Chronique de la quinzaine - 30 juin 1858

Chronique no 629
30 juin 1858


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin 1858.

L’on s’est accordé, en France et même au dehors, à donner une signification heureuse aux changemens ministériels qui viennent de s’accomplir. Nous nous associerons volontiers à ce mouvement de confiance. La nomination de M. Delangle au ministère de l’intérieur autorise, à nos yeux, les espérances conçues par l’opinion. Deux choses nous plaisent d’ailleurs dans cet événement : en premier lieu, la fin d’une situation que nous demandons la permission d’appeler irrégulière ; en second lieu, la valeur personnelle de l’homme qui a été placé à la tête de l’administration intérieure du pays. La présence d’un général au ministère de l’intérieur était le signe d’un état de choses anormal. La prépondérance de l’élément militaire dans un gouvernement, ne fût-elle qu’apparente, est toujours la conséquence d’un danger couru par la société, lorsqu’elle n’est pas elle-même la cause de perturbations profondes. L’autorité politique est en effet de sa nature essentiellement civile, et la force militaire, si haute que soit sa vocation, si grands que soient les services qu’elle est appelée à rendre, si glorieux que soit son caractère, doit toujours, dans une société policée, demeurer subordonnée et obéissante à la pensée civile ; cédant arma togae ! Cette loi est gravée au cœur des peuples qui ont connu la liberté. C’est ce qui fait que, même lorsqu’elle a été contrainte par des périls sociaux à subir la prépondérance militaire, l’opinion attend avec impatience et accueille avec joie le retour des choses à l’ordre naturel. C’est dans ce sentiment, et sans tenir compte des considérations personnelles, que nous préférons au ministère de l’intérieur la toge d’un magistrat à l’épée d’un général. Les considérations personnelles se joignent d’ailleurs, en cette occasion, à l’importance du fait politique. Le mérite et les aptitudes diverses de M. Delangle sont incontestés. Le nouveau ministre de l’intérieur est un de ces hommes dont le public a suivi la carrière, et qu’il a vus grandir dans les travaux de leur profession. C’est par les qualités solides de l’intelligence, par la sagacité et la droiture du jugement dans les discussions d’affaires, par l’activité et l’initiative de l’esprit, par la connaissance approfondie du droit, que M. Delangle avait conquis sa place au premier rang dans le barreau de Paris. M. Delangle nous semble avoir résumé les mérites éminens qui l’ont distingué dans son remarquable commentaire sur les Sociétés commerciales, un livre qui n’est pas seulement resté le guide le plus autorisé des jurisconsultes dans l’interprétation de cette partie du code de commerce qui s’applique aux sociétés, mais qui offre un sujet d’études des plus instructifs aux économistes. Les grands partis parlementaires recherchèrent et se disputèrent pour ainsi dire M. Delangle, lorsqu’il aborda la scène politique. Il trouva dans le parti conservateur la conciliation de ses idées libérales avec ses instincts d’ordre, et, après avoir traversé la chambre des députés, il était procureur-général à la cour royale de Paris au moment où éclata la révolution de février. La fortune politique de M. Delangle n’est donc point un caprice du hasard : la marche régulière de sa carrière le conduisait au gouvernement, et il n’était pas de ceux qui ont besoin des confusions violentes et imprévues d’une révolution pour arriver au ministère. C’est cette valeur personnelle de M. Delangle, c’est l’autorité qu’elle lui permet d’apporter dans les conseils du gouvernement, qui nous font bien augurer de son entrée au ministère de l’intérieur. Le nom de M. Delangle est une promesse, et cette promesse a suffi pour détendre une situation qui entretenait dans l’opinion un malaise évident. Nous désirons sincèrement pour notre part que les espérances attachées au nom de M. Delangle soient promptement réalisées.

Le successeur de M. Delangle dans la seconde de nos grandes charges judiciaires, M. Devienne, n’a pas l’avantage d’être aussi bien connu du public ; ce chois nous paraît néanmoins corroborer la signification attribuée à la nomination de M. Delangle. Quoique Paris soit pour M. Devienne un théâtre nouveau, le passé politique du premier président n’est point sans avoir laissé des traces dans le souvenir de ceux qui ont été attentifs, depuis un certain nombre d’années, aux luttes et aux vicissitudes de la vie publique dans notre pays. Nous sommes de ceux-là, et nous n’avons point oublié les circonstances dans lesquelles il nous a été donné d’assister au début parlementaire, début très original et très caractéristique, de M. Devienne. C’était dans une de ces discussions orageuses qui précédèrent le vote de l’adresse, et qui furent comme le prélude de la révolution de février. On se souvient de la lutte ardente qui s’engagea dans la chambre des députés sur deux expressions célèbres de cette adresse : « les passions aveugles ou ennemies ; » expressions fatales, — stigmate alors prophétique, aujourd’hui historique, — par lesquelles la cause constitutionnelle, à la veille de sa défaite, caractérisait, sans en avoir conscience, les fautes et les malheurs de ses divisions. Il avait semblé alors à des conservateurs sincères, c’est-à-dire à ceux qui ne séparaient pas dans leur amour et dans leurs espérances les destinées de la liberté du maintien des garanties tutélaires de l’ordre, qu’il n’y avait que des partisans aveugles de la liberté ou des ennemis des institutions représentatives qui pussent s’associer au mouvement démagogique qui éclatait avec tant de violence. Hélas ! des aveugles, il y en avait dans les deux camps ; condamnés à des regrets communs, ils ne se doivent plus aujourd’hui qu’une mutuelle indulgence. Quant aux ennemis, quant à ceux qui après avoir compromis l’ordre ont trahi la liberté, ils se sont dévoilés eux-mêmes ; et n’ont que trop justifié la sinistre prophétie de l’adresse de 1848. Tandis que les deux partis se rejetaient ainsi l’un à l’autre la responsabilité d’un naufrage imminent, un membre inconnu de la chambre monta à la tribune. Le nouveau-venu, avant de prononcer une parole, avait déjà saisi l’attention de l’assemblée par la franchise et la bonhomie de son allure provinciale. Dès qu’il eut ouvert la bouche, il se fit écouter, succès peu facile, par des auditeurs qui presque tous ignoraient son nom. Il exposa avec un sans-façon rustique, avec un bon sens incisif, avec une verve originale, les sentimens du parti conservateur. Les membres de la majorité tremblaient parfois d’être compromis par la hardiesse de ce champion inattendu, tandis que ses coups de boutoir arrachaient à l’opposition des exclamations de surprise. Il y eut un moment où, exprimant par une honnête bravade toute la force de sa conviction, l’orateur s’écria : « Quant à moi, je suis un conservateur endurci. » Ce fut le mot, l’événement et le succès du jour. On se demandait de toutes parts, quand il descendit de la tribune, le nom du député qui venait de prononcer un maiden-speech d’une si verte saveur. C’était M. Devienne. Le premier président de la cour impériale de Paris ne doit point avoir oublié cette journée : il la compte sans doute comme une des meilleures de sa vie. L’impression qu’il produisit sur nous fut si vive qu’il nous semble le voir et l’entendre encore. C’est en libéraux endurcis que nous applaudissions à ce conservateur endurci, car en défendant l’ordre nous entendions, comme lui, sauver et conserver la liberté.

Les premiers actes de M. Delangle relativement à la presse sont déjà un encouragement qui mérite d’être constaté. Le nouveau ministre a levé l’interdit qui fermait notre frontière à un journal étranger, il a rendu la vente sur la voie publique à plusieurs journaux français auxquels elle avait été récemment retirée. Si l’on rapprochait de ces actes le langage remarqué que tient depuis plusieurs jours une feuille dévouée au gouvernement, on serait peut-être autorisé à espérer mieux encore des tendances libérales qui pointent à l’horizon, nous faisons allusion aux articles de la Patrie. La polémique de ce journal, pourquoi ne l’avouerions-nous pas ? s’élève depuis quelque temps au-dessus de la vulgaire et vide monotonie à laquelle, faute d’indépendance d’esprit ou de talent, se condamnent les autres journaux qui voudraient passer pour les organes officieux ou les défenseurs de la pensée gouvernementale. Nous ne nous entendrions point sans doute avec la Pairie sur la façon dont elle pose certaines questions, mais nous croyons devoir signaler le léger souffle de libéralisme et de générosité que respirent quelques-uns de ses articles. Nous avons été frappés surtout des considérations qu’elle a présentées récemment sur les conditions et le caractère de la responsabilité politique suivant l’esprit de la constitution qui nous régit. La constitution du 15 janvier 1852 ne crée qu’une responsabilité politique dans l’état et dans le pays, — celle du chef du pouvoir, — et c’est dans l’opinion publique bien plus que dans le parlement que la constitution a transporté la véritable sanction de la responsabilité constitutionnelle. La Patrie voit un progrès dans la suppression des mécanismes intermédiaires destinés à distribuer et à diviser le contrôle et la responsabilité entre ces deux points extrêmes, l’opinion et le sommet du pouvoir. Nous n’essaierons pas de la désabuser ; nous ne chercherons pas à lui démontrer que l’unité apparente n’est pas toujours la perfection dans le mécanisme des institutions, que la théorie et la pratique, que l’opinion des plus grands hommes d’état et les expériences les plus décisives de l’histoire sont d’accord pour établir le danger d’une simplicité séduisante dans la constitution du pouvoir, et que les rouages intermédiaires qu’elle dédaigne sont une plus sûre sauvegarde de l’ordre et de la liberté. La constitution de 1852 est une dérivation du fameux système de Siéyès, et nous serions plus à l’aise pour l’apprécier, si nous écrivions l’histoire des idées de la révolution française, qu’en discutant les questions d’application et de pratique soulevées par les incidens de la politique contemporaine. Qu’importe d’ailleurs la théorie en pareille matière ? Les nécessités pratiques ont bientôt raison des théories erronées, et à des controverses stériles nous préférons le verdict de l’expérience future. Nous nous en tenons donc au point de départ de la Patrie : la responsabilité du pouvoir suprême en face de l’opinion. Si la vie politique est soumise à la combinaison de ces deux forces, il est évident qu’elle ne pourra s’exercer qu’à une condition : c’est que la manifestation libre et sincère de l’opinion sera assurée. C’est donc là, c’est dans l’organisation d’un système de garanties qui protège la libre expression des opinions que la Patrie transporte le problème politique du présent et de l’avenir. Après en avoir posé les termes, nous aimons à espérer que la Patrie ne reculera point devant les solutions urgentes que ce problème réclame. La Patrie ne regarde point en effet comme une solution le régime auquel la presse est encore soumise six ans après le 2 décembre. « Elle lui souhaiterait, c’est elle-même qui le déclare, plus de liberté. » C’est à la restauration, fût-elle graduelle, de cette liberté qu’il importe de travailler. Tous les intérêts la réclament. La presse joue dans les sociétés modernes un rôle analogue à celui que remplissent dans le monde matériel ces rapides moyens de communication dont profite l’industrie : elle est la locomotive des informations, des idées et des discussions dont vivent les esprits. Peut-on condamner longtemps les esprits à l’inertie, lorsque les corps sont emportés par un mouvement si rapide ? Peut-on entraver le libre échange des idées, lorsque les produits matériels circulent si vite ? Nous ne le croyons pas. Les intérêts bien entendus du pouvoir ne sont pas moins liés au réveil de l’opinion et au jeu régulier des discussions publiques. Le pouvoir, responsable devant l’opinion, a besoin de trouver dans l’opinion un appui aussi bien qu’une résistance salutaire. À côté d’un pouvoir fort et comme condition de sa force, il est indispensable que la puissance d’expansion de l’opinion soit constituée et réglée par un fort système de garanties. En dehors de ces garanties, le pouvoir tel que le conçoit la Patrie ne serait qu’un Stylite assailli, dans le silence et au-dessus du Vide, par les vertiges de l’abîme.

