Chronique de la quinzaine - 30 avril 1902
30 avril 1902
La journée du 27 avril ne nous a apporté que des résultats incomplets. S’il y a eu 414 élections définitives, il reste en suspens 174 ballottages dont nous ne connaîtrons le dénouement que le 11 mai. Mais, dès aujourd’hui, on peut dire que le ministère et ses amis sont loin d’avoir remporté la victoire sur laquelle ils comptaient. Au lieu de gagner du terrain, ils en ont perdu partout, à Paris et en province. À Paris, dès le premier tour de scrutin, six sièges leur ont été enlevés : les vainqueurs sont des républicains libéraux comme M. Charles Benoist, dont les lecteurs de la Revue connaissent la forte érudition et l’excellent esprit, et des nationalistes comme M. Syveton, un des membres les plus actifs de la Patrie française. En province, il serait plus difficile de donner avec une certitude absolue le chiffre des sièges gagnés ou perdus, parce qu’on n’est pas encore fixé sur le caractère d’un certain nombre de nouveaux élus : les agences officieuses les qualifient simplement de républicains et attribuent d’avance leurs voix au gouvernement ; mais c’est ce qu’il faudra voir. Nous ne nous étions d’ailleurs pas attendu à des modifications profondes dans la composition de la Chambre. Notre histoire politique n’en offre pas d’exemple depuis un quart de siècle. C’est par des changemens lents et partiels que la situation évolue et se transforme ; mais ; dans une assemblée où la majorité n’est jamais bien considérable, ni bien solide, leur importance morale et durable est plus grande que ne l’est au premier abord leur importance matérielle. Il est rare chez nous qu’un parti soit ce qu’on appelle écrasé : en revanche, un parti amoindri est bien près d’être battu, surtout lorsqu’il détient depuis longtemps le pouvoir et qu’il n’a pas su s’y fortifier.
Mais, si le passé ministériel n’a pas fait des pertes aussi nombreuses que nous l’aurions désiré, il en a fait d’extrêmement sensibles. On doit tenir compte ici de la qualité encore plus que de la quantité. M. Mesureur, par exemple, qui a été remplacé dans le IIe arrondissement de Paris par M. Syveton, occupe une place importante dans le parti radical : il a été ministre, il était vice-président de la Chambre et président de la commission du budget. Son concurrent a eu près de 1 800 voix de plus que lui. M. Brisson est en ballottage avec 5 362 voix : ses deux concurrens antiministériels en ont plus de 7 700, ce qui donne à croire qu’après le désistement de l’un d’eux, l’autre passera au second tour de scrutin. Qu’adviendra-t-il de M. Viviani ? 11 n’a que 4 245 voix ; son concurrent, M. Auffray, en a près de 5 000. Il est vrai que M. Sauton, radical ministériel, en a 1 400, et on ne sait pas comment elles se partageront. Mais l’élection de M. Viviani est compromise. Il en est de même de celle de M. Millerand, symptôme plus grave ! On croyait que M. Millerand passerait haut la main dès le premier tour. Son principal adversaire, M. le docteur Péchin, n’a pas une grande notoriété en dehors du quartier des Quinze-Vingts, et nous en dirons autant des deux autres, MM. Chauvin et Montiez : néanmoins M. Millerand n’a eu que 4 935 voix et ses concurrens réunis en ont plus de 7 000. M. Millerand a été, après M. Waldeck-Rousseau, l’homme le plus en vue du cabinet actuel, auquel sa présence a donné une couleur socialiste très marquée. Sa défaite serait donc un très grand succès pour les républicains modérés, qui ne s’y attendaient pas, et le fait même qu’il est en ballottage est des plus significatifs. Un autre ministre, M. Leygues, l’est également dans le Lot-et-Garonne. En face de ces échecs définitifs, ou probables, ou possibles des ministériels, on ne peut rien mettre d’équivalent du côté des modérés. M. Piou, il est vrai, a été battu à Saint-Gaudens et la disparition momentanée d’un homme de son caractère et de son talent est regrettable : mais M. Piou, sincèrement rallié à la République, siégeait sur les confins de la droite et du centre, auquel il n’appartenait pas. Parmi les républicains du centre, qui ont fait campagne pour la défense des idées libérales, aucun n’a eu à souffrir des élections. Que n’avait-on pas dit de M. Méline, le plus attaqué de tous ? La presse radicale et socialiste annonçait sa défaite comme certaine : il a été élu, et sans compromission avec personne. On disait M. Aynard en danger : il a été élu. M. Poincaré l’a été aussi, et à une majorité énorme. De même pour M. Ribot ; mais son succès, à lui, n’était pas douteux. Si le parti ministériel a perdu un certain nombre de ses chefs de file, on voit qu’il n’en a pas été de même du parti progressiste : nous n’avons chez lui aucun accident électoral à déplorer.
