptions économiques, et par le rare talent d’écrivain qu’il a déployé dans l’exposition de ses vues. Sir Robert Peel s’inspirait de ses conseils, et lord Overstone passe pour être l’auteur de la charte que le grand ministre a donnée à la Banque d’Angleterre. Rien que dans le contraste des aptitudes de cet homme éminent avec la nature des circonstances qui l’obligent à répondre aux questions que nous venons d’indiquer, il y a quelque chose qui fait violence à la raison et accuse notre époque. Nous ne reproduirons pas les réponses de lord Overstone. Espérons, pour l’honneur de la civilisation, que l’apocalypse hypothétique qu’il a tracée ne se réalisera jamais. Avec la connaissance si profonde qu’il a des ressorts subtils et compliqués de l’organisation du crédit commercial anglais, lord Overstone fait toucher du doigt les désastres qu’entraîneraient pour l’Angleterre, non pas même une invasion triomphante, mais seulement la menace sérieuse d’une agression pareille et le simple débarquement d’une puissante armée étrangère sur un point du territoire. Il montre également la réaction qu’un tel événement produirait infailliblement sur la prospérité commerciale des autres peuples. « Je ne doute pas, dit-il que les conséquences d’un coup pareil porté à la prospérité de l’Angleterre ne fussent ressenties dans toutes les parties du monde où le commerce a pénétré. Une portion considérable des forces productives du monde est alimentée par le capital anglais et le crédit britannique. Voyez nos exportations annuelles s’élevant à une valeur d’environ deux milliards et demi ; cela vous indique dans quelles proportions les autres contrées demandent à l’industrie britannique leurs consommations de nécessité ou de luxe. Considérez nos importations, qui représentent une somme égale et montrent quel débouché les productions des autres pays trouvent dans l’Industrie britannique. Le pays d’où émanent ces gigantesques transactions ne peut être sérieusement endommagé sans conséquences désastreuses pour les contrées liées à lui par des relations directes ou indirectes. Telle est la loi bienfaisante du commerce international ; tous les peuples commerçans sont intéressés solidairement à la prospérité croissante de leurs voisins, et l’on ne saurait douter que les effets du coup qui serait porté par une invasion à notre bien-être vibreraient à travers le monde commercial tout entier. Mais ces effets ne peuvent être calculés d’avance avec exactitude ; ce n’est qu’après l’événement fatal que les autres nations reconnaîtraient pleinement à quel point leurs intérêts sont liés à la fortune de ce pays. Il ne faut à aucun degré abandonner notre sûreté au soin de la sympathie tardive et précaire des autres peuples. L’aide que nous attendrions de ce côté n’arriverait que lorsque le mal serait consommé. Sur nous seuls doit reposer la défense de notre patrie. »

Quand nous voyons un homme de cette condition sociale et de cette valeur intellectuelle réduit à confronter sa saine et vigoureuse pensée avec de telles perspectives, la réflexion d’Hamlet nous vient involontairement à l’esprit : « Il y a quelque chose de gâté en Danemark. » Notre Danemark à nous, c’est l’Europe actuelle, avec ces spectres de guerre obstinés à la poursuivre. Nous vivons dans un temps où les gouvernemens commencent à se faire gloire de comprendre les lois économiques. Comment se fait-il que, pour la confusion de l’esprit humain et de la civilisation, ils mettent en oubli dans la profusion d’inutiles dépenses militaires les lois qui régissent la formation des capitaux ? Tout cet excès de dépenses militaires, c’est du capital consommé pour ne plus se reproduire, c’est du capital détruit à plaisir. Or il est élémentaire aujourd’hui, et à quiconque s’occupe de politique et se mêle de gouverner il est interdit d’ignorer que le capital acquis des nations est la réserve, le fonds d’où le travail, et par conséquent les masses et les classes ouvrières tirent, par le mécanisme de la production industrielle et des échanges commerciaux, leur subsistance. Détruire gratuitement une quantité de capital, c’est détruire une égale quantité de l’aliment du travail et de la subsistance du peuple. Au point de vue scientifique, il y a une vraie barbarie, au point de vue moral une réelle cruauté dans cette dilapidation à laquelle se livrent à l’envi tous les gouvernemens de l’Europe. L’on voit ainsi que ce n’est pas la guerre seule qui est un mal, mais que la peur de la guerre est déjà une calamité, qu’il est inévitable que cette calamité, en se prolongeant par la manie des entreprises extérieures, n’enfante d’autres misères, et que le peuple qui aura le premier le courage d’accomplir un désarmement sincère, de pratiquer un système essentiellement et franchement pacifique, — de rendre aux autres par son initiative et son exemple la confiance et la sécurité, aura bien mérité du genre humain.