À prendre comme un symptôme les déclarations de la Patrie, il est visible que ces vérités sont comprises autour du pouvoir. On a voulu voir encore une confirmation de ces tendances dans le décret qui a confié le ministère nouveau de l’Algérie et des colonies au prince Napoléon ; mais nous ne voulons pas aller plus loin dans la voie des conjectures téméraires, et quant au nouveau ministère, nous attendons, pour calculer l’influence de cette création sur les grands intérêts de l’Algérie, que la nouvelle administration se soit organisée, et qu’elle ait fait connaître son programme.

Il est malheureux que les intérêts moraux, malgré leur importance, ne sachent pas donner à leurs légitimes exigences ce caractère pressant que savent si bien prendre les intérêts matériels dans leurs relations avec les gouvernemens. On assure par exemple que les compagnies de chemins de fer ne tarderont point à obtenir les satisfactions qu’elles demandent depuis quelque temps au ministère des travaux publics. Nous avons déjà parlé de cette importante question ; nous avons dit quel était l’embarras des compagnies. Dans une pensée de sage prévoyance et pour épargner aux capitaux engagés dans nos chemins de fer les périls et la ruine que les excès de la concurrence ont infligés aux actionnaires des chemins de fer anglais, le gouvernement français a voulu partager le réseau français entre six grandes compagnies, chargées chacune de desservir une région distincte de notre territoire. C’est cette pensée politique qui l’a engagé à favoriser les fusions successives des diverses compagnies rapprochées par des intérêts analogues, et qui auraient pu se nuire réciproquement, si elles ne s’étaient point amalgamées. Ce travail des grandes fusions a été achevé l’année dernière, lorsque le réseau du Grand-Central a été partagé entre les compagnies d’Orléans et de la Méditerranée ; mais en même temps qu’il avait consolidé les grandes compagnies dans leurs monopoles distincts, l’état avait dû pourvoir aux intérêts des localités qui ne possèdent point encore de voies ferrées. Il avait en conséquence imposé aux compagnies constituées la construction, dans un temps donné, d’un certain nombre de lignes nouvelles. Les capitaux sont, comme on sait, accessibles à toutes les influences de l’imagination ; de là leurs excès dans tous les sens, leurs folies de confiance et leurs paniques désordonnées, suivant les tendances irrésistibles qui s’emparent des esprits. L’imagination des capitalistes n’a pas pu supporter cette perspective des lignes nouvelles imposées aux compagnies : elle a décidé que la construction et l’exploitation de ces lignes ruineraient les actionnaires actuels. On ne pouvait pas renvoyer les capitaux effarés à l’épreuve de l’expérience, car les lignes nouvelles ne pourront être livrées à l’exploitation avant plusieurs années. En attendant, la peur faisait des ravages sans limites, et il était impossible de prévoir où s’arrêterait la dépréciation continue des titres. Arrivée à cette crise, cette maladie d’imagination prenait tous les caractères d’une grave question politique, et devait éveiller la sollicitude la plus attentive de l’état. La dépréciation des valeurs des compagnies n’était pas seulement un motif d’inquiétude et d’effroi pour les détenteurs de ces valeurs, condamnés à les vendre à perte, ou à calculer chaque jour les progrès de leur ruine ; elle minait, affaiblissait, restreignait le crédit des compagnies. Pour achever l’œuvre que l’état leur a confiée, les compagnies ont en effet besoin du concours de nouveaux capitaux ; or l’atteinte portée au crédit des compagnies par la dépréciation de leurs titres leur rendait de plus en plus onéreuses les conditions auxquelles elles pouvaient se procurer les capitaux nécessaires. Il était même à craindre que le scepticisme et le découragement allant aux dernières limites, on n’en vînt à mettre en doute la possibilité pour certaines compagnies de subvenir au service de leurs obligations, chaque année accrues par des émissions considérables. Si on eût laissé arriver les choses à ce point, il fût devenu un jour impossible aux compagnies de mener à fin la construction des nouvelles lignes, et les intérêts publics, qui exigent l’achèvement du réseau, fussent restés en souffrance. Il y avait donc pour l’état un intérêt politique de premier ordre à se préoccuper de cette déroute de l’opinion financière, à réviser les dernières conventions qu’il a conclues avec les compagnies et à ranimer par des combinaisons prévoyantes et saisissantes la confiance des capitaux éperdus.

Telle est l’œuvre à laquelle le ministre des travaux publics travaille depuis plusieurs semaines, de concert avec les compagnies. Les négociations sont même déjà terminées avec les compagnies d’Orléans et de Paris à Lyon et à la Méditerranée. Voici, croyons-nous, sur quel principe seraient fondés les nouveaux arrangemens élaborés entre l’état et ces compagnies. Il aurait été convenu d’abord que l’état garantirait pendant cinquante ans un intérêt de 4 pour 100, augmenté de 65 centimes pour l’amortissement sur les capitaux employés à la construction du nouveau réseau. C’était là une base équitable, qui d’un côté garantissait les capitaux engagés sur l’ancien réseau des chances onéreuses qui pouvaient être attachées à la construction et à l’exploitation des lignes nouvelles. Seulement ce n’était pas tout que de poser le principe, il fallait en faire l’application. Le jour où le nouveau réseau sera exploité, comment distinguer les produits de cette exploitation, dont l’insuffisance donnerait lieu à la garantie promise par l’état, des produits du réseau ancien ? Le moyen le plus simple en apparence de faire cette distinction eût été d’établir deux comptes séparés pour l’exploitation des anciennes et des nouvelles lignes ; mais cette combinaison ne protégeait pas assez les intérêts de l’état : il eût été à craindre pour lui que les compagnies ne détournassent au profit de leur ancien réseau une partie du trafic qui, livré à lui-même, se fût dirigé sur le nouveau, que par conséquent, pour augmenter les profits des actionnaires, on ne sacrifiât les intérêts de l’état, appelé à combler par sa garantie une insuffisance amenée par des moyens factices. La combinaison des comptes séparés a donc été écartée. Cependant, si l’exploitation des deux parties du réseau ne donnait lieu qu’à un seul compte, la distinction des deux produits étant impossible à faire, ou plutôt le réseau nouveau pouvant détourner par une concurrence naturelle une partie du trafic acquise aujourd’hui à l’ancien, il fallait sauvegarder par une garantie spéciale les intérêts actuels des actionnaires. On y a réussi au moyen de la formule suivante. L’état et les compagnies prennent pour base les derniers dividendes acquis aux actionnaires, ou mieux les produits nets kilométriques auxquels correspondent ces dividendes ; à l’avenir, et quand les nouvelles lignes auront été mises en exploitation, on prélèvera avant tout le produit net kilométrique correspondant aux dividendes actuels ; c’est le minimum de rémunération sur lequel pourront compter les actionnaires. Une fois ce prélèvement fait, le reste sera d’abord employé à subvenir aux charges des lignes nouvelles ; si ce reste est supérieur aux charges, l’excédant reviendra aux actionnaires en supplément de dividende ; s’il est inférieur, l’état comblera la différence jusqu’à concurrence de la garantie de 4,65 pour 100. Les avantages de cet arrangement nous paraissent saisissans. Les porteurs des actions de chemins de fer sont désormais assurés d’un minimum de revenu à peu près équivalent aux derniers dividendes qu’ils ont touchés, revenu très satisfaisant, si on le compare aux prix actuels des actions, et l’état, pour rendre cette sécurité aux actionnaires, n’assume qu’un risque éventuel, qui n’en est même pas un à ses yeux, puisqu’on accordant les nouvelles lignes aux compagnies, il n’a jamais eu évidemment la pensée que l’exploitation de ces lignes pût leur être onéreuse. Cette solution enlève ainsi tout prétexte à la défiance qui gagnait les capitaux à l’endroit de nos chemins de fer, et elle donne satisfaction aux grands intérêts publics qui réclament le prompt achèvement de notre réseau. Certains détails de cette nouvelle charte des chemins de fer ont besoin de la sanction législative. Il nous paraît donc probable que le coups législatif sera prochainement convoqué pour lui donner le caractère légal ; on a vu un indice de la session extraordinaire à laquelle on s’attend dans le décret qui constitue le bureau du corps législatif et que publiait hier le Moniteur.

