Chronique de la quinzaine - 30 avril 1863

Chronique n° 745
30 avril 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril 1863.

Les amis de la liberté, telle a été notre opinion dès le début, ne peuvent pas se présenter aux élections avec cette émotion radieuse que donne seule la possession de la liberté elle-même ; ils ne peuvent y apporter cet entrain et cette bonne humeur confiante qu’inspire la lutte à chances égales, le fair trial, comme disent nos voisins : leurs candidats ajouteraient le ridicule de la duperie à l’ennui de la défaite, s’ils allaient proposer spontanément le combat à l’adversaire ; les empressemens, les combinaisons actives, les désirs qui trahissent l’impatience, ne conviennent ni à leur dignité personnelle ni à l’intérêt de leur cause. Une réserve triste et tant soit peu dédaigneuse leur sied mieux. Il ne faut point confondre cette attitude avec le découragement et l’abstention. La constance des opinions et la fermeté des espérances n’ont pas besoin de se manifester par l’inquiétude des actes ; on sert mieux ses idées quelquefois par une patience fière que par des efforts intempestifs. Nous devons voir sans doute avec bonheur les moindres symptômes de réveil politique au sein du peuple électeur : ceux qui sont en position d’appeler sur eux l’attention de leurs concitoyens doivent se tenir à la disposition de tous les libéraux qui réclameront leur candidature comme signe de ralliement ; mais il ne saurait leur convenir, dans les conditions d’organisation du système électoral actuel, de se jeter pour ainsi dire à la tête du pays. C’est au pays lui-même de réagir contre ces conditions quand il les jugera incompatibles avec ses intérêts et avec ses droits.

Certes, dans tous les corps électoraux qui apercevront cette incompatibilité, il faudra seconder avec vigueur l’élan de l’aspiration libérale ; mais à quoi bon se dissimuler l’état réel des choses ? à quoi bon même le masquer à l’opinion par de maladroites manœuvres ? Si à la vérité nous possédons une constitution perfectible et où la liberté pourrait prendre place, nous assistons pourtant à l’évolution d’un système de gouvernement qui est investi d’une force administrative presque irrésistible, et qui ne doit encore à la liberté aucun élément de cette force. S’il est incontestable que le suffrage universel dans son entier développement est inséparable des libertés politiques les plus larges, si la logique exige impérieusement que le suffrage universel s’exerce dans la plénitude de la liberté de la presse, de la liberté de réunion, de la liberté électorale, il n’est pas moins évident que le gouvernement, tout en prenant sa base dans le suffrage universel, a non-seulement la prétention, mais le pouvoir de diriger administrativement ce suffrage. Cette contradiction entre le principe constitutionnel et le fait administratif est trop violente pour devoir être durable. Le temps finira par la faire éclater. Elle disparaîtra un jour devant une réaction inévitable de l’esprit public. Ce jour peut être avancé quelque peu sans doute par la constance des controverses même dans les étroites limites où la presse est renfermée, il peut être avancé aussi par la discussion au sein du corps législatif ; mais il ne faut point se faire d’illusion : les polémiques de la presse, l’action même exercée au sein du corps législatif ne peuvent guère avoir que la vertu d’une protestation morale qui ne laisse point oublier et périmer le droit. Le système actuel est trop fortement combiné pour pouvoir être arrêté dans sa marche par quelques élections d’opposition : il poursuivra son évolution jusqu’au bout ; les difficultés qu’il se suscitera à lui-même et la pression des événemens pourront seules produire le mouvement d’esprit public qui nous ramènera vers la liberté. Nous n’en sommes point là encore, et si l’attitude de réserve et de froideur que nous avons prise à l’égard de la question électorale avait besoin d’apologie, nous n’aurions qu’à rappeler quelques-uns des faits qui se sont passés depuis quinze jours.

Les derniers actes du gouvernement, les dernières paroles de ses orateurs au corps législatif prouvent qu’il est décidé à empêcher autant que possible les hommes de l’opposition de faire au corps électoral cette sorte d’avances qui est l’accompagnement obligé de toute candidature avouée. Qu’on y prenne garde : le serment préalable est imposé aux candidats par la législation actuelle ; par conséquent, à moins d’être invité par une démarche positive des électeurs à se mettre sur les rangs et à se plier aux conditions de la candidature, tout candidat est forcé de se présenter lui-même. Cet acte d’initiative qui consiste à se proposer soi-même au choix de ses compatriotes ne convient pas à la dignité de toutes les positions : c’est déjà une entrave sérieuse apportée à la liberté électorale qu’une telle condition préalable lui soit imposée ; mais passons. Le serment est exigé ; supposons que l’on soit décidé à le prêter. On admet généralement que la question du serment est une affaire d’appréciation individuelle, on suppose par conséquent que le serment est un acte susceptible d’interprétations diverses. On doit admettre alors qu’il soit permis aux candidats de faire connaître au public le sens qu’ils attachent au serment. La question n’est pas simple en effet : le serment actuel est à deux branches, il s’adresse à la constitution d’abord ; à la personne du prince ensuite. Il y a donc à définir le sens du serment en tant qu’il est prêté à la constitution, et en tant qu’il est prêté à la personne de l’empereur. Nous conseillons à ceux qui ne se douteraient point de l’importance et de la délicatesse de cette question de lire la brochure que M. Proudhon vient de publier sous ce titre : les Démocrates assermentés et les Réfractaires. Nous ne suivons point M. Proudhon dans toutes ses conclusions ; mais nous n’hésitons pas à dire que cet écrit est la production la moins paradoxale et la plus substantielle de ce dialecticien a outrance. M. Proudhon y analyse le suffrage universel, base de notre droit public, avec une exactitude et une précision remarquables ; il nous paraît irréfutable quand il établit les formes, les conditions et les garanties du suffrage universel. M. Proudhon, ne trouvant point dans la pratique actuelle les formes, les conditions et les garanties du suffrage universel, veut persuader au parti démocratique que ses principes lui prescrivent l’abstention dans les élections prochaines. Le serment lui paraît incompatible avec l’esprit même de la constitution. « Si l’empereur, dit-il, est responsable comme l’était avant et après le 2 décembre le président de la république, la formalité du serment imposée aux députés demeure sans effet, puisque les députés ont pour mandat de contrôler au nom du peuple les actes du gouvernement, et qu’à cet effet ils ont la faculté de refuser l’impôt, ce qui suppose que lesdits contrôleurs sont indépendans du prince, non inféodés par serment à sa prérogative. Si au contraire on soutient que ce serment est valide, alors c’est la responsabilité impériale qui devient nulle, aussi bien devant les électeurs que devant les députés. » Nous ne disons pas que M. Proudhon ait raison de recommander l’abstention ; nous signalons son opinion sur le serment sans en prendre la responsabilité. Nous disons seulement que la question du serment, la première que l’on rencontre dans cette Campagne électorale, devrait pouvoir être élucidée et définie par une discussion contradictoire. Le lieu où cette discussion devrait s’engager est naturellement la presse quotidienne ; mais cette question vient d’être retirée du domaine de la presse par M. le ministre de l’intérieur. Un journal Influent, dans un article remarquable consacré aux prochaines élections, avait effleuré la question du serment : il avait indiqué en passant une des significations qui peuvent, suivant lui, s’y attacher, et cela dans un langage plein de respect pour la légalité actuelle, sans viser d’ailleurs à donner une interprétation dogmatique de cette prescription constitutionnelle. Ses intentions de prudence et son parti-pris d’être orthodoxe ne lui ont servi de rien. Il a reçu du ministre de l’intérieur un avertissement où est fixée l’interprétation officielle du serment. Voilà désormais une question interdite à la presse. Voilà en outre un journal privé de la liberté de ses mouvemens et de son efficacité par une sévérité administrative. Il vaut bien la peine de faire sortir ses canons pour la bataille quand on a d’avance la certitude qu’ils seront encloués avant même qu’on ait combattu ! Supposez que d’ici aux prochaines élections chaque journal d’opposition ait reçu deux avertissemens, et nous demandons à quoi pourra servir la presse dans la lutte électorale l Nous allons plus loin : quand même on serait sûr qu’un avertissement par journal d’opposition nous rapporterait l’élection d’un député libéral, nous demanderons si l’on croit sérieusement qu’une pareille compensation fût un gain pour la cause de la liberté !