Nous envierions pour la France l’honneur d’un tel rôle. Placée comme elle l’est au milieu des diverses nations de l’Europe, ayant le pouvoir non-seulement par ses actes, mais par les pensées qui s’agitent en elle, de communiquer aux peuples qui l’entourent la confiance ou la terreur, elle nous paraît chargée par son histoire de deux imposantes responsabilités et de deux nobles devoirs. Nous sommes responsables des progrès libéraux et sociaux de nos voisins, auxquels nos exemples et notre propagande ont tant de fois donné l’impulsion ; nous sommes responsables du maintien de l’ordre général de l’Europe, sans lequel tout progrès est livré aux incertitudes brutales du hasard et de la force, et dont malheureusement nous avons été trop souvent nous-mêmes les perturbateurs étourdis. Nous avons un devoir libéral et révolutionnaire dans le bon sens du mot et un devoir conservateur. Nous voudrions que la France n’abdiquât ni l’un ni l’autre, car il est impossible d’en bien remplir l’un sans les remplir tous deux en même temps. Mais cette conciliation des deux missions qui nous sont confiées, elle n’existe que dans la pratique des institutions libérales. Par ces institutions seules, nous avons fait marcher l’Europe sans l’inquiéter ou l’irriter par des entreprises extérieures, et sans compromettre avec la paix toutes les prospérités et tous les progrès. Si nous en avions besoin, nous serions amplement confirmés dans cette conviction par le spectacle de ce qui se passe autour de nous, et par ce sentiment qui va se répandant chaque jour au dedans et au dehors, et qui est disposé à mesurer les garanties de la paix du monde aux progrès que ferait la France dans la voie des libertés intérieures.

Nous ne croyons pas être éloignés des conclusions auxquelles ces réflexions nous conduisent par le spectacle de la carrière du prince que vient de perdre la famille impériale. Le prince Jérôme avait connu ces extrémités de la fortune auxquelles le violent génie de Napoléon a lié avec sa propre destinée celle de la maison Bonaparte. Quoique l’ancien roi de Westphalie n’ait pas pu avoir de rôle politique éclatant à côté de son grand et terrible frère, il y a trois pages dans sa vie qui porteront avec honneur sa mémoire à la postérité. Le roi de Westphalie a eu le courage de dire à son frère, en temps opportun, de salutaires vérités. Nous lui avons toujours su gré d’une lettre qu’il écrivait à Napoléon à la fin de 1812 : « J’ignore, sire, y disait-il, sous quels traits vos généraux et vos agens vous peignent la situation des esprits en Allemagne. S’ils parlent à votre majesté de soumission, de tranquillité et de faiblesse, ils l’abusent et la trompent. » Puis, après avoir en traits énergiques décrit les mouvemens populaires de l’Allemagne, il ajoutait : « Le désespoir des peuples qui n’ont rien à perdre, parce qu’on leur a tout enlevé, est à redouter. » Il était temps encore pour Napoléon d’écouter ces sages avis. La belle conduite du prince Jérôme à Waterloo est assez connue : il y eut la bonne fortune d’honorer de son sang héroïquement versé le grand désastre de sa famille et de la France. Enfin les libéraux doivent être reconnaissans au prince Jérôme de s’être rallié, par sa rentrée en France en 1847, aux institutions libérales de 1830. La France libérale fut heureuse de pouvoir montrer, par l’accueil qu’elle faisait à un prince de la famille Bonaparte, que la liberté ne se défiait point du prestige d’un nom qui ne lui avait pas été favorable sans doute, mais qui avait répandu tant de gloire sur la France, et le roi Jérôme, malgré les faveurs inespérées que le sort lui a plus tard prodiguées, n’a pas dû considérer comme un des moins doux momens d’une vie si agitée les premiers mois de son retour dans la France libre, prospère, et qui ne se doutait point qu’elle allait jouer les libertés qu’elle paraissait chérir dans les surprises d’une révolution qui fut elle-même une surprise. e. forcade.