Les résultats encore incomplets des élections générales se présentent donc avec les caractères suivans. L’opposition de Paris, qui s’était déjà manifestée si ardente au moment des élections municipales, s’est encore accentuée. En province, l’armée ministérielle a reculé au lieu d’avancer. Quelques-uns de ses chefs sont mis hors de combat ou restent en souffrance un peu éclopés sur le champ de bataille : l’armée libérale, au contraire,, a conservé tous les siens. Pour ce qui est de la République, elle n’a jamais paru plus forte, n’ayant été attaquée nulle part : il sera de plus en plus difficile au ministère de continuer la comédie de défense républicaine. Voilà le bilan de la journée du 27 avril, présenté sans prévention d’aucune sorte et avec le seul souci de le donner exactement, en attendant que les élections de ballottage nous permettent de l’établir définitivement.
On vient de voir le suffrage universel fonctionner en France au milieu d’un calme parfait ; et cependant nous ne donnons pas son organisation comme un modèle auquel il n’y a aucune retouche à faire. Le plus grand argument en faveur du suffrage universel tel que nous le pratiquons est que, si on peut désirer mieux, on ne peut pas demander plus. Aussi les partis ne demandent-ils rien, et, depuis plus d’un demi-siècle, il n’y a pas eu chez nous de question de réforme électorale. Il n’en est pas de même en Belgique. Nous arrivons un peu tard pour raconter les scènes de désordre, hélas ! sanglantes, qui ont eu lieu à Bruxelles et à Louvain ; tous les journaux en ont été remplis ; mais maintenant que la tempête s’est apaisée, ou du moins qu’elle est tombée, il est intéressant d’en rechercher les causes et d’en tirer quelques enseignemens. De quoi s’agissait-il chez nos voisins ? Est-ce du suffrage universel ? Ils l’ont depuis neuf ans. Tous les Belges âgés de vingt-cinq ans sont électeurs. Le suffrage est donc universel, mais il n’est pas égal pour tous les citoyens : les uns disposent d’un bulletin, les autres de deux, d’autres encore de trois. C’est ce qu’on appelle le vote plural. Il y a là un premier essai d’organisation du suffrage universel ; il y en a un second dans la réforme opérée en 1899 en vue de la représentation des minorités. Tel qu’il est, le système belge n’est pas parfait ; aucun ne l’a jamais été et ne le sera probablement jamais ; il est du moins un des meilleurs qui existent, un des plus dignes d’attention, un des plus justifiables en théorie, et l’expérience qui en est faite est de date encore si récente qu’il y a certainement lieu d’en souhaiter la prolongation. Non pas qu’il faille condamner a priori toute modification, même immédiate, qui y serait introduite, car tout ce qui vit change et évolue ; mais il est inadmissible qu’on emploie l’intimidation, la force, la grève plus ou moins générale, l’émeute enfin, pour arracher de haute lutte aux pouvoirs publics consternés des réformes qui ne doivent venir que du progrès naturel des idées et du temps. On vient cependant de recourir à ces moyens en Belgique, et ce n’est pas la première fois : bien coupables sont ceux qui l’ont fait.