Voilà qui est donc entendu : on ne pourra pas parler dans la presse, c’est-à-dire qu’on ne pourra pas parler du tout, de la question que l’on rencontre au prodrome des élections, le serment. L’essence du suffrage universel est d’être une manifestation collective d’opinions. Les opinions dans la lutte électorale ont donc besoin de se rallier sous des dénominations collectives. On commençait à désigner les candidats de l’opposition sous le nom général de candidats indépendans. Cette dénomination est désormais interdite, le Moniteur nous en a prévenus. C’est la situation générale des partis qui leur donne ordinairement les noms qu’ils portent. Il y aura chez nous dans les élections deux positions bien différentes et fort nettement tranchées pour les candidats. Les uns se présenteront sous le patronage non-seulement avoué, mais actif, de l’administration ; les autres ne craindront pas d’entrer en lutte avec l’administration, et feront appel uniquement à la liberté des électeurs. Comment qualifier ces deux situations ? Évidemment la situation de ceux qui non-seulement ne sollicitent pas le patronage de l’administration, mais sont résolus à la combattre, est une situation d’indépendance vis-à-vis de l’administration. Les candidats au contraire qui recherchent la protection administrative, et qui en profitent, sont-ils à l’égard du gouvernement dans la même situation d’indépendance ? La réponse à cette question, ce n’est pas nous qui la ferons ; il semble que le gouvernement l’ait déjà faite lui-même par la politique qu’il suit dans les élections. Des députés qui sont entrés au corps législatif grâce à la recommandation administrative se voient aujourd’hui retirer le patronage du gouvernement. Nous avons entendu, dans une des dernières séances du corps législatif, les doléances de quelques-uns de ces députés infortunés, la mélancolique élégie de M. de Jouvenel, l’interpellation belliqueuse de M. Lemercier, le spirituel acte de contrition de M. de Pierre. Tous trois, comme M. de Flavigny et d’autres encore, après avoir été les candidats de leurs préfets en 1857, ils auront le malheur de ne l’être plus en 1863. Pourquoi la disgrâce qui les atteint épargne-t-elle leurs collègues ? Si le gouvernement retirait sa protection à des députés qui ne l’ont jamais contrarié par une parole ni par un vote, nous serions fort en peine de répondre à cette question ; mais notre embarras cesse lorsque nous voyons que la faveur du pouvoir est conservée à ceux qui ne se sont jamais séparés de la politique du gouvernement, et qu’elle est retirée à ceux qui ont fait quelquefois à l’égard de cette politique ce qu’avant la note du Moniteur nous n’eussions pas craint d’appeler acte d’indépendance. Au surplus, que le parti du gouvernement se décerne à lui-même les noms les plus magnifiques, l’opposition ne s’en plaindra pas : elle ne demande qu’à savoir comment il lui sera permis de se désigner. Sera-t-elle réduite, comme Ulysse dans l’antre de Polyphème, à s’appeler Personne ? Obligée d’employer des précautions de langage dont eût rougi la France de Mirabeau, elle recevra volontiers de la part de ses adversaires le baptême d’une épithète, même quand cette épithète aurait dans leur pensée une signification blessante. Elle est au-dessus des puériles taquineries de mots. Elle sait que tel nom lancé à une cause par ses ennemis comme une injure est souvent devenu pour elle un cri de ralliement et de victoire. La Hollande a eu ses gueux, la France a eu ses sans-culottes. Les deux grands partis anglais, les whigs et les tories, ont accepté comme leurs noms définitifs et historiques les qualifications méprisantes qu’ils s’envoyaient l’un à l’autre il y a deux siècles.

Ainsi s’annoncent, avant même que la lutte électorale soit commencée, les obstacles que doit y rencontrer la liberté de discussion. M. le président du conseil d’état a, d’un autre côté, franchement déclaré à la chambre que le gouvernement suivrait dans les élections de 1863 la politique qui lui a si bien réussi dans les élections de 1852 et de 1857. L’influence administrative ne s’imposera donc aucune limite ; l’administration mettra au service de ses candidats tout l’ascendant de son autorité et tout le zèle de ses agens. C’est en vain que la plus superficielle étude de la constitution démontre qu’une telle politique est contraire à l’esprit du suffrage universel, et que, comme le dit très bien M. Proudhon, le grand élu ne doit pas être le grand électeur. La théorie de la constitution de 1852 commence à peine à être étudiée parmi nous ; elle est encore mal connue et peu comprise. La théorie des constitutions n’entre qu’à de rares occasions dans l’esprit des masses. En ces circonstances, nous ne voulons point suivre M. Proudhon dans ses extrémités logiques, et prescrire l’abstention à la démocratie libérale jusqu’à ce que la pratique de la constitution ait été mise d’accord avec son esprit. Nous devons saluer, quelque part qu’il se produise, le réveil de l’esprit libéral, et nous devons aider à ses manifestations. L’abstention de M. Proudhon n’est qu’une protestation négative, et il ne faut point se refuser le bénéfice des protestations positives, si rares et si partielles qu’elles puissent être. Le devoir de l’opposition est sévère, et ne peut même pas être adouci par l’espoir d’un succès important et prochain. Nous ne devons pas nous lasser de constater les contradictions qui existent entre l’esprit et la pratique de la constitution, de prendre acte des mesures restrictives adoptées par le pouvoir à l’égard de la liberté, de rappeler au pays que lui seul, par une initiative soudaine et générale, peut mettre fin à ce système contradictoire et restrictif le jour où il voudra bien en sentir et en comprendre les effets. Nous rappelions récemment de fortes expressions de La Bruyère sur la versatilité des peuples. La Bruyère disait encore : « Vous pouvez aujourd’hui ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses privilèges ; mais demain ne songez pas même à réformer ses enseignes. » L’opposition démocratique et libérale ne doit ni se décourager ni se lasser ; mais il faut bien qu’elle attende avec résignation et sérénité le jour de la réforme des enseignes.

L’ardeur qu’il est si difficile aujourd’hui de ranimer parmi nous dans les controverses politiques ne semble pas près de s’éteindre dans la polémique religieuse ; l’écrit passionné où M. l’évêque d’Orléans vient de dénoncer les opinions philosophiques de MM. Littré, Renan, Taine et Maury le montre assez. Il est regrettable que cette explosion de polémique ait eu lieu à l’occasion d’un fort mince incident, une élection académique. Il semblerait que la candidature de M. Littré à l’Académie française ait averti M. l’évêque d’Orléans du danger qu’il vient de signaler avec tant d’énergie. Malgré l’allusion adressée à la Revue des Deux Mondes par l’éloquent prélat, nous sommes fort à l’aise pour parler de cette élection. M. Dupanloup nous reproche des collaborations dont la Revue, hospitalière pour tous les talens, est justement fière. Il méconnaît l’esprit de liberté et d’impartialité dont nous faisons profession, et dont il avait un vivant exemple dans la rencontre même des candidatures académiques à propos desquelles il s’est tant échauffé. M. de Carné était le candidat de M. l’évêque d’Orléans, et M. de Carné est un des rédacteurs de la Revue. Nous regrettons sans doute que M. Littré ne soit point de l’Académie française ; mais nous n’avons pu voir sans sympathie et sans orgueil ce corps illustre s’ouvrir à un de nos collaborateurs les plus constans et les plus ingénieux, qui n’a jamais permis à ses convictions religieuses d’altérer la modération de son caractère et le ferme libéralisme de ses doctrines politiques.