ESSAIS ET NOTICES.

DE L’ORGANISATION DU NOUVEAU ROYAUME.

L’Italie, depuis que sa situation a été si complètement transformée, se trouve, en présence d’une multitude de questions d’où dépend son avenir, et que nous sommes inexorablement obligés d’étudier, de préciser, autant qu’il est possible dans le tourbillon où nous vivons. Poser ces questions, qui préoccupent d’ailleurs beaucoup d’esprits, c’est le devoir de tous ceux qui aiment leur pays, qui croient à la puissance de l’opinion, et à la nécessité de ne point laisser dénaturer les conditions essentielles de notre régénération. Pour moi, je n’ai d’autre pensée et d’autre ambition que d’aider au travail commun et de contribuer à éclairer cette opinion publique à laquelle les gouvernemens sont tenus désormais de se conformer. Bien des gens nous diront et nous disent que l’Italie ne peut aujourd’hui songer qu’à l’action, qu’avant de fonder des institutions et de faire des lois, il y a la nation à former et à mettre, sur pied. Je ne nie pas qu’il n’y ait beaucoup de vrai dans cette manière de voir, et que, malgré ce que la prudence conseillerait peut-être après un chemin si rapidement et si heureusement parcouru, il ne soit désormais très difficile de s’arrêter. Les moyens défensifs et les finances deviennent donc naturellement dans ces conditions l’objet principal vers lequel se porte l’activité publique. Il n’est pas moins vrai qu’il y aurait une souveraine imprudence à ne point s’occuper dès ce moment de l’organisation civile qui peut seule nous assurer les bienfaits de la liberté et de l’indépendance. Le meilleur moyen d’intéresser tous les citoyens à défendre l’indépendance et la liberté, c’est de les faire concourir, chacun dans la sphère de son influence, au système politique qui régit le pays, et de leur montrer que l’état, au lieu de dépendre d’une seule tête, s’appuie sur la volonté libre et éclairée de la nation entière.

Jusqu’ici, sous l’empire de la préoccupation exclusive de notre indépendance la défendre ou à conquérir, l’idée qui nous a dominés et qui nous toujours est celle de l’unification. Il faudrait prendre garde de ne pas confondre l’unification avec la centralisation, car nous serions entraînés à établir une forme de gouvernement qui violerait toutes les traditions du pays qui serait en contradiction avec tous nos goûts et tous nos instincts. L’unité dans la politique générale extérieure et intérieure dans l’organisation de l’armée est essentielle pour la sûreté de l’état et pour la garantie de l’indépendance de la nation. Je n’ai pas non plus la pensée de mettre en question ces principes de droit qui sont inscrits dans la loi fondamentale, et qui régissent également tout le pays, tous les citoyens, toutes les provinces nouvelles ou anciennes. L’unification, ou plutôt la centralisation, qui serait dangereuse est celle qui embrasserait l’administration proprement dite, les institutions de bienfaisance, l’instruction publique à ses divers degrés.

Qu’on y songe bien : un grand centre administratif suppose déjà conduit à créer un grand centre de population et de richesse, en un mot une grande capitale. Il suffit de voir la plus légère idée de ce qu’est l’Italie, pour être convaincu qu’il ne saurait s’élever parmi nous une grande capitale qu’au détriment de cette vie locale qui depuis des siècles s’est créé une multitude de foyers à la surface ; de notre sol. La grande capitale et la grande centralisation administrative, nécessairement associées, auraient nécessairement pour conséquence de faire disparaître à la longue ces différences si multiples d’esprits ; d’habitudes de vie et de travail qui s’étendent à toutes les classes sociales, et qui ont en Italie, un caractère si distinct, si tranché. Un système politique qui serait fondé sur la destruction de ces différences qui aurait pour objet de jeter dans un même moule les divers peuples de la péninsule, ce système ne ferait pas seulement perdre à la nation des forces dès longtemps acquises, utiles au progrès intellectuel et matériel des populations ; il obligerait ces forces à se transformer et à prendre un cours tout nouveau dans un milieu moins favorable.

