Chronique de la quinzaine - 30 avril 1922

René Pinon
Chronique de la quinzaine - 30 avril 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 229-240).

Chronique 30 avril 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

L’histoire politique de cette quinzaine est toute remplie par la Conférence de Gênes. Depuis les pourparlers secrets qu’il eut à Londres, à l’automne 1921, avec MM. Rathenau et Stinnes, — pourparlers sur lesquels de singulières révélations viennent d’être publiées, — M. Lloyd George s’était convaincu que la politique des réparations, pour devenir praticable, devait être précédée ou au moins accompagnée d’une politique de restauration générale de l’Europe. Une Conférence où seraient admis, sur le pied d’égalité, tous les Etats, y compris les Allemands et les Bolchévistes, apparut dès lors à son imagination comme le seul moyen d’arriver au rétablissement d’une vie normale dans l’Europe d’après la guerre. Dans le domaine « économique et financier » qui lui était assigné, d’où elle ne devait pas sortir, et où elle a tant de peine à rentrer, la Conférence pouvait rendre des services, pourvu qu’on ne lui demandât que de préparer l’avenir. Mais les Anglais qui, se croyant à l’abri, dans leur île, des contrecoups militaires, n’aperçoivent dans la politique que les affaires, l’exportation et l’importation, dont l’impérieuse nécessité commande leur vie nationale, n’ont pas fait le départ nécessaire entre le principe raisonnable d’où découlait l’idée d’une conférence, et les manœuvres des fauteurs de désordre. Allemands et Bolchévistes, qui, dans les fluctuations de la politique européenne, ne cherchent que l’occasion d’échapper, les uns aux conséquences de leur agression et de leur défaite, les autres au châtiment de leurs crimes et de leurs folles expériences. Leur but est toujours de rejeter sur les traités toute la responsabilité de la gêne européenne. Quand M. Lloyd George disait, dans sa bonne foi : recommençons, comme avant la guerre, à produire et à échanger, ils interprétaient, eux, « comme avant la guerre, » par : en abolissant les conséquences de la guerre et en révisant les traités. C’est toute l’histoire, jusqu’à ce jour, de la Conférence de Gênes. Les précautions sagement prises, grâce à M. Poincaré, n’ont pu l’empêcher de déborder de son cadre. Elle est arrivée à un point critique où il ne reste que deux issues : ou que chacun reprenne sa liberté, en constatant l’impuissance de la Conférence et le désaccord fondamental des Puissances européennes, et cherche à reconstruire sur d’autres bases un équilibre politique et économique, ou que, se faisant plus modeste et reprenant conscience de son rôle, elle s’applique patiemment, laborieusement, à l’étude et à la mise en pratique d’un programme économique et financier qui, s’il se réalisait, suffirait à sa gloire. Voyons la suite des faits.