Le régime électoral actuel de la Belgique date de 1893. Auparavant, il était purement censitaire : il n’y avait alors que 135 000 électeurs. D’un seul coup, ce chiffre a été élevé à 1 418 480. On conviendra qu’un tel changement en valait la peine. Mais, comme nous l’avons dit, le droit de vote n’est pas égal pour tous. Au fond, en 1893, presque personne ne voulait qu’il le fût : ceux mêmes qui réclamaient le plus ardemment le suffrage universel acceptaient que des tempéramens y fussent introduits, et c’est le grand mérite du gouvernement de cette époque d’avoir su trouver une transaction dont tout le monde s’est déclaré satisfait. Loin de repousser la réforme, les catholiques qui étaient alors au pouvoir comme ils y sont encore aujourd’hui en ont été les principaux auteurs. Le nom de M. Beernaert y restera très honorablement attaché : mais il est juste de reconnaître que les libéraux et les socialistes ont collaboré avec beaucoup de bonne volonté et de loyauté à l’œuvre commune. M. Beernaert rappelait l’autre jour à la Chambre des représentans ces souvenirs, déjà un peu effacés dans quelques mémoires. Il citait des discours de MM. Paul Janson et Feron, qui s’étaient montrés, il y a neuf ans, enthousiastes du résultat obtenu. Tout permettait de croire qu’on avait rédigé en commun une de ces chartes qui donnent à un pays de longues années de paix intérieure et de tranquillité. Voici comment s’exerce le vote plural. Une voix supplémentaire est donnée à l’électeur de trente-cinq ans marié ou veuf avec descendance légitime, payant cinq francs de contributions pour son habitation, à moins qu’il en soit exempt à raison de sa profession. De plus, deux voix supplémentaires sont attribuées, à partir de l’âge de vingt-cinq ans, aux anciens électeurs censitaires et à ceux qu’on appelle capacitaires. La Belgique a donc réalisé cette adjonction des capacités qu’on réclamait chez nous en 1847-1848, et dont le refus a amené la révolution de cette époque ; mais elle l’a réalisée dans le privilège, et non pas dans le droit commun. Les capacitaires doivent justifier de diplômes de l’enseignement supérieur ou moyen, ou avoir rempli pendant un minimum de cinq années certaines fonctions publiques démocratiquement étendues jusqu’à celles d’instituteur. Nous empruntons ces détails à l’ouvrage que M. Lefèvre-Pontalis vient de publier sur les Élections en Europe à la fin du XIXe siècle. Ainsi le système belge se résume comme il suit : tout le monde vote ; néanmoins les uns n’ont qu’une voix, les autres deux, les autres trois. Les premiers sont 889 715, les seconds 300053, les troisièmes 228 712. La moyenne des électeurs pluraux est donc de 38 pour 100.
On ne saurait dire que ce système soit antidémocratique. Ceux qui considèrent le suffrage universel comme une matière brute, nécessairement inorganique, et qui perd son caractère dès qu’on cherche à l’organiser, peuvent l’attaquer ; les autres doivent reconnaître qu’il y a eu là une tentative conçue et exécutée dans un esprit très large, et en somme très libéral. En tout cas, il y a eu un immense progrès sur le passé. Quel a été le principe de la réforme ? On a considéré que tout citoyen avait un intérêt dans la société politique, et devait par conséquent avoir le moyen de le défendre ; tout citoyen a donc eu un vote. Mais cet intérêt est-il le même pour chacun d’eux ? Est-il le même pour le père de famille et pour le célibataire ? Est-il égal pour celui qui possède et pour celui qui n’a rien ? Est-il aussi bien compris par celui qui est éclairé et instruit que par celui qui ne sait ni lire ni écrire ?