S’il nous était permis de dire en passant un mot du fond même de cette polémique, nous aurions plus d’une observation sérieuse à présenter à M. l’évêque d’Orléans. Nous ne sommes ni scandalisés ni surpris de la chaleur qu’un évêque catholique apporte dans la défense de sa foi contre des idées qui lui paraissent erronées et dangereuses. Nous supposons volontiers que MM. Littré, Renan, Taine et Maury, esprits dévoués à la liberté de penser, ne sont point offensés d’être discutés et contredits, et ne s’attendent point à recevoir d’un évêque des brevets d’orthodoxie ; mais la méthode employée contre eux par M. Dupanloup est-elle conforme aux règles d’une controverse équitable ? « Ce n’est pas une réfutation que j’entreprends ici, dit l’évêque d’Orléans, mais une simple exposition ; ce n’est pas une discussion, mais une réprobation. » Qu’est-ce à dire ? Vous prenez devant le public le privilège d’accuser et de réprouver, et vous rejetez la tâche de discuter et de prouver, et vous croyez pouvoir observer ainsi la justice envers vos adversaires ! Sans entrer dans le détail des questions, nous pouvons signaler l’injustice générale que vous commettez à leur égard : vous les traduisez devant un public ignorant, qui du moins ne connaît point l’ensemble de leurs travaux ; vous exposez à ce public des phrases détachées, des lambeaux d’idées qui, isolées du milieu où elles, se sont produites, perdent leur signification réelle, et prennent l’aspect d’assertions arbitraires et étranges ; vous omettez entièrement les méthodes scientifique ou philosophique par lesquelles les écrivains que vous voudriez combattre sont arrivés aux résultats réprouvés par vous, méthodes qui seraient, au moins devant un public prévenu et hostile la justification de la bonne foi de ces écrivains. Notre temps ne peut accepter de tels procédés, même de la part d’un évêque. La sortie de M. Dupanloup contre les représentans de l’école critique en France n’est point sans analogie avec le soulèvement qu’excita, il y a deux ans, dans l’épiscopat anglais, la publication des Essays and Reviews. Les auteurs de ce volume appartenaient, eux aussi, à l’école critique : ils étaient loin sans doute d’aller jusqu’aux hardiesses que M. Dupanloup reproche à l’école française ; ils appliquaient avec mesure la critique à l’exégèse des livres saints. Membres de l’église, professeurs des universités, ils relevaient directement de l’autorité épiscopale, et cette autorité ne leur a point épargné ses sévérités. Cependant on ne s’est pas contenté de les condamner, on les a du moins discutés. Une foule de réfutations méthodiques ont été publiées contre leur ouvrage. Un des membres les plus éminens et les plus éloquens de l’épiscopat anglais, l’évêque d’Oxford, n’a pas craint de se mesurer lui-même avec les auteurs des Essays and Reviews. Nous n’eussions eu rien à dire, si M. Dupanloup eût suivi cet exemple, qui demeure pour lui un enseignement. La discussion ainsi entamée n’eût sans doute point amolli la vigueur de M. Dupanloup ; mais elle l’eût rendu plus juste. Quand on examine ces grandes méthodes par lesquelles l’esprit humain fait effort pour repousser les limites de son ignorance et arriver à la vérité, il est d’ailleurs impossible de ne pas éprouver un sympathique respect pour ces nobles et laborieuses tentatives et pour ceux qui ont assez de résolution et d’énergie pour les entreprendre et les mener à bout. On sent que ces hommes méritent autre chose qu’un dédain superficiel et de violentes invectives, et qu’on n’en a point raison à aussi bon marché. Pour ne prendre que les écoles qui excitent la colère de M. Dupanloup, pour peu qu’on en ait observé les travaux et qu’on en ait aperçu la portée, on voit vite qu’elles méritent autre chose que le mépris. La philosophie allemande a été un des plus puissans efforts de l’esprit humain ; tandis qu’elle parvenait à ses conclusions par la méthode transcendantale, en France Auguste Comte, en appliquant la méthode d’induction aux sciences historiques, politiques et sociales, et en faisant en quelque sorte la contre-partie de l’école allemande, arrivait à des résultats concordans. C’est une chose curieuse que les esprits scientifiques qui ont été les plus initiés aux travaux de l’école allemande aient été amenés à faire grand cas de ceux d’Auguste Comte. Ce n’est pas seulement en France que cette combinaison s’est produite : on la remarque surtout en Angleterre. Un homme d’état anglais qui vient de mourir, sir George Comewall Lewis, un esprit exact, équilibré et sensé, s’il en fut, un homme qui s’était assimilé tout ce qu’il y a de vraiment scientifique dans les travaux de l’Allemagne moderne en rejetant les excentricités présomptueuses, avait également tiré grand parti d’Auguste Comte. Le nom de ce philosophe si peu connu parmi nous revient à chaque instant dans les livres de sir George Lewis. Nous croyons que de l’œuvre d’une école qui prétend séparer rigoureusement le domaine de la science du domaine de la foi, tout en étendant sans cesse les droits de la science, il y aurait pour la religion un parti meilleur à tirer que d’y aller rechercher des propositions excentriques et des sujets de réprobation contre quelques hommes. Ces hommes, même lorsqu’ils se trompent, ont pour titres à l’indulgence de leurs contradicteurs non-seulement la force, mais le désintéressement et la sincérité de l’esprit. Quant à nous, au risque de commettre une interprétation erronée des Écritures, nous voudrions, si nous avions à les juger au point de vue de la foi chrétienne, leur appliquer ces paroles de Jésus-Christ dans l’Évangile de saint Matthieu, qui n’est pas cependant le plus tendre des Évangiles : « Je vous déclare que tout péché et tout blasphème seront remis aux hommes ; mais le blasphème contre l’esprit ne sera point remis. Quiconque aura parlé contre le Fils de l’homme, il lui sera pardonné ; mais pour celui qui aura parlé contre l’esprit, il ne lui sera pardonné ni dans ce monde ni dans le siècle à venir. »

Nous venons de nommer sir George Lewis. Sir George a été remplacé à la secrétairerie de la guerre par lord de Grey et Ripon ; mais sa mort laisse dans la politique anglaise un vide qu’on n’a pas l’air de soupçonner sur le continent, et qui ne sera pas rempli de si tôt. Sir George Lewis avait une nature d’esprit qui est devenue bien rare aujourd’hui parmi nos hommes d’état. Il avait une érudition des plus vastes et des plus raffinées. Il a été pendant plusieurs années rédacteur en chef de la Revue d’Edimbourg. Il a écrit plusieurs ouvrages de critique historique, de politique spéculative et de pure érudition. Lorsqu’il n’était plus ministre, il occupait ses loisirs à copier et à élucider des manuscrits grecs. Homme de lettres et homme d’état, il n’avait cependant les qualités brillantes ni de l’écrivain, ni de l’orateur. Ce n’était ni un Macaulay, ni un Gladstone. Son autorité, quoique n’arrivant pas au public tout entière, était néanmoins très grande dans la chambre des communes et surtout dans le cabinet. Doué de remarquables aptitudes administratives, applicables à tout, il avait pu être tour à tour ministre des finances, ministre de l’intérieur et ministre de la guerre. C’était surtout à la rare pondération de son esprit qu’il devait l’influence qu’il exerçait autour de lui. Son intelligence était, si l’on peut ainsi parler, de complexion sceptique ; familiarisé avec toutes les hardiesses de la spéculation aucune témérité d’idée ne le choquait, ne l’effrayait, ne le trouvait intolérant, parce qu’il savait tout ramener à la mesure du réel et du possible. On assure que, dans le ministère actuel, il servait particulièrement de lest aux capricieux essors de M. Gladstone. Un grand rôle l’attendait. Les Anglais sont en ce moment dans une veine d’opinions conservatrices, et, aujourd’hui comme toujours, ils se délient en politique des hommes brillans. Les hommes influens, des partis, lorsqu’ils songeaient à ce qu’il y aurait à faire, si lord Palmerston venait à manquer à cette dictature morale qui lui est si volontiers décernée, jetaient les yeux sur sir George Lewis. C’était en lui qu’ils voyaient le leader et le futur premier ministre de la chambre des communes. Les grands whigs le préféraient à M. Gladstone ; une portion notable des tories le préférait à M. Disraeli. Sa mort enlève aux politiques prudens le leader de transaction sur lequel ils comptaient, et rend ainsi plus prochain et plus probable l’avènement du parti tory au pouvoir avec ses chefs actuels.