Nous croyons qu’il importe en effet que ces graves questions arrivent le plus tôt possible à la conclusion définitive et légale qui paraît être arrêtée. Le spectacle du développement industriel et du mouvement de spéculation de 1852 avait fait venir à la pensée de plus d’un observateur le souvenir de Law et des folies du système. Ce rapprochement historique n’était, grâce à Dieu, suggéré que par de lointaines analogies ; mais si la ressemblance eût été exacte, il faut avouer que le moment actuel de notre phase industrielle correspondrait à la réaction qui emporta le système et consomma la ruine des mississipiens attardés Heureusement il y avait autre chose que la foi en la présence réelle du capital sous les espèces et apparences d’un chiffon de papier, il y avait autre chose que le fantastique mirage d’une colonie encore à créer dans les grandes affaires entreprises en 1852. Il y avait d’immenses voies de communication aujourd’hui construites, et qui donnent déjà un produit brut annuel de plus de 300 millions ; il y avait un emploi sérieux et fécond du capital et du travail et la création réelle d’une vaste richesse qui survivront aux déceptions de la spéculation exagérée. Aussi est-ce bien plus les différences pratiques que les analogies apparentes qui nous frappent dans les publications récentes auxquelles l’histoire de Law a donné lieu. Un de nos collaborateurs, M. Cochut, avait publié une très intéressante étude sur le système il y a quelques années, — lorsque la spéculation était dans toutes les ivresses de la lune de miel. Aujourd’hui, au moment des désenchantemens, M. Thiers a autorisé la réimpression d’une production de sa jeunesse sur le même sujet. Ceux qui ne connaissaient que de réputation, le travail de M. Thiers sur Law, lequel fut très remarqué en effet lorsqu’il parut pour la première fois il y a trente ans, le remercieront de n’avoir pas dédaigné de faire revivre cette habile et curieuse page de finance et d’histoire. On sait que M. Thiers traite les questions de finance avec le même ingénieux bon sens, la même charmante clarté et la même autorité que les questions de guerre et de politique proprement dite. Plusieurs écrivains, en voyant Law débuter par une banque d’escompte et de circulation fondée sur les bases les plus correctes et agissant pendant quelques mois d’après les principes les plus sensés, s’étaient figuré que Law, avait été entraîné par la tentation ou la nécessité des circonstances hors des voies de l’orthodoxie financière. C’est une erreur que n’a pas commise M. Thiers. Law avait conçu son système bien avant de fonder sa banque, et s’il fit le sage dans ses débuts, c’est que le brillant aventurier espérait, et il n’y réussit que trop, faire passer tout le système à la faveur de l’institution utile qui en était le frontispice. C’est ce qu’a établi mieux que personne un écrivain anglais, M. James Murray, dans un excellent volume d’histoire financière qui vient de paraître sous ce titre : French Finance and financiers under Louis XV[1]. Ce n’est pas Law seulement, c’est le gouvernement des finances sous Louis XV qu’étudie M. Murray. Nous sommes étonnés qu’un Anglais ait exploré avec tant de patience et d’exactitude un côté de notre histoire si aride et si négligé des Français eux-mêmes. Il ressort d’un pareil travail de curieuses lumières historiques, qui, pour les Français, deviendraient facilement des leçons politiques. M. Murray part de la présidence du maréchal de Noailles au conseil des finances du régent et finit avec les infâmes mesures de Terray. On peut dire qu’il a parcouru toute la gamme des fautes, des folies et des crimes que peut commettre le pouvoir absolu dans la gestion des intérêts financiers. L’état où cette longue série d’abus laissait la France à la mort de Louis XV est décrit par lui avec une sagacité qu’on ne s’attendrait pas à rencontrer chez un étranger. « L’ancien régime, dit-il, avait perdu toute puissance réelle, quoiqu’il conservât encore les apparences de l’autorité. Ceux mêmes qui avaient profité de ses abus avaient cessé de le respecter, tandis que la masse des sujets le regardait avec horreur et avec mépris. Il était impuissant à repousser les ennemis qui de toutes parts le blessaient au cœur ; mais il donnait carrière à sa malice par d’innombrables petites persécutions qui finirent par persuader au Français qu’il n’avait pas à redouter de pire ennemi que son gouvernement. La suppression des parlemens, les opérations de Terray étaient bien faites pour pousser à bout la patience nationale ; mais le courant de l’opinion populaire était contraire à une insurrection armée. Maupeou et son parlement, Terray et ses confiscations devenaient matière à plaisanterie, et fournissaient une ample pâture à l’esprit parisien. Le gouvernement était regardé comme une sorte d’étranger dont les caprices causaient sans doute des vexations, mais n’étaient pas réellement dangereux. Il existait partout une conviction instinctive que les jours du vieux système étaient comptés, et que c’était un inutile emploi de la force que d’essayer de renverser violemment un pouvoir qui devait tomber en pièces par l’effet naturel de sa ruine intérieure. » On voit que M. Murray n’a perdu dans le dédale des opérations financières de l’ancien régime ni le coup d’œil, ni le trait de l’histoire.

Quelle tâche ingrate, si nous revenons aux questions contemporaines, préparent à l’historien futur les nouvelles complications dont l’empire ottoman est en ce moment le théâtre ! La Turquie n’est pas, si l’on veut, le malade dont parlait l’empereur Nicolas ; mais il y a dans sa faiblesse et dans les entraînemens irréfléchis auxquels on peut craindre de la voir s’abandonner des difficultés qui rebutent et découragent les partisans les plus déclarés du maintien de l’équilibre oriental et de la paix du monde. Le gouvernement ottoman mériterait quelquefois d’être corrigé, mais il faut toujours prendre garde que la correction ne l’ébranle, et que les conséquences n’en rejaillissent violemment sur ceux qui veulent redresser trop brusquement ce débile empire. Nous croyons toucher là le point sensible et difficile des négociations auxquelles donne lieu en ce moment le règlement du sort des chrétiens de la Turquie. Tandis que les réunions de la conférence de Paris sont ajournées jusqu’au rétablissement de la santé du plénipotentiaire turc, Fuad-Pacha, les difficultés intérieures de la Turquie se compliquent et s’aggravent. L’émotion des populations chrétiennes se manifeste à peu près partout. Après la Bosnie et l’Herzégovine, c’est Candie qui s’agite. Sur ce dernier point du moins, le divan semble faire des efforts pour donner satisfaction aux justes griefs des chrétiens ; mais il est impossible d’accorder le même éloge à l’inexplicable conduite que le gouvernement turc poursuit vis-à-vis du Monténégro et des provinces voisines. À quoi serviront les troupes que le divan expédie sans relâche aux abords du Monténégro ? Vont-elles chercher une collision ? En vérité, le gouvernement ottoman voudrait provoquer un nouveau conflit sanglant avec les belliqueuses populations de la Montagne-Noire, qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Les Turcs pensent-ils que ce conflit, si malheureusement il éclatait, améliorerait leurs affaires ? Ne voient-ils pas qu’il les mettrait dans cette alternative, ou d’éprouver une nouvelle humiliation, s’ils se laissaient battre encore, ou d’exciter l’indignation et d’appeler une sévère intervention des puissances chrétiennes, si les Monténégrins étaient écrasés ? Pourquoi ne pas s’en remettre tout simplement à la décision de la conférence et abréger même par une habile docilité ces négociations que suivent avec une frémissante impatience les populations chrétiennes, et dont la durée ne contribue peut-être pas médiocrement à entretenir parmi elles une fermentation redoutable ? Voilà des considérations que l’Autriche devrait plus que personne faire valoir auprès du divan ; mais le cabinet de Vienne, qui, il y a peu d’années, ne voulait pas tolérer la concentration d’un corps turc en Bosnie et dans le voisinage du Monténégro, paraît encourager aujourd’hui le sultan à y amasser ses inutiles ou dangereux soldats. Explique qui pourra cette contradiction affligeante. Dans tous les cas, si elle dure quelque temps encore, et si elle a les conséquences déplorables que l’on a le droit d’appréhender, la politique autrichienne aura encouru une responsabilité fort grave.

