Chronique de la quinzaine - 30 avril 1868

Chronique n° 865
30 avril 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril 1868.

Puisque le sénat est si peu pressé d’aborder les lois nouvelles soumises à ses délibérations prudentes, et que le corps législatif lui-même se hùte lentement dans cette seconde partie de la session ; puisque le prince de Prusse, au lieu d’être à Berlin cherchant avec le comte de Moltke les moyens de conduire une armée prussienne à Paris, est tout simplement à Turin assistant au mariage du prince Humbert, et que de son côté le maréchal Niel, tranquille à Paris, n’en est point encore à préparer la marche de notre armée sur Berlin ; puisque la paix s’est faite subitement entre tous les hommes de bonne volonté de l’Europe, et que M. Baroche, inaugurant une église à Rambouillet, nous a recommandé de croire à cette paix si désirée ; puisque enfin la politique, prolongeant ses vacances de Pâques, n’est plus depuis quelques semaines là où on a l’habitude de la chercher, dans les discussions des parlemens et dans les incidens diplomatiques, où donc s’est-elle réfugiée pour le moment ? Elle était l’autre jour à l’Académie française, dans cette brillante et retentissante séance où on a parlé de tant de choses, du passé, du présent, de la révolution, de la liberté de conscience, du spiritualisme, du matérialisme, et même un peu de littérature.

La politique s’introduit quelquefois furtivement et fait des apparitions inattendues à l’Académie ; elle y était cette fois bien naturellement dans la personne de ce sincère et viril représentant de la démocratie, M. Jules Favre, conduit par ces deux athlètes des vieilles libertés parlementaires, M. Thiers et M. Berryer, — reçu par cet autre esprit d’une si ferme et si ingénieuse modération dans son incorrigible libéralisme, M. de Rémusat, et venant remplacer le métaphysicien de cette génération qui s’en va, le leader, on a dit l’administrateur de la philosophie contemporaine, M. Cousin. Une coïncidence bizarre avait rassemblé tout exprès ces noms si divers, faits pour représenter toutes les nuances de la vie parlementaire, toutes les formes de l’éloquence. Lorsque M. Thiers, M. Berryer, M. de Rémusat, M. Jules Favre, se rencontraient pour la première fois, il y a vingt ans et plus, dans les assemblées de la monarchie constitutionnelle ou de la république, marchant sous des drapeaux différens, qui leur aurait dit que le temps et les révolutions se chargeraient de les mettre d’accord, au moins sur un point, sur la nécessité de revendiquer en commun les franchises essentielles, la liberté du contrôle et des délibérations, le droit pour le pays de participer sérieusement, efficacement, à la direction de ses affaires ? Qui aurait dit surtout à M. Jules Favre qu’il briguerait un jour l’Académie, et à l’Académie qu’elle recevrait M. Jules Favre ? Les épreuves de la vie publique ont cette vertu de conciliation qui atténue les dissentimens, efface les aspérités et rapproche les hommes sans leur ôter l’indépendance de leurs opinions. Si l’Académie avait souvent de ces bonnes fortunes, elle resterait encore une institution féconde, elle jouerait encore son rôle dans la vie de notre société française, elle pourrait accepter bravement d’être traitée comme un refuge des vieux partis, de ces partis dont le rapporteur de la loi sur la presse au sénat, M. le président Devienne, pouvait dire hier qu’ils « ne vieillissent pas si vite, » non pas seulement parce que « le pouvoir perdu, c’est la patrie absente, » et que « l’exil n’admet pas la résignation, » mais parce que les convictions qui ont été la passion de la jeunesse, la force et l’honneur de l’âge mûr, ne se laissent pas déraciner si vite d’une âme bien faite par le premier coup de vent de la mauvaise fortune.

Ce qui a fait le charme de cette séance académique et ce qui lui a donné cet air de bonne grâce sérieuse et virile, c’est justement cette sève généreuse qui passe dans les discours, c’est qu’après tout on se sent pour un moment dans une température morale supérieure à la température du dehors, c’est qu’enfin on se dit que de toute façon, pour une raison ou pour l’autre, il n’y a pas beaucoup de lieux en France où on puisse parler ce langage, et sous ce rapport la réception de M. Jules Favre a eu vraiment un mérite, une originalité : elle a été très vivante, elle a ressemblé à un dialogue d’honnêtes gens libres de cœur et d’esprit, maîtres de leur pensée, s’entretenant devant un public d’élite de toutes les choses qui passionnent leur temps. Est-ce l’avocat éprouvé dans les luttes du barreau, est-ce le député au corps législatif que l’Académie a recherché en nommant M. Jules Favre ? Ce n’est ni l’un ni l’autre, et c’est l’un et l’autre peut-être. Sans trop examiner, sans analyser trop minutieusement les raisons de son choix, l’Académie a surtout voulu probablement fêter un de ces hommes nos contemporains qui ont fait de la parole une puissance, l’orateur qui a mis son éloquence au service des bonnes causes et de la liberté publique quand la liberté était encore plus éprouvée qu’aujourd’hui, — celui qui avec quatre autres a marché le premier au feu et ne s’est pas senti découragé quand la lutte était presque impopulaire et sans retentissement. Et l’Académie, en personne clairvoyante et discrète, n’a pas été non plus insensible peut-être à la séduction de cet esprit qui sait se contenir et même rester ou redevenir modéré jusque dans ses mouvemens les plus impétueux.

M. Jules Favre passe pour un tribun, il l’a été peut-être quelquefois dans sa vie ; il l’est encore par certains côtés de son talent, par tous les dons d’improvisation véhémente, par les saillies passionnées et audacieuses d’une parole qui ne se défend pas toujours de l’âpreté dans l’attaque. Au fond, ce n’est pas une nature de tribun dans la libre et populaire acception du mot. Dans cet improvisateur du barreau et des assemblées, il y a un lettré qui surveille l’avocat et encore plus l’orateur politique. M. Jules Favre, depuis quelque temps surtout, a visiblement de plus en plus la préoccupation de la forme ; il a le goût et le respect de la culture intellectuelle. Orateur de la démocratie, s’inspirant de ses idées et même de ses passions, selon le mot de M. de Rémusat, « il ne consent pas à les satisfaire sans les ennoblir, » sans leur proposer un idéal de vérité, de droiture et de justice qu’il nourrit en lui-même. Il ne sépare pas la démocratie du spiritualisme. C’est ce qui l’a rendu possible à l’Académie. Ce que M. Jules Favre est habituellement dans son éloquence, il l’a été l’autre jour, abondant et substantiel dans ses développemens, nerveux et coloré, procédant quelquefois par à peu près, comme beaucoup d’improvisateurs qui improvisent encore même quand ils soignent le plus ce qu’ils font. Est-ce bien M. Cousin qui revit dans son discours ? avait-il réellement cette onction, ce geste sobre et contenu ? M. Jules Favre ne connaissait peut-être pas assez ou il ne connaissait que par ses œuvres cet homme d’un esprit supérieur et charmant, d’une intelligence si lucide, d’une imagination si vive, qui en était venu à aimer le xviie siècle comme une maîtresse, passionnément, — son époque comme une femme légitime, raisonnablement, et la philosophie comme son affaire personnelle, comme son domaine propre et inaliénable ; mais ce que M. Jules Favre a peint merveilleusement, avec l’émotion d’un souvenir, c’est l’influence que M. Cousin a eue à un certain moment sur la génération qui grandissait autour de lui. Les idées et le système du philosophe passent, l’homme reste avec le prestige de l’action qu’il a exercée un jour et qu’il méritait d’exercer, parce que ce n’était pas seulement un professeur éloquent ; c’était « le champion de la vérité, qu’une administration pusillanime avait essayé d’étouffer, » le défenseur de la dignité de l’esprit, de la liberté philosophique, cette sœur inséparable de la liberté politique. De ces temps fabuleux que dépeint M. Jules Favre, que reste-t-il en vérité ? M. Cousin s’en est allé ; M. Jules Favre, qui écoutait jadis le professeur enthousiaste « avec une foi respectueuse et naïve, » le remplace à l’Académie ; bien d’autres ont oublié les émotions de leur adolescence pour traiter l’indépendance de la pensée en ennemie publique. Où est l’homme aujourd’hui capable de fasciner la jeunesse en lui parlant de droit, de justice idéale, de liberté, et où est même la jeunesse disposée à se laisser fasciner par les grands mots qui ont eu le pouvoir d’échauffer et d’élever les âmes en les tenant prêtes à toutes les revendications généreuses ?

