Chronique de la quinzaine - 30 avril 1912

Chronique n° 1921
30 avril 1912


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Beaucoup d’événemens, dont quelques-uns sont graves et d’autres peuvent le devenir, sont survenus depuis quinze jours, mais l’attention en a été distraite par l’impression d’angoisse dont tous les cœurs ont été étreints à la nouvelle du naufrage du Titanic. Plus de quinze cents passagers ont péri par suite d’un accident qu’on aurait pu, qu’on aurait dû prévoir comme possible et qu’une vigilance plus grande, plus prudente, plus consciencieuse aurait vraisemblablement prévenu. L’opinion courante était que le Titanic échapperait par sa masse à tous les dangers de la mer, et, même après le choc, il a fallu quelque temps pour qu’on se rendît compte de l’étendue et de l’imminence du danger. Le choc, en effet, avait été à peine senti, et pourtant le paquebot était frappé à mort. On a parlé beaucoup de la science à ce propos, de sa puissance et de ses limites, de l’enflure qu’elle donne à l’orgueil humain et des terribles démentis qu’elle apporte à ce sentiment après l’avoir provoqué. Tout cela est vrai dans un sens comme dans l’autre. La science emprunte sa force à celles de la nature dont elle s’empare et qu’elle discipline ; elle s’y soumet pour leur commander ; mais, malgré son effort pour les comprendre toutes, il en est toujours quelques-unes qui lui échappent et rendent fragiles ses constructions les plus hardies et, en apparence, les plus solides. Comment n’être pas ému à la pensée qu’un navire comme le Titanic, œuvre de tant de génie, résultat de tant de travaux, produit de tant de millions, a disparu en quelques quarts d’heure, sans avoir pu terminer sa première traversée, engloutissant avec lui un nombre d’hommes égal à la population d’un chef-lieu de canton ? Bossuet dirait : Et nunc erudimini ! De cet effroyable désastre sort en effet un enseignement sur notre grandeur et sur notre faiblesse ; mais il est réconfortant de penser que la première ne s’est pas révélée seulement dans l’ordre matériel et qu’au sein même de la catastrophe, elle s’est manifestée dans l’ordre moral avec un éclat qui a été rarement surpassé.

Tout le monde a lu les récits du naufrage. Il y a eu là, n’était-ce pas inévitable ? quelques-uns de ces gestes de violence qui, dans la surprise de la catastrophe, échappent à la bête humaine. Ceux qui ont le plus d’empire sur eux-mêmes ne sont pas toujours maîtres de ces mouvemens réflexes ; mais, sur le Titanic, ils ont été réduits au minimum. On a pu voir ce que ces grandes forces inspiratrices, la civilisation et la religion, ont su faire pour réprimer les premiers instincts de conservation et les subordonner aux sentimens plus nobles de dignité envers soi-même, de charité pour les plus faibles, enfin de soumission à la mort inévitable qui élèvent l’homme si haut sur l’échelle morale et lui permettent quelquefois d’atteindre au sublime. Nous ne reproduirons pas des récits dont nos lecteurs connaissent déjà les moindres détails. On a commencé par sauver les femmes et les enfans, non pas tous cependant, car il y a eu des femmes qui n’ont pas voulu se séparer de leurs maris et ont préféré mourir avec eux, comme elles avaient vécu. On a vu des hommes veiller avec soin au salut de leurs femmes et revenir avec un calme stoïque sur le vaisseau condamné. Tout cela s’est fait avec une simplicité admirable et nous n’en connaissons qu’une partie : combien de drames ignorés se sont passés entre le ciel et la mer dans cette nuit d’épouvante ! La résignation avec laquelle, aussitôt qu’ils en ont compris la gravité, tant de passagers ont accepté leur sort sans protestations vaines, sans agitations inutiles, montre ce que fait de l’homme l’idée d’un devoir supérieur, lorsqu’elle est entrée dans sa conscience pour en régler tous les mouvemens. Le devoir professionnel lui-même, qui, dans certaines circonstances, peut devenir le premier de tous, a poussé à l’héroïsme de modestes télégraphistes, restés attachés à leurs appareils pendant que l’eau de la mer entrait déjà dans leur cabine, pour envoyer à travers l’espace les appels méthodiques qui ont arraché à la mort huit cents et quelques passagers. Ce sentiment du devoir professionnel ou, pour parler plus humblement et plus exactement, de la fonction professionnelle, les musiciens du Titanic ne l’ont pas éprouvé avec moins de force ; surpris par le choc du navire contre l’iceberg pendant qu’ils jouaient des airs quelconques, ils ont continué de le faire jusqu’au moment suprême, sans manquer une mesure, croyant sans doute qu’à la manière du clairon dans la bataille, ils soutiendraient par là le courage de leurs malheureux compagnons. Ceux qui ont survécu ont parlé avec admiration de ce merveilleux sang-froid que les premiers cris de détresse n’ont pas ébranlé. Seulement, quand tout espoir de sauver le navire a été perdu, les musiciens ont choisi dans leur répertoire des morceaux plus graves, mieux en rapport avec la situation, et on les a entendus jouer l’air du cantique dont voici les premières, paroles :