Un tragique événement, la révolte des engagés noirs embarqués à bord d’un navire français, la Regina Cœli, sur la côte d’Afrique, a été entre la chambre haute du parlement anglais et la partie la moins intelligente et la plus rétrograde de la presse française l’occasion d’un échange regrettable d’appréciations et de récriminations injustes. Cet affreux malheur ne pouvait donner matière à aucun conflit entre les gouvernemens. Les circonstances qui l’ont accompagné ont dégagé l’armateur et le capitaine de la Regina Cœli de toute inculpation qui aurait tendu à les accuser de faire clandestinement la traite des nègres. Les faits étant connus, il ne restait plus qu’à s’apitoyer sur le sort des malheureux matelots français qui ont succombé sous la fureur d’une bande de sauvages ; peut-être aussi fallait-il voir dans ce tragique événement un avertissement que doivent mettre à profit, et les commerçans qui se livrent à ce recrutement hasardeux des noirs sur la côte d’Afrique, et le gouvernement qui a autorisé ce trafic, et qui ne saurait demeurer indifférent aux conséquences. Malheureusement les anciens abolitionnistes de la chambre des lords, sans attendre les documens officiels, ont pris prétexte du malheur de la Regina Cœli pour lancer contre le commerce français sur la côte d’Afrique des accusations aussi blessantes qu’inconsidérées. L’évêque d’Oxford, fils de l’illustre Wilberforce, lord Brougham, lord Grey, ont réchauffé leur vieille ferveur abolitionniste, ferveur que nous respectons dans les grands actes qu’elle a enfantés autrefois et même dans ses intentions actuelles, mais qui avait le tort d’être déplacée au sujet de la Regina Cœli et à l’égard de la France. Au surplus, on a fait promptement justice en Angleterre du zèle intempérant et arriéré de ces nobles lords. Le Times, entre autres, s’est montré plus sévère que nous n’aurions voulu l’être nous-mêmes à leur égard. Cela n’a point empêché quelques journaux français de pousser des clameurs dans le goût américain contre l’insolence britannique. Ce petit tapage n’a pas eu de suite. Il eût mieux valu, suivant nous, puisque l’accident de la Regina Cœli appelait si tristement l’attention sur ce sujet, examiner cette question délicate de l’engagement des noirs. Il ne faudrait pas, pour l’honneur de notre pays, que ce système des engagemens pût, nous ne disons pas servir de manteau à la traite déguisée, mais influer défavorablement sur la condition des noirs de l’Afrique occidentale. Il n’y a que deux points sur la côte d’Afrique, Libéria et Krow, où il y ait des nègres réellement libres et capables de contracter avec indépendance des engagemens. Encore les Krowmen ne s’engagent-ils que pour le service maritime, et refusent-ils de s’enrôler pour les travaux de culture. Libéria n’a pas une population assez considérable pour pouvoir fournir un aliment suffisant à l’émigration. En dehors de Libéria et de Krow, il n’y a à recruter sur toute la côte que des nègres, esclaves des chefs, et que l’on achète à ces petits rois sauvages moyennant la prime d’engagement. Qu’arriverait-il donc si ce système des engagemens que nous avons essayé depuis peu d’années venait à se généraliser, si, à notre exemple, les Américains du nord et du sud se mettaient à venir chercher là les travailleurs dont ils ont besoin ? On verrait inévitablement se reproduire une grande partie des horreurs auxquelles on a voulu mettre un terme en poursuivant la suppression de l’infâme commerce des esclaves. Les chefs nègres à qui l’on viendrait demander des engagés par milliers, allumés par le lucre recommenceraient ces chasses cruelles où ils allaient chercher l’approvisionnement de bétail humain qu’absorbait autrefois l’esclavage colonial. Nous n’avons garde de dire qu’on soit près d’arriver à un pareil abus : le système des engagemens n’a pas encore pris assez de développement pour cela ; mais nous en avons assez dit pour montrer qu’il y a là pour la France une délicate question d’humanité à surveiller. Être attentif au devoir que nous impose la responsabilité que nous avons contractée en permettant le trafic des engagemens, voilà la meilleure et la plus fière réponse que nous ayons à faire aux injustes imputations de l’Angleterre. Dans l’œuvre pratique de l’abolition de la traite et de l’esclavage, nous n’avons ni fait d’aussi grandes choses ni encouru d’aussi lourds sacrifices que les Anglais, et nous le regrettons. Nous n’avons pas dans le triomphe de cette grande cause de noms à mettre à côté des noms de Wilberforce, de Clarkson et de Brougham. Cependant, si un élan de la conscience eût suffi pour accomplir cette œuvre si vaste et si difficile de la rédemption de l’esclavage, nous pourrions en réclamer pour la révolution française la glorieuse initiative. La révolution française a proclamé l’émancipation des esclaves avec ce cri stoïque et si calomnié parti de la poitrine de Barnave : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » Il faudrait que l’abaissement moral eût fait de bien grands progrès avant que nous pussions oublier ou renier cette tradition.

Au surplus, un profond changement s’est opéré dans l’opinion publique en Angleterre sur les moyens de réprimer la traite des noirs. Cette police des mers que l’Angleterre s’était arrogée, cette répression par les croisières que lord Palmerston en particulier avait organisée et entretenue avec une obstination si tracassière, cette inquisition qui avait non-seulement l’inconvénient de lui coûter cher, mais qui lui suscitait à chaque instant des difficultés avec les puissances maritimes, tout ce système est bien près d’être abandonné comme une vieillerie nuisible aux intérêts anglais et inefficace contre l’odieux trafic qu’on veut détruire. Des idées plus sensées prennent la place du système épousé autrefois par lord Palmerston. Les libéraux anglais comprennent qu’ils font un métier de dupes à vouloir imposer par la contrainte leurs idées morales aux nations qui ne les acceptent point. Ils adoptent le chacun chez soi en fait de philanthropie comme en matière d’institutions politiques, et ne prétendent pas à une autre propagande que celle de l’exemple. Le ministère tory et les radicaux sont d’accord sur ce point, et la solution des récentes difficultés soulevées par les États-Unis inaugure cette nouvelle politique. C’est aux applaudissemens unanimes de la chambre des communes que le sous-secrétaire d’état des affaires étrangères, M. Fitzgerald, a exposé la pensée du gouvernement anglais relativement aux réclamations américaines. Les légistes de la couronne ont déclaré que les vaisseaux anglais n’ont point, en temps de paix, le droit de visiter les navires appartenant à un pays qui ne leur aurait pas concédé ce droit par un traité particulier. Or telle est la position des États-Unis, telle est aussi la nôtre vis-à-vis de l’Angleterre. Le ministre des affaires étrangères des États-Unis, le général Cass, a posé, dans une lettre récente adressée au ministre anglais à Washington, avec une heureuse netteté d’expressions, le principe qui doit régir l’exercice délicat du droit de visite en temps de paix. « Un navire marchand en pleine mer, dit le général Cass, est protégé par son caractère national. Celui qui y pénètre de force le fait sous sa propre responsabilité. Sans doute, si un navire usurpe un caractère national auquel il n’a pas droit, et s’il navigue sous de fausses couleurs, il ne saurait être protégé par la nationalité qu’il usurpe. De même qu’un officier chargé d’exécuter un mandat d’arrestation est obligé de vérifier l’identité de la personne qu’il arrête et détermine cette identité à ses risques et périls, de même l’identité nationale d’un navire est déterminée à ses risques et périls par celui qui, doutant du pavillon qu’on y déploie, visite le navire pour s’assurer de son véritable caractère. Il y a sans doute des circonstances qui modifieraient les plaintes qu’une nation aurait le droit de faire pour une telle violation de sa souveraineté. Si l’officier qui aborde avait de justes motifs de soupçon, s’il se conduisait convenablement dans l’accomplissement de sa tâche, ne causant aucun dommage et se retirant paisiblement après avoir reconnu son erreur, aucune nation ne ferait d’un tel acte l’objet d’une réclamation sérieuse. » Ces principes ont été entièrement adoptés par le cabinet anglais avec l’assentiment marqué de la chambre des communes. D’un autre côté, les plus récentes nouvelles des États-Unis présentent que la fougue américaine comme calmée. Plusieurs journaux reconnaissaient qu’on avait singulièrement grossi les tracasseries imputées à la marine anglaise. Le sénat, après avoir écouté ces rodomontades belliqueuses où se complaisent les Américains, et qui finiront par jeter une teinte ineffaçable de ridicule sur leur jactance oratoire, s’était sagement séparé sans rien faire ; enfin les premières communications du ministère de lord Derby au gouvernement du président Buchanan au sujet de ce différend étaient arrivées à Washington et avaient paru satisfaisantes. Ce n’est donc point encore cette fois que le terrible Jonathan donnera des gourmades à John Bull.

Le ministère anglais va enfin sortir de l’élaboration du bill de l’Inde, qui occupe la chambre des communes depuis sa réunion et qui a donné lieu à trois bills et à la lente discussion d’une série de résolutions que l’on a eu la sagesse de ne point voter jusqu’au bout. Le bill de lord Stanley, qui porte le numéro 3 dans ces essais de législation indienne, sera indubitablement voté. Les principales dispositions de ce projet ont déjà subi victorieusement l’épreuve de la discussion en comité. Après les explications modestes, prudentes et sensées de lord Stanley, après un brillant discours de M. Bright, qui, comme orateur, a les honneurs de la session, le débat n’a présenté aucun incident intéressant. Voilà donc achevée la loi qui reconstitue le gouvernement de l’Inde, et qui le fait passer des mains de la compagnie à la couronne d’Angleterre. Cette loi n’était pas aisée à faire assurément ; mais que sont ces difficultés de législation comparées aux difficultés militaires avec lesquelles les Anglais sont aux prises ? La véritable reconstitution du gouvernement de l’Inde, c’est dans l’Inde même qu’elle s’opère en ce moment, si la fortune des armes, comme nous le souhaitons sincèrement, favorise jusqu’au bout cette poignée de héros qui luttent contre un ennemi plus formidable encore que les Hindous, contre les feux du soleil.

L’Europe ne se détourne souvent d’une difficulté que pour se retrouver en face d’autres questions qui lui font certes une vie laborieuse. Organisation des principautés danubiennes, indépendance du Monténégro, troubles de l’Herzégovine, destinées de la Turquie, relations générales des puissances, antagonismes secrets ou ostensibles, voilà ce qui préoccupe aujourd’hui. Et cependant ce n’est pas tout vraiment, puisqu’il reste encore les affaires du Nord, cette sorte de sphinx qu’on nomme la querelle de l’Allemagne et du Danemark. Démarches de toute nature, polémiques de la presse et des cabinets, propositions et contre-propositions, rien n’a pu concilier jusqu’ici des prétentions opposées. Bien au contraire, il semble que le terrain se resserre chaque jour davantage entre les deux parties, et si l’on n’y prend garde, malgré toutes les ressources de la diplomatie allemande, on va se trouver pressé par l’alternative d’un conflit ou d’une intervention inévitable des puissances européennes. Le Danemark avait transmis à Francfort, il y a quelque temps, des propositions dictées par un esprit de paix ; il croyait répondre suffisamment aux prétentions, aux susceptibilités de l’Allemagne. Il offrait de faire la part de ce qu’il y avait de légitime dans les réclamations du Holstein et de négocier avec la confédération germanique. Le comité nommé par la diète de Francfort a fait son rapport sur ces propositions. Quelques-uns des états allemands étaient favorables à l’œuvre du comité ; d’autres, et le Hanovre était du nombre, trouvaient le rapport trop pacifique : ils proposaient tout simplement de fulminer une sorte d’excommunication contre le Danemark. Des concessions mutuelles ont été faites au sein de la diète, et de ce travail il est sorti enfin une nouvelle résolution, qui a été adoptée il y a un mois, et qui en définitive replace la question dans les termes où elle était avant les dernières tentatives de conciliation, puisqu’on semble ne tenir aucun compte des ouvertures du cabinet de Copenhague. Le Danemark avait offert de convoquer les états provinciaux du Holstein pour les mettre en position de formuler nettement ce qu’ils demandent ; la diète répond en exigeant que le Danemark précise tout d’abord les réformes qu’il consent à réaliser, et elle lui laisse un délai de six semaines pour donner une explication définitive. Le cabinet de Copenhague proposait d’entrer en négociation au sujet de la constitution commune de la monarchie, en sauvegardant les droits de son indépendance ; la diète refuse d’entrer en pourparlers avant de savoir quels changemens doivent être faits. Enfin le Danemark, cédant à une invitation, a retiré certaines lois financières qui avaient été soumises au conseil suprême ; la diète persiste à mettre ces lois en interdit jusqu’à ce qu’elle ait donné sa sanction à la constitution commune de la monarchie. Ces résolutions nouvelles ont été récemment transmises à Copenhague, et elles y sont arrivées justement au milieu d’une lutte électorale : il s’agissait du renouvellement complet de la seconde chambre danoise, le Folkething.