La prise de contact, dans les journées du 10, du 11, se passe sans incidents graves ; il y a, dans presque toutes les délégations, une bonne volonté de travailler, d’aboutir. Mais, dès l’abord, les premiers entretiens, les discours inauguraux manifestent le malentendu profond, voulu par les Allemands et les Russes, qui pèsera sur toute la vie de la Conférence. Sous couleur de restaurer l’Europe, ce sont des fins politiques qu’ils poursuivent ; il s’agit d’isoler la France, qu’ils regardent comme le seul obstacle à la révision des traités et à l’abolition des dettes, de jeter entre elle et l’Angleterre la question du désarmement afin de briser la solidarité, affirmée à Cannes, précisée à Boulogne, confirmée dans le wagon-salon qui emportait M, Lloyd George vers Gênes. La conjonction, qui sera révélée quelques jours plus tard, est déjà évidente ; l’écueil, pour la Conférence, est là M. Lloyd George en paraît persuadé ; il veut qu’on ne doute ni de sa solidarité avec la France et les autres Puissances « invitantes, » ni de sa volonté de pacification universelle et d’entente avec les Allemands et les Bolchévistes ; son sens d’homme d’État l’avertit qu’il ne mènera la Conférence à d’utiles résultats que par une étroite collaboration avec la France, mais son intérêt de politicien l’engage à ménager les délégués du Reich et ceux des Soviets pour satisfaire la presse libérale et travailliste. L’Italie, Puissance « invitante » et, à Gênes, Puissance hôtesse, réserve ses sourires pour les grandes vedettes du jour, ceux que les reporters et les photographes assiègent, les Allemands et les Russes. La Petite Entente et la Pologne ont, dès le premier jour, sujet de se plaindre ; sous prétexte qu’elles ne sont pas Puissances invitantes, on ne les convie pas, malgré l’insistance de M. Barthou, à certaines délibérations préliminaires. Pour la France, l’atmosphère est franchement défavorable ; une grande partie de la presse, dans toute l’Europe, représente M. Barthou, porte-parole de M. Poincaré, comme cherchant l’occasion de naufrager la Conférence ; plusieurs journaux italiens se distinguent par leur zèle à jeter la suspicion sur les actes de la délégation française ; ils pratiquent l’art subtil de tourner les faits, adroitement sollicités, à son détriment. La lettre même de Pie XI à l’archevêque de Gênes est présentée comme un avertissement « à certaine Puissance dont l’attitude est intransigeante.» (Stampa.) Cette lettre a été très commentée : opportune dans son principe, louable dans ses intentions, elle a prêté, par certains de ses termes, à des rapprochements, malveillants à notre égard, avec le ton général de la presse italienne. L’Osservatore romano a dû protester contre ces interprétations tendancieuses. Il a été ainsi démontré une fois de plus que l’indépendance du Saint-Siège à l’égard du Gouvernement royal et des partis doit être non seulement réelle, mais évidente, indiscutable.

Les journées qui ont précédé l’ouverture de la Conférence et celles qui l’ont immédiatement suivie marquent le moment où la singulière conjuration internationale qui tend à dépeindre la France comme un pays militariste, impérialiste, qui veut imposer par la force son hégémonie à l’Europe, a atteint son point culminant. Nous en voyons les effets ; elle a été capable de séduire et de tromper même quelques-uns de nos plus sûrs amis. Qui en pourrait suivre les fils souterrains et en dévoiler les origines, qui comprendrait comment on manie l’opinion, cette force souveraine des âges démocratiques, et comment on en joue à certaines fins, serait mieux édifié sur les réalités de la vie politique que toutes les chancelleries. La France est venue à Gênes, prête à « collaborer de toutes ses forces et de tout son cœur, » — comme le télégraphiait M. Poincaré à M. Facta, — à la restauration économique de l’Europe, avec un programme concret, pratique ; « travaillons en profondeur, non en largeur, » disait M. Cotrat en prenant possession de la présidence de la Commission économique. Au contraire, la préoccupation des délégués de la Russie soviétique et de l’Allemagne est d’étendre le champ d’action de la Conférence, d’y faire entrer la question des réparations, celles surtout de la révision des traités et de l’entrée de la Russie bolchéviste, reconnue de jure, dans la Société des Nations et dans le concert des grandes Puissances. Sous couleur de réorganisation économique et financière, c’est en réalité, pour les bolchévistes, de sauver leur pouvoir et de répandre leur révolution qu’il s’agit. Dans la conférence communiste préparatoire à la Conférence de Gênes, le gérant du Commissariat du Peuple aux finances n’a-t-il pas dit, selon le procès-verbal publié par la Pravda : « Nous devons rapidement restaurer notre prospérité financière pour transformer la Russie en base économique du développement ultérieur de la révolution européenne, qui est surtout empêchée par notre faiblesse ;… tels sont les intérêts de la révolution mondiale. »