Ces questions, que nos devanciers ne se sont même pas posées en 1848, la législation belge a essayé de les résoudre équitablement, et quand bien même elle n’y serait pas absolument parvenue, encore faudrait-il lui tenir compte du mérite et de la sincérité de son effort. Elle a attribué trois votes aux censitaires, soit : on peut faire là-dessus beaucoup de phrases pour réclamer l’égalité du pauvre et du riche, et nous serions les premiers à protester si les riches seuls profitaient de cet avantage. Mais on l’étend à tous ceux qui font preuve de quelque capacité, et cela va jusqu’aux instituteurs : il nous semble que ce n’est pas faire preuve d’un esprit exclusif. Enfin, le double vote est accordé à tous les pères de famille âgés de trente-cinq ans, et rien, à coup sûr, n’est cette fois moins aristocratique, car les pauvres comme les riches, les ouvriers comme les patrons, les paysans comme les propriétaires sont pères de famille et ils sont traités les uns et les autres sur le pied d’une parfaite égalité. Pour tous ces motifs, le système belge est un des plus défendables qui soient au monde, et c’est avec une attention bienveillante que tous les esprits libéraux dans le monde en suivaient l’expérience, lorsqu’on a appris que l’émeute avait éclaté dans les rues de Bruxelles, et qu’elle s’était donné pour but de poursuivre, de revendiquer, d’exiger la réalisation du suffrage universel pur et simple. Les Belges feraient alors l’expérience que nous avons déjà faite. Nous ne savons pas s’ils en tireraient tous les avantages qu’en attendent les partis avancés ; mais ils en deviendraient pour nous moins intéressans.
L’impatience qu’éprouvent le parti libéral et le parti socialiste belges s’explique d’ailleurs par le fait que ni l’un ni l’autre n’aperçoit le moyen d’arriver de si tôt au pouvoir avec le régime actuel. Les partis se contentent d’user des moyens d’action que leur donnent la Constitution et la loi aussi longtemps qu’ils espèrent finir par accéder ainsi au gouvernement ; mais, s’ils en désespèrent, et si une génération tout entière se voit ou se croit exclue définitivement des affaires, l’opposition change de caractère ; elle demande à grands cris la réforme comme on faisait chez nous en 1848, où le ministère Guizot avait trop duré et menaçait de durer encore longtemps ; et la révision, comme on le faisait hier en Belgique où le gouvernement des catholiques dure depuis dix-huit ans et menace de s’éterniser. Plusieurs causes ont amené, il y a quelques années, la disparition presque complète du parti libéral. Dans le nombre, l’opposition qu’a faite autrefois ce parti aux réformes électorales a contribué pour beaucoup à son effondrement. Le parti catholique a eu alors une vue plus juste de ce que la situation imposait. C’est M. Beernaert, nous le rappelions il y a un moment, qui a organisé le suffrage universel, ou du moins qui y a contribué pour une part prépondérante, et c’est encore lui qui a voulu introduire dans la loi électorale la représentation proportionnelle. Il est tombé du pouvoir parce qu’on l’en a empêché ; mais son idée a triomphé après sa chute, et il a eu la satisfaction de la voir réalisée par quelques-uns de ceux qui l’avaient combattue. Les libéraux, au contraire, ont mis longtemps à accepter le suffrage universel, même avec le vote plural. Leur popularité en a souffert. La Chambre des représentans se renouvelle partiellement tous les deux ans. Les élections de 1896 et de 1898 ont accentué à un