C’est le 14 juin que cette élection générale a eu lieu dans le royaume de Danemark. Le Folkething se compose de cent membres élus par le suffrage universel, dans la proportion d’un député par circonscription de quatorze mille habitans. Parmi les élus, beaucoup sont nouveaux, et il serait dès lors difficile de se former une idée très précise de l’assemblée qui vient de sortir du scrutin. D’après toutes les apparences cependant, la distribution des opinions ne sera pas essentiellement modifiée. Le parti réactionnaire a obtenu, il est vrai, quelques avantages, tandis que le parti démocratique extrême a perdu quelques-uns de ses adhérens. Au fond, ces changemens, peu importans par eux-mêmes, laissent subsister l’esprit général qui animait la dernière assemblée, esprit sagement libéral et prudemment réformateur. Des huit ministres actuels, trois appartiennent au Landsthing ou première chambre, et ne siègent point par conséquent dans l’autre assemblée. Le président du conseil, M. Hall, est le seul membre du ministère qui se soit présenté au scrutin ; il a été élu par acclamation et unanimement dans le cercle où il a été déjà nommé plusieurs fois. Il était difficile que la querelle avec l’Allemagne n’eût point une certaine place dans ces élections. À vrai dire, si, sous le rapport des questions intérieures, il y a eu quelques dissentimens qui se sont traduits en opposition plus ou moins vive contre le cabinet, toutes les divisions d’opinions semblent s’être effacées en ce qui touche les affaires extérieures. Les Danois ont paru assez disposés à ne pas aller plus loin dans la voie des concessions, dût la résistance amener un conflit. C’est là du moins l’esprit qui s’est révélé dans une sorte de meeting où assistait le président du conseil, et où les affaires du Holstein ont été l’occasion d’assez vives sorties contre l’Allemagne et les Allemands. M. Hall, ministre du roi, a dû naturellement s’expliquer avec plus de modération : il s’est sagement abstenu de s’associer à des manifestations imprudentes ou inutiles ; il en a dit assez néanmoins pour laisser apercevoir ce qu’il y a de grave dans la situation actuelle, — la possibilité d’un conflit, les chances d’une intervention européenne, la nécessité pour le Danemark de maintenir les droits de son indépendance. M. Hall a touché toutes ces questions avec réserve, rappelant la conduite du gouvernement danois, énumérant les concessions faites à la politique allemande, et laissant, en définitive, planer une certaine obscurité sur le genre de réponse que le cabinet de Copenhague va opposer à la dernière communication de la diète de Francfort. C’est là effectivement la question aujourd’hui. La diète a fixé un délai de six semaines ; le Danemark, de son côté, semblerait disposé à laisser passer ce délai sans renouveler une réponse qui ne serait que la reproduction de celles qu’il a faites déjà. Il serait assez porté, dit-on, à se tenir immobile, attendant les événemens. S’il en est ainsi, que fera l’Allemagne ? que fera l’Europe elle-même ? Voilà un problème qui vient se mêler à tant d’autres dans la politique du moment. e. forcade.


REVUE MUSICALE.

Les Nozze di Figaro de Mozart ont eu au Théâtre-Lyrique, qui vient de fermer ses portes pour deux mois, le succès que nous avions prévu. Le public a récompensé l’administration de ses efforts intelligens, et il a prouvé une fois de plus qu’il n’est pas aussi insensible aux vraies beautés de l’art que veulent bien le dire les prétendus initiateurs dont il dédaigne les tristes productions. Quoi qu’on dise et qu’on écrive à cet égard, nous avons toujours eu une grande confiance dans le sens commun. Le public peut ne pas apprécier à sa juste valeur une œuvre compliquée ou trop délicate dans l’expression de certains sentimens, mais il est impossible qu’il ne sente pas, au moins d’une manière confuse, qu’un homme de génie a passé devant lui. Il n’y a pas dans l’histoire un seul exemple d’un grand artiste ni d’un chef-d’œuvre entièrement méconnus. On n’en écrira pas moins dans les journaux que les Nozze di Figaro n’ont pas eu de succès devant le public de Vienne, tandis que le père de Mozart mandait à sa fille le 18 mai 1786 : « À la seconde représentation des Nozze di Figaro, on a répété cinq morceaux ; on en a redemandé sept à la troisième ; un petit duo a été redemandé trois fois[2]. »

La première représentation de ce chef-d’œuvre a eu lieu à Vienne le 27 avril 1786. C’était le troisième grand ouvrage dramatique de Mozart, car il avait déjà composé Idoménée en 1781 et l’Enlèvement au Sérail en 1784. Don Juan a vu le jour un an après, en 1787. C’est Mozart lui-même qui demanda à Lorenzo da Ponte, et non pas à l’abbé Casti, comme on l’imprime chaque jour, de lui écrire un libretto sur la comédie de Beaumarchais. « Causant un jour avec Mozart, dit Da Ponte dans les délicieux mémoires que nous avons fait connaître ici même[3], il me demanda si je pourrais disposer pour la musique la comédie de Beaumarchais intitulée le Mariage de Figaro. Sa proposition me plut infiniment, et je lui promis de le satisfaire. » Il se présentait une difficulté pour la réalisation de ce projet : c’est que l’empereur Joseph II, tout prince philosophe et réformateur qu’il était, avait défendu ; qu’on représentât sur aucun théâtre de Vienne cette Folle Journée, qui avait eu un si grand retentissement à Paris, et qui fut l’amusant prélude d’une grande révolution. Heureusement pour le pauvre Mozart, contre lequel existait à Vienne une cabale redoutable que dirigeait Salieri, l’auteur des Danaïdes, il n’y avait rien à mettre à l’étude au théâtre de l’opéra italien. Da Ponte, après avoir terminé, son libretto, qu’il communiquait au fur et à mesure à son collaborateur, alla trouver l’empereur et lui proposa l’œuvre nouvelle. « Comment ! répondit l’empereur avec surprise, vous ne savez donc pas que Mozart, très habile dans la musique instrumentale, n’a jamais écrit qu’un seul drame vocal, qui n’était pas une œuvre bien saillante ? » [Non ha mai scritto che un dramma vocale, e quesio non era gran cosa !) C’est de l’Enlèvement au Sérail que veut parler ici Joseph II, une des plus délicieuses partitions de l’incomparable génie. Da Ponte eut le courage de défendre Mozart contre les préjugés de l’empereur, qui n’aimait que les opéras de l’école italienne. Joseph II assista à la répétition générale des Nozze di Figaro, accompagné de presque tous les grands personnages de sa cour. La musique de Mozart fut dignement appréciée par cet auditoire d’élite, et l’empereur en fut si émerveillé que personne n’osa plus avoir un avis contraire. Il ne fallut pas moins que la volonté souveraine de Joseph II pour vaincre les ennemis de Mozart, qui redoutaient avec juste raison l’avènement du maître qui devait les faire tous oublier. Le pauvre Salieri, qui est mort en 1825, a payé du chagrin de toute sa vie le tort d’avoir intrigué contre Mozart, puisqu’il a été soupçonné injustement de l’avoir fait empoisonner.

Voici les noms des chanteurs pour qui Mozart a écrit les Nozze di Figaro : ce sont Mmes Storace, Laschi, Mandini, Russani, Gottlieb, MM. Benucci, Mandini, Ochely et Russani. Mme Storace, qui a créé le rôle de la comtesse, était une cantatrice de beaucoup de mérite. Quant à Mandini, qui a joué le rôle du comte Almaviva, c’était un virtuose admirable possédant une très belle voix de baryton, que n’ont pas oubliée les vieux amateurs qui ont pu entendre la troupe de chanteurs italiens qui vint à Paris en 1789 au théâtre de Monsieur. Les Nozze di Figaro, traduites en français par un certain Notaris, ont été représentées sur le théâtre de l’Opéra le 20 mai 1793, et n’eurent que cinq représentations. C’était Laïs qui chantait la partie de Figaro. Une troupe de chanteurs allemands, qui vint à Paris en 1802, dans laquelle se trouvait Mme Lange, belle-sœur de Mozart, fit entendre aussi les Nozze di Figaro. C’est le 23 décembre 1807 que ce même chef-d’œuvre fut donné pour la première fois au théâtre italien de Paris. Depuis lors il s’est maintenu au répertoire jusqu’en 1840. Le monde entier connaît cette belle partition, qui, en Italie cependant, n’a jamais obtenu qu’un succès contesté.