Quant à nous, nous ayons un motif particulier de regretter sir George Lewis dans la phase si difficile que traversent en ce moment les relations des États-Unis avec l’Angleterre. Nous avions remarqué que sir George Lewis envisageait avec beaucoup de sang-froid la question américaine, et avait fait utilement contre-poids, en plusieurs circonstances, aux dispositions trop partiales manifestées par quelques-uns de ses collègues contre les États-Unis. La présence dans les conseils de l’Angleterre d’un esprit aussi ferme dans la modération n’eût jamais été plus bienfaisante qu’aujourd’hui. La situation est d’autant plus grave, que les deux peuples, le peuple anglais et le peuple américain, ont tous les deux l’un contre l’autre des griefs positifs. Les Anglais ont à se plaindre des tracasseries inévitables qu’un blocus aussi étendu que celui dont les États-Unis entourent les états du sud suscite au commerce neutre ; ils ont à se plaindre du droit de visite exercé sur leurs navires, droit inséparable dans la pratique d’abus et de vexations auxquels doit être si sensible un peuple qui possède une marine commerciale si nombreuse et si active ; ils ont à se plaindre enfin de la saisie non encore justifiée de plusieurs paquebots à vapeur, employés au transport des malles, qui ont été arrêtés et conduits devant les cours des prises américaines comme faisant la contrebande de guerre. À toutes les époques, pour tous les pays, ces questions relatives au commerce des neutres, au droit de visite, à la contrebande de guerre, ont suscité les plus épineux litiges. Les Anglais, qui ont toujours fait la police des mers avec une rigueur impérieuse, ont toujours supporté cette police avec moins de patience que les autres lorsqu’elle était exercée sur eux. C’est dans de telles circonstances que leurs classes commerçantes deviennent particulièrement belliqueuses. Il ne faut pas se dissimuler qu’en Angleterre l’idée d’une guerre avec les, États-Unis devient de jour en jour plus populaire. Quant aux États-Unis, ils ne paraissent pas avoir de moindres sujets d’irritation. La sortie des ports d’Angleterre de corsaires confédérés les exaspère. C’est à la tolérance anglaise qu’ils imputent les pertes que l’Alabama a fait éprouver à leur commerce. Quelle ne sera pas leur indignation quand ils apprendront que le Japan a pu prendre la mer impunément ! La saisie de l’Alexandra, promptement opérée par le gouvernement anglais après le départ du Japan, sera-t-elle aux yeux des Américains une démonstration suffisante de la sincérité avec laquelle l’Angleterre entend pratiquer la neutralité ? Nous demeurons donc en Europe dans l’attente des impressions que produira en Amérique soit un nouvel exploit de l’Alabama, soit le départ du Japan, et malheureusement les fermens d’irritation qui existent déjà, les élémens inflammables que révèlent aux États-Unis toutes les manifestations publiques, les entraînemens fougueux propres aux états populaires nous permettent de craindre les complications les plus graves. Notre seul espoir, c’est que M. Lincoln et M. Seward comprennent l’étendue de la responsabilité qui pèse sur eux dans une telle crise, et que le cabinet de Washington ait la force et le courage de ne point se conduire à la face du monde comme un mob-government. Si le gouvernement américain est juste et sensé, il devra reconnaître que le ministère anglais apporte dans les transactions actuelles toute la mesure qui lui est possible, et fait des efforts très réels pour résister aux entraînemens belliqueux qui pèsent sur lui. Dans les cercles élevés de Londres et dans le parlement, on a le sentiment et de la gravité de la situation et des devoirs de modération et de prudence que cette situation impose ; on y a réprouvé les violentes provocations que M. Roebuck n’a pas craint d’adresser aux passions américaines. Le gouvernement américain se couvrira d’honneur aux yeux du monde, s’il apporte dans les questions litigieuses qui se sont élevées entre les deux pays un égal esprit de modération et un peu de cette patience qui est quelquefois une suprême habileté. Le patriotisme lui fait un devoir en ce moment de ne point outrer ses susceptibilités. Qu’il se souvienne que l’Angleterre n’est plus retenue par les mêmes intérêts qui la rendaient autrefois si patiente dans ses conflits avec l’Amérique ! Autrefois l’Angleterre avait à redouter que la guerre ne la condamnât à la famine du coton et ne mît les manufactures en détresse. Ce mal est fait aujourd’hui, et au contraire la guerre bloquerait le nord, débloquerait le sud et rendrait le coton aux Anglais. Pour les États-Unis, le désastre d’une guerre avec l’Angleterre serait sans compensation, assurerait l’indépendance des états séparatistes et répandrait dans le nord la ruine et l’anarchie.

La question de Pologne n’est pas moins désolante que les affaires d’Amérique ; nous en avons cependant meilleur espoir. C’est à bon droit que l’on dit que la question est européenne ; elle le deviendra chaque jour davantage. D’abord le mouvement dure, se généralise et donne à l’Europe la démonstration de plus en plus éclatante de l’impuissance du gouvernement russe. Nous avons sous les yeux une adresse non encore publiée de la noblesse du gouvernement de Mohilew, d’une des provinces qui ont été démembrées au premier partage en 1772, vingt et un ans avant la Lithuanie, et que la Russie revendique comme une possession naturelle de la race russe. Nous y lisons la déclaration suivante, signée par trois cent vingt-trois représentans : « Les persécutions les plus pénibles sont dirigées contre les opinions, les sentimens, les croyances des habitans les plus respectables de notre pays, étroitement associé depuis des siècles aux destinées de la Pologne. Le caractère politique de ces persécutions se révèle dans les tendances des autorités locales et surtout dans leurs efforts pour semer la discorde entre la noblesse et la population rurale. Dans ces circonstances, nous aurions dû consacrer toutes nos délibérations à l’étude de la situation anormale et désespérante où se trouve plongé le pays ; mais nos vœux et nos espérances, exprimés par les habitans des gouvernemens de Minsk et de Podolie et par la noblesse de notre district de Rochaczew, tous issus de la même race et membres de la même famille, loin d’avoir été entendus, n’ont fait qu’attirer sur nous de nouvelles rigueurs. En conséquence, et vu l’absence aujourd’hui de toute sécurité personnelle, la noblesse de Mohilew se voit forcée de circonscrire aux faits ci-dessus consignés l’objet de ses délibérations. » La réponse du gouvernement russe à cette protestation inspirée par un incontestable patriotisme polonais a été l’arrestation des maréchaux de la noblesse.