Une grande centralisation administrative aurait pour nous particulièrement d’autres fâcheuses conséquences. Ce système ne peut exister qu’en créant une classe très nombreuse de fonctionnaires publics vivant nécessairement aux frais de l’état et ne portant le plus souvent dans le maniement des affaires que des idées étroites ou plutôt des règles qui dispensent des idées, une routine lente, aride et imparfaitement éclairée. Nul ne doute assurément que tous ceux qui se laissent attirer par les emplois publics ne fussent infiniment plus utiles à la grandeur et aux libertés de leur pays en se créant dans le commerce, l’industrie, les sciences ou les lettres une existence indépendante, digne de citoyens libres. Le grand nombre des fonctionnaires publics est, on le sait, la plaie des budgets et absorbe des ressources qui seraient plus utiles ailleurs, qu’on pourrait même se dispenser de prélever par l’impôt sur les populations. Je pense qu’une des plus grandes découvertes que pût faire aujourd’hui un homme d’état serait de simplifier les rouages administratifs, de rendre plus facile et plus économique ; la perception des impôts. Tout le monde a applaudi dernièrement au projet présenté en Belgique pour l’abolition des octrois. La diminution des fonctions publiques, conséquence nécessaire de la décentralisation, est naturellement, on le comprend, un des moyens les plus efficaces pour réduire les dépenses improductives de l’état. Ce n’est pas l’occupation qui manquerait assurément à ceux qui végètent jusqu’ici dans d’obscurs emplois. Dans tous les cas, en se soulageant lui-même du fardeau de rétributions absorbantes, l’état pourrait aider à la transition par des concessions de terrains, faciles surtout dans certaines parties de l’Italie telles que la Sardaigne, les Maremmes, où il y a de vastes étendues qui ne demandent que l’emploi d’intelligences et de bras libres. Tout le monde y gagnerait, l’état qui réaliserait une notable économie, la richesse publique qui s’accroîtrait et les concessionnaires eux-mêmes. Je pourrais citer un grand nombre de propriétaires des environs de Pise aujourd’hui très riches, et dont la fortune a commencé avec des parcelles de terre qui leur ont été cédées sous certaines conditions par le gouvernement de Léopold Ier. C’est une question à étudier pour nos hommes d’état.

Enfin on peut ajouter qu’un grand centre administratif et une grande capitale attirent nécessairement une foule d’existences qui dissipent dans le luxe des fortunes considérables. Je me garderai bien de faire la guerre aux grandes capitales là où elles existent. Par cela même qu’elles se sont formées et qu’elles sont en progrès, il faut bien admettre qu’elles ont une raison d’être et que les inconvéniens qu’elles entraînent sont palliés ou surpassés par les avantages qui y sont attachés. Ce n’est pas le cas de l’Italie, où une telle création ne pourrait que paralyser la vie d’un grand nombre de villes importantes, dont chacune aurait des titres égaux à être cette capitale. En évitant la formation d’un de ces grands centres qui dévorent le plus souvent la substance d’un pays, nous restons dans la ligne de nos traditions, de nos goûts, de nos intérêts bien entendus ; nous empêchons une foule d’existences de se dépenser en pure perte dans un foyer d’agitations factices ; nous favorisons sur tous les points du territoire le développement égal et simultané de l’instruction, de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, qui ont trop à souffrir de cette déperdition de forces dont une grande capitale est la source et l’occasion.