Le libretto de Da Ponte, écrit dans un style facile et très élégant, reproduit les principales situations de la comédie de Beaumarchais, moins les finesses d’esprit et les allusions politiques, qui foisonnent dans le texte original. Il est probable que Mozart aura eu sa part d’influence sur la confection du scénario que Da Ponte lui préparait, comme nous avons la certitude que le poème d’Idoménée et celui de l’Enlèvement au Sérail ont été disposés d’après les conseils et les convenances du musicien. Mozart avait un goût trop délicat et une trop haute opinion de son art pour se laisser imposer des paroles et des scènes qui ne l’auraient pas satisfait. Il a dit formellement : « Je sais que dans un opéra il faut absolument que la poésie soit la fille obéissante de la musique. Pourquoi donc les opéras-bouffes italiens plaisent-ils partout malgré les misères du libretto ? Parce que la musique seule y domine et fait tout oublier… Des vers, certes la musique ne peut s’en passer ; mais des rimes pour des rimes, quelles qu’elles soient, ne font ni chaud ni froid à une représentation théâtrale, etc. » On pourrait extraire de la correspondance de Mozart, semée de tant d’observations fines et profondes, toute une poétique de l’art musical, qui serait la contre-partie de la théorie de Gluck, acceptée par Grétry et la vieille école française. On peut s’étonner que le génie divin de l’auteur de Don Juan ait été attiré par une comédie d’intrigue, par un imbroglio de fantaisie où domine le sarcasme, et qui contient une peinture si fausse de la nature humaine. On se demande ce qu’il pouvait y avoir de commun entre l’esprit fiévreux de Beaumarchais et le génie sublime et chaste du musicien qui a chanté les plus nobles sentimens de l’âme. J’ignore si Beaumarchais, qui jouait de la guitare comme son héros, a jamais entendu la musique des Nozze di Figaro, mais il a dû être bien étonné de la métamorphose, et n’a pas dû se reconnaître sous la couche d’idéalité dont Mozart l’a gratifié. Il eût été plus content de son collaborateur Rossini. Tous les caractères du Mariage de Figaro se trouvent transfigurés dans les Nozze di Figaro. Le Chérubin de Beaumarchais n’est qu’un mousquetaire, une sorte de Faublas dont le modèle se trouvait dans tous les coins de la belle société française au XVIIIe siècle. Le Chérubin conçu par Mozart est l’idéal de l’adolescence, une fleur de poésie, quelque chose comme Psyché s’éveillant à la vie sous le premier baiser de l’Amour. La Suzanne de Beaumarchais n’a jamais éprouvé cette émotion pleine de grâce et de rêverie qui se trouve dans l’air que lui fait chanter Mozart au quatrième acte : Deh ! vieni, non tardar… Le comte Almaviva, la comtesse, Figaro et les autres personnages subalternes sont également ennoblis par le pinceau de Mozart, qui, ainsi que Raphaël, à qui on l’a si justement comparé, ne peut dessiner une physionomie humaine sans l’éclairer d’une clarté divine.

La partition des Nozze di Figaro est trop connue pour que nous soyons autorisé à en donner ici une analyse détaillée. Il suffira que nous en signalions rapidement les morceaux importans. Après l’ouverture, agréable, sobrement écrite et toute remplie de cette gaieté discrète qui caractérise le comique de Mozart, l’action s’engage, comme dans la pièce de Beaumarchais, par un duo entre Suzanne et Figaro, qui mesure la largeur de la chambre où sera placé le lit conjugal. On remarque dans ce duo, si bien dialogué et si musical, la phrase délicieuse que chantent les deux voix réunies :

Ah ! il mattino alle nozze vicino,


pleine de morbidesse et de suavité. La cavatine de Figaro,

Se vuol hallare, signor contino,


est d’une raillerie douce et piquante, tandis que l’air de la vendetta, que chante le docteur Bartolo, est un morceau de premier ordre, qui a évidemment servi de modèle à Rossini pour celui de la calomnie du Barbier de Séville. Quoi de plus vif et de plus charmant que le duo entre Suzanne et Marceline se disputant la préséance ? Il n’y a que Cimarosa qui ait égalé Mozart dans l’expression élégante du dépit féminin, comme on peut s’en assurer par le duo du Matrimonio per raggio :

Se vedete una ragazza…


Avons-nous besoin de louer l’air si universellement connu et admiré que chante Chérubin, cherchant à expliquer l’ardeur confuse qui agite son jeune cœur : Non so piu cosa son, cosa faccio ? Que de vie, que de passion incomprise, que d’élan dans ce morceau délicieux dont chaque note trahit la main du génie ! Les paroles mêmes de Da Ponte sont un chef-d’œuvre de grâce et de rhythme musical. Mme Carvalho, qui joue le rôle du page au Théâtre-Lyrique, chante cet air avec infiniment de goût et ne laisse à désirer qu’une voix mieux posée. Le trio entre le comte, Basile et Suzanne est peut-être d’un style trop élevé pour le caractère et la situation des personnages. Il s’en dégage certains accens qui annoncent le Don Juan. Le premier acte se termine par l’air fameux que chante Figaro et dont on n’a pas encore trouvé le pendant : Non più andrai, farfallone amoroso.

Le second acte s’ouvre par un air très noble que chante la comtesse, auquel succède une de ces créations mélodiques si pures et si parfaites qui valent un long poème ; nous voulons parler de l’air de Chérubin : Voi che sapete, etc. Le monde vieillira, on fera bien des miracles, on transformera la surface de la terre ; mais le sentiment qui a été exprimé par Mozart dans ce morceau divin, que Mme Carvalho chante à ravir, cela est éternel, et ne peut se dire autrement. On peut appliquer à de pareils morceaux les paroles suivantes de M. de Lamartine : « Lisez tout ce qui est immortel dans les œuvres poétiques des hommes, un enfant l’inventerait ; mais il faut un demi-dieu pour l’écrire. » Je glisse sur le trio entre le comte, Suzanne et la comtesse, pour arriver au finale du second acte, qui fait époque dans l’histoire de la musique dramatique. Jusqu’à Mozart, les Italiens seuls avaient su traiter en musique ces scènes compliquées de nombreux incidens qui terminent les actes des opéras bouffes ; mais qu’il y a loin du finale de la Buona Figliuola de Piccini, qui fut donnée à Rome en 1760, à l’immense enchevêtrement de personnages et de péripéties qui forment le sujet du premier finale des Nozze di Figaro ! On sait qu’il s’agit de la scène du cabinet où le comte veut pénétrer, parce qu’il soupçonne que le page s’y est caché. Le finale commence par un dialogue vif et dramatique entre le comte et la comtesse, qui tremble de tous ses membres. Après ce duo remarquable, où le caractère des deux époux est mis en opposition sans que le contraste nuise à l’effet de l’ensemble, un changement de rhythme et de tonalité annonce l’apparition de Suzanne, au grand étonnement du comte et de la comtesse. Un trio très mouvementé se développe aussitôt sans rompre l’unité du plan. L’arrivée de Figaro et l’imbroglio qui en résulte produisent un quatuor délicieux qui n’est pas sans analogie avec la couleur générale du Matrimonio segreto de Cimarosa, postérieur au chef-d’œuvre de Mozart. Survient le jardinier Antonio, dont l’ivresse est accusée par une nouvelle forme rhythmique qui persiste jusqu’à la stretta de cette grande et admirable composition. Alors toutes les voix s’engagent dans un mouvement rapide, se distribuent en différens groupes, et s’échelonnent dans un vaste et magnifique ensemble. Ce finale est le modèle de tous ceux qui ont été écrits depuis et il n’y a pas de doute que Rossini en a imité le plan dans le beau morceau d’ensemble qui termine le premier acte du Barbier de Séville. C’est le droit du génie de profiter des exemples du génie, et il n’y a que les impuissans qui se vantent de ne rien devoir à la tradition.

Le troisième acte des Nozze di Figaro commence par un duo entre Suzanne et le comte, qui lui demande un rendez-vous, dialogue d’une exquise délicatesse, où l’esprit de Beaumarchais est transformé en pure essence de sentiment. Mandini était admirable dans ce duo, que nous avons entendu si bien chanter à Paris par Garcia et Mlle Naldi, devenue depuis Mme de Sparre. Pour ne pas trop prolonger cette analyse, je mentionne seulement l’air du comte : Vedro mentre respiro, ainsi que le sextuor qui vient après, pour signaler plus particulièrement l’air de la comtesse : Dore sono i bei momenti. Il est précédé d’un récitatif d’un très beau style où l’on retrouve quelques accens de dona Anna du Don Juan. Mme Vandenheuvel-Duprez le chante au Théâtre-Lyrique avec une grande maestria ; mais la cantatrice qui a laissé un souvenir ineffaçable dans ce morceau, plein de tendresse et de langueur, c’est Mme Mainvielle-Fodor, que les amateurs de l’art de chanter ne sauraient avoir oubliée. Que pouvons-nous dire de l’adorable madrigal connu sous le nom de duo de la lettre, entre la comtesse et Suzanne ? Est-il possible de trouver un diamant mélodique qui reflète de plus douces clartés, un badinage d’un ton plus parfait, où la sensibilité émousse et tempère mieux la malice de l’esprit ? Est-ce que Beaumarchais a jamais entrevu le monde idéal où plane ici le génie de Mozart ? Dans l’arrangement du Théâtre-Lyrique, le duo dont nous venons de parler est chanté par la comtesse et le page avec une nuance plus vive de sensibilité qui en altère la placidité. Du reste, Mme Carvalho et Vandenheuvel le disent fort bien, malgré le point d’orgue qu’elles y ajoutent. Nous citerons encore l’air de Suzanne au quatrième acte, qui est précédé d’un récitatif un peu trop noble peut-être pour le caractère charmant de la jolie camériste. Mme Ugalde chante ce morceau, comme tout le rôle de Suzanne, avec beaucoup de verve et d’accent.