Les premiers discours posent la question de l’organisme supranational qui concrétisera la vie collective de l’Europe nouvelle. Le Conseil suprême a fait son temps puisqu’il n’était que le syndicat des vainqueurs en face des vaincus ; la Société des Nations pose trop de conditions à l’admission ; aussi M. Tchitcherine émet-il l’idée d’un congrès universel chargé de réaliser la Ligue des peuples sur le principe de « l’égalité de tous les peuples ». La manœuvre est patente : il s’agit d’une Ligue désarmée où l’influence dominante, cessant d’appartenir aux vainqueurs de 1918, passera à la Russie révolutionnaire appuyée par tous les « peuples » de l’Asie qu’elle entraînera dans son sillage. Il fallait, dès le début, dût la France être accusée de faire de l’obstruction, couper court à ces manœuvres. M. Barthou l’a fait avec beaucoup de décision et de vigueur et M. Lloyd George, avec plus de bonne humeur et moins de précision, l’a appuyé. M. Barthou demanda encore si la délégation des Soviets acceptait toutes les conditions de Cannes ; le président, M. Facta, escamotant la difficulté, affirma que la présence des délégués russes et leur silence étaient un acquiescement. La suite des événements a déjà montré que, selon le mot historique, si cela allait sans dire, cela eût été mieux en le disant. « La pire des attitudes serait celle d’où naîtrait un malentendu, » avait dit M. Barthou ; les habiletés de M. Facta ont exposé à ce risque la Conférence. « Si la Conférence commence dans l’équivoque, elle finira dans le gâchis. » C’est une prophétie du Journal des Débats.

Les négociations et les discussions en commissions, durant la première semaine, furent assez calmes. La commission des affaires russes se trouvait arrêtée par la question des dettes, la France exigeant la reconnaissance formelle, par le Gouvernement des Soviets, des dettes de l’ancien Empire, les Bolchévistes ripostant par une fantastique demande de réparations pour les dommages que les guerres civiles, suscitées, disent-ils, par les Alliés, ont fait éprouver à la Russie, quand, le lundi de Pâques, 17 avril, éclata comme une bombe la nouvelle qu’un traité avait été signé la veille à Rapallo, à l’hôtel où réside la délégation russe, entre la République fédérative communiste des Soviets russes représentée par M. Tchitcherine et le Reich allemand représenté par M. Rathenau. Le traité annule les créances respectives des deux États à l’égard l’un de l’autre ; l’Allemagne reconnaît de jure le Gouvernement des Soviets ; l’article 5 prévoit la collaboration économique des deux pays. — A Gênes, la stupéfaction fut profonde, et l’indignation. On avait invité à la Conférence les Bolchévistes, on leur prodiguait les sourires et la France seule avait le mauvais goût de rester défiante ; on avait invité les Allemands ; il n’y avait plus ni vainqueurs ni vaincus, et voilà qu’Allemands et Bolchévistes, abusant de l’hospitalité, s’entendaient pour conclure un accord particulier, pour résoudre entre eux des questions soumises aux délibérations de la Conférence. Le premier mouvement de M. Lloyd George fut le bon, celui d’un honnête et loyal Anglais ; il entra dans une grande colère. Le Gouvernement des Soviets, n’étant pas reconnu, restait libre de ses faits et gestes ; mais l’Allemagne : son attitude fut, par M. Lloyd George, qualifiée de « déloyale. » Les délégués des Puissances invitantes se réunirent, et, cette fois, M. Barthou obtint qu’ils s’adjoignissent les représentants de la Petite Entente et de la Pologne ; une note sévère à l’Allemagne fut rédigée ; elle était mise en demeure de choisir : ou annuler le traité et renoncer à s’en prévaloir, ou être exclue de la commission des affaires russes. Les deux sanctions étaient également anodines. Déchirer un chiffon de papier n’est qu’un simulacre quand les deux contractants sont d’accord pour en exécuter les clauses, et ce qui est grave, dans l’accord germano-bolchéviste, ce sont moins ses stipulations que l’esprit qui en a provoqué la signature, c’est moins ce qu’il dit que ce qu’il ne dit pas, ou ce que peut-être expriment des articles secrets. Quant à la punition d’écolier en faute qui consiste à priver les Allemands de participer aux travaux de la commission russe, elle n’a qu’une valeur toute morale que les Allemands ont encore atténuée par des habiletés de rédaction. Il fut bientôt évident que M. Lloyd George n’avait d’abord enflé la voix que pour pouvoir, plus vite, passer condamnation et clore l’incident. Il avait pu juger « quel passager était M. Tchitcherine » sur le bateau de la Conférence ; quels passagers aussi MM. Rathenau et Wirth ; il était résolu à les garder à bord et à piloter, contre vents et marées, le navire vers on ne sait quel port.