Nul assurément n’était plus propre que M. de Rémusat à recevoir M. Jules Favre, à parler après lui de ces temps d’autrefois, sans amertume d’ailleurs et sans vaines récriminations contre le temps présent. Contemporain de M. Cousin, il le connaissait bien, et il l’a peint avec une fidélité de souvenir, une justesse de trait, une ingénieuse liberté, qui ont rétabli le ton là où il avait été légèrement altéré par M. Jules Favre. Il a décrit la physionomie de l’homme en peintre qui n’a qu’à puiser dans sa mémoire, et les idées du philosophe avec l’aisance supérieure d’une intelligence depuis longtemps maîtresse de ces difficiles problèmes. D’un autre côté, dans cette génération à laquelle appartenait M. Cousin, qui a eu certes un grand rôle politique, qui a fait l’éclat de l’époque constitutionnelle, M. de Rémusat est resté toujours un des esprits les plus vifs, les plus ouverts, les plus sincères, un de ceux que les nouveautés effraient le moins, qui sont le moins insensibles au mouvement des choses. Il s’efforce de tout comprendre, mais non pour se résigner à tout, comme il en fait spirituellement le reproche à ceux qui se préparent par la curiosité critique à un scepticisme découragé, par le scepticisme moral à toutes les défaillances de la vie publique. Il n’y a pas d’esprit plus libre, plus tolérant, plus raffiné, et il n’y a pas de conscience mieux affermie sur certains points essentiels. De là le charmé de ce discours, un des plus heureux que l’Académie ait entendus, où la philosophie et la politique se combinent dans une si naturelle alliance, où s’enchaînent les souvenirs, les peintures de l’éloquence, les analyses lumineuses, et où l’homme revit tout entier, honnête, éclairé, facilement indulgent, mêlant comme une ardeur de jeunesse à une expérience sans amertume. C’est un des types les plus séduisans de vrai et juste libéralisme survivant à toutes les épreuves. M. de Rémusat est en effet un de ceux que les malheurs publics peuvent affliger sans les décourager, sans altérer surtout leur fidélité à des convictions généreuses, sans affaiblir leur culte pour « la philosophie et l’éloquence, ces deux vaillantes gardiennes de la dignité humaine, » et ce n’est pas lui qu’il serait facile de convertir à ces maximes de sagesse politique qui voudraient faire une nation de Chrysales « vivant de bonne soupe et non de beau langage. » Au fond, ces deux discours, celui de M. de Rémusat et celui de M. Jules Favre, sous des formes et avec des talens si différens, à quoi tendent-ils l’un et l’autre, si ce n’est à remettre une fois de plus en honneur ce qu’un peuple n’oublie pas sans en porter la peine, à raviver ces notions de loyale et saine liberté qui sont la force d’une société éclairée ? Ils procèdent donc, ces deux discours, de la même inspiration, et ils se rencontrent au terme dans la même conclusion fortifiante. N’y eût-il que cela, cette séance académique aurait certainement une valeur politique. Elle a eu peut-être encore un intérêt plus actuel, un lien plus intime et plus direct avec des questions qui s’agitent bruyamment aujourd’hui, puisque le matérialisme se trouve mis en cause, puisque M. Jules Favre s’est cru obligé de faire avec une certaine solennité une profession de foi toute spiritualiste. Serait-il vrai que cette profession de foi n’ait été qu’une réponse à quelque défi, à quelque vaine sommation des démocrates matérialistes et révolutionnaires ? Pour des philosophes qui ont plus d’un combat à livrer avant d’avoir la victoire, qui n’ont rien à attendre que de la liberté, voilà de bien singuliers zélateurs de l’indépendance de la pensée. Ce qui est étrange en vérité, c’est l’invasion et le retentissement de telles questions dans la politique, et sous ce rapport on pourrait dire que la maussade importance prise récemment par ces doctrines est peut-être en partie l’œuvre de ceux qui, au nom de la religion, se jettent avec plus de passion que de clairvoyance dans ces polémiques.

Ce n’est point que les chefs de l’église n’aient le droit de surveiller le degré de santé morale de la société, les influences qui la pénètrent, les idées qui l’envahissent. Encore serait-il juste et prévoyant de ne pas excéder ce droit, de ne point s’exposer, dans un sentiment d’inquiétude effarée, à aiguiser des armes dont on peut soi-même recevoir les atteintes, à grossir l’importance des choses qu’on veut combattre. M. l’évêque d’Orléans est assurément un des prélats qui portent dans ces luttes le plus d’ardeur, le plus de zèle, le plus de verve agitatrice. De jour en jour, il devient l’éclaireur, le moniteur, le primat de l’église française, il donne le mot d’ordre ; il a l’œil sur tout, sur la politique, sur la diplomatie, sur l’enseignement, sur les propagandes les plus obscures. Si la société doit périr, ce ne sera pas faute d’être informée des catastrophes prochaines qui la menacent. M. Dupanloup l’a déjà bien des fois avertie ; il l’avertit encore sous la forme d’une lettre qui a pour titre les Alarmes de l’épiscopat justifiées par les faits. Les brochures s’accumulent, et, à mesure qu’elles se succèdent, les réquisitoires deviennent plus âpres, plus impérieux ; ils prennent le caractère d’une démonstration collective, puisque M. Dupanloup a le soin de compléter sa lettre par les adhésions d’un grand nombre de ses collègues de l’épiscopat qui ont vraiment un peu l’air d’être menés par lui au combat. Il ne s’agit plus cette fois de quelques écrivains creusant les problèmes philosophiques, il s’agit un peu de tout et de tout le monde, des cours publics, de la franc-maçonnerie, de la ligue de l’enseignement, des bibliothèques populaires, des écoles professionnelles, des conférences, de la liberté scientifique, et surtout de M. le ministre de l’instruction publique, qui est le grand ennemi, qu’il s’agit de renverser, dût-on offrir en échange au gouvernement l’appui du clergé dans les élections prochaines. M. Duruy se trouve en vérité investi d’un grand rôle par les alarmes de M. Dupanloup. Malheureusement il y a un certain nombre de choses dont M. l’évêque d’Orléans paraît ne pas s’apercevoir. Ses brochures n’ont point de sens, ou elles provoquent l’état à prendre une attitude répressive, à exercer tout au moins une police sévère, car, pour recourir à la vraie solution, la liberté, M. Dupanloup ne semble pas y songer. Fort bien : que l’état dans sa toute-puissance disperse les francs-maçons, qu’il cesse d’autoriser les écoles professionnelles, les bibliothèques populaires, qu’il mesure aux professeurs le droit de penser, M. l’évêque d’Orléans le trouvera bon ; mais si, après avoir réprimé les manifestations des libres-penseurs, l’état en vient aussi à réprimer les manifestations catholiques le jour où il les considérera comme gênantes, M. l’évêque d’Orléans le trouvera-t-il également bon ? Et cependant n’aura-t-il pas contribué à forger les armes qui se tourneront contre ses croyances ? De quel droit pourra-t-il se plaindre qu’on lui applique la loi qu’il invoque contre les autres ? M. Dupanloup ne voit pas de plus que, si ces doctrines matérialistes qu’il combat, qui n’ont en effet rien de séduisant, ont pris depuis quelque temps une certaine importance, elles le doivent assurément en partie à cette sorte de guerre dont elles sont l’objet. À l’excès des prétentions dans l’ordre religieux répond l’excès des idées et des tendances contraires. Si ces questions restaient dans la sphère de la discussion purement philosophique, ce ne serait rien ; mais derrière ces agitations, qu’on ne peut s’empêcher de trouver assez artificielles, il y a quelque chose de plus grave, il y a la révélation d’un fait qui s’accentue de plus en plus : c’est la lutte^engagée entre des tendances extrêmes, d’un côté les idées de conservation poussées à outrance, concentrées dans une réaction semi-politique, semi-religieuse, de l’autre le matérialisme révolutionnaire. La situation se simplifie,’nous en convenons. Malheureusement sous ces vaines agitations c’est le sol même qui est miné. Pendant qu’on se débat dans les nuages, c’est la réalité qui souffre, c’est la vie publique qui s’altère dans son essence, dans ses conditions premières, dans tout ce qui fait sa sûreté pratique et sa force.