tel point la décadence du parti libéral qu’il a été en quelque sorte exterminé. Sur 152 représentans que compte la Chambre, le parti catholique en a eu 112 à lui seul ; les socialistes en ont eu 28 et les libéraux 12. On le voit, l’éclipse du parti a été alors presque totale, et, si elle s’explique par ses fautes, elle n’en a pas moins été déplorable. Il est déplorable, en effet, pour une Chambre d’être partagée en deux fractions si inégales que la majorité n’a pas à tenir compte de la minorité, et que celle-ci, renonçant à reconquérir légalement la situation qu’elle a perdue, est tentée d’obéir à de dangereuses suggestions. Il est bon qu’un certain équilibre s’établisse entre les partis, et que la balance ne soit pas complètement renversée au profit de l’un et au détriment de l’autre. Le parti catholique, au milieu de sa victoire, a eu assez de sagesse pour en avoir le sentiment : on assure que le roi l’a eu davantage encore. Quoi qu’il en soit, la réforme de 1899, venant ajouter la représentation proportionnelle au suffrage universel avec le vote plural, a modifié la situation respective des partis, d’une manière déjà heureuse, mais non pas encore assez sensible. Aux élections du mois de mai 1900, les catholiques, qui étaient comme on l’a vu 112, ont été réduits à 86 ; les libéraux et progressistes, qui étaient 12, se sont élevés au nombre de 32 ; ce même chiffre a été atteint par les socialistes et il y a eu enfin 1 démocrate chrétien. Si on fait abstraction de cette dernière quantité, qui est négligeable, la majorité gouvernementale n’était plus que de 86 voix, et la minorité opposante était de 64. On verra dans un moment que ces chiffres se sont conservés intégralement dans les derniers votes. Mais il y avait pour l’opposition un progrès notable, et en somme, l’avenir ne lui était plus tout à fait fermé.
Cependant, elle s’est mis en tête d’obtenir le suffrage universel pur et simple, par la suppression du vote plural. Les socialistes demandaient même que le droit de vote fût étendu aux femmes ; mais ils n’ont pas été suivis jusque-là par les libéraux, et eux-mêmes ont consenti sans trop de peine à ajourner la réalisation d’une réforme qui aurait pu leur donner une satisfaction théorique, mais qui, en fait, n’aurait profité qu’à leurs adversaires. Les femmes, en Belgique comme ailleurs, obéissent plus que les hommes aux influences religieuses, et il n’est pas douteux que leur accès à la vie politique affirmerait pour un temps indéterminé le pouvoir entre les mains des catholiques. On a donc reconnu que les femmes pouvaient attendre ; en revanche, on a décidé de poursuivre la suppression immédiate du vote plural. Nous ne sommes pas sûrs du tout que cette réforme profiterait autant qu’ils l’espèrent aux partis libéral et socialiste ; mais leur imagination s’est enflammée pour elle, et ils ont entamé une campagne extrêmement ardente en vue de la réaliser. Le suffrage plural, il faut bien l’avouer, n’a jamais été populaire. Nous l’avons eu en France, sous la Restauration : il s’appelait alors le double vote, et il a excité au plus haut degré les colères des libéraux de cette époque. Cela vient de ce que le vote plural ne profite qu’à une minorité d’électeurs, — on a vu que la proportion des favorisés était de 38 pour 100 en Belgique, — et il choque par là cet instinct d’égalité qui, dans les démocraties, devient chaque jour plus exigeant. La campagne menée contre lui en Belgique a donc eu un assez grand retentissement.