En France, si l’on fut frappé de l’inconvenance du procédé allemand et bolchéviste, on fut plus encore persuadé de la gravité du fait, mais on n’en fut pas surpris ; on savait un accord depuis longtemps en préparation et même virtuellement conclu. La complicité de la Prusse et de la Russie sur le cadavre de la Pologne a duré de 1772 à 1878. La victoire des Alliés et du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ayant ressuscité la Pologne, il était facile de se rendre compte qu’une Europe où une Pologne libre s’interpose entre l’Allemagne et la Russie diffère profondément de celle de 1914. Nous avons inséré dans le traité de Versailles un article qui stipule l’annulation des traités de Brest-Litowsk ; mais la Russie n’en reste pas moins une vaincue de la guerre ; elle subit l’ascendant du vainqueur qui a lâché sur elle Lénine comme sur une proie et qui l’enveloppe d’un réseau d’intrigues, favorisées par les juifs allemands qui forment la majeure partie de l’état-major bolchéviste, afin de la river au système germanique. Vers l’Est apparaît aujourd’hui le seul espoir de puissance politique et d’expansion économique du Reich allemand. L’Europe oublie trop vite ! Est-ce qu’en juillet 1920, quand les armées rouges victorieuses convergeaient vers Varsovie, poussant devant elles les troupes polonaises démoralisées, l’accord n’était pas virtuellement conclu entre Berlin et Moscou et n’aurions-nous pas vu, si les troupes soviétiques étaient entrées à Varsovie, l’Allemagne se lever pour reprendre Poznan, Thorn, Gdansk ? La France se trouva seule, ce jour-là pour sauver l’Europe ; elle envoya le général Weygand qui sut rendre aux Polonais la confiance qui donne la victoire. Dans certains camps, on ne lui a pas pardonné.

Allemands et bolchévistes poursuivent leur plan ; ils ne s’attaqueront pas, d’abord aux Puissances de l’Ouest, mais ils poursuivent la reprise du « couloir » de Dantzig, qui fait communiquer Berlin avec Kœnigsberg et, au delà avec la Russie, inépuisable réservoir d’hommes et de matières premières. On signalait, précisément, ces jours-ci, des deux côtés du « couloir » polonais, des rassemblements de troupes allemandes. Ce n’est un mystère pour personne que les Allemands, et notamment M. Rathenau, conservent l’espoir de réviser les frontières orientales que le traité de Versailles assigne au Reich allemand ; en Pologne, en Silésie, ils se préparent à l’action, tandis que les bolchévistes, qui espèrent se maintenir au pouvoir en galvanisant à leur profit le sentiment national russe, menacent par l’Est la Pologne et la Roumanie. La conjonction germano-russe est le grand danger qui menace l’Europe nouvelle et l’œuvre du traité de Versailles ; on savait à Paris qu’elle se préparait, et il est incroyable, que le Premier d’Angleterre l’ait ignoré, que son ambassadeur, lord d’Abernon, si bien en cour à Berlin, ne l’en ait pas informé, alors que le traité signé à Rapallo semble bien n’être qu’un extrait d’un instrument diplomatique plus complet dont les termes ont été arrêtés à Berlin dès le 3 avril. Voilà pourquoi si, en France, on ne regarde pas sans de cruelles angoisses se préparer dans l’Europe orientale un renouveau de la guerre, dont les assassinats, encore impunis, et les explosions de Gleiwitz sont des prodromes trop évidents, on s’est du moins félicité que l’accord officiel des Soviets et du gouvernement de Berlin ait été, à grand éclat, proclamé à Gênes. Qui donc maintenant en pourrait douter ? Les yeux vont s’ouvrir ; M. Lloyd George va comprendre ; ses préventions contre la Pologne vont tomber en face de l’évidence d’un péril imminent, d’un péril de guerre ; lui, l’apôtre de la paix universelle, qui rêve d’une réconciliation générale pour la reprise universelle des affaires, va se ressaisir, reconnaître que la France, plus directement exposée, a mieux discerné le péril ; il va nous aider à organiser la paix de l’Europe, en mettant d’abord hors d’état de nuire ces deux compères qui viennent de proclamer leur complicité, leur solidarité, en pleine Conférence, comme un soufflet à ses illusions. Parmi les chimériques espérances que la Conférence avait fait naître, et qu’elle risquait de décevoir, la révélation brusque d’un accord étroit entre la Russie des Soviets et l’Allemagne impénitente du pangermanisme, faisait entendre la voix de réalité, de la vérité.