Par cette rapide esquisse de la partition des Nozze di Figaro, qui a déjà, soixante-douze ans de date ; on peut du moins se faire une idée des beautés de premier ordre qui s’y trouvent pour ainsi dire entassées. L’instrumentation de Mozart, sobre, claire, variée d’incidens et de modulations rapides qui colorent la mélodie sans l’étouffer, nourrie d’une harmonie savante qui laisse à la voix humaine une entière liberté d’allures, est un modèle qui a servi d’enseignement à tous les compositeurs dramatiques de notre époque, à Rossini surtout et à M. Auber dans la première phase de son talent. Ce sont les instrumens à cordes, ce qu’on appelle dans les écoles le quatuor, qui forment la base du discours symphonique de Mozart, qui n’emploie les instrumens à vent, tels que le basson, le cor, le hautbois, qu’avec une extrême réserve, et lorsqu’il importe de prêter à la passion la forme qui lui est nécessaire pour toucher les cœurs. Sans doute l’orchestre de Mozart n’a pas l’éclat de celui de Rossini, qui a élevé le diapason des instrumens à cordes de presque une octave, en semant partout et avec profusion les couleurs de sa belle et riche imagination ; mais si l’auteur du Barbier de Séville a eu raison d’écouter son génie, de parler la langue de son temps et d’obéir à l’instinct passionné de son pays, il n’en est pas moins vrai que l’idéal où s’est élevé Mozart dans plusieurs morceaux des Nozze di Figaro n’a jamais été atteint par aucun compositeur dramatique. Le sourire de Mozart est, comme celui d’Homère, un peu trempé de larmes. Il n’a pas l’alacrité, la turbulence ni le mordant de la gaieté de Rossini, qui était digne de comprendre l’esprit de Beaumarchais. Entre les deux vient se placer la gaieté sereine et bénigne de Cimarosa. Les Nozze di Figaro, il Matrimonio segreto et il Barbiere di Siviglia sont trois chefs-d’œuvre qui non-seulement expriment la virtualité des trois génies qui les ont conçus, mais qui révèlent trois modifications différentes de la gaieté et de la sociabilité humaines.

P. Scudo.

ESSAIS ET NOTICES
sur les publications nouvelles.

De toutes les choses contemporaines quelle est celle qui a un caractère plus universel, qui touche plus à tout, à la politique, à l’économie sociale, à l’industrie, aux relations internationales et aux relations privées elles-mêmes, que les chemins de fer ? Les chemins de fer grandissent, s’étendent ; ils ressemblent à un serpent de feu qui va bientôt enlacer l’Europe de ses replis. D’ici à quelques années, ils relieront la Mer-Baltique et le Pont-Euxin par l’intérieur de la Russie. L’Espagne, l’Espagne elle-même, vous l’avez vue fêter récemment l’inauguration de la ligne qui fait de Madrid un port de mer, qui met les Castilles à quelques heures de la Méditerranée. Il y a quelque temps encore, les chemins de fer étaient une nouveauté surprenante : maintenant ils sont partout, ils sont presque aussi vieux que l’étaient nos routes.il y a vingt ans ; mais que seront-ils dans un siècle ? Problème étrange et complexe que M. Audiganne vient de poser et qu’il étudie dans un livre sur les Chemins de fer, aujourd’hui et dans cent ans. Le choix de ce terme de cent ans n’a rien d’arbitraire ; il procède d’une pensée économique et administrative. Dans cent ans en effet, la plupart des concessions octroyées par les gouvernemens expireront, le génie des entreprises modernes aura rempli sa carrière, les chemins de fer seront un fait accompli, universel, et ils entreront dans une période nouvelle. Seulement d’ici là que sera-t-il advenu des lignes ferrées et de tant d’autres choses ? Telle est justement la question ; voilà le secret de cette agitation singulière qui précipite les peuples dans la voie des améliorations matérielles. Dans ce grand fait, dont nul n’aurait pu pressentir le caractère il y a bien moins d’un demi-siècle, et sans lequel il semble qu’on ne puisse plus vivre aujourd’hui, il y a deux côtés essentiels. Si l’on veut connaître comment les chemins de fer ont pris naissance, comment ils se sont développés en France, en Angleterre, en Amérique, quelles sont les lois constitutives qui les régissent, M. Audiganne retrace cette histoire avec autant de zèle que de savoir ; il montre les premiers essais des chemins de fer, les luttes de systèmes, les crises, puis l’expansion définitive de cette puissante industrie, qui couvre maintenant l’Europe de ses œuvres : histoire très animée, presque dramatique, où les passions ont eu souvent un rôle.

Ce n’est pas tout cependant, car dans cette histoire du laborieux enfantement d’une industrie nouvelle il y a un problème plus profond et d’une plus noble nature. Il reste toujours à savoir quelles seront les conséquences des chemins de fer dans l’ordre général de la civilisation. Une chose est certaine, c’est que jusqu’ici ces grands systèmes de communication ont déconcerté bien des conjectures et provoqué bien des surprises. Des intérêts se trouvent chaque jour subitement déplacés ; une multitude d’industries sont en voie de transformation forcée. La vie universelle est soumise à des oscillations pénibles. Les effets auxquels on croyait ne se réalisent pas, et des résultats fort inattendus se produisent. Les phénomènes contradictoires se succèdent, et les jugemens de la veille ne sont plus vrais quelquefois le lendemain : preuve évidente que ce spectacle offert à nos yeux est celui d’une vaste expérience dont nul ne saurait dire le dernier mot ! Ce que seront les chemins de fer dans cent ans, qui pourrait le prévoir ? En dehors de leur organisation et de leurs effets économiques habilement décrits dans le livre nouveau, ils seront ce que nous les ferons, — un instrument sans égal de civilisation ou le témoignage d’une énergie prodiguée avec plus de hardiesse que de réflexion. On ne les jugera pas seulement au degré de bien-être qu’ils auront répandu, bien que ce soit un des objets légitimes de l’homme ; on les observera dans leurs relations avec la moralité publique et avec l’intelligence humaine, et c’est certainement une pensée utile de se constituer dès ce moment, ainsi que se l’est proposé M. Audiganne, le rapporteur de cette expérience déjà commencée. Par eux-mêmes, les chemins de fer ne sont donc pour l’instant qu’un élément énergique et puissant dans un siècle qui ne conservera tout son prestige que s’il se maintient, par la supériorité du sentiment moral et de l’esprit, au niveau de la fortune qu’il ambitionne. Une civilisation qui n’aurait des yeux que pour les œuvres matérielles risquerait de s’y absorber et peut-être d’y périr, si elle ne se relevait à propos, et c’est aussi indubitablement l’avis de l’auteur du livre nouveau sur les Chemins de fer aujourd’hui et dans cent ans.

La littérature, qui est si propre à maintenir cette force du sentiment moral, a encore cela de bon et de salutaire que, pour certains peuples trop détournés du présent et de la réalité, elle offre une sorte de ressource généreuse. S’ils voulaient étudier les questions contemporaines les plus pressantes, les mieux faites pour les intéresser, bien des Italiens rencontreraient toute sorte d’obstacles qui ne seraient point absolument littéraires ; alors les intelligences se réfugient dans la poésie ou dans l’histoire. Le roman historique a eu dans notre siècle une certaine fortune au-delà des Alpes, et ce genre de littérature devait plaire en effet à l’imagination italienne ; c’était un moyen d’échapper aux spectacles du présent, sans se détourner de ce problème de la vie nationale qu’on retrouve à chaque pas en parcourant les annales de la péninsule. Manzoni a écrit ses scènes milanaises des Fiancés ; Guerrazzi a peint d’un trait amer et énergique quelques époques anciennes ; M. d’Azeglio a commencé sa carrière par son livre d’Ettore Fieramosca ; M. Cantu a esquissé quelques tableaux intéressans. On fait encore des romans historiques en Italie, puisqu’un écrivain plus jeune, M. Luigi Capranica, publiait récemment à Venise un récit qui a pour titre Giovanni delle bande nere, et qui ne tend à rien moins qu’à reproduire quelques-unes des scènes les plus tragiques, quelques-unes des figures les plus saillantes du XVIe siècle. Sans doute le roman historique n’offre le plus souvent qu’une image peu scrupuleuse et infidèle du passé ; il travestit les faits par le mélange de la fiction, il diminue les personnages en les faisant descendre de la hauteur où ils apparaissent. Il a du moins cet avantage d’introduire en quelque sorte l’élément privé, intime, dans la reproduction du passé : il est moins exact, moins fidèle et moins sévère que la véritable histoire ; il a parfois un caractère plus vivant, et peint le paysage, les mœurs, les passions. Quand on voit briller dans le lointain du passé des guerres, des révolutions, sait-on ce qu’il y a de malheurs privés, de larmes obscures, de luttes passionnées dans ces événemens dont on n’aperçoit que les dehors ? Qu’on fasse revivre cette partie intime, la scène s’animera tout à coup. Vous vous retrouverez, comme dans Giovanni delle bande nere, en plein XVIe siècle, auprès de ce petit village de Caravaggio qui a donné son nom à un peintre, et qui va devenir tout à l’heure le théâtre d’une lutte terrible entre les impériaux et les partisans de la France.

Ainsi commence ce roman nouveau. Dans le village, occupé par une garnison française, tout est mouvement. Les défenseurs de la petite place s’agitent au milieu d’une population effarée. Autour de Caravaggio campent les impériaux, avides de carnage. Une église est envahie et saccagée. On entend près de soi tous les dialectes, car dans ce camp il y a des Espagnols, des Allemands et même des Italiens, ceux des bandes noires de Jean de Médicis. La nuit tranquille et sereine, une nuit de printemps de l’année 1524, couvre encore cette veille d’armes ; dans quelques heures, tout va être livré au pillage et au massacre. C’est la première et peut-être la meilleure scène du roman. Ce lieu paisible foulé sous les pieds des combattans, ces impériaux, ces Espagnols, ces Français, qui vont se disputer ce coin de terre enviée, ces malheureux habitans de Caravaggio écrasés dans la lutte entre deux grandes ambitions, tout cela, n’est-ce pas un peu l’image de l’Italie elle-même ? Le récit de M. Capranica est pris tout entier, disions-nous, dans le XVIe siècle, et en effet on voit à l’horizon la première partie de cette époque. Les armées françaises descendent successivement des Alpes, et François Ier va trouver Pavie après Marignan ; Charles-Quint fait mouvoir tous les ressorts de sa politique compliquée, tout en accumulant les soldats en Italie. Sur les champs de bataille, on voit Bonnivet et Bayard à côté du marquis de Pescaire et de Leyva. Clément VII siège au Vatican, dans la ville éternelle, et flotte entre les deux grands rivaux. C’est au milieu de ce mouvement général que M. Capranica place son drame, un drame dont la partie romanesque n’est pas toujours des plus heureuses, dont le dessin est parfois diffus ou léger, mais où quelques personnages ont un certain relief. Le principal de ces personnages, le héros même du roman, est Jean de Médicis, le chef des bandes noires, le grand diable, comme on l’appelait. C’est le type du condottiere ; il passe alternativement avec ses bandes de François Ier à Charles-Quint, et de l’empereur au roi de France, n’appartenant ni à l’un ni à l’autre, et guerroyant selon le caprice ou l’intérêt du moment, si ce n’est encore par amour de la guerre. M. Capranica lui fait le cœur un peu tendre et épuré, en lui prêtant un amour bien platonique pour la sœur du peintre Caravaggio. Au demeurant, le grand diable est une nature ouverte et franche qui a les passions, les vices et les vertus de son siècle. L’auteur de Giovanni delle bande nere aurait pu mettre dans son roman plus de force créatrice et plus de concentration ; il a du moins reproduit quelque chose de cette exubérance d’un temps où, comme il le dit, les Italiens trouvent tout à la fois ce qui peut flatter leur orgueil et ce qui peut réveiller leur douleur. ch. de mazade.