Je ne fais ici qu’exprimer sommairement quelques idées ; elles se résument, on le voit, dans un mot, la décentralisation, — la décentralisation sous toutes les formes, et tout d’abord dans l’administration, qui fonctionnerait dès lors sans complications, sans perte de temps, librement et à bon marché. Je ne m’occuperai pas de ce qui serait possible dans d’autres pays, mais je suis sûr que tous mes concitoyens éclairés, que tous les hommes qui siègent aujourd’hui dans le parlement national n’hésiteront pas un moment à reconnaître que dans tous les chefs-lieux de province de la Lombardie, du Piémont, de la Toscane, de l’Emilie, il serait possible de former un conseil, quelque nom qu’on veuille lui donner, capable d’administrer par lui-même utilement et offrant à l’état toutes les garanties nécessaires. Jusqu’ici, on a vu fonctionner deux systèmes opposés en apparence et ayant au fond les mêmes vices. Tantôt c’est une grande concentration administrative, tantôt c’est un morcellement de l’état en une multitude de petits centres incapables de se gouverner et auxquels on ne peut laisser sans danger une entière liberté. C’est entre ces deux extrêmes que doit se placer, selon moi, une décentralisation bien entendue. Dans un pays comme l’Italie, où la vie locale a été et est toujours si puissante, on peut assurément imaginer l’existence d’un grand nombre de centres administratifs secondaires, quoique importans encore, et ayant chacun en quelque sorte son gouvernement propre. Si je ne me trompe, avec le progrès naturel des lumières, avec la diffusion des principes d’un régime libéral, il n’y aurait aucun danger pour l’état à confier sans restriction toute l’administration de la province à un conseil élu par le peuple et à un corps de magistrats émané de ce conseil. Un aveugle esprit de routine peut seul trouver de l’avantage à créer une série d’autorités administratives à différens degrés. Le pouvoir nouveau que j’imagine n’est ni le centre administratif d’un grand état, ni l’autorité trop imparfaite d’une très petite localité ; c’est un pouvoir formé d’hommes instruits, indépendans, estimés dans tout le pays, et qui par conséquent ont le droit de fonctionner librement et de régler les choses essentielles de la province, telles que la police, les institutions de charité et de bienfaisance, l’instruction primaire, secondaire et technique, la construction et l’entretien des routes, des édifices et des monumens publics, la perception des impôts, etc. Toutes ces branches d’administration locale seraient confiées gratuitement à des députations formées d’hommes spéciaux et compétens.

Je sais bien quelle est l’objection qui s’élèverait contre ces idées dans les esprits habitués à la routine administrative : c’est que les municipalités, lorsqu’elles ont été laissées un peu trop libres d’agir, n’ont fait que des dépenses folles et des entreprises ruineuses en suivant l’impulsion des rivalités et des ambitions municipales. Grâce à Dieu, nous possédons aujourd’hui un grand correctif à ces abus : c’est la liberté avec toutes les institutions qui en découlent. Je le répète : dans les principales villes d’Italie, il y a ou il y aura bientôt des journaux, des cercles littéraires, des sociétés d’agriculture et d’économie politique, des écoles d’arts et métiers, des expositions industrielles, etc. : avec ces élémens, peut-on imaginer qu’il y ait du danger à confier toute l’administration locale aux magistrats élus par la province ? Au contraire, il est évident que l’autorité provinciale réunirait toutes les conditions d’une bonne et sage administration.

Ce n’est pas un projet que je formule ici, pas plus que je ne demande la transformation brusque de tout notre système administratif : je demande seulement à mes concitoyens et à mes collègues du parlement de prendre en considération ces idées et de les avoir toujours présentes à l’esprit dans l’élaboration des lois organiques du royaume Ne serait-il pas d’ailleurs assez facile d’imaginer des garanties contre les abus de ce système ? Le choix du premier magistrat parmi les élus du peuple serait réservé au roi. À la place du gouverneur et de l’intendant actuel, on pourrait mettre un fonctionnaire chargé de rendre compte au gouvernement des actes de l’autorité provinciale, de veiller à ce que ces actes ne soient jamais en opposition avec la loi fondamentale, et investi même d’un certain droit de veto dans l’établissement d’impôts nouveaux. Si je ne me fais illusion, il résulterait de ce système de grands bienfaits : presque tous les emplois dont la délégation se trouverait transférée de l’état à l’autorité provinciale seraient gratuits ; les affaires de la province, entièrement remises aux mains des hommes de la province, seraient mieux faites, ou du moins expédiées plus promptement et à moins de frais ; l’opportunité et la justice des actes administratifs seraient plus facilement reconnues et admises par les administrés ; ce serait en même temps une école toujours ouverte d’administrateurs et d’hommes politiques. En un mot, ce système satisfait aux conditions générales d’un régime libre, c’est-à-dire qu’il laisse aux administrés la plus grande somme de liberté possible, simplifie la machine administrative en la rendant moins coûteuse, et intéresse tous les citoyens à des degrés différens, dans la sphère de leurs lumières et de leurs facultés, à la marche de cet ordre nouveau.