Quand tu viendras, ô mon céleste Roi,
Me recueillir dans ta pure lumière,
Que je redise à mon heure dernière :
Plus près de toi, mon Dieu, plus près de toi !


A quelque religion qu’on appartienne, ou même si on n’appartient à aucune, comment rester insensible à ce cri de l’âme poussé sur la profondeur des flots vers le ciel inexorable ? C’est dans de pareils momens que l’homme, plus près de la mort qui va le prendre que de la vie qui l’abandonne, montre vraiment tout ce qu’il est, ou plutôt tout ce qu’il est devenu : ceci soit dit à l’honneur de la race anglo-saxonne qui était, plus que toute autre, représentée sur le Titanic, et qui a fait d’une catastrophe sinistre un triomphe moral pour l’humanité.

Au moment où nous écrivons, l’enquête se poursuit encore en Amérique sur les circonstances du naufrage. Des imprudences ont été évidemment commises, et il importe de les découvrir pour en éviter le retour. Nous souhaitons qu’on y réussisse et que l’enquête produise, comme on dit, la lumière. Mais la catastrophe elle-même a eu la sienne et le spectacle qu’elle a éclairé n’a pas été seins consolations.


Les nouvelles du Maroc ont causé une vive surprise à ceux qui croyaient que, puisque nous étions enfin d’accord avec l’Allemagne, que nous étions à Fez, que le Sultan avait accepté notre protectorat, nous étions maîtres du pays. C’est une illusion qui témoigne d’une grande simplicité d’esprit : l’événement montre à quel point elle était décevante. Il est triste de penser que nous sommes allés à Fez il y a un an pour prévenir des massacres qui semblaient imminens, que nous nous sommes exposés par là à de très pénibles difficultés internationales, que nous avons assumé des obligations très lourdes, et tout cela inutilement puisque le massacre n’a pas été évité, mais seulement ajourné. Il a fallu reprendre la ville tombée aux mains des émeutiers et, pour cela, y faire rentrer, à l’aide du canon, les troupes cantonnées à quelques kilomètres de ses murailles. On avait cru n’avoir pas besoin de forces françaises à Fez même ; on s’était bercé de l’espérance que la terreur qu’elles inspiraient agirait à distance et qu’il suffisait d’avoir dans la ville des troupes chérifiennes avec quelques instructeurs européens. L’erreur a été cruellement dissipée. Ce qui est plus inquiétant encore, c’est que la révolte et l’émeute de Fez ne semblent pas avoir été des événemens isolés, ni spontanés ; d’autres insurrections étaient prêtes à éclater sur plusieurs points du territoire ; déjà nos colonnes avaient été attaquées sur la frontière Nord-Est et, bien que victorieuses, avaient éprouvé des pertes sensibles en hommes et en officiers. Tout cela révèle un plan général qui, par bonheur, n’a été exécuté qu’en partie, ou plutôt qui, ne l’ayant pas été partout en même temps, a pu être déjoué. L’ordre a été rétabli à Fez, nous n’osons pas dire la sécurité ; mais ce n’est là que la surface des choses, le mal subsiste au fond et il est plus répandu qu’on ne l’avait cru.