Une des choses les plus sensibles en effet, c’est le dépérissement de ces notions pratiques et simples qui sont le ressort de toute vie publique sainement organisée, et c’est là peut-être ce qui devrait le plus attirer l’attention de tous les hommes engagés dans le courant de la politique active. Le corps législatif en est encore aujourd’hui à se reposer des travaux de la première partie de la session, où il a dépensé beaucoup d’ardeur pour faire des lois qui ne prouvent qu’une chose, la peine qu’a toujours un pays à rentrer dans les conditions d’une liberté à demi régulière, quand il en est sorti. Aujourd’hui ces lois sont livrées aux délibérations du sénat, et les velléités d’opposition qu’elles avaient rencontrées au premier moment semblent s’être quelque peu amorties. Le corps législatif va sans doute se remettre sérieusement à l’œuvre ; il a devant lui une campagne nouvelle qui peut devenir laborieuse, qui sera probablement avant tout financière, et l’une des questions les plus étranges qui l’attendent est assurément la liquidation des affaires de la ville de Paris. Cette liquidation se solde par une somme de 398 millions que la ville de Paris a reçue du Crédit foncier, qu’elle doit par conséquent, et qu’elle ne peut plus payer sans y être autorisée par une loi. Et voilà comment le corps législatif se trouve saisi d’une affaire sur laquelle il aurait dû avoir à se prononcer avant que de si formidables dépenses n’eussent été engagées ! On ne peut plus s’y méprendre aujourd’hui ; le rapport présenté au corps législatif par le conseil d’état à l’appui du projet autorisant l’emprunt de la ville de Paris, ou ce qu’on appelle par euphémisme le remboursement des sommes reçues par elle, ce rapport est l’exposé naïf de la situation qui a été créée par M. Haussmann. Franchement il faut que la cause ne soit pas des plus faciles à défendre pour que le conseiller d’état chargé de cette œuvre justificative, M. Genteur, ait cru devoir appeler au secours de M. le préfet de la Seine Voltaire lui-même, qui avait visiblement annoncé les travaux du Trocadéro et la percée du cimetière Montmartre. Ainsi voilà M. Haussmann transformé en exécuteur testamentaire de Voltaire et marchant dans sa voie triomphale, escorté des grandes ombres de Sully, d’Henri IV, de Louis XIV, de Colbert, de Napoléon Ier, qui ont joint leurs encouragemens à ceux de l’auteur de Candide !

M. le préfet de la Seine est trop modeste de partager ainsi la gloire de ses entreprises gigantesques. Il est bien certainement le seul inventeur du Paris nouveau, que personne n’avait rêvé, et devant lequel les visiteurs de l’exposition sont restés émerveillés, à ce qu’il paraît. Que M. Haussmann ait beaucoup fait, et que, parmi les travaux qu’il a entrepris, un certain nombre aient eu un véritable caractère d’utilité ou aient été simplement dignes d’une grande capitale, ce n’est point ce qui est à contester ; nul n’a mis en doute la vigoureuse aptitude de M. Haussmann, et d’un autre côté il serait par trop étrange que les sommes colossales qu’il a dépensées ne fussent pas représentées par des travaux d’une certaine importance. Toute la question est de savoir s’il pouvait aller aussi loin qu’il est allé, s’il avait le droit de procéder comme il a procédé, et s’il n’y a pas une mesure même à l’autocratie la plus prodigue. Tout compte fait, voilà en chiffres aussi brefs qu’éloquens le bilan de la ville de Paris au point où M. Haussmann l’a conduite, toujours pour réaliser les prédictions de Voltaire ! Les travaux de ces vingt ans se composent de trois réseaux, de trois systèmes de voies publiques nouvelles, de promenades, d’embellissemens. Le premier de ces réseaux est complètement achevé et a coûté 278 millions, qui sont payés. Le second, autorisé par une loi de 1858, devait coûter 180 millions, et il coûtera 410 millions. Le troisième réseau n’a point été autorisé, et coûtera 300 millions. En somme, la ville de Paris se trouve avoir dépassé tout simplement de 530 millions les calculs de 1858, et sur ce chiffre 398 millions sont à rembourser au Crédit foncier, qui les a fournis en se contentant de cet ingénieux mécanisme des bons de délégation imaginé pour se dispenser d’un emprunt régulier. On s’est dispensé effectivement de se faire autoriser avant l’opération. On ne le peut plus aujourd’hui, et voilà le secret de la loi nouvelle présentée au corps législatif. C’est ce qu’on peut appeler un emprunt après coup, ou, en d’autres termes, une carte à payer présentée sans trop de façon à un pouvoir qui n’a pas été consulté avant la consommation. Que reste-t-il à faire ? Matériellement il n’y a plus sans doute qu’à liquider, à régulariser une situation où toutes les responsabilités deviennent illusoires en présence des sommes colossales qui ont été jetées dans ces travaux ; mais politiquement il se dégage à coup sûr de tous ces faits une lumière saisissante. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que depuis dix ans un homme, si haut placé qu’il soit, si capable même qu’on le reconnaisse, ait pu accomplir ainsi tout ce qu’il a voulu, dépenser 410 millions quand on lui en donnait 180, accumuler des irrégularités que la Cour des comptes signale vainement aujourd’hui, bouleverser de son autorité privée toutes les conditions économiques d’une ville, déterminer des crises dans toutes les situations individuelles, dans tous les intérêts ; ce qui n’est pas moins singulier, c’est qu’un grand établissement financier placé sous le contrôle de l’état ait pu prêter 398 millions à une ville sans s’assurer si cette ville était régulièrement autorisée à affronter un tel fardeau. Ce qu’il y a de caractéristique enfin, c’est cette invasion de l’arbitraire dans toute une administration. Cela prouve une fois de plus ce qu’il y a de fatalement dangereux pour le gouvernement comme pour le pays dans cette habitude d’omnipotence personnelle. Les abus engendrent les abus, et le jour vient où on se trouve en face d’un vide gigantesque à combler, exactement comme on s’est trouvé, au point de vue extérieur, en face des résultats désastreux de l’expédition du Mexique. C’est la moralité des événemens.