De fait, pendant vingt-quatre heures, on put croire que la Conférence allait se mettre, animée d’un esprit tout nouveau, au travail, en écartant les manœuvres louches des Bolchévistes et les « déloyautés » des Allemands. En Angleterre, même parmi les journaux du libéralisme-radical, l’émotion était forte ; ceux qui s’étaient toujours efforcés de comprendre le point de vue français étaient renforcés d’arguments puissants. « Le coup de Rapallo est trop semblable au coup d’Agadir, écrivait le Morning Post, pour le traiter comme un simple incident... Lorsque le pacte russo-allemand a été proclamé, M. Lloyd George aurait dû répondre aussitôt par un pacte franco-anglais. » En Italie même, des journaux comme le Corriere della Sera montraient que les alarmes de la France n’étaient pas sans fondement. Enfin, aux États-Unis, la presse, jugeant de loin et de haut, concluait que la France avait vu juste.

Mais, à Gênes, M. Lloyd George avait déjà changé d’avis. Dans la journée du jeudi 20, il réunit, dans une grande représentation, la foule des journalistes présents à Gênes et leur fait d’étranges confidences. L’Allemagne est assez punie puisqu’elle a dû accepter son exclusion de la commission des affaires russes ; on peut considérer l’incident comme clos, se remettre au travail, et aboutir à ce pacte général européen pour la paix qui est la grande pensée du Premier britannique. Dès lors, pour punir l’Allemagne et la Russie soviétique d’avoir un moment troublé sa sérénité d’apôtre de la réconciliation universelle, c’est à la France qu’il s’en prend. Son but, explique l’Observer, est de « remplacer, par un idéal plus élevé, les antagonismes belliqueux et la mentalité de guerre ; » or, la mentalité de guerre qui donc l’a gardée ? Ce n’est pas l’Allemagne, ce ne sont pas les Bolchévistes qui viennent de donner, par l’accord de Rapallo, un gage de leur esprit de paix et de leur respect des traités, c’est la France qui ne rêve que d’écraser les vaincus et d’établir sur l’Europe son hégémonie. L’Angleterre ne veut pas d’hégémonie, M. Lloyd George nous en avertit ; voilà le grand mot lâché, le mot qui explique et la mentalité, pour nous si impénétrable, d’un homme d’État qui reçoit directement du Ciel ses grandes inspirations humanitaires, et les craintes maladives, mais traditionnelles et irraisonnées, d’une partie de l’opinion anglaise. Elle croit à l’hégémonie française sur l’Europe, et c’est pour la prévenir qu’elle manœuvre ! M. Lloyd George s’emporte presque jusqu’aux menaces ; son ton est cassant, amer : si la France fait échouer la Conférence, elle sera au ban de l’opinion et il ira, lui, devant son Parlement, pour expliquer à qui incombent les responsabilités. Ici, M. Lloyd George n’a-t-il pas montré le bout de l’oreille ? Ce qu’il veut, ne serait-ce pas que la Conférence, dont il est trop fin pour ne pas sentir les dangers, n’aboutisse à rien, mais qu’il en puisse jeter sur d’autres, sur nous, la responsabilité ? Excellent thème à développer pour les élections générales qui se feront en juin et que la Conférence a