Tout annonce que la situation s’aggrave pour la domination russe en Pologne, et il n’y a pas de preuve plus décisive de ce fait que le redoublement des violences du pouvoir. Quelle idée la Russie pense-t-elle donner à l’Europe de la légitimité de sa domination sur la Pologne, lorsqu’elle ne craint pas de se montrer contrainte de mettre aux arrêts l’archevêque de Varsovie, d’abord si modéré et si conciliant, et d’enfermer ses chanoines dans la citadelle ? Tandis qu’elle étend une main barbare sur ces agitateurs d’étrange sorte, elle est trop faible pour pouvoir saisir dans une ville de cent cinquante mille âmes un invisible gouvernement révolutionnaire qui exerce son autorité avec une activité et une promptitude inconcevables. L’Europe sait aussi que toute la garde impériale est en Pologne, que Pétersbourg n’a plus pour garnison que des soldats étiolés arrivés des extrémités de la Russie, et que l’armée de Pologne, brisée en détachemens, est harassée et démoralisée. Elle peut pressentir que le gouvernement du grand-duc Constantin est une expérience terminée, que le système du marquis Wielopolski est ruiné, que le marquis sera forcé de se retirer, et que le général de Berg, demeuré seul, essaiera de noyer le mouvement polonais dans le feu et dans le sang.

Mais le mouvement polonais et l’impuissance de la Russie augmentent, par leur durée même, la responsabilité de l’Europe, et rendent plus manifestes le droit et le devoir pour elle d’intervenir dans la solution de la question polonaise. L’action commune des trois grandes puissances, la France, l’Angleterre et l’Autriche, commence à s’exercer avec les lenteurs diplomatiques ordinaires, mais enfin elle s’exerce. Peut-être les puissances d’une moindre importance devront-elles s’apprêter à participer à cette grande transaction, si, comme nous le souhaitons et comme tout le fait espérer, elle garde jusqu’au bout le caractère européen. Parmi les états de second, ordre auxquels l’opinion publique assigne un rôle possible dans les affaires de Pologne, la Suède figure en première ligne. Le peuple suédois n’a pas été avare de manifestations envers la Pologne. L’antipathie nationale de la Suède contre la Russie est connue ; c’est un des plus vifs sentimens populaires de la Scandinavie. Les petits enfans y savent tous par cœur la chanson du roi Charles XII, dont chaque strophe amène le refrain ; « Arrière les Moscovites, en avant les enfans bleus ! » Mais quoi qu’on en ait dit, le ministère suédois et son chef, le comte de Manderstrom, ont des habitudes trop circonspectes et trop pacifiques pour monter du premier coup à la même hauteur que le sentiment populaire. Nous ne craignons point cependant que le gouvernement suédois manque au rôle que les événemens pourraient lui offrir. C’est surtout la Prusse dans les circonstances qui se préparent que nous ne voudrions pas voir rester en arrière. Ce serait pour la Prusse un coup de génie que de prendre enfin parti pour l’Europe soutenant une cause libérale et juste. Un député libéral, M. de Roenne, va fournir à la Prusse une occasion de sortir d’une position ambiguë qui compromet ses plus manifestes intérêts. M. de Roenne va mettre la deuxième chambre prussienne en demeure de prononcer que « la convention de cartel conclue avec la Russie en 1857 n’oblige pas l’état. » La motion de M. de Roenne est fondée sur l’article 48 de la constitution, ouvertement violé par le traité de cartel. En se ralliant à cette motion, le parti libéral, qui a la majorité dans la deuxième chambre, dégagera la Prusse d’une solidarité odieuse, et détournera d’elle la menace de périlleuses complications.

E. FORCADE.


LA POÉSIE ET LES POÈTES EN 1863.

Il y a plus de vingt-cinq ans, ici même, un critique déplorait la stérile abondance de la poésie médiocre, ou, si l’on veut, de la petite poésie : la seconde épithète est plus courtoise que la première. Il constatait que le public se contentait dès lors de quatre ou cinq poètes d’élite, écartant le reste avec un impitoyable dédain. Les choses ont peu changé depuis un quart de siècle. Le nombre des poètes acclamés tout d’abord ne s’est guère accru ; ceux que la foule semblait avoir adoptés de préférence ont même perdu un peu, si ce n’est beaucoup, de leur prestige. Est-ce l’heure de la justice qui est arrivée ou celle de l’indifférence ? Les uns ont cessé de vivre, les autres ne donnent plus que de la prose ou de faibles vers ; leur génie est plus loin de nous, et la médiocrité est plus près, comme une marée montante qui menace de tout recouvrir. Les reproches de la critique d’alors passeraient au-dessus de la tête des rimeurs actuels. Aujourd’hui le mauvais et l’absurde le cèdent encore à l’insignifiance des élucubrations poétiques.

Mais il faut laisser le dédain absolu aux esprits que n’intéresseront jamais les destinées de la poésie : si tant d’œuvres avortées nous fatiguent, tâchons du moins d’en faire notre profit par quelque côté. Rien n’abâtardit les esprits comme le spectacle perpétuel du médiocre. Mieux vaudraient certes les folles hardiesses d’un autre temps : parfois, au milieu du plus détestable chaos, perçait un éclair de talent. Le mauvais n’est-il pas d’ailleurs, en mainte occasion, l’envers du talent même ? Mais quelle triste chose quand il n’est que la doublure du médiocre ! Une telle misère rend plus rigoureux les devoirs de la critique, chargée de la défense du beau et du vrai ; c’est là-dessus que nous voudrions arrêter un instant l’attention du public. Au point où nous sommes parvenus, le médiocre même et le mauvais peuvent indiquer la voie qu’il faut prendre en montrant celle qu’il ne faut pas suivre, et leur présence en toute chose, grave symptôme de la débilité des esprits, réclame un remède énergique.

Plus d’un va répétant que la critique ne sert de rien. C’est là une erreur étrange. Sans compter que la critique rappelle au souci d’eux-mêmes et du bon sens les écrivains de mérite égarés, pour peu qu’ils aient de bonne foi, et encore bien qu’ils refusent d’en convenir, elle instruit le public et ne fait pas de ce côté une besogne inutile. Lorsque le talent domine, c’est assez de le discuter et de l’apprécier ; lorsqu’il est absent, il importe d’en provoquer le retour par un appel sévère au goût du public, de ce public qui est précisément la foule cultivée d’où sortent les écrivains et les poètes. Si vous êtes juste, et dur au besoin, vous découragerez une partie de ceux qui ne devraient pas écrire, et quant aux esprits qui ont en eux un germe de talent, vous les empêcherez de gaspiller ce germe par une indulgence prématurée pour eux-mêmes ; vous leur imposerez, par le fait seul de votre critique lue, méditée, acceptée bon gré, mal gré (puisque nous la supposons équitable), un frein et une discipline.

Mais que de patience exige cette revue du médiocre ! C’est toujours le même écho de M. de Lamartine, le plus imité et le plus imitable de nos poètes modernes ; c’est toujours la même protestation de modestie, que dément la publication du livre, et que dément encore l’inévitable exegi monumentum par lequel l’auteur se console à l’avance des attaques de la critique, insensible aux accens de sa muse. C’est toujours le même certificat de talent donné par un poète en renom et la même invocation des gloires de la littérature contemporaine, comme si un tel certificat et une telle invocation avaient de quoi suppléer au défaut de souffle et de vigueur. Enfin c’est toujours la même logomachie et le même thème éternellement rebattu : Contemplation, Ascension vers Dieu, Tristesse d’amour, l’Idéal, la Chanson de la brise, etc. Quant aux étoiles, aux fleurs, aux parfums, aux rayons, aux larmes, à l’infini, il en est fait dans ces vers un abus effroyable. La muse d’aujourd’hui (si c’est là une muse) s’en va reprendre, comme une servile discoureuse, le langage usé des précédentes années. Quand Rabelais peignait si plaisamment ces gens qui « de néant faisoient choses grandes, et grandes choses faisoient à néant retourner, » qui a coupoient le feu avecques un Cousteau et puisoient l’eau avecques un rets, » il ne croyait se railler que des abstracteurs de quintessence philosophique ; mais la moqueuse allégorie s’applique fort bien aussi aux poursuivans malheureux de la poésie.