Certes chaque pays a ses embarras et ses peines, et plus que jamais aujourd’hui la vie devient laborieuse en Europe, dans cette Europe travaillée, où les peuples sont réduits à se débattre entre les soucis de leurs crises intérieures et des menaces de guerre qui ne se sont dissipées en ce moment que pour renaître demain peut-être. Qu’on observe cependant, qu’on prenne en quelque sorte sur le fait la différence des régimes : en France, un contrôle insuffisant laisse passer l’expédition du Mexique, et nous conduit à une déception assurément préférable encore à une guerre avec les États-Unis ; en Angleterre, sous l’œil toujours ouvert du parlement, au milieu des libres débats de la presse, le gouvernement vient de conduire à la plus heureuse fin une expédition qui courait, elle aussi, le risque d’aller donner dans l’inconnu. Ce n’était point sans inquiétude que beaucoup d’Anglais voyaient commencer cette expédition d’Abyssinie, tentée contre un petit potentat nègre pour aller délivrer des prisonniers. Les plus avisés disaient tout bas qu’une fois établie dans le pays l’Angleterre n’en sortirait pas. Craintes et calculs ont été également trompés. L’armée anglaise, conduite par un général prudent, sir Robert Napier, est allée étreindre dans son dernier refuge, dans sa forteresse de Magdala, ce petit roi barbare, ce Théodoros, qui a eu l’énergie de se faire sauter la cervelle après s’être battu comme un lion, et, la victoire une fois connue, le cabinet de Londres s’est hâté d’annoncer le retour des forces anglaises ; il a mis même une sorte d’affectation à ne laisser aucun doute, comme s’il eût craint qu’on lui attribuât une autre intention. Ainsi en quelques mois l’Angleterre, en vrai grand peuple, a touché le but. Elle a maintenu l’ascendant de son nom sans pousser plus loin cette aventure, où elle n’aurait plus trouvé probablement que des ennuis et des pièges.

Cette victoire d’Abyssinie est venue sans doute à propos pour le cabinet anglais, toujours placé en face de cette agitation suscitée par la question de l’église d’Irlande. Que l’opinion anglaise en principe soit de plus en plus prononcée en faveur de l’abolition de toute église d’état en Irlande, c’est ce dont on ne peut douter après toutes les manifestations qui se sont succédé, et dont la plus significative est ce meeting de Saint-James’ Hall, où lord John Russell lui-même est venu se ranger sous le drapeau de M. Gladstone. On peut donc dire que la cause est moralement gagnée, et qu’elle a trouvé son homme, son champion, en M. Gladstone, comme on le disait récemment. Maintenant il s’élève peut-être une autre question. Il reste à savoir si le ministère n’est pas défendu par quelques circonstances qui se sont produites récemment. D’abord cette expédition d’Abyssinie, si habilement conduite et si heureusement terminée, peut bien lui rendre quelque prestige dans l’opinion et atténuer l’effet de son échec parlementaire. En outre une tentative d’assassinat dirigée en Australie contre un des fils de la reine, le duc d’Édimbourg, et attribuée à un fenian, n’a pas laissé d’émouvoir bien des esprits et de produire une certaine hésitation. Enfin le voyage que le prince et la princesse de Galles viennent de faire en Irlande pourrait aussi lui donner quelque répit. Ce n’est pas que ce voyage ait eu le succès étourdissant de cette visite de George IV qui appelait sur l’Irlande la célèbre invective poétique de lord Byron. Les sentimens irlandais ont éclaté sous plus d’une forme. Au fond, la réception a été suffisamment convenable. Le peuple irlandais s’est montré poli envers le prince royal et surtout envers la princesse de Galles, dont les grâces ont obtenu une sorte de popularité. Ce voyage princier avait été précédé, il est vrai, par le vote du parlement en faveur de l’abolition des privilèges de l’église protestante d’Irlande, et par contre il peut être aujourd’hui une de ces circonstances faites pour laisser au ministère le temps de respirer. N’est-ce point en vérité le moment des fêtes princières ? Pendant que le prince de Galles était à se faire recevoir chevalier de Saint-Patrick et à gagner les bonnes grâces de l’Irlande, toute la politique de l’Italie se concentrait un instant dans les fêtes de Turin, dans le mariage du prince Humbert. C’est un mariage tout national entre l’héritier de la couronne d’Italie et la jeune princesse Marguerite, fille du populaire duc de Gênes, ce frère du roi, mort prématurément, il y a bien des années déjà. Turin, la ville délaissée, a eu le dédommagement d’être la première à célébrer cette union, et malgré tous ses griefs la cité piémontaise garde toujours un faible pour sa maison de Savoie. Elle a retrouvé pour quelques jours l’éclat d’une capitale. Elle a vu affluer les princes étrangers, et celui qui a été le lion de ces fêtes turinoises, c’est le prince royal de Prusse. On l’a entouré d’ovations, on lui a crié : Sadowa ! Sadowa ! Les Italiens n’ont pas tort de saluer de leurs acclamations le prince qui a si brillamment fait les affaires de la Prusse en faisant celles de l’Italie ; mais ils auront raison aussi de se souvenir, et leurs hommes d’état pourraient au besoin leur rappeler, que l’alliance prussienne est venue après d’autres, qu’elle n’est pas toujours bien sûre ni bien désintéressée. Il est vrai qu’ils peuvent nous dire d’un autre côté que nous leur faisons payer notre assistance d’autrefois par notre présence prolongée à Rome, et rien n’indique encore que cette occupation soit sur le point de cesser, de même que, malgré tout ce qui a été dit des présens envoyés par le pape à la princesse Marguerite, rien n’indique un adoucissement sensible dans les rapports entre Rome et Florence.

L’Italie, dans sa vie hasardeuse et difficile, a du moins la liberté. L’Espagne a bien certainement autant d’embarras, elle n’a point la liberté ; mais elle avait un dictateur qu’elle vient de perdre à l’improviste. Le général Narvaez est mort à soixante-huit ans, après une vie accidentée qui l’avait conduit au sommet du pouvoir et qui avait fait de lui un des premiers personnages publics. Peu d’hommes ont eu un plus grand rôle et une action plus décisive au-delà des Pyrénées. Soldat et brillant soldat pendant la guerre civile, homme d’état par circonstance, par cette fatalité des prépondérances militaires qui gouverne les affaires d’Espagne, Narvaez s’est trouvé premier ministre aux heures les plus difficiles, en 1845, en 1848, après la révolution de 1855 et dans ces dernières années. Il portait assurément au pouvoir des qualités éminentes, plus militaires que politiques toutefois, le coup d’œil prompt, la vivacité et la sûreté de décision, une rapidité foudroyante d’exécution ; malheureusement à ces qualités se joignaient des défauts plus graves encore ; il avait tous les besoins d’une nature dévorante, l’impatience de toute contradiction, une absence à peu près complète de scrupule, une violence qui n’était pas toujours sans calcul, mais qui se donnait toute carrière, et c’est ainsi que dans ces dernières années, sous prétexte de maintenir l’ordre, il avait conduit l’Espagne à ce point où il n’y a plus peut-être de choix qu’entre une réaction outrée et une révolution nouvelle. La mort de Narvaez, survenant dans ces circonstances et suivant de près la mort d’O’Donnell, n’est pas sans gravité, car elle laisse plus que jamais l’Espagne dans cette redoutable alternative de réaction et de révolution où elle vit depuis quelques années. Son successeur à la présidence du conseil, M. Gonzalez Bravo, est-il homme à conjurer cette fatalité ? Il l’essaie, à ce qu’il paraît. La question est de savoir s’il sera emporté lui-même, ou s’il s’associera plus intimement à l’absolutisme néo-catholique, qui jusqu’ici s’est borné à exercer une influence indirecte, quoique très puissante, sur le gouvernement actuel de l’Espagne.