d’abord pour objet de préparer. Gêneur, M. Poincaré, qui a saisi la Commission des Réparations et la Conférence des Ambassadeurs des violations du Traité de Versailles qui résultent du Traité de Rapallo. Gêneur, M. Barthou, qui insiste et qui finit par obtenir qu’on ajoute à la réponse à la note allemande, par laquelle la délégation du Reich accepte, non sans chicanes, son exclusion de la commission des affaires russes, une phrase stipulant que « les signataires réservent expressément pour leurs Gouvernements le droit de tenir pour nulles et non avenues toutes les clauses de l’accord de Rapallo qui pourraient être reconnues contraires aux traités existants. » Gêneur M. Bratiano, qui, au nom de la Petite Entente, signale en excellents termes le danger que fait courir à la Roumanie, à la Pologne, l’entente germano-bolchéviste, et qui insiste sur la nécessité, pour tous ceux qui ont la garde de la paix, « de s’appuyer fortement sur les auteurs du Traité de Versailles. » Gêneur encore, et rabroué, le vicomte Ishii, l’éminent représentant du Japon, qui n’est pas convaincu de la loyauté parfaite des Bolchévistes et qui apporte des preuves. Gêneurs enfin tous ceux qui n’adhèrent pas sans réserves à toutes les initiatives du Premier britannique, qui les croient dangereuses pour l’avenir de la paix et du travail européen et qui préféreraient, à ses improvisations décevantes, des méthodes plus précises, et à ses projets grandioses, des solutions mieux étudiées. A tous M. Lloyd George adresse des menaces sibyllines : « Je dois parler entre amis et en ami. L’accord que nous envisageons ne doit avoir pour objet que de garantir la paix universelle. S’il s’agissait de raviver les anciens antagonismes, la démocratie anglaise préférerait rester en dehors de cette alliance ; des événements récents ont refroidi la confiance du peuple anglais dans les accords entre les Alliés. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour la cause de l’union avant, pendant et depuis la guerre. Je suis toujours disposé à agir de même. Mais je dois ajouter que la démocratie anglaise ira toujours du côté de la paix et se tournera vers les collaborateurs de la paix dans tous les pays, quel que soit l’horizon d’où ils viennent. » Si M. Lloyd George cherchait un éclat parlerait-il autrement ? M. Barthou a été bien inspiré en ne tombant pas dans le piège et en se contentant d’affirmer que la délégation et la démocratie française partagent ces aspirations pacifiques, à quoi M. Lloyd George répliqua sur un ton rogue qu’il aurait quelque chose à dire à ce sujet, mais que ce n’était pas le moment. Au contraire, c’est le moment ! Les Alliés de la Grande Guerre ne peuvent rester dans l’équivoque et collaborer dans la défiance. Si M. Lloyd George estime que les meilleurs « collaborateurs de la paix, » sont les Bolchévistes et les Allemands qui viennent de conclure l’accord de Rapallo, qu’il le dise ! M. Rathenau le lui souffle, lui qui affirme qu’en signant ce Traité, il a cru agir conformément à l’esprit de pacification qui domine la Conférence.