Les libéraux et les socialistes, qui s’étaient entendus pour la diriger, avaient pris l’engagement, dit-on, de ne procéder que par les voies légales et de ne jamais employer la violence. Ils étaient sincères, nous voulons le croire ; mais notre propre expérience, ou plutôt celle de nos devanciers en 1848, nous a appris qu’en criant trop fort : Vive la réforme ! on risque de voir accourir la Révolution. De même, en criant : Vive la révision ! en Belgique, on a vu tout à coup apparaître l’émeute, et elle a même pris tout de suite la forme la plus brutale et la plus lâche, car c’est contre de pauvres sergens de ville qu’elle s’est tournée avec une véritable férocité. Les premiers cadavres qui sont tombés sur le pavé de Bruxelles, où ils ont été indignement foulés aux pieds, sont ceux de ces modestes défenseurs de l’autorité. On ne peut toutefois en rendre aucun parti responsable, car tous ont désavoué les violences commises et ont recommandé à leurs adhérons le calme et la modération : mais il ne sert pas toujours à grand’chose de recommander ces belles qualités morales à une foule qu’on a eu le tort d’exciter et de déchaîner. Les socialistes belges ont pu s’en apercevoir. Le sang appelle le sang, et il n’a bientôt que trop abondamment coulé à Bruxelles. Pendant quarante-huit heures, on s’est demandé avec angoisse ce qui allait arriver. Les pronostics étaient très sombres. Ils l’étaient à l’excès, car l’ordre n’a pas tardé à être complètement rétabli, le gouvernement ayant fait preuve de présence d’esprit et de vigueur. On a parlé un moment d’une révolution possible, et il n’y a eu en somme qu’une échauffourée. Le parti libéral a profité de la leçon. Il a condamné très hautement le recours à la force, et cela a jeté quelque froid entre lui et les socialistes. Il est vrai que ceux-ci ont protesté de leur côté qu’ils n’étaient pour rien dans ce qui s’était passé : ils en ont rejeté la responsabilité sur les anarchistes. Cependant, ni les uns ni les autres n’ont renoncé à user du désordre de la rue, de l’inquiétude des esprits, de l’émeute toujours frémissante quoique momentanément arrêtée, pour exercer une influence sur les déterminations du gouvernement et du parlement. Ils demandaient que le ministère s’en allât, et que le parlement fût dissous, non sans avoir pris toutefois en considération une proposition révisionniste. Le gouvernement et le parlement n’ont tenu aucun compte de ces demandes : ils ont fait leur devoir en déclarant que ce n’était pas sous la menace de la rue qu’ils prendraient une détermination où serait impossible de ne pas voir, de leur part, la pire des faiblesses Pendant trois jours, la discussion s’est poursuivie à la Chambre, vive, véhémente, enflammée. Des discours éloquens ont été prononcés. Nous avons déjà dit un mot de celui de M. Beernaert qui a produit un grand effet. M. Paul Janson a parlé à son tour au nom de l’opposition radicale, et il n’en a pas produit un moindre sur ses amis. MM. Vandervelde et Anseele ont fait entendre les revendications passionnées des socialistes. Du côté de la majorité, M. Woeste a recommandé la résistance irréductible, implacable. Quant au gouvernement, il s’est exprimé par l’organe de M. de Smet de Naeyer, ministre des Finances et des Travaux publics, qui a été naguère le principal auteur de la réforme de la représentation proportionnelle. Les bons argumens ne lui ont pas manqué pour condamner l’entreprise actuelle ; mais il a fait surtout sentir, et, au fond, tout le monde se rendait parfaitement compte qu’on ne pouvait pas céder à l’émeute. A ceux qui demandaient la dissolution de la Chambre et la consultation du pays, — M. Neujean en avait fait la proposition au nom des libéraux, — il a répondu en réservant la liberté de la Couronne, ce qui laissait en somme une espérance à tout le monde. C’est d’ailleurs un fait remarquable qu’au cours de ce débat, et plus tard dans leurs manifestations hors du parlement, tous les partis et les socialistes eux-mêmes ont fait appel à diverses reprises à l’autorité du roi, considéré comme l’arbitre impartial des partis.
On sait que Léopold II n’est pas adversaire des réformes électorales, et on croit qu’il n’a pas dit à cet égard son dernier mot. Mais ce n’est pas sous les sommations arrogantes de l’émeute que ce mot pouvait être dit : un gouvernement qui l’aurait fait aurait abdiqué. Au reste, l’utilité d’une dissolution de la Chambre et d’un appel au pays paraissait en ce moment très contestable, et cela pour deux motifs : le premier est que, si la réponse du pays n’avait pas donné satisfaction aux partisans du suffrage universel pur et simple, ils n’auraient pas manqué de contester l’autorité d’un corps électoral qu’ils ont déjà répudié ; le second est que le renouvellement partiel de la Chambre doit avoir lieu normalement dans le cours du mois de mai, et qu’on aura alors, sans qu’il soit besoin de recourir à une mesure exceptionnelle, une idée exacte de l’état de l’opinion.