On y croyait si peu qu’il était question de faire faire au Sultan un voyage à Rabat et à Paris, aberration d’autant plus difficile à concevoir que nous avions une expérience récente d’une opération du même genre qui avait abouti au plus pitoyable dénouement. La leçon en est-elle déjà perdue ? M. Regnault a-t-il pu l’oublier ? Le sultan du Maroc était alors Abd-el-Aziz ; il subissait notre protectorat avant la lettre, avant le traité, et, pour mieux marquer sa dépendance à notre égard, nous l’avions amené à Rabat. Il ne pouvait par être encore question de le faire venir à Paris, mais nous lui avions passé en écharpe le grand cordon de la Légion d’honneur comme pour prendre possession de lui. C’est ce qui l’a perdu : Abd-el-Aziz, revêtu de nos insignes, est tombé dans une impopularité si profonde que nous avons été obligés de l’abandonner pour nous rallier à Moulaï Hafid, qui avait profité d’une aussi bonne occasion de le remplacer. Croit-on que celui-ci à son tour soit plus populaire, après avoir signé le traité de protectorat, que ne l’était l’autre au moment dont nous parlons ? Il n’en est rien : Moulaï Hafid est accusé d’avoir vendu son pays à la France. Et c’est juste à ce moment que, le faisant marcher sur les traces mêmes de son frère, nous nous sommes proposé de le conduire à Rabat ! Et après Rabat, nous avons manifesté l’intention de le conduire à Paris, où sans doute M. Fallières lui aurait passé autour de la poitrine le grand cordon rouge ! Il aurait été impossible de mieux marquer sa vassalité à notre égard et de faire de lui plus définitivement une loque politique hors d’usage. Pourtant Moulaï Hafid se prêtait sans résistance, avec complaisance même, à nos desseins sur lui. On sait aujourd’hui qu’il a eu la velléité d’abdiquer : peut-être poursuit-il la même idée sous une autre forme. La tranquillité et la sécurité dont jouit son frère le tentent sans doute. Se sentant méprisé et haï, il semble avoir voulu faire croire qu’il était notre prisonnier. S’il était allé à Rabat et surtout s’il était venu à Paris, un nouveau prétendant n’aurait pas manqué de se produire et de se mettre à la tête du mouvement vers l’indépendance qui, nous venons de nous en apercevoir, était préparé dans tout le pays. Aurions-nous rétabli Moulaï Hafid par la force ? L’aurions-nous pris comme pensionnaire en second à côté d’Abd-el-Aziz ? Aurions-nous attaché un nouveau Sultan à notre fortune ? Nous serions-nous attelés à la sienne ? En tout cas, nous aurions bien mal à propos accumulé autour de nous des difficultés nouvelles. Le projet de voyage de Moulaï Hafid est naturellement décommandé, mais c’est trop d’en avoir eu la sotte idée. Dans dix ans, quand nous serons vraiment maîtres du Maroc, nous pourrons montrer Moulaï Hafid à Paris sans inconvéniens, comme aussi sans avantages : mais commençons par être les protecteurs du pays autrement que sur le papier.