Malgré ses boutades et les sautes de vent de son imagination, M. Lloyd George s’imagine conduire le bateau de la Conférence ; en réalité, il est le jouet des Bolchévistes. Il y a toujours quelque inconvénient, quand on n’est pas du métier, à manier certaines formules explosives ; les délégués des Soviets sont plus experts dans cet art dangereux que le politicien du pays de Galles. La Russie bolchéviste apparaît à la fois, grâce aux illusions du Premier anglais et aux complaisances de M. Schanzer, comme la Puissance qui conduit la Conférence et qui inspire ses résolutions, et, en même temps, comme le centre d’un grand groupement politique et militaire qui englobe, avec la Russie et l’Allemagne, les Turcs d’Angora et toutes les forces de l’Asie centrale. Au service de cette conjonction redoutable apparaît l’armée rouge, avec 1 500 000 hommes sur pied, bien nourrie, entretenue, par un système raffiné d’espionnage et un savant mélange de mercenaires étrangers, dans sa ferveur révolutionnaire et dans son appétit de pillage, et, en outre, la propagande communiste qui partout se glisse et s’insinue. A la reconnaissance de leurs dettes d’avant-guerre, sans intérêts et sans paiements immédiats ou prévisibles, les Bolchévistes mettent pour condition l’abolition des dettes de guerre, la reconnaissance de jure et l’octroi de crédits. M. Lloyd George leur a par avance laissé entendre qu’ils obtiendraient bientôt satisfaction et qu’ils entreraient dans la Société des Nations.

Comment n’y entreraient-ils pas, en passant par-dessus les règles qui régissent l’admission des membres nouveaux, puisqu’ils sont admis déjà dans la Société des rois ? Le Dante Alighieri a vu, en vérité, un étrange spectacle, digne d’être buriné pour l’histoire : M. Tchitcherine, avec ses collègues, s’entretenant avec S. M. Victor-Emmanuel III, s’asseyant à sa table et choquant son verre à celui de l’archevêque de Gènes. La reconnaissance de jure et l’entrée dans la Société des Nations vaut bien une courbette. Gardons-nous de sourire : des hommes qui ont à ce degré l’esprit d’opportunisme et la souplesse de l’échiné sont redoutables. Qui pourrait dire si le lunch du Dante Alighieri est le premier pas vers l’« embourgeoisement » des chefs bolchévistes, ou vers la « bolchévisation » des démocraties occidentales ? Qui sait ? Peut-être l’un et l’autre.

Pour le moment, et pour longtemps encore, ni les attentions du roi d’Italie, ni les manœuvres subtiles de M. Lloyd George, ne sauraient empêcher qu’il n’y ait, en Europe, et dans le monde, deux camps, celui de la paix dans l’ordre, la justice et le respect des traités, et l’autre, celui de la révolution mondiale pour le triomphe du bolchévisme et la revanche de l’Allemagne. Et il arrive, par un singulier revirement de l’histoire, que la France se trouve, par sa victoire, à la tête du premier, tandis que la Russie, hier encore autocratique, est à la tête du second. Il faut choisir. On ne saurait indéfiniment, entre les deux, s’entremettre comme M. Schanzer, ou jongler, comme M. Lloyd George. Les incidents récents ont rangé aux côtés de la France tous ceux, États ou individus, que la conjonction germano-bolchéviste fait réfléchir et inquiète. Il y a, parmi ceux-là beaucoup d’Anglais et d’Italiens, plus d’Allemands aussi qu’on ne l’imagine et la grande majorité de ceux qui, parmi les Russes, ont gardé la possibilité d’avoir, même sans l’exprimer, une opinion.

Les Allemands, avec plus de réserve que les bolchévistes, sont aussi, jusqu’à présent, parmi ceux qui ont tiré bénéfice de la Conférence. Ils en rapportent une alliance et ne désespèrent pas de réaliser l’isolement politique de la France ; leur presse, bien que M. Rathenau lui prêche la discrétion, exulte. La publication de leur traité avec les Soviets ne leur a nui ni en Angleterre, ni en Italie, tout au moins auprès des Gouvernements. Il faut, pour comprendre leurs manœuvres, ne pas perdre de vue l’échéance du 31 mai, en vue de laquelle tout ce qui divise les Alliés leur apparaît comme un bon augure, déjà presque comme un triomphe.