Nous avons dit que le parti socialiste se défendait d’avoir conseillé l’émeute et poursuivi la révolution : il y a cependant un fait dont il ne peut pas se disculper, c’est d’avoir décidé la grève générale, en transformant, comme l’a dit M. Beernaert, une arme de résistance économique en un instrument de domination politique. Que la grève soit légitime en soi, tout le monde en est d’avis. En Belgique comme chez nous, la loi autorise les ouvriers à y recourir : mais c’est en fausser le caractère que d’en user pour influer sur le dénouement des conflits politiques. Qu’est-ce donc que la grève ? C’est le fait, de la part des ouvriers, de refuser leur travail s’il n’est pas suffisamment rémunéré : elle est cela, elle ne doit pas être autre chose. En dehors de la discussion du contrat de louage d’ouvrage, elle n’a pas de raison d’être, elle ne peut pas avoir d’application justifiée. M. Paul Janson, avec une éloquence fougueuse, a revendiqué au profit des ouvriers le droit de se mettre en grève pour quelque cause que ce soit : il y a là une confusion ou une erreur.
La grève est un phénomène économique : transportée dans la politique, elle devient un acte révolutionnaire, et il est impossible de la qualifier autrement. Nous n’en sommes pas encore là en France. On y a vu les ouvriers menacer de se mettre en grève si le parlement ne votait pas telles ou telles lois déterminées ; mais d’abord ils ne l’ont pas fait, et ensuite il s’agissait de lois qui intéressaient directement l’amélioration de leur sort. Cela était déjà très grave, moins pourtant que ce qui s’est passé ces jours derniers en Belgique, où le parti socialiste a proclamé la grève générale pour intimider le parlement et lui arracher une réforme exclusivement politique. Quel aurait été le résultat de cette tactique si elle s’était prolongée ? La grève générale ne pouvait pas durer bien longtemps ; les ouvriers belges manquaient de ressources pour la soutenir au delà de quelques jours, et les secours que leurs camarades étrangers ont promis de leur envoyer ne s’élevaient qu’à un chiffre dérisoire. L’expérience, en se poursuivant, aurait rapidement abouti à une constatation d’impuissance, et il en sera sans doute ainsi toutes les fois qu’on voudra la renouveler. Nous ne croyons pas au succès de la grève générale ; mais, en la proclamant, on rendait environ 300 000 ouvriers disponibles pour l’émeute et pour la révolution. Qu’on le voulût ou non, voilà ce qu’on faisait. Tous ces ouvriers errant désœuvrés dans la rue, attendant des nouvelles et s’exaltant de plus en plus, constituaient un danger redoutable pour l’ordre public. Si le parti socialiste ne s’en est pas rendu compte, il a eu tort ; s’il l’a fait, il a perdu le droit de dire qu’il ne s’est proposé d’agir que par les voies légales, et qu’il n’a de responsabilité, ni directement dans l’émeute, ni indirectement dans la répression qui en a été faite. On aurait voulu entendre les libéraux caractériser le fait comme il le méritait.