Les révolutions ne sont jamais ce qui manque dans le monde : quand il n’y en a pas en Europe, il y en a en Amérique, il y en a dans quelque contrée de l’Orient, et c’est ainsi que viennent d’éclater, ou, pour mieux dire, de se dénouer en plein Japon des événemens où a disparu tout à coup un prince avec lequel nous avions traité, que nous avons pris pour le véritable souverain, et qui ne l’était pas, à ce qu’il semble, autant que nous l’avions pensé. Une révolution au Japon n’est pas tout à fait sans importance pour les intérêts européens depuis que des relations ont été ouvertes avec ce mystérieux empire ; mais que peut bien être une révolution japonaise ? Qu’est-ce que ce taïcoun à qui nous avons fait les honneurs de la souveraineté, que nous avons pris pour le représentant officiel d’un pays qui n’était guère connu il y a vingt ans ? Le taïcoun n’est pas visiblement le vrai souverain, puisque au-dessus de lui il y a l’empereur, le mikado, dont pendant longtemps nous avons fait ingénieusement un prince spirituel, un pape placé à côté du prince temporel. Ce n’est pas non plus un prince ordinaire, puisqu’il a quelques-unes des prérogatives de la souveraineté, puisqu’il a son gouvernement, sa capitale autre que celle de l’empereur, qui réside à Kioto, tandis que le taïcoun est à Yeddo. C’est, à tout prendre, un pouvoir assez moderne, qui a essayé de se former, qui joue le rôle d’une sorte d’intermédiaire entre le mikado et la féodalité japonaise. Cette féodalité, on le sait, se compose d’un certain nombre de grands vassaux qui, sous le nom de daïmios, régnent sur leurs provinces, sur leurs domaines, en princes presque indépendans, qui reconnaissent l’empereur pour suzerain, et en même temps sont tenus envers le taïcoun à certaines sujétions féodales, telles par exemple que celle de résider pendant quelques mois de l’année à Yeddo. De là des rivalités sans fin, des luttes alimentées, aggravées surtout par l’apparition des étrangers au Japon. Dans ces rapports nouveaux avec le commerce européen, les daïmios voyaient principalement pour le taïcoun un moyen d’accroître son influence et son autorité en accroissant ses richesses. La guerre ne pouvait manquer d’éclater ; elle était poussée si loin que bientôt, il y a de cela quelques années, vers 1862, les daïmios, inquiets de voir le taïcoun augmenter sans cesse ses forces militaires, se décidaient à l’abandonner entièrement pour aller s’établir presque à demeure à Kioto, autour du mikado, qu’ils excitaient contre l’ennemi commun. Ce fut un coup grave pour le taïcounat, laissé dans l’isolement, et réduit bientôt à aller lui-même abaisser son prestige devant celui du mikado.

C’est dans ces conditions qu’un nouveau taïcoun, celui justement qui vient de disparaître, Stotsbachi, prince de Mito, prenait un pouvoir qu’il avait contribué lui-même à affaiblir par son hostilité contre son prédécesseur. Les sentimens peu favorables que Stotsbachi avait manifestés à l’égard des étrangers, lorsqu’il n’était que prétendant, se changeaient immédiatement en sympathie lorsqu’il fut taïcoun. Il prodiguait aux ministres européens des témoignages d’amitié d’autant plus vifs qu’il se sentait plus faible. Malheureusement pour lui, ces manifestations, coïncidant avec l’achat d’armes et de bâtimens à vapeur, avec la création d’un arsenal, avec un commencement d’organisation militaire à l’européenne, ne pouvaient que redoubler les défiances des daïmios et exciter en eux un sentiment plus passionné d’hostilité. Par son âge d’ailleurs, par son expérience, par son caractère énergique, le nouveau taïcoun apparaissait comme un adversaire bien plus dangereux que son prédécesseur. Au fond, les daïmios ne s’entendaient guère peut-être sur ce qu’ils feraient de la victoire ; mais ils pouvaient du moins s’entendre d’abord sur la nécessité d’abattre l’ennemi commun. Le taïcoun se trouvait dans une situation difiicile. Tenu en échec dans les conseils du mikado, sentant chaque jour son pouvoir et son prestige lui échapper, il était réellement poussé à bout, lorsque tout d’un coup il se décidait à abdiquer et à s’en remettre à l’assemblée générale des daïmios du soin de reconstituer un gouvernement.

Espérait-il ainsi désarmer momentanément ses ennemis et provoquer quelque révolution en sa faveur ? Toujours est-il que cette abdication même n’était que le prélude d’événemens plus graves. Le taïcoun prenait bientôt le parti d’en appeler aux armes contre ses ennemis, et il n’a pas été heureux. Battu entre Osaka et Kioto, il ne cherchait même plus à se défendre, et il s’embarquait de nuit pour Yeddo. En un instant, tout disparaissait de son administration et de son armée. Les ordres de déchéance lancés contre lui rencontraient partout une obéissance passive. Ses villes étaient occupées par les confédérés, qui en prenaient possession au nom du mikado. Celui-ci en même temps faisait assurer aux ministres européens qu’il désirait continuer les relations commerciales nouées par le taïcoun, et les prévenait qu’il était désormais le seul représentant politique du Japon. Les ministres étrangers de leur côté se sont mis immédiatement en rapport avec les agens du mikado. La révolution semble donc terminée. Il reste maintenant à savoir si le taïcoun, rentré dans la province de Yeddo, et redevenu très fort sur ce terrain, ne songera point à recommencer la lutte. Il a sur ses adversaires l’avantage d’être dans une position où il est difficile de l’atteindre, et de posséder seul une marine de guerre qui, bien conduite, pourrait lui rendre la victoire. D’un autre côté, il est vrai, la défection universelle qui s’est déclarée autour de lui montre ce qu’il y avait d’artificiel ou de réellement subordonné dans ce pouvoir, et ce que garde de prestige le nom du mikado. Quoi qu’il en soit, le programme du parti qui vient de triompher au Japon n’aurait rien d’alarmant pour les intérêts commerciaux de l’Europe, s’il n’y avait toujours à craindre les incidens nés du déchaînement des passions populaires et peut-être encouragés par les secrètes excitations d’une politique ombrageuse. Déjà en effet des violences ont été commises contre nos marins. Le gouvernement du mikado, seul reconnu désormais, aura-t-il la force de réprimer ces excès, d’ouvrir le pays aux étrangers ? C’est le point intéressant pour l’Europe dans cette révolution japonaise, qui n’a eu jusqu’ici d’autre effet que de nous donner une leçon d’histoire contemporaine, en nous révélant plus distinctement l’existence d’un souverain que nous avons manqué d’inviter l’an dernier à l’exposition universelle.

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.


GÉOLOGIE DU MASSIF DU MONT-BLANC[1].