Pour cela, nous devons accomplir une double tâche, politique et administrative d’une part, militaire de l’autre, et les accomplir toutes les deux à la fois, car l’une est aussi nécessaire et urgente que l’autre. Qu’avons-nous fait cependant ? Il serait injuste de dire rien, mais il n’est que trop exact de dire peu de chose et d’ajouter qu’il y a eu beaucoup de temps perdu. Depuis le 4 novembre, date de notre traité avec l’Allemagne, aucune bonne raison ne peut excuser notre inertie, car nous pensons bien qu’on ne s’est pas cru obligé d’attendre, pour agir, notre traité avec le Sultan et encore moins sa ratification par le Parlement : ce serait sacrifier le fond à la forme dans une affaire où le fond seul importe. Nous parlerons un autre jour des réformes politiques et administratives restées en souffrance : l’émeute de Fez appelle aujourd’hui l’attention sur la nécessité de réformes militaires. Ici les critiques ne peuvent qu’être discrètes : nous sommes convaincu que nos officiers ont usé avec intelligence de toutes les ressources dont ils disposent, mais sont-elles suffisantes ? Dans le nombre des hommes qu’ils commandent, on a pris l’habitude de compter ceux des troupes chérifiennes : ce qui vient de se passer montre le peu de fond que nous devons faire sur leur fidélité. Elles se sont tournées contre nous à la première occasion, massacrant leurs officiers et sous-officiers et désertant à travers champs en emportant leurs armes. Les troupes chérifiennes ne sont pas sûres : pour qu’elles le devinssent, il faudrait les encadrer beaucoup plus solidement qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Une autre remarque qui a été faite est que nos troupes étaient trop dispersées et qu’elles manœuvraient trop souvent par petits paquets, ce qui était pour les Marocains hostiles une tentation de les attaquer et pour elles-mêmes une faiblesse. Il ne faut pas donner aux Marocains l’habitude de nous attaquer, mais, au contraire, les en décourager en leur montrant des colonnes très fortes, appuyées sur des points de concentration bien choisis et solidement établis. Nos points de concentration sont trop dispersés, nos colonnes ne sont pas assez nombreuses, nos efforts n’amènent pas des résultats en rapport avec leur énergie. Cela tient à diverses causes dont la principale est que le commandement, au Maroc, n’est pas encore organisé. Et nous ne parlons pas seulement du commandement militaire : il est indispensable d’avoir au sommet de tout une autorité unique, c’est-à-dire un homme investi des pleins pouvoirs du gouvernement de la République. Cet homme, où est-il ? Qu’il soit civil ou militaire, — et, malgré les événemens d’hier, nous ne renonçons nullement à un résident civil, — il aurait dû être nommé aussitôt après la signature de notre traité avec l’Allemagne. Nous l’attendons encore, le Maroc l’attend toujours, et pendant cette attente il n’y a pas de gouvernement à Fez. C’est ce qui explique l’ignorance où nous avons été et qui semble avoir été profonde, du mouvement dangereux qui se préparait. Peut-être M. Regnault, qui connaît les affaires marocaines et auquel on ne peut reprocher que de les avoir ramenées trop souvent à des idées préconçues, aurait-il prévu l’événement, l’aurait-il senti venir, enfin l’aurait-il annoncé s’il avait été depuis longtemps sur les lieux ; mais il était à Paris depuis plus d’une année et avait perdu tout contact personnel avec le Maroc. Nous n’insisterons pas : tout cela est le passé, et les critiques rétrospectives n’ont d’intérêt que si elles servent à préparer un meilleur avenir. C’est de ce côté qu’il faut regarder. M. Poincaré a une intelligence trop claire, trop nette, pour ne pas se rendre compte des nécessités de la situation présente. Sa responsabilité est trop lourde pour qu’il ne l’allège pas en s’en déchargeant en partie sur un résident général bien choisi. L’affaire de Fez peut rester une simple échauffourée si on prend rapidement et énergiquement les mesures nécessaires pour en prévenir la récidive. Dans le cas contraire, le mal, qui n’est pas seulement à Fez, se répandra dans le Maroc tout entier, où nous aurions grand tort de croire que nous sommes aimés parce que nous y apportons les bienfaits de la civilisation.