L’un écrit le Poème de la Vie[1], ou ce qu’il juge tel, en quatre épisodes : Eula, Roger, Marguerite, la Voix des Morts, et prévient obligeamment le lecteur de ce qu’il doit trouver dans ces quatre épisodes. Le lecteur ne trouve rien qu’une versification vulgaire et une langue à l’avenant, que nulle idée n’illumine, que nulle vive émotion n’échauffe. Un autre[2], associé correspondant de l’académie de Clermont, publie un volume d’Isolemens ! Ce pluriel barbare annonce un recueil de comédies et de poèmes. Le théâtre se compose de deux comédies et d’un proverbe où l’auteur ne badine pas. Quant au style et au goût raffiné de l’écrivain, en voici un exemple. Une marquise dit élégamment d’un fauteuil où son mari s’asseyait :


....... De mon défunt époux
Il encadrait, hélas ! les momens les plus doux.


N’est-ce point le cas de dire avec Cathos, dans les Précieuses ridicules : « Ah ! mon Dieu, voilà qui est poussé dans le dernier galant ? » Évidemment la poésie n’est pas le fait de l’auteur. Que n’use-t-il de la prose ? Le compliment de M. Jourdain n’était pas rimé.

L’auteur des Rêves poétiques[3] s’est aussi trop pressé d’acheter


....... La triste expérience
Sous les feux dévorans de la publicité.


Il se félicite un peu tôt de la liberté grande et de la bonhomie du public. Quelle nécessité le presse, s’il fait des vers depuis qu’il est né (il l’avoue), de « fouiller ce tas poudreux » pour nous « chercher quelque chose ? » Après avoir prié le public de ne pas siffler encore, il s’enhardit et invite le lecteur à le venir voir sous sa treille :


Et ta main de lauriers ceindra mon front vainqueur.


Nous ne prétendons pas troubler le contentement de l’auteur, ni lui interdire de chanter cacalaca avec le coq, dont le cri n’est décidément plus cocorico ! Il ne faut pas contrarier les gens pour si peu ; mais à quoi bon se montrer en public pour célébrer d’une façon banale des poètes mille fois applaudis ? À quoi bon appeler M. de Lamartine un cygne


Dont l’admiration poursuit la trace d’or ?


Est-il urgent d’exalter M. Victor Hugo chaque fois qu’il soufflera dans sa trompe sonore ? La trompe d’ailleurs n’est pas un instrument heureux. L’auteur paraît l’aimer à l’excès ; mais pourquoi le prêter si libéralement aux autres ? M. Victor Hugo, qui en gratifie le vent de la mer, ne voudrait peut-être pas en agréer l’hommage pour lui-même.

Un versificateur dés colonies[4] entre fièrement en lice de la sorte : « Ce volume a une physionomie particulière ; il peint un ciel, un climat, des mœurs, qui forment un contraste frappant avec le ciel, le climat, les mœurs de la vieille Europe. Cette circonstance doit en faire l’originalité, si l’exécution répond au sujet lui-même. » Malheureusement, pour être né aux Antilles, pour avoir rêvé sous des bananiers ou des cocotiers, au lieu de rêver sous des hêtres ou des sapins, et pour avoir vu mûrir le fruit du manguier et s’étendre les champs de cannes « au sein des campagnes de la Guadeloupe, » l’auteur ne possède pas l’art de répandre sur les choses qu’il décrit « une vraie couleur locale. » Ces Fleurs des Antilles n’ont ni plus ni moins de parfum que les fleurs étiolées d’Europe dont nous parlions tout à l’heure ; quelques noms exotiques font tous les frais de cette poésie, alimentée par les lieux communs de la poésie la plus ordinaire. L’auteur chante le Tropique du même ton qu’il dirait, s’il avait écrit les Isolemens :


Prends ta mante,
Ma charmante, etc.


Les vers qui doivent nous peindre « les mœurs de la race noire » n’ont guère plus de couleur ni d’accent. On ne trouve rien dans les Congos ; le Vieux nègre est une espèce de complainte dolente, la Vieille négresse et le Bamboula offrent quelques vers meilleurs : mais la principale qualité du volume, c’est d’être mince.

Tel n’est pas le mérite d’un livre prosaïque, imprimé très fin et comprenant un poème en trois chants compactes, Valdésie[5], épopée moderne où l’expulsion des Vaudois au XVIIe siècle par la maison de Savoie, leurs années d’exil et leur rentrée au pays natal, en 1689, devaient être célébrées tout au long ; mais, trente chants n’ayant point suffi au fils des Vaudois pour toutes ces péripéties, il s’est contenté d’achever la première partie, qui raconte « la guerre d’expulsion, » et de résumer le reste a dans un court épilogue. » Et voilà comment ce poème a été limité aux proportions dans lesquelles il paraît aujourd’hui ! L’auteur est venu prouver une fois de plus que ce n’est pas assez des intentions les plus honnêtes pour mériter le titre de poète. Assurément l’histoire des Vaudois est émouvante ; mais la moindre page de vérité nue ferait bien mieux notre affaire que les trente chants d’un poème dont le style confus et embarrassé n’est même pas toujours exempt de fautes de langue et de grammaire : témoin ce vers :


Pourquoi trembler l’hiver dans la saison des fleurs ?


Trembler est mis là pour craindre, appréhender. Et plus bas il est dit :


Les troupeaux que l’on garde en ces lointains parages
Hésitent d’avancer


Montons d’un degré au-dessus de ces rimeurs empêchés dans leurs propres pièges. M. Van Hasselt n’est pas un versificateur novice, et il nous présente solennellement des poèmes, des paraboles et des odes[6] qui ont l’ambition de régenter le monde par les vérités qu’ils révèlent. M. Van Hasselt embrasse dans un langage symbolique les destinées de l’humanité. C’est un penseur, que dis-je ? c’est un prophète ! Et malheur aux traînards qui signalent en lui des tendances mystiques ! Il les terrasse du regard, il repousse avec force ces « frelons jaloux, » ces « vils buissons » ou, si vous le préférez, ces « typhons » en révolte qui osent faire obstacle aux volontés du génie ! Malgré les Études rhythmiques dont le recueil termine le volume, et qui auraient dû introduire la variété dans l’œuvre de l’auteur, il gardé par-dessus tout le culte de l’alexandrin inflexible. En outre, ni dans l’Établissement des Chemins de fer, ni dans la Mission de l’Artiste, ni dans le But de l’Art, ni ailleurs on ne découvre trace d’originalité. Quelques vers élégans dans le Poème des Roses, quelques beaux vers dans les Quatre Incarnations du Christ, où l’on entend les voix du monde romain, quelques petites pièces d’un rhythme gracieux, voilà tout ce qu’on peut remarquer dans ce volume. Le Ruisseau dans les montagnes n’est qu’une fable de La Fontaine, la Rivière et le Torrent, déguisée en parabole. Dans le poème des Quatre Incarnations, l’auteur abuse des personnifications de la nature inanimée. Il est en cela de l’école de M. de Laprade, qui anime un peu trop volontiers les glaciers, les lacs, les sapins et les vieilles armures. M. Van Hasselt évoque successivement et fait parler l’étoile de Bethléem, les temples païens, l’église future, un rocher de Syène, un marais, la harpe de David, l’avenir, le Golgotha, les coteaux d’Engaddi, l’éponge du Calvaire ; j’en passe la moitié. Voilà de singuliers personnages ! Les poésies de l’auteur dénotent un vif désir d’omnipotence littéraire ; mais tout en lui est artificiel, et c’est pourquoi il n’embrasse que de pâles effigies, privées de sang, de couleur et de mouvement. Retenu par le poids des vérités qu’il porte, M. Van Hasselt ne saurait ni courir ni marcher, et reste majestueusement en place. Il voudrait cependant avoir a le pied familier avec l’inaccessible, » ce qui ne laisse pas d’être malaisé ; mais rien ne coûte à qui rêve. Seulement, pour faire entendre


....... aux foules amassées
La langue des grands cœurs et des mâles pensées,


il faut d’abord avoir des pensées et une langue intelligibles, une sensibilité qui émeuve les cœurs ; il faut écarter le voile des légendes, au lieu de l’épaissir. On acquiert ainsi quelque droit aux sympathies de la foule, on gagne en chaleur et en force tout ce qu’on perd en gravité de commande.