La géologie est née dans les montagnes. En étudiant ces déchiremens de l’écorce terrestre, les premiers géologues espéraient découvrir les secrets de la structure et pénétrer le mystère de l’origine de notre globe. Scheuchzer et de Saussure dans les Alpes, Werner dans l’Erzgebirge, Pallas dans l’Oural et dans l’Altaï, Painssou et Ramond dans les Pyrénées, Desmarest et Faujas de Saint-Fond dans les puys de l’Auvergne, Hutton et Playfair dans les fiords de l’Ecosse, Léopold de Buch sur les plateaux de la Norvège, de Humboldt dans les Cordillières, essayèrent de distinguer les roches ignées de celles d’origine aqueuse. Leurs travaux ont inauguré la science, mais ils n’eurent pas les résultats féconds qu’on était en droit d’attendre du talent et du dévouement de ces grands observateurs. La raison en est simple : ils s’attaquaient sans préparation aux problèmes les plus difficiles de la géologie. Dans les montagnes en effet, les couches du globe sont déchirées, contournées, renversées les unes sur les autres, pauvres en restes organiques. Les montagnes sont le désordre, les plaines l’état régulier. Dans celles-ci, les différentes couches se sont déposées lentement, selon l’ordre de la formation, au fond de mers tranquilles, ensevelissant et conservant les parties dures des animaux et des végétaux. Aucun bouleversement, aucune éruption de roches volcaniques n’a dérangé cet ordre chronologique. En marchant dans une direction déterminée, le géologue voit successivement affleurer ces terrains à la surface du sol : ils se superposent régulièrement comme les gradins d’un grand amphithéâtre. Si donc la géologie est née dans les montagnes, on peut dire qu’elle a grandi dans les plaines. C’est dans les bassins réguliers de Vérone, de Paris, de Vienne et de Londres que la science s’est constituée; c’est l’étude de ces couches normales, remplies de débris animaux et de plantes fossiles, qui a permis de fonder la paléontologie stratigraphique, base de la géologie chronologique. La structure du sol dans les parties plates de la surface terrestre apprit à débrouiller le chaos des montagnes. On reconnut que les sommets sourcilleux n’ont point une architecture différente en réalité de celle des plus modestes collines; mais que d’ascensions pénibles, que d’observations incessamment répétées, que de sagacité pour restaurer ces ruines imposantes et reconstruire sur le papier l’édifice, jadis régulier, que les agens physiques et chimiques, l’atmosphère, l’eau et la glace démolissent et dégradent sans relâche depuis un nombre de siècles devant lequel l’imagination même recule épouvantée! Aussi l’apparition d’un ouvrage qui est le fruit de vingt-cinq ans de recherches faites par un observateur vivant sur le théâtre même de ses études sera-t-elle bien accueillie par tous les amis des sciences naturelles; c’était une belle tâche de reprendre l’œuvre de Saussure en s’appuyant sur l’expérience et sur les progrès d’un siècle tout entier. M. Favre l’a fait; mais, loin de dédaigner les tâtonnemens de ses prédécesseurs, il en a recueilli pieusement les moindres traces. Pour chaque groupe de montagnes, pour chaque sommet remarquable, il nous fait assister aux assauts qui leur ont été livrés par les savans. On suit le travail et le développement de la pensée géologique, et l’on voit les progrès généraux de la science se refléter nettement dans la connaissance toujours progressive d’une localité restreinte.

Après un coup d’œil général sur le lac Léman, l’auteur s’occupe des dépôts modernes du lac et des terrasses qui accusent un niveau plus élevé que celui de la surface actuelle. Les dénudations et les atterrissemens des affluens ont, près de Nyon, enfoui des colonnes romaines datant de l’époque de Marc-Aurèle. Les terrasses de la plaine sont plus anciennes, car elles contiennent quelques débris de mammouth et de renne, animaux dont l’existence remonte bien au-delà de la période historique. Au-dessous des terrasses et des alluvions modernes, on trouve dans tout le bassin du Léman le terrain glaciaire, c’est-à-dire un mélange confus de sables, de graviers, de cailloux, supportant des blocs erratiques volumineux. Ces matériaux proviennent tous des Alpes, et ont été déposés par les glaciers dans le bassin qu’ils remplissaient autrefois. Le terrain le plus récent que l’on trouve au-dessous des dépôts glaciaires, c’est la molasse, grès tendre, ordinairement de couleur verte, employé à la construction des maisons de Genève. La molasse des environs de cette ville n’est point d’origine marine, elle s’est déposée au sein des eaux douces. Cette molasse forme le fond du bassin et les petites collines qui s’élèvent dans la plaine.

Pour étudier la partie montagneuse, l’auteur l’a divisée en quinze districts géologiques dont un atlas présente le tableau d’assemblage. Les Salèves forment le second de ces districts. Tous les voyageurs ont remarqué cette montagne qui s’élève à l’occident de la ville et dont Voltaire a dit :

Au pied d’un mont que les ans ont pelé.
Sur le rivage où, roulant sa belle onde,
Le Rhône échappe à sa prison profonde
Et court au loin par la Saône appelé.
On voit briller la cité genevoise[2].

S’élevant brusquement au milieu du bassin du Léman, intermédiaire entre les Alpes et le Jura, participant de l’une et de l’autre chaîne, le Salève a exercé la sagacité d’un grand nombre de géologues. L’escarpement du Salève est tourné vers le Jura, la pente douce regarde les Alpes. Couverte de blocs erratiques provenant du Mont-Blanc, cette chaîne présente des coupures profondes dont les deux principales correspondent aux villages de Monetier et de la Croisette. Des couches de molasse et de grès marin sont relevées à sa base, et la montagne elle-même se compose de couches appartenant à la partie supérieure des terrains jurassiques et à la partie inférieure des terrains crétacés, caractérisés par de nombreux fossiles dont M. Favre donne la description d’après les travaux de M. de Loriol. La façade abrupte de la montagne, qui regarde Genève, comparée aux pentes douces du versant oriental, avait frappé les géologues. La plupart sont d’accord pour considérer le Salève comme une moitié de montagne : l’antre moitié se retrouve dans les éboulemens du pied occidental, ou a disparu sous l’influence des agens destructeurs; mais quelques couches des deux versans se correspondent exactement et permettent de reconstruire l’édifice, dont la partie orientale n’existe plus.

Les voyageurs qui habitent les hôtels des quais du Rhône et du lac remarquent aussi une autre montagne, située vers le nord-est, dont l’aspect attire leur attention. C’est celle des Voirons. Terminée en forme de dos d’âne, couverte de bois, dirigée exactement du nord au sud, elle contraste par sa forme allongée avec la pyramide du Môle. Cette montagne des Voirons est un problème géologique plus difficile encore à résoudre que celui du Salève : elle se compose de couches jurassiques, crétacées et tertiaires qui se correspondent alternativement, et dont la tranche aboutit à la crête horizontale. Une disposition pareille s’explique en supposant des couches plissées et contournées comme le serait un assemblage de feuilles de papier placées horizontalement sur une table, puis poussées latéralement par une main contre un obstacle immobile. Ces feuilles formeront des voûtes ou arceaux successifs. Les clés de ces voûtes ont disparu sur la crête des Voirons, tandis que les parties verticales sont restées. Telle est l’hypothèse qui rend le mieux compte de la structure de cette montagne; mais quelle est la force, quels sont les agens qui ont rasé ces voûtes en épargnant les pieds-droits? A cette question, la science répond en invoquant des pressions latérales dues au surgissement des Alpes, qui se sont fait place en sortant des profondeurs du sol, et ont refoulé les terrains déposés avant leur apparition; le temps, représenté par des millions d’années, a fait le reste.