D’abord ; nous ne les y avons pas encore apportés, on ne les y a pas encore sentis et appréciés ; mais quand même il en aurait été autrement, le fanatisme musulman est une force avec laquelle nous aurons longtemps à compter. Qu’on ne s’y trompe pas, il est aujourd’hui à l’état frémissant tout autour de la Méditerranée. L’entreprise italienne sur la Tripolitaine a mis tout le monde arabe en fermentation, fermentation dont le caractère particulier est de se dissimuler sournoisement jusqu’au moment où elle éclate brutalement. En Algérie, en Tunisie surtout, on en a aperçu les symptômes. Les incidens marocains se rattachent par plus d’un lien à cette situation d’ensemble. Des mesures de prévoyance doivent être prises, et la première de toutes, on ne saurait le répéter avec trop de force, est de donner à notre protectorat marocain une organisation normale. Nous n’avons aujourd’hui que le mot, et le mot, à lui seul, est dangereux : nous demandons la chose et nous ne la reconnaîtrons comme une réalité active que lorsqu’elle sera représentée par un homme, c’est-à-dire par une tête et par un bras.


Nous venons de parler de la guerre italo-turque. Toutes les puissances ont un intérêt identique, mais cependant inégal, à ce qu’elle cesse le plus tôt possible : le nôtre est à coup sûr un des plus pressans, car, comme on l’a dit bien souvent, nous sommes une grande puissance musulmane, et rien de ce qui se passe dans le monde musulman, surtout dans le monde arabe, ne saurait nous laisser indifférens. Indépendamment de nos sentimens pour l’Italie et pour la Turquie, nous devons donc désirer, plus que personne peut-être, la fin de la guerre entre ces deux puissances. Malheureusement, elle n’est encore qu’une espérance et nous n’apercevons pas en traits distincts le moyen de la réaliser.

Le fait capital de ces derniers jours est le bombardement par la flotte italienne du fort de Koumkalé, à l’entrée des Dardanelles, et l’occupation d’une île, qui sera peut-être suivie de l’occupation de plusieurs autres dans la mer Egée. Ces mesures étendent le champ des hostilités, sans que rien démontre qu’elles nous rapprochent du dénouement. Lorsque l’Italie a envoyé une flotte avec des troupes de débarquement dans la Tripolitaine, on a pu croire que toute l’action militaire serait localisée sur la côte d’Afrique. Quelques coups de canon ayant été tirés dans la mer Adriatique, l’Autriche s’est émue et le fait ne s’est pas renouvelé depuis. Les Italiens espéraient alors qu’en touchant l’ennemi sur un seul point, ils l’amèneraient à composition : peut-être en aurait-il été de la sorte, si les coups portés avaient été assez profonds, mais ils ne l’ont pas été, et on n’a pas tardé à s’apercevoir que cette guerre était matériellement plus onéreuse pour les Italiens que pour les Turcs, puisqu’elle coûtait beaucoup aux uns et à peu près rien aux autres.