Continuons courageusement la tâche commencée. Les Légendes dorées[7] de M. Charles Fournel empruntent leur titre au recueil fameux de Jacques de Voragine, bien que M. Fournel prenne de toutes mains les légendes qu’il rime. Si celle de Saint Christophe par exemple est donnée par Jacques de Voragine, celle de l’Homme et la Mort est prise dans la Bibliothèque bleue, et n’est qu’une version de l’histoire du Bonhomme Misère, bien plus intéressante sous la forme traditionnelle que dans les vers de l’auteur, où l’on reconnaît l’influence du conte napolitain recueilli par M. Prosper Mérimée dans Federigo. La légende du Moine et de l’Oiseau céleste est extraite d’un sermon de Maurice de Sully, évêque de Paris au XIIe siècle, et M. L. Moland cite le texte même dans le livre des Origines littéraires de la France. M. Fournel aurait pu indiquer ces sources diverses dans un court appendice ; le volume y eût gagné d’être plus complet et plus curieux. Plusieurs de ces légendes rimées renferment de jolis vers et des tableaux empreints de la couleur chrétienne des vieux temps. Pourtant l’archaïsme de M. Fournel n’est pas toujours acceptable. « Ces emprunts au langage du passé, dit-il, ne sauraient m’être reprochés ; nous avons le droit de puiser au trésor que nous ont laissé nos pères… Les fables et les diverses poésies du plus charmant auteur du temps de Louis XIV ne contiennent que très peu de vers écrits dans la langue de Boileau et de Racine : c’est un illustre exemple. » Rien de plus vrai ; mais un tout petit point décide l’usage ou l’abus : La Fontaine est un grand artiste, et tel n’est point le cas de M. Fournel. Il manie mal le vers libre, si léger aux mains de nos conteurs. Il le laisse aller au hasard, et nous lui reprocherons encore d’être prolixe et terne où il faudrait être vif, enjoué, tout au moins facile, ce qui ne veut pas dire incorrect. Un écrivain soucieux de la langue ne dira jamais, sous prétexte de style familier :


....L’hôtellerie
Était bien humble et dépérie.


Reproduire jusqu’aux gaucheries gothiques des œuvres du moyen âge, c’est un peu trop d’exactitude dans l’imitation.

Essayons d’un autre volume. Mme  Penquer, l’auteur des Chants du Foyer[8], est une Bretonne ; mais elle ne s’inspire pas de Brizeux, tant s’en faut. C’est M. de Lamartine qu’elle adopte pour dieu et qui lui témoigne le désir « de voir de si beaux sentimens reproduits, non-seulement pour lui, mais pour la poésie et pour la France. » La poésie et la France doivent-elles des actions de grâces à Mme  Penquer ? Franchement il nous paraît que non. Bien que M. de Lamartine lui ait dit (ne s’exagère-t-elle pas les choses ?) :


....Madame, il faut ouvrir votre aile !
L’avenir vous prépara une page immortelle !


nous doutons de cette aile et de cette page ; nous aurions cependant prêté l’oreille aux humbles prémisses de Mme  Penquer, si elle n’avouait dans une post-face, qui n’est pas humble, que ce a faible embryon » voudrait « cueillir des lauriers ; » si, en le nommant un « pauvre mendiant » et un « petit aveugle-né, » elle ne le nommait aussi un aiglon ; si elle ne le léguait enfin (sans se mettre en peine d’accorder toutes ces métaphores) :


À ceux qui marchent sur la terre,
À ceux qui planent dans l’azur.


Nous ignorons ce que peuvent en penser les élus qui planent dans l’azur ; pour nous qui marchons sur la terre, nous n’acceptons le legs de cet aiglon que sous bénéfice d’inventaire. À parler net, Mme  Penquer, dont le vers est harmonieux et souvent bien venu, en eût tiré un tout autre parti, si elle se fût rendue l’interprète des beautés poétiques de la Bretagne, qu’elle appelle « ma triste Bretagne. » Le meilleur de ce qu’elle offre au public est dans trois ou quatre pièces qui ont un peu de la saveur du pays, comme Kérouartz, l’Ange du château de Penmarch, la Ferme, l’Aven ; mais l’auteur reflète plutôt d’habitude la phraséologie des Harmonies et de Jocelyn qu’il n’exhale des sentimens bien personnels. On s’aperçoit que la fluidité de cette poésie ne laisse rien après elle. Comment tout ce qui entourait l’auteur, tout ce qu’on cherche si loin et qui est si près quelquefois, comment l’originalité, absente des nuages, des étoiles et de l’immensité, présente dans le pays natal, dans la race, dans le foyer aimé, ne semble-t-elle pas l’avoir frappée ? C’est que Mme Penquer s’est nourrie de mots avant d’avoir vécu et pensé :


À l’âge où les enfans maudissent les études,
.................
À l’âge où le cœur dort, où l’esprit se mutine,
Moi, je savais déjà des vers de Lamartine.


De là ce besoin de rimer sans cesse, en s’abandonnant aux caprices d’une imitation qui s’ignore ; de là une poésie aisée et molle, que nulle saine discipline ne contient. Le vrai poète, dit l’auteur naïvement,


C’est celui dont le vers est libre, audacieux,
Sans effort et sans frein, sans travail, sans rature.


Mme  Penquer n’imagine pas un moment les difficultés que l’artiste doit vaincre pour émanciper le poète. Elle est punie pour avoir pris trop à la lettre ce précepte qu’elle émet quelque part :


Tous les jours tu liras des vers de Lamartine.


Elle eût rencontré mieux et trouvé plus de vers dignes d’être retenus, si elle fût restée fidèle aux sentimens exprimés dans ce passage :


Ô vallon de l’Aven, où le mûrier sauvage
S’enlace au jonc noueux qui croit sur le rivage !
Ô sentiers ombragés ! ô rochers ! ô menhirs !
Je vous dédie ici mes meilleurs souvenirs !


Nous en étions là de nos lectures, cherchant quelque brin de fraîche poésie et n’apercevant guère que des fleurs fanées, lorsqu’un petit volume de modeste apparence est tombé sous nos yeux. Le Roman de la vingtième année[9] est un recueil d’une soixantaine de pages, ne contenant que de courtes pièces de vers ; mais l’auteur, M. Francis Pittié, est dans ce peu de rimes plus réellement poète que tous les rimeurs dont nous avons cité les essais. Il est vrai que la moitié peut-être du recueil se compose de traductions ou d’imitations des poètes étrangers, des poètes allemands surtout : Louis Uhland et Henri Heine ont bien inspiré le jeune poète. Là aussi brillent les noms de Goethe, de Rückert, de Petoefi, d’OEhlenschlaeger et de Miçkiewicz. Il serait curieux de comparer l’imitation d’une poésie de Burns, Nannie, donnée par M. Pittié, avec l’imitation du même morceau par M. Leconte de Lisle. L’illusion déçue, traduite bien des fois, rappelle la charmante version d’Alfred de Musset, le Rideau de ma voisine. C’est une tendance caractéristique de notre temps que ce besoin de traduire les pensées et les émotions d’autrui, et c’est une tendance qui date de peu d’années. À mesure que la sève nationale s’est retirée, on s’est de plus en plus rattaché aux productions du dehors, quand on ne copiait pas servilement les poètes français de quelque valeur, ou quand on ne s’avisait pas de suppléer à la poésie par les artifices d’un archaïsme infécond. La tâche du traducteur était et est restée utile ; mieux vaut, si l’on ne crée, populariser les créations d’autrui que s’user en redites vulgaires. Le bagage de M. Pittié, pris en bloc, est peu considérable ; il l’est moins encore, si on le réduit aux poésies purement personnelles. Pourtant nous en dirons quelques mots. Aujourd’hui la voix du poète est faible, mais elle est douce et pure, elle n’est pas celle du voisin : c’est quelque chose, en un temps d’effacement ou de grossières excentricités, qu’un accent distinct. Bien qu’il traduise les poètes du Nord, l’auteur n’est pas Allemand de langage. Il aime Brizeux et lui emprunte l’épigraphe de ce recueil ; comme lui, il chante une Marie qui lui tient lieu de muse. Voici quelques vers de M. Pittié :