Il est d’ailleurs difficile de savoir exactement la vérité sur les intentions du parti socialiste ; peut-être n’a-t-il pas compris à quelles conséquences il s’exposait ; mais il fera bien d’être plus prudent à l’avenir, et les libéraux feront encore mieux d’y regarder à deux fois avant de lier partie avec des gens qui emploient des moyens d’action aussi dangereux. Il y a eu du sang répandu à Bruxelles, il y en a eu quelques jours après à Louvain : à qui la faute, sinon à ceux qui avaient surexcité les imaginations, chauffé les esprits à blanc, et jeté par milliers les ouvriers dans les rues ? L’affaire de Louvain a été particulièrement lamentable. Elle a eu lieu aussitôt après le vote de la Chambre, dans l’effervescence de la première émotion. Personne, ni d’un côté ni de l’autre, n’en avait prévu la brutalité, et la preuve en est que tout le monde s’est arrêté comme pris de stupeur devant le sang versé. Les obsèques des victimes se sont faites dans un silence atterré. Pas une manifestation, pas un cri. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent d’ordinaire ; mais évidemment l’acte accompli dépassait de beaucoup ce que comportait l’exaltation des esprits. On a pu voir que cette exaltation était en partie artificielle. Malheureusement il est difficile, quelquefois même impossible de mesurer la portée des coups qu’on se porte lorsque l’émeute gronde en face d’une troupe armée : encore faut-il remarquer que le gouvernement belge n’a pas voulu faire intervenir l’armée régulière, et qu’il n’a eu recours qu’aux gardes civiques, c’est-à-dire à une sorte de garde nationale. Subitement les fusils sont partis, des cadavres sont tombés, une immense clameur s’est élevée, les cœurs se sont serrés dans une épouvantable angoisse. Personne n’avait rien voulu de tout cela. La leçon était cruelle : du moins elle a servi. Les comités socialistes, sentant bien d’ailleurs qu’ils ne pouvaient pas la soutenir, ont mis fin à la grève. L’ordre s’est rétabli aussi rapidement qu’il avait été troublé. « Quand le peuple est en mouvement, dit La Bruyère, on ne comprend pas par où le calme peut revenir ; et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir. » Ce qui prouve qu’il ne faut pas trop se fier aux apparences. En ce moment même on peut se demander si tout est bien fini en Belgique, ou s’il n’y a pas à craindre quelque retour offensif d’un mouvement qui s’est d’abord déchaîné avec tant de violence pour s’arrêter ensuite avec tant de soudaineté.
Attendons les élections prochaines. Quoique partielles, elles donneront une indication significative. On pourra se rendre compte des dispositions véritables du pays au sujet de la réforme réclamée par les libéraux et les socialistes. Si le pays veut le suffrage universel intégral, il le dira. Quant à la Chambre, il n’y avait rien à attendre d’elle, surtout dans les conditions où la question lui était posée. Les deux partis en présence sont restés absolument irréductibles : ils n’ont ni perdu, ni gagné une voix. A la suite des dernières élections, la majorité, on l’a vu, en avait 86 et l’opposition 64 : la prise en considération de la proposition révisionniste a été repoussée par 84 voix contre 64. Chacun est resté fidèle à son drapeau, comme si la tourmente de ces derniers jours était passée sur un rocher inébranlable.
Mais que fera le roi ? Nous avons dit que tous les partis, même les socialistes, se tournaient de son côté. Il y a des socialistes, en Belgique, qui ne sont pas aussi intransigeans qu’on pourrait le croire, et qui, frappés du bel exemple donné par notre propre ministère, se demandent s’ils ne pourraient pas entrer, comme M. Millerand, dans un cabinet de large concentration. Ils ne repoussent pas absolument cette pensée et ils ménagent le roi. Celui-ci se réserve : il ne peut d’ailleurs prendre aucun parti avant les élections. L’Union syndicale de Bruxelles, qui est une chambre de commerce, lui a envoyé une adresse, le priant d’intervenir dans la situation actuelle pour le grand intérêt du commerce et de l’industrie. Voici la réponse qu’elle a reçue : « Le gouvernement du roi a les yeux fixés sur le présent et sur l’avenir. Fidèle observateur des règles constitutionnelles, il a pour devoir de suivre la politique la plus utile pour le bien et la tranquillité de la patrie. » Le sphinx ne parlait pas autrement, et ce langage n’est pas compromettant ; mais il ne décourage personne, et fait planer la Couronne au-dessus des partis. M. Paul Janson avait terminé dramatiquement son discours en disant : « Ne lancez pas le peuple dans les funestes suggestions de la désespérance ! » On n’accusera pas le roi de l’avoir fait.
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-Gérant,
F. BRUNETIERE.