Dans ces conditions, l’intervention amicale des puissances auprès des belligérans avait peu de chance d’amener un résultat. Des démarches ont pourtant été faites à Rome et à Constantinople : tout le monde s’y est associé, personne n’a cru qu’elles aboutiraient. L’Italie cependant a voulu faire un effort concomitant pour appuyer les démarches des puissances, et c’est sans doute à cette intention de sa part qu’il faut attribuer le bombardement de Koumkalé. Mais que pouvait-il produire ? Si la flotte italienne avait pu, à ses risques et périls, forcer les Dardanelles et venir s’embosser devant Constantinople, une action aussi hardie aurait peut-être exercé sur la Porte une pression très forte ; nous ne disons pas qu’elle aurait vaincu ses résistances, et même nous ne le croyons pas ; néanmoins, la physionomie de la guerre aurait été changée, et la Porte, devant une menace aussi pressante, aurait eu quelque peine à conserver l’attitude indifférente qu’elle a adoptée. Quelques obus lancés sur un port à l’entrée du détroit et qui ne lui ont fait aucun mal, pas plus d’ailleurs que la riposte turque n’a fait un mal appréciable à la flotte italienne, ont au contraire conservé aux hostilités leur caractère purement démonstratif : aussi la situation ne se serait-elle en rien modifiée si la Porte n’avait pas jugé le moment venu de protéger sa sécurité par la clôture des Dardanelles. Elle a fait part de sa résolution aux puissances et l’a exécutée en plaçant des torpilles dans le chenal resté libre au milieu du détroit. Aussitôt quelque émotion s’est manifestée chez plusieurs puissances qui se sont senties atteintes dans leurs intérêts économiques, parfois même gravement. La Russie, en particulier, a fait, sous une forme amicale, des observations à Constantinople contre une mesure qui paralysait le commerce de ses provinces méridionales. Ses représentations auraient eu peut-être encore plus de poids si on n’avait pas pu croire qu’il s’y mêlait des préoccupations politiques : la Russie s’est, en effet, très sensiblement rapprochée de l’Italie dans ces derniers temps, comme si elle avait avec elle des intérêts communs d’un ordre qui est demeuré jusqu’à ce jour un peu indéterminé. L’Autriche, l’Angleterre, la Roumanie, la Bulgarie ont partagé plus ou moins les mêmes préoccupations, et des articles très vifs ont paru dans les journaux au sujet d’une guerre comme on n’en avait, disait-on, encore jamais vu, puisque les neutres étaient appelés à en souffrir plus que les belligérans. Peut-être est-ce bien là ce que les Italiens avaient pressenti et ont-ils voulu, en obligeant la Porte à fermer les Dardanelles, obliger les puissances à intervenir d’une manière moins platonique qu’elles ne l’avaient fait jusqu’alors. Plusieurs puissances se trouvent effectivement placées dans une situation embarrassante, et leur désir de voir la guerre prendre fin ne peut qu’en être augmenté ; mais on n’aperçoit pas beaucoup mieux qu’auparavant ce qu’elles pourraient faire de décisif pour ramener la paix. Si les Italiens ont le droit, à notre avis incontestable, d’étendre le champ de la guerre dans la mer Egée et même, s’ils le peuvent, dans la mer de Marmara, le droit qu’ont les Turcs de fermer la porte de leur maison n’est pas moins certain. Que les neutres en soient gênés, c’est possible, mais ils n’ont qu’un moyen d’échapper à l’inconvénient, qui est de sortir de la neutralité et de se mettre soit du côté d’un des belligérans, soit du côté de l’autre. Nous ne leur conseillerons pas de l’employer, et assurément aucune puissance n’est disposée à le faire. Si une d’elles le faisait, il en résulterait des complications générales infiniment plus graves que celles au milieu desquelles se débattent la Porte et l’Italie. Le bruit avait couru, par exemple, que la Russie appuierait par une démonstration pacifique à l’entrée du Bosphore la démonstration belliqueuse que devaient faire et qu’ont faite les Italiens à l’entrée des Dardanelles. Grâce à Dieu, rien de pareil n’a eu lieu : toutes les puissances ont été d’accord jusqu’ici pour rester dans une stricte neutralité ; le jour où une d’elles en sortirait, que feraient les autres ? La paix de l’Europe ne tiendrait plus qu’à un fil.

La prolongation de la guerre n’en est pas moins, elle aussi, un péril permanent et on s’explique que des démarches aient été faites à Rome et à Constantinople pour se rendre compte des conditions que les deux belligérans mettraient au rétablissement de la paix. Par malheur, l’écart entre les exigences de l’Italie et les prétentions très naturelles de la Porte reste immense : on ne voit pas encore comment il pourrait être comblé. L’Italie considère l’annexion de la Libye comme un fait acquis, sur lequel il n’y a pas à discuter ; la Porte se déclare toute disposée à la paix, dont elle est sincèrement désireuse, pourvu que l’Italie évacue le vilayet de Tripoli et retire le décret l’annexion. Comment s’entendre sur des bases aussi contradictoires ? Il faudrait un fait de guerre vraiment sérieux pour modifier les dispositions intransigeantes, soit d’une part, soit de l’autre : où, comment ce fait pourrait-il se produire ? L’Italie compte peut-être sur les souffrances des neutres pour les amener à exercer sur la Porte une pression déterminante ; mais, à supposer que cette pression se produise, pourquoi s’exercerait-elle d’un seul côté ? Les puissances se diviseraient sans nul doute s’il fallait prendre parti entre les belligérans et, si elles se divisaient, les conséquences en seraient plus redoutables pour elles toutes que ne peuvent l’être celles de la guerre. Il est donc probable que la situation actuelle se prolongera encore quelque temps et il faudrait être prophète pour en prédire le terme.