COUR D’ECONOMIE POLITIQUE PAR M. MICHEL CHEVALIER.[4]

M. Michel Chevalier publie la seconde édition du cours qu’il a professé au Collège de France il y a quelques années. Depuis lors, ses principes en économie politique n’ont point varié ; les conclusions qu’il tire des faits observés en France et au dehors sont demeurées les mêmes : seulement ces faits se sont développés avec le temps et ont fourni aux déductions du professeur qui les étudiait un grand nombre d’élémens nouveaux. On peut en juger par la comparaison de la première édition du Cours avec la seconde. Celle-ci forme en effet une œuvre presque entièrement neuve, grâce aux recherches que M. Chevalier a faites pour la mettre au courant des observations les plus récentes. C’est d’un bon exemple pour les auteurs que le succès oblige à multiplier les éditions de leurs écrits ; c’est un exemple de respect pour le public, de respect pour la science, et plus que toute autre science, l’économie politique exige une étude attentive, suivie, pour ainsi dire au jour le jour, des expériences et des faits qui éclairent ses démonstrations.

Le volume que nous avons sous les yeux traite d’ailleurs de questions qui sont depuis longtemps et demeureront longtemps encore au premier plan parmi celles dont les hommes de gouvernement et d’administration doivent se préoccuper. Dans quelle mesure l’état est-il appelé à participer aux grands travaux publics, et quel est le rôle assigné aux compagnies ? Est-il possible d’appliquer aux travaux d’utilité générale les bras des armées permanentes ? Quelle serait la meilleure organisation de l’industrie, et quels efforts ont été tentés jusqu’à ce jour pour introduire l’ordre et la discipline, sans exclure la liberté, dans l’armée des travailleurs ? Enfin comment conquérir au profit de toutes les classes le bon marché des produits ? Voilà les principaux points sur lesquels, dans le second volume de son Cours, M. Michel Chevalier appelle et captive l’attention.

On ne s’attend pas à ce que nous indiquions ici, ne fût-ce que par une brève analyse, les opinions exprimées sur chacune de ces graves matières. Il suffit de les énumérer pour signaler l’intérêt qu’elles présentent au temps où nous sommes, alors qu’un grand essor est imprimé de toutes parts aux travaux publics ; particulièrement aux chemins de fer, alors surtout que les divers gouvernemens d’Europe portent de plus en plus leur sollicitude vers l’examen des moyens pratiques à l’aide desquels il serait possible de régulariser l’industrie. À la suite des révolutions que nous avons traversées, l’économie politique n’a plus à craindre que, sous prétexte qu’elle serait peu divertissante, on dédaigne ses enseignemens et sa recherche incessante des lois qui gouvernent le monde matériel. Le bon marché, par exemple, qui occupe une grande place dans le Cours de M. Michel Chevalier, tient-il une place moindre dans nos idées, dans nos besoins de chaque jour ? Où réside-t-il ? Quels sont ses élémens ? Comment y arriver sans secousses et sans périls ? M. Chevalier a bien raison de dire que c’est Jaune question vitale pour la société moderne. À certaines heures, le bon marché, le vrai bon marché, est une condition de vie ou de mort pour un gouvernement. Lors même que l’on ne croirait point devoir adhérer complètement à toutes les propositions du savant économiste (et en faisant cette réserve nous avons en vue les conséquences, exagérées suivant nous, que M. Chevalier tire de l’application du principe de la concurrence universelle), on ne saurait lui contester le mérite d’avoir très clairement exposé le problème et fourni de nombreux élémens pour la solution. Il ne faut pas croire d’ailleurs que ses préoccupations au sujet des intérêts matériels le laissent étranger ou indifférent aux questions morales. M. Michel Chevalier a toujours su parfaitement saisir, pour sa part, le rôle considérable que l’économie politique est appelée à remplir dans ces domaines supérieurs, où elle est digne d’avoir accès. Outre de nombreuses preuves qui établissent les nobles affinités de la science qu’il professe, son Cours renferme une démonstration souvent éloquente de l’influence qu’elle exerce dans l’ordre moral comme dans l’ordre des intérêts purement matériels. C’est par de semblables travaux que l’économie politique continuera1 à s’affirmer comme science et à s’honorer.


C. LAVOLLEE


ESSAI HISTORIQUE SUR LES ENFANS NATURELS, par M. Fernand Desportes.[5]

Le sujet traité dans ce livre intéresse à la fois l’historien, le jurisconsulte et le législateur. L’auteur commence par développer les phases diverses de la condition des enfans naturels dans les temps anciens et modernes ; il expose ensuite avec sagacité la législation que leur applique le code civil, et il recherche librement les réformes que les incertitudes de la jurisprudence, les obscurités ou les imperfections de la loi peuvent rendre nécessaires.

La constitution de la famille dans le droit romain, les efforts successifs de la philosophie stoïcienne et de la religion chrétienne pour faire passer dans la législation les droits de l’humanité en les combinant avec les exigences de l’ordre public, ont été pour M. Desportes l’objet de curieuses recherches, et, tout en dénonçant des alternatives de faiblesse et d’intolérance, l’auteur a signalé avec raison diverses tentatives dont l’effet, dû en partie au christianisme, fut la légitimation des enfans naturels par le mariage subséquent de leurs parens, qui mit ainsi la réparation à côté de la faute.

Les lois des temps barbares, du moyen âge et de l’ancienne société françaises ont été tour à tour passées en revue avec le même esprit d’investigation ingénieuse. Malgré la partialité un peu exagérée d’archéologue à laquelle l’auteur a quelquefois cédé en faisant l’éloge de la législation du temps passé, il n’en a pas moins reconnu les défauts qui doivent lui être reprochés, tels que la recherche mal réglée de la paternité naturelle et la privation de tous les droits de succession qui étaient rigoureusement refusés aux enfans naturels, quels qu’ils fussent. Les excès des lois de la convention, qui, pour anéantir, suivant le langage officiel de l’époque, la faction des pères de famille, discréditaient le mariage en donnant à l’enfant naturel le rang d’enfant légitime, sont relevés avec une juste sévérité, et il en ressort l’enseignement, si souvent justifié, que les révolutions gâtent la cause des réformes, même des réformes juridiques. L’œuvre de réparation et d’amélioration entreprise par les auteurs du code civil, soigneusement étudiée, sert à relever la juste part qui a été faite aux principes contraires qu’il fallait concilier. Comment les enfans naturels peuvent-ils établir leur filiation ? quels droits cette filiation leur assure-t-elle ? quelles voies restent ouvertes pour les faire entrer dans la famille comme enfans légitimes ? Toutes ces questions controversées provoquent une argumentation qui en général est bien suivie ; mais la doctrine de l’auteur semble particulièrement hasardée et fautive en ce qui touche à la filiation des enfans incestueux et adultérins, dont la reconnaissance a été justement défendue par le code civil par respect pour la morale publique. En voulant favoriser l’établissement de leur filiation, afin de les faire dès lors exclure plus sûrement par les héritiers légitimes de la succession paternelle ou maternelle, qu’ils sont incapables de recueillir, M. Desportes ne tient aucun compte de la pensée du législateur, qui a voulu punir les parens coupables en brisant à l’avance tous les liens de la parenté légale entre eux et leurs enfans, et il méconnaît en même temps les sages garanties qui ont été prises contre la divulgation des scandales domestiques. Le publiciste est peut-être mieux inspiré quand il se plaint de la défense trop absolue qui interdit la recherche de la paternité naturelle, tandis que celle de la maternité est toujours permise. Il reconnaît sans peine qu’il fallait couper court aux abus de l’ancienne législation, qui faisaient regarder « les recherches de la paternité comme le fléau de la société ; » mais il représente qu’on aurait pu en prévenir le retour en opposant de sages restrictions à de telles réclamations. En les écartant rigoureusement, le législateur peut être accusé d’avoir involontairement protégé l’immoralité de celui qui, malgré les témoignages de sa paternité, rejette ses devoirs envers l’enfant auquel il a donné la vie sur la femme qu’il a séduite et délaissée. Il est seulement à regretter que M. Desportes n’ait pas assez interrogé les législations étrangères, qui, mises en regard de notre code civil, se seraient utilement prêtées soit à des rapprochemens, soit à des contradictions. Pour justifier nos lois ou pour les réformer, il ne suffit pas de les commenter et de les juger, il faut les comparer.


A. lefèvre pontalis.



V. de Mars.

  1. Londres 1858, Longman.
  2. Voyez la Vie d’un Artiste chrétien, par M. Goschler, p. 312.
  3. Voyez notre étude sur Mozart et Don Juan dans la Revue du 18 mars 1849.
  4. Tome II, seconde édition, 1 vol. in-8 ; Paris 1858, Capelle, éditeur, rue Soufflot, 18.
  5. In-8°, Auguste Durand.