M. Lloyd George s’apprête à dévoiler aux délégations de Gênes le grand dessein qu’il mûrit depuis longtemps et dont il espère la pacification définitive et le rétablissement de la vie économique ; il s’agit d’un pacte européen, d’un engagement solennel de toutes les Puissances de respecter la paix pendant dix ans. Il espère que ce laps de temps permettra à « l’esprit de paix » de se fortifier et de grandir jusqu’à devenir invincible. Il va sans dire que la France, n’ayant jamais eu la pensée d’attaquer personne, pas plus en 1914 qu’en 1922, appuiera, peut-être avec moins de confiance que M. Lloyd George, un projet inspiré par un esprit plus généreux que pratique ; elle ne s’y ralliera cependant qu’à certaines conditions. La première est que toute sanction militaire que la France, ou toute autre des Puissances victorieuses, avec ses Alliés ou seule, serait amenée à prendre à l’égard d’une Puissance vaincue, en vertu des traités de paix et conformément à leurs stipulations, ne saurait être considérée comme une agression, qu’au contraire, le fait de s’y opposer par les armes constituerait une agression. Le pacte universel proposé par M. Lloyd George ne saurait avoir de valeur que si toute agression a pour sanction immédiate la mobilisation automatique de toutes les forces, ou d’une proportion déterminée des forces, de tous les Étals signataires. Sans cette sanction, le pacte ne peut être qu’illusoire et d’ailleurs dangereux, puisqu’il entretiendrait une trompeuse sécurité et favoriserait la campagne des partis anti-militaristes. Il resterait entendu, conformément à l’accord de Boulogne, que la question du désarmement ne serait pas posée ; avec ou sans pacte, chaque État resterait juge des forces militaires qu’il estimerait indispensables à sa sécurité, à moins que les traités n’en aient autrement disposé ; il resterait juge aussi des alliances ou des accords particuliers qu’il croirait opportun de conclure.

M. Theunis, président du Conseil du royaume de Belgique, a dit à un journaliste, le 23 : « Il est impossible que l’on continue à soulever incident sur incident. La Conférence doit cesser ou continuer dans une autre atmosphère. » Cette atmosphère, c’est le travail dans la bonne volonté réciproque qui peut la faire naître. La commission économique et la commission financière, qui n’ont pas fait de bruit, ont déjà fait d’utile besogne. Les experts français ont apporté à Gênes tout un plan bien conçu de mesures utiles, de réformes bienfaisantes. Un excellent petit livre vient, lui aussi, de nous tracer un tel programme[1] ; il nous montre qui si l’Angleterre souffre plus que d’autres pays du chômage et de la crise industrielle, la guerre, les traités et les réparations sont loin d’en être la cause unique ; la politique économique anglaise a été mal conduite et a donné des résultats désastreux. Ce n’est pas une raison, tant s’en faut, pour ne pas travailler à une restauration de l’Europe qui est l’intérêt commun de tous les peuples ; mais il faut s’y appliquer avec patience, sans nervosité, en ne perdant pas de vue que rien au monde ne peut faire que la Russie, anémiée par cinq ans de régime communiste, puisse redevenir rapidement, même à la condition de suivre de tout autres errements, un pays capable de production intense et d’absorption importante. Rien non plus ne peut faire que l’Allemagne ne subisse dans sa vie économique les conséquences de la politique d’inflation et de gaspillage qu’elle a suivie pour échapper, fût-ce par la faillite, au règlement des dommages de guerre. Aucun baiser Lamourette ne remplacera un travail méthodique, fondé d’abord sur le respect des traités et l’ordre social. Ces principes, « si la délégation française ne peut les faire triompher à Gênes, a dit, le 24 à Bar-le-Duc, M. Poincaré, dans son discours si vigoureux et si précis, nous aurons le regret de ne pas continuer notre collaboration à une Conférence dont nous aurons, du moins, cherché à préparer et à assurer le succès. »


René Pinon.
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Le Directeur-Gérant : René Doumic

  1. Un programme français de reconstruction économique de l’Europe : la France à Gênes ; par Celtus ; in-16, Plon.