Toutes les puissances, disons-nous, sont pacifiques. Il en est une qui ne néglige aucune occasion de dire qu’elle l’est, et sa sincérité est pour nous hors de doute ; c’est l’Allemagne ; mais elle pratique plus que toute autre le fameux axiome : Si vis pacem, para bellum, et c’est en augmentant sans relâche ses forces militaires pendant la paix qu’elle prétend éloigner le péril de guerre. Le moyen, suivant les momens, peut être efficace ou dangereux. Quand on a atteint, ou même dépassé certaines limites, il n’est peut-être pas utile d’accroître encore ses forces : en tout cas, on ne peut le faire sans obliger ses voisins à un effort correspondant. Ces armemens toujours croissans pèsent sur les peuples d’un poids toujours plus lourd, et il est presque inévitable que le moment vienne où même de bons esprits se demanderont s’il ne faut pas, ou profiter des sacrifices qu’on a multipliés et faire acte de force, ou prévenir des sacrifices nouveaux en liquidant la situation par une décharge générale. A force de préparer la guerre, on est tenté de la faire : les gouvernemens les plus maîtres d’eux-mêmes ne sont pas toujours sûrs de pouvoir résister jusqu’au bout à cette tentation, qu’elle se produise en eux ou autour d’eux.

Le Reichstag allemand discute en ce moment une nouvelle loi militaire. Il suffit, pour en montrer l’importance, de dire que le quinquennat, voté l’année dernière, portait à 610 000 soldats l’effectif de paix et que la loi nouvelle le portera à 653 000, ce qui, avec 30 000 officiers, fait 683 000 hommes sous les drapeaux. Cette augmentation redoutable coûtera 825 millions de marks, soit 1 milliard 31 millions de francs en cinq ans, de 1912 à 1917. Quand on voit de pareils chiffres, il est difficile de croire que le gouvernement qui les propose à l’adoption d’une assemblée n’aperçoit à l’horizon aucun péril de guerre : cependant, le chancelier de l’Empire, M. de Bethmann-Hollweg, a affirmé qu’il en était ainsi et même que la situation internationale n’avait jamais été plus rassurante, ni mieux assurée. Nous préférons ce langage à celui qu’avait l’habitude de tenir le prince de Bismarck lorsqu’il voulait faire voter par le Reichstag quelque loi du même genre : il ne manquait pas de montrer le monde déjà tout en feu et il dénonçait l’antipatriotisme de ceux qui lui opposaient la moindre critique. M. de Bethmann-Hollweg se contente de faire appel au patriotisme de tous les partis. Mais alors, s’il n’y a aucun danger de guerre, si l’Europe n’a jamais été plus tranquille, si l’avenir immédiat n’a jamais présenté un plus grand caractère de sécurité, pourquoi ces formidables armemens ? L’objection se présente si naturellement aux esprits que M. de Bethmann-Hollweg, sentant bien qu’on la lui opposerait, a vouIu y répondre d’avance, et il a dit qu’un grand pays devait toujours faire le plus grand effort militaire dont il était capable, parce que son autorité, dans les controverses internationales, était en raison directe de la force qu’on lui connaissait.