Qu’on me permette d’ajouter quelques vues générales sur l’ensemble de notre organisation. Même dans l’hypothèse d’une décentralisation très large, il y aurait toujours à la tête du gouvernement un conseil d’état chargé de préparer les lois et les : règlemens, un certain nombre de ministres correspondant aux diverses catégories d’intérêts généraux ; de plus, le roi pourrait utilement accorder le titre de ministres d’état à des hommes politiques éminens qui se seraient signalés par de grands services rendus au pays, et dans des circonstances graves la couronne pourrait s’éclairer de l’opinion de ces conseillers extraordinaires : ce serait la part afférente à la politique proprement dite. Quant aux affaires du commerce, de l’industrie, des travaux publics, de l’enseignement, elles pourraient être placées sous la direction de conseils formés de notabilités spéciales, qui ne refuseraient point leur concours actif et gratuit. L’instruction publique devrait être l’objet d’une attention particulière et recevoir une constitution nouvelle. Une partie de l’enseignement, je l’ai déjà dit, resterait dévolue à l’administration provinciale. Il devrait néanmoins y avoir une autorité élevée chargée de veiller à l’exécution des lois et des règlemens généraux, de présider à la marche de l’instruction supérieure et placée à la tête du corps universitaire Quelle serait cette autorité, et d’où émanerait-elle ? Toutes les universités de l’état, c’est-à-dire les professeurs attachés à ces universités, formeraient un collège électoral chargé de dresser des listes de candidats sur lesquelles le roi choisirait un grand-recteur de l’instruction publique. Quant à la nomination des professeurs, elle pourrait être faite également ; par le roi par la proposition du grand-recteur, auquel des listes seraient présentées par les sections d’un institut scientifique qu’on créerait facilement en Italie par quelques modifications introduites dans les règlemens de la Société italienne fondée par le comte Lorgnia, et plus généralement connue sous le nom de Société des XL. Les membres de la Société italienne des Sciences devraient se réunir une fois par an dans une des villes principales du royaume, et pendant cette réunion le grand-recteur, leur soumettrait la liste des places de professeurs vacantes pour qu’ils eussent à présenter des candidats. C’est à dessein que dans cette organisation à élaborer pour l’instruction publique, je ne dis rien des beaux-arts ; il est reconnu aujourd’hui qu’en cette matière les gouvernemens ne peuvent rien : ils ont tort de s’en mêler autrement qu’en laissant à la couronne le soin de distinguer les œuvres d’un mérite supérieur.

Je pourrais continuer cet examen et montrer d’autres avantages considérables que trouverait l’état à s’exonérer le plus possible à laisser agir partout l’initiative libre des citoyens, les intérêts locaux ou privés, notamment en ce qui touche les entreprises industrielles et les travaux publics. Il est très douteux qu’il soit utile pour l’état de conserver soit en son nom propre, soit sous la forme mixte, qu’on a adoptée, les exploitations de mines, de grandes fermes, de chemins de fer, au lieu de céder tout cela à l’industrie privée. En un mot, ce que je demande, on le voit, c’est la décentralisation la plus étendue possible de l’administration et de tous les intérêts.