Le groupe limité par le lac d’Annecy et le cours de l’Arve, compris entre Cluse et Bonneville, est l’un des plus intéressans et des plus instructifs de la Savoie; il se compose de trois chaînons principaux courbés en arc de cercle, mais parallèles entre eux et connus sous le nom de chaîne des Aravis, du Vergy et du Brezon. La ville de Thones est placée à peu près au centre de ce district montagneux. La structure de ces chaînes offre une analogie remarquable avec celle du Jura. Les chaînes sont des voûtes entières ou rompues, et laissent voir dans l’intérieur de la rupture deux ou trois terrains superposés entre eux : elles sont coupées par des cluses ou défilés étroits traversés par trois cours d’eau principaux : la Borne, la Filière et le Fier. Tous les voyageurs qui se rendent de Genève à Chamonix sont frappés à la vue des grands escarpemens qui se dressent sur la rive gauche de l’Arve, en face de Bonneville : ce sont les bases du mont Brezon, qui forme l’extrémité de la première des chaînes parallèles dont nous avons parlé. Près du sommet de la montagne, à 1,665 mètres au-dessus de la mer et à 1,215 mètres au-dessus de l’Arve, M. Favre a trouvé deux blocs erratiques de protogine du Mont-Blanc; ces blocs prouvent qu’à l’époque de sa plus grande puissance le glacier de l’Arve s’élevait à cette hauteur. Cette donnée est confirmée par l’existence, de l’autre côté de la vallée, sur le Môle, d’un bloc semblable, à l’altitude de 1,527 mètres et par conséquent à 1,077 mètres au-dessus de l’Arve.

Les différens terrains que le géologue peut observer dans ces chaînes sont le terrain néocomien et surtout les étages urgonien et aptien, le gault ou grès vert, la craie, signalée pour la première fois près de Thones par sir Roderick Murchison en 1848, enfin le terrain nummulitique et sa partie supérieure que les géologues suisses désignent sous le nom de macigno alpin. On y remarque plusieurs exemples de ces renversemens dans lesquels un terrain plus moderne se trouve placé au-dessous d’un terrain plus ancien, phénomène assez commun sur la lisière des Alpes et causé, nous l’avons dit, par les pressions latérales que celles-ci ont dû exercer autour d’elles. Ainsi au col du Grand-Bornand le calcaire nummulitique est recouvert par des couches liasiques noires très plissées; or l’étage nummulitique fait partie des terrains tertiaires, tandis que le lias est à la base des terrains secondaires. La Dent du Midi, au-dessus de Bex, offre un exemple de renversement encore plus évident. Dans une coupe verticale naturelle, la craie repose sur le terrain nummulitique, le néocomien sur la craie, et le jurassique sur le néocomien. A la Tour Sallière, voisine de la Dent du Midi, les couches reprennent leur position normale et l’inspection des lieux montre que les couches, au sommet de la Dent du Midi, sont réellement recourbées en forme de C. Sur ce C, dont la concavité regarde les Alpes, les couches les plus modernes sont placées à l’extérieur, les couches anciennes à l’intérieur, dans la concavité. C’est la loi géologique formulée par M. Bernhard Studer.

Au-dessus de Servez s’élève une montagne pointue célèbre par ses éboulemens sous le nom de montagne des Fis, et qui a joué un grand rôle dans l’histoire de la géologie. A. de Luc savait déjà en 1815 qu’elle était riche en fossiles, et il avait été frappé de la ressemblance qu’ils offraient avec ceux de la perte du Rhône, de Folkestone et de la côte du comté de Kent, à l’ouest de Douvres[3]; il se borna à cette observation. Plus tard Alexandre Brongniart, muni de ces renseignemens, visita cette localité, et, dans un mémoire publié en 1821[4], il affirma d’après l’identité des fossiles la contemporanéité des couches de gault des Fis, de la perte du Rhône de la Normandie et du sud de l’Angleterre. C’était à cette époque une grande hardiesse; mais l’affirmation du rôle prédominant des restes organiques végétaux ou animaux pour fixer l’âge relatif des terrains les plus distans les uns des autres, qu’ils soient au sommet d’une montagne ou au niveau de la mer, a eu la plus heureuse influence sur la marche de la géologie stratigraphique. L’existence de ces terrains récens a une hauteur qui dépasse 3,000 mètres présente encore un autre genre d’intérêt : les massifs situés en face, tels que la montagne de Pormenaz, le Brévent et les Aiguilles-Rouges, sont formés par les terrains les plus anciens, savoir le terrain houiller et les schistes cristallins; mais il est probable que dans le principe elles étaient recouvertes par les couches modernes qui forment les points culminans du groupe des Fis, dont ils sont séparés par la vallée de Dioza. M. Favre eut la confirmation de cette hypothèse lorsqu’il reconnut au sommet de la plus haute des Aiguilles-Rouges des couches de calcaire jurassique et de schistes triasiques. Ce lambeau, situé à 2,944 mètres au-dessus de la mer, est un témoin des énormes dénudations qui ont enlevé les terrains sédimentaires et mis à nu les schistes cristallins qui leur servaient de support. Les terrains sédimentaires formaient une voûte dont les jambages étaient le Buet à l’ouest et à l’est les calcaires du pied de la Flégère, dans la vallée de Chamonix. L’exhaussement des Aiguilles-Rouges a brisé la voûte, les fragmens se sont éboulés ou ont été emportés au loin par les anciens glaciers et les eaux torrentielles. Les agens atmosphériques ont détruit le reste, et la clé de la voûte est seule restée sur la plus haute des Aiguilles-Rouges comme un témoin irrécusable de cette grande dénudation.

L’ouvrage que nous analysons contient les détails les plus intéressans sur la vallée de Chamonix, celle de toutes les Alpes où afflue le plus grand nombre de visiteurs. À Servoz, on rencontre le terrain houiller, caractérisé par les fougères arborescentes qui lui appartiennent exclusivement ; il forme les montagnes de Coupeau et de Pormenaz, et en face du village des Ouches on exploite une mine de houille sèche ou anthracite. Toutes les roches de la gorge des Montées sont arrondies, polies, striées et couvertes de blocs erratiques jusqu’à la hauteur de 760 mètres au-dessus du pont Pélissier, et près du pont sur l’Arve, en face des Ouches, on peut étudier comparativement les effets si différens de l’eau et de la glace sur les roches. Au pied de la Flégère, au lieu dit les Raffors, on observe les couches calcaires correspondant à celles du revers occidental des Aiguilles-Rouges. À l’extrémité du glacier des Bois se trouve une colline calcaire entourée par la moraine du glacier, c’est la côte du Piget, déjà signalée par de Saussure : elle se compose de couches de cargneule appartenant aux terrains du trias et de calcaire noir jurassique. Les couches plongent sous les schistes cristallins de l’aiguille de Bochard, nouvel exemple de ces renversemens si communs dans les Alpes. Ici c’est le Mont-Blanc qui a percé la voûte des terrains sédimentaires. Le colosse lui-même se compose de feuillets disposés en éventail, c’est-à-dire plongeant vers le sud dans la vallée de Chamonix et vers le nord dans le Val-Veni. Ce n’est donc point une force agissant de bas en haut suivant la verticale qui a soulevé le Mont-Blanc, ce sont au contraire des pressions latérales agissant dans les profondeurs de la croûte terrestre et comprimant les couches comme le lien qui serre les chaumes d’une gerbe. Cette structure en éventail est le grand trait orographique de la chaîne des Hautes-Alpes ; elle a été reconnue et figurée pour le Mont-Blanc par Gimbernat en 1806, étendue depuis à toutes les Alpes suisses par MM. Studer et Escher de la Linth ; elle est évidente au Saint-Gothard, et M. Lory l’a retrouvée dans les Alpes dauphinoises. M. Rogers l’avait observée dans les Alleghanys, aux États-Unis.