Cette théorie peut conduire loin, et on voit, en effet, où elle conduit l’Allemagne. Il nous semble pourtant que ce grand pays jouit actuellement d’une autorité qui n’a nul besoin d’être augmentée. Quand donc en a-t-elle éprouvé l’insuffisance ? Est-ce au mois d’août 1911 ? M. de Bethmann-Hollweg ne l’a pas dit, mais le ministre de la Guerre, M. le général Heeringen, qui a parlé après lui, a été plus explicite : « Entre la dernière loi, a-t-il déclaré, et la loi actuelle, il y a eu l’expérience de l’année passée : elle nous a prouvé que l’augmentation de nos forces n’avait pas été suffisante. » Ce sont là de graves paroles : elles donnent à croire qu’au mois d’août le gouvernement allemand ne s’est pas senti assez fort pour réaliser toutes ses prétentions et qu’il regarde comme indispensable de se fortifier encore en vue des épreuves futures. Les partis colonial et pangermaniste pourront trouver dans le discours du général Heeringen la justification de ce qu’ils ont toujours soutenu, à savoir que le gouvernement impérial avait d’autres vues que celles qu’il a réalisées. C’est toutefois une erreur de croire que, quand même il aurait eu à sa disposition les renforts que doit lui donner la loi nouvelle, il aurait obtenu davantage, car la France n’a pas compté arithmétiquement le nombre des soldats allemands pour savoir ce que son intérêt bien compris et son honneur lui commandaient de faire. M. de Bethmann-Hollweg, en défendant le projet de loi dans le langage simple, précis, sans exagération d’aucune sorte, qu’il emploie toujours et auquel nous avons souvent rendu hommage, a donné aux journaux un avertissement dont nous voudrions bien qu’ils s’inspirassent en Allemagne : nous en prendrons volontiers à notre compte la part certainement plus modeste qui nous rendent. « Je regrette, a-t-il dit, les bruits alarmans qui, chez nous et ailleurs peut-être, par patriotisme mal entendu, ont été lancés dans la presse, soi-disant pour appuyer des mesures d’armemens nécessaires. Ces bruits troublent toutes les affaires et n’ont aucune utilité. » M. de Bethmann-Hollweg aurait été encore plus fort pour qualifier ces bruits avec sévérité si les armemens qu’ils avaient pour objet de provoquer n’étaient pas venus en effet, et nous nous demandons si, lorsque les armemens auront été faits, les mêmes bruits ne courront pas pour obtenir qu’on les mette à profit. « Oui, messieurs, a continué le chancelier, bien souvent les guerres ne sont pas voulues et provoquées par les gouvernemens. Les peuples se lancent dans ces expéditions aventureuses bien fréquemment par suite de manœuvres bruyantes et fanatiques. Ce danger existe aujourd’hui : il est même peut-être plus grand qu’autrefois. » Nous dirons à notre tour qu’il devient plus grand encore lorsque les gouvernemens, qui ne veulent pas la guerre, habituent les peuples à croire qu’ils peuvent la faire sans danger. On nous rendra la justice que nous ne faisons rien de tel en France. Le gouvernement n’y demande pas sans cesse des armemens nouveaux et, quant au peuple lui-même, s’il est toujours prêt à répondre à une provocation, on peut être sûr qu’elle ne viendra pas de lui.

Il est vrai que M. de Bethmann-Hollweg en dit autant du gouvernement, sinon peut-être du peuple allemand, et encore une fois la probité de son affirmation nous paraît incontestable ; mais, à parler franchement, nous sommes quelque peu inquiets d’entendre si souvent ou plutôt d’entendre toujours parler de la guerre, même quand c’est pour assurer qu’on n’en veut pas. A force de parler de revenans, on en donne la peur même à ceux qui n’y croient pas : il y a des exorcismes qui, à force de se répéter, finissent par faire croire au diable et par ressembler à une évocation. Tout ce que nous retenons du discours de M. de Bethmann-Hollweg, c’est que l’Allemagne s’arme jusqu’aux dents parce que, si aucun gouvernement ne projette la guerre, l’imprudence des peuples et des journaux la rend plus à craindre que jamais. Malheureusement, nous ne pouvons répondre que de nous.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.