Mais, dira-t-on, le moment est-il venu de substituer ce système de liberté universelle à l’organisation administrative que les gouvernemens absolus ont laissée après eux dans les diverses provinces ? Lorsque le nouveau royaume est à peine formé et a bien des luttes à soutenir encore pour fonder définitivement sa constitution nationale, n’y aurait-il pas une singulière imprudence à entrer dans une voie où on risquerait de transformer le pays en une agglomération de petites républiques ? C’est l’objection qui se présente naturellement et que j’ai moi-même indiquée déjà. Je répondrai que la liberté est le meilleur moyen de créer une force réelle et efficace, de favoriser une union véritable et sincère. Les provinces seront les premières à reconnaître l’avantage de laisser au roi et au parlement la direction de tout ce qui intéresse l’indépendance et la constitution nationales, en se réservant uniquement à elles-mêmes l’administration de leurs propres affaires. Si nous voulons fonder quelque chose de solide et de durable qui soit à l’abri des reviremens, toujours à redouter chez les peuples méridionaux lorsque l’heure du danger est passée, il nous faut montrer dès aujourd’hui que nous sommes aptes à toutes les conditions d’un régime vraiment libéral, que notre organisation définitive doit reposer non sur la subordination des forces et des caractères des différera peuples de la péninsule, mais sur le plein et libre développement de ces forces et de ces génies divers.

Il n’est point à craindre que la décentralisation administrative soit le signal de la résurrection de petites républiques provinciales. D’abord, en fait de république, si l’on rêve quelque chose, c’est une république universelle, c’est-à-dire le renversement de tout notre système politique. Des provinces qui s’administreront librement, et qui, avec une loi électorale convenable, auront le choix de leurs fonctionnaires locaux, ne seront nullement conduites pour cela à usurper les droits des autorités générales de l’état ; elles ne seront pas de petites républiques, elles formeront un faisceau de forces libres et intelligentes groupées autour du parlement et du roi, symbole vivant et glorieux de la nation tout entière. Il faudrait supposer que nous voulons marcher contre toutes les idées modernes, que nous ne comprenons rien aux grands intérêts qui dominent aujourd’hui partout, que l’expérience du passé et les présages de l’avenir sont sans influence sur nos opinions et notre conduite, pour croire que nous puissions nous exposer à voir renaître en plein XIXe siècle l’Italie du moyen âge. Ce qui s’est passé dans l’Italie centrale depuis la paix de Villafranca, la persévérance, l’accord des populations, offrent à coup sûr un spectacle rassurant, et sont une preuve de sagesse autant qu’une garantie de succès.

Aurions-nous à redouter d’un autre côté les influences extérieures qui chercheraient à contrarier notre organisation politique dans un certain sens ? Un des plus grands avantages pour nous aujourd’hui, c’est que toute l’Europe est d’accord pour considérer ce qui se passe en Italie comme une affaire qui ne regarde que les Italiens seuls. Le principe de non-intervention nous couvre. Il n’y a donc aucun motif sérieux de croire que des considérations de politique internationale puissent peser sur notre développement intérieur. Nous croyons au contraire que l’opinion universelle nous est favorable, qu’elle nous encourage à mettre le plus promptement possible la main à cette œuvre longue et difficile, consistant à organiser un royaume composé de diverses provinces dont il est bon de conserver la vie propre en tant que la force et la grandeur de la nation n’en peuvent recevoir aucune atteinte. Les grands résultats que nous avons obtenus depuis un an sont le fruit de la patience, du courage, de la persévérance des Italiens et de l’assistance de nos alliés. L’avenir nous est assuré aux mêmes conditions. Dans le parlement, dans les conseils municipaux, dans la presse, chacun de nous, selon la portée de son influence, n’a aujourd’hui qu’un devoir à remplir, celui de seconder et de fortifier le gouvernement, afin qu’il puisse constituer le royaume de Victor-Emmanuel, noyau de notre nationalité. Restons donc fidèles à cette ligne de conduite, sans oublier que dans un pays comme l’Italie, où tant d’intérêts sont à ménager, le vrai problème à résoudre est de concilier les droits supérieurs de la nation avec le développement libre des populations de goûts, de mœurs, d’esprit divers, qui composent la péninsule. Là est pour nous la force, là est l’avenir.


C. MATTEUCCI.


V. DE MARS.

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