Nous avons déjà parlé de la présence du terrain houiller dans la vallée de Chamonix et dans les vallées voisines. Les anciens géologues ne pensaient pas que ce terrain existât dans ces vallées, et M. Élie de Beaumont persiste à soutenir cette opinion. La localité de Petit-Cœur, en Tarentaise, est, pour ainsi dire, le champ de bataille sur lequel les géologues ont lutté, et où MM. Élie de Beaumont et Sismonda restent seuls aujourd’hui à contester la présence de ce terrain dans les Alpes, soutenant, malgré les résultats constatés et affirmés par une foule d’observateurs, qu’il ne peut théoriquement s’y trouver. Or pourquoi les couches houillères n’auraient-elles pas été déposées sur les terrains cristallisés des Alpes comme elles le sont sur ceux de Vienne et de Rive-de-Gier en Dauphiné ? En 1828, M. Élie de Beaumont publia un mémoire sur cette localité. On y voit une argile schisteuse noire contenant des empreintes végétales identiques à celles du terrain houiller. Cette argile est comprise entre deux couches de schiste argilo-calcaire renfermant des bélemnites et appartenant aux terrains jurassiques, M. Adolphe Brongniart reconnut que les empreintes végétales étaient celles de vingt-quatre espèces de plantes, dont vingt-deux sont des plantes houillères. Deux explications se présentaient : la première, c’est qu’en vertu d’un de ces renversemens si communs dans les Alpes des couches de terrain houiller étaient venues se loger entre deux couches jurassiques ; c’était la plus naturelle. Dans l’autre, on affirmait que quelques-unes des plantes qui ont formé la houille avaient continué à vivre dans les terrains des Alpes jusqu’au commencement de l’époque jurassique, accompagnées d’un grand nombre d’espèces végétales et animales nouvelles ; c’était prétendre que les restes organiques n’ont pas une grande valeur pour la chronologie des terrains. Or, comme ces restes sont à la géologie ce que les médailles sont à l’histoire, c’était dire que sous le règne de Louis XVIII on avait continué à frapper des monnaies à l’effigie de François Ier . C’était admettre pour la localité de Petit-Cœur un fait exceptionnel, unique et en contradiction flagrante avec ce que l’on constate et vérifie sur toute la surface de la terre. De nouvelles déterminations dues à M. Heer portèrent à trente-sept le nombre des plantes de Petit-Cœur identiques à celles du terrain houiller dans les autres pays. Enfin, après des discussions auxquelles ont pris part tous les géologues connus de la France, de la Suisse, de l’Angleterre, de Allemagne et de l’Italie, la couche à plantes houillères de Petit-Cœur a été déclarée carbonifère ; les deux terrains méconnus dans les Alpes par les anciens géologues, le terrain houiller et le trias, y ont été signalés, et les contours en ont été tracés sur toutes les cartes modernes de la Suisse et de la Savoie.

Nous ne pousserons pas cette analyse plus loin, espérant qu’elle donnera une idée suffisante de l’intérêt et de l’importance de l’ouvrage de M Favre. Les monographies d’une contrée faites avec conscience et talent sont les élémens des cartes générales embrassant un pays tout entier. La carte de M. Favre est un des élémens de la carte de France. Terminée en 1840, cette dernière, œuvre de MM. Dufrénoy et Elie de Beaumont, excita, quand elle parut, une admiration légitime ; ce travail immense avait été mené à bonne fin par deux hommes seuls après de nombreux voyages et des recherches multipliées. C’était une magnifique esquisse que le temps devait convertir en un tableau de plus en plus parfait ; malheureusement le tableau est resté à l’état d’ébauche, les nombreuses cartes partielles ou départementales publiées depuis n’ont pas été utilisées. Les couleurs qui distinguent les terrains, les limites qui les séparent, sont restées les mêmes. Vainement M. Graves publiait la carte de l’Oise, MM. Royer et Barotte celle de la Haute-Marne, M. Emilien Dumas celle du Gard, M. d’Archiac celle des Corbières, M. Lory celles de l’Isère, de la Drôme et des Hautes-Alpes, MM. Kœchlin-Schlumberger et Delbos celle du Haut-Rhin, M. Delesse celle de la Seine, M. E. Collomb celle des environs de Paris, M. de Rouville celle des environs de Montpellier ; malgré ces excellentes monographies et beaucoup d’autres que je pourrais nommer, la carte générale qui devrait les résumer a mesure qu’elles paraissent reste immuable depuis vingt-sept ans. Souhaitons, sans l’espérer, que la nouvelle récompense qui lui a été accordée après la dernière exposition universelle engagera l’autour survivant à améliorer l’œuvre principale de sa vie, et à la mettre au niveau des autres cartes géologiques de l’Europe. En effet, la science marche vite; qui s’arrête est bientôt distancé. Nos voisins nous ont dépassés; la carte géologique de l’Angleterre, par MM. Murchison, Ramsay, Geikie et les autres membres du Geological Survey, est un chef-d’œuvre d’exactitude, et compte déjà trois cents feuilles environ; celles de la province de Victoria, en Australie, et de l’Inde anglaise s’avancent rapidement. Nous devons à M. de Dechen une très belle carte de la Prusse, à M. Gumpert celle de la Bavière; mais celle qui me paraît réunir toutes les conditions imaginables, c’est la carte géologique de la Suisse, qui s’exécute sous la direction de MM. Studer, Pierre Merian, A. Escher de la Linth, Desor, de Loriol et A. Favre. Autour d’eux se sont groupés des collaborateurs zélés et capables, professeurs, ingénieurs, agriculteurs et même simples amateurs. Depuis 1860, on a vu paraître successivement cinq grandes feuilles, quinze plus petites et quatre volumes in-4o de texte. Je ne serai démenti par aucun connaisseur quand je dirai que la carte géologique du canton des Grisons, par M. Théobald, est, comme fidélité et comme exécution, ce qui a paru de plus remarquable en ce genre. La magnifique carte du général Dufour, tant admirée à l’exposition universelle, est la base topographique du travail. Sur une des feuilles des Grisons, il n’y a pas moins de trente-huit teintes si habilement choisies que les terrains se distinguent nettement sans que l’ensemble paraisse bariolé. Quiconque a visité les hautes montagnes de ce canton peut se faire une idée du dévouement, de la persévérance et de la sagacité qu’il a fallu pour débrouiller ce chaos de terrains bouleversés. Aucun des travaux de cabinet exécutés soit par les membres de la commission soit par les géologues qui opèrent sur le terrain n’est rémunéré. La satisfaction d’avoir servi la science, la reconnaissance de leurs compatriotes, l’approbation du conseil fédéral, sont leur seule récompense; aussi jamais dans aucun pays un pareil monument n’a-t-il été édifié à moins de frais. Les cinq grandes feuilles, les quinze plus petites et les quatre volumes in-4o ont coûté 50,000 francs! Voilà l’exemple que la Suisse donne au monde scientifique. Pour ce travail, elle n’a eu besoin de recourir à aucun secours étranger. Dans ses étroites frontières, elle a tout trouvé, organisateurs, topographes, géologues, imprimeurs, graveurs, coloristes, et tout dans cette œuvre porte l’empreinte de la perfection. Faisons des vœux pour que la France, qui a donné l’exemple et la première impulsion, rentre dans la lice et reprenne le rang qui lui appartient.


CHARLES MARTINS.


L. BULOZ.

  1. Recherches géologiques dans les parties de la Savoie, du Piémont et de la Suisse voisines du Mont-Blanc, par M. Alphonse Favre ; 3 vol. in-8o, avec une carte générale et un atlas de 32 planches ; Victor Masson.
  2. La Guerre civile de Genève, chant premier.
  3. Bibliothèque universelle de Genève. Sciences et Arts, 1825, t. XXVIII, p. 116.
  4. Sur les caractères zoologiques des formations. (Annales des Mines, t. VI, p. 537.)