Je sais un chemin creux où le lierre, qui grimpe,
Au col des grands tilleuls s’enlace en verte guimpe :
Réduit impénétrable au passant affairé,
Cadre fait tout exprès pour ton front adoré.
Comme un grand éventail qu’on remûrait à peine,
La brise parfumée y retient son haleine ;
La mésange au front noir, le merle et les pinsons,
De rameaux en rameaux, égrènent leurs chansons.


Il manque au poète novice plus de force et plus d’art, mais il donne la note juste. « Je suis moins un poète, je le sais, dit-il, qu’un homme ardemment et sincèrement, épris de tout ce qui est délicat et pur, grand et noble. » Cette réserve est de meilleur augure pour l’avenir poétique de l’auteur que l’orgueil anticipé de la plupart des rimeurs qui débutent. Qu’il se défie toutefois de l’attrait des vers faciles, qu’il se fortifie par l’étude des maîtres, et, plus jaloux de l’art que des chimères d’une imagination nuageuse, qu’il préfère le moindre sentier fleuri et connu de lui aux courses effrénées par monts et par vaux, entre ciel et terre, courses dont l’esprit se lasse, qui laissent le cœur froid, et sont de nul profit tant pour la recherche du beau que pour celle du vrai.

Somme toute, le trésor de la muse contemporaine est pauvre. Quelques heureux emprunts faits aux génies étrangers ne régénèrent en rien le principe même de notre poésie ; le retour vers les âges lointains est tout aussi indifférent à ses destinées futures. De fait, point de puissance nouvelle qui s’atteste par des œuvres. Où est l’accent profondément ému ? où est de nos jours l’âme de la poésie ? La critique attend la renaissance d’un art qui, après un éclat extraordinaire, ne donne plus signe de vie ; elle ne souhaite rien tant que, de pouvoir en présager le retour. Les chercheurs d’abîmes et de rimes sonores bataillent volontiers contre la critique, interprète en dernière analyse du sentiment public. Ils se plaignent qu’on rebute leur poésie. Eh ! non, vraiment ; ils se méprennent à plaisir : c’est le manque de poésie qu’on déplore dans leurs œuvres, et c’est pourquoi la critique les renvoie si peu satisfaits, quand d’aventure elle parle d’eux.

Le vrai poète n’entre pas dans le monde comme un conquérant d’opéra-comique, ni comme un géant des contes de fées, voulant tout escalader et croyant tout dominer d’un mot. Il ne procède pas au moyen de formules sibyllines. Il est ému avant tout, hésitant et timide, même lorsque le talent reconnu doit lui donner plus tard l’assurance et l’audace. Il sait bien que, pour chanter l’homme et la nature, il faut les comprendre, ce qui demande quelques réflexions. Au lieu de franchir les Alpes d’une enjambée et de vouloir prendre la mer dans une coquille, comme l’enfant de la légende, il s’arrête pensif en face de tant de choses qui l’attirent, le saisissent et lui imposent réellement ; mais il n’affecte pas de voir en tout des symboles, des mystères fantastiques, de causer avec l’infini, d’aller à cheval sur un rayon de soleil, ni de prendre les étoiles à la pipée. On dirait que l’ode et l’élégie peuvent seules répondre aux aspirations grandioses de nos poètes. Quand ils ne pleurent pas de gaîté de cœur ou quand ils ne déclament pas, ils se croient déchus de leurs privilèges de noblesse. Si l’épopée ne convient qu’aux jeunes races, n’est-il plus de forces vives pour le drame, plus de verve joyeuse pour la comédie, plus de verve caustique pour la satire ? Avons-nous su enfin tirer parti de la poésie intime, que des maladroits ou des niais ont faussée ? Quand donc chantera-t-on les affections de la famille, les sentimens de l’homme qui lutte contre les nécessités réelles de la vie ? Quand chantera-t-on aussi la tâche du citoyen en dehors de la guerre, et quand renouvellera-t-on cette alliance de l’art avec la science de la nature inaugurée par Lucrèce ? Mais, pour entreprendre quelque œuvre de ce genre, il faut commencer par apprendre la vie ou la science, et l’on veut, pour être poète, se passer de tout apprentissage. De là vient que le mérite est rare, la prétention universelle, et que, poussé par cette impuissance vaniteuse, on va chercher en songe (ce qui est commode) la poésie au-delà des monts, en Orient, dans le ciel, aux antipodes, avant de l’avoir saisie et pénétrée dans le coin de pays que l’on habite, dans les choses familières dont on est enveloppé, comme on veut aussi rêver de la grande humanité en dédaignant la petite, qui peuple la patrie, la province et le canton où l’on vit. Folie et chimère ! C’est la prétention qui, plus que tout, empêche la poésie d’éclore, quand celle-ci existe en germe ; c’est elle encore qui provoque aux essais malheureux les imaginations faites pour la prose et le travail commun. Quand on sentira davantage en toute chose la poésie qui s’en exhale, on aura plus de sévérité pour ceux qui l’exprimeront mal ou faiblement ; on aimera davantage ceux qui l’exprimeront avec un accent ému, et ce sera là le remède au débordement de vers médiocres et à l’indifférence en matière de poésie qui nous désolent aujourd’hui.


FELIX FRANK.


Histoire de France, par M. Auguste Trognon[10].


L’auteur de ce livre rappelle, au début de sa préface, qu’il a publié, il y a environ quarante ans, des travaux d’histoire. On ne l’a pas tant oublié qu’il le suppose ; on se souvient que M. Auguste Trognon faisait partie de cette élite de jeunes gens qui s’élançaient alors avec tant d’ardeur dans toutes les routes ouvertes à l’activité de l’esprit. Jamais génération n’entreprit de plus grandes choses et n’eut tant d’espérance de les voir s’accomplir. Sans parler de la liberté politique, qu’on pensait bien avoir conquise pour toujours, on voulait d’un coup créer une philosophie nouvelle, rajeunir, la poésie, renouveler l’histoire. De toutes ces entreprises si hardiment tentées, plusieurs ont, hélas ! tout à fait échoué, d’autres n’ont qu’à moitié, réussi ; mais il en est une au moins dont le succès a été complet. Nous avons changé la façon de comprendre et d’écrire l’histoire. Retrempée à l’étude des sources, l’histoire y a puisé une intelligence plus vraie du passé, elle y est devenue plus originale et plus vivante, et l’on peut affirmer que cette grande réforme sera, aux yeux de la postérité, le plus beau titre de gloire de notre littérature.

M. Trognon, dans ce travail, avait été l’un des ouvriers de la première heure. Détourné par des fonctions délicates, et qui réclamaient tout son temps, il revient, après plus de trente ans, à ces études de sa jeunesse, et donne au public les deux premiers volumes d’une histoire de France. Ce n’est point une œuvre d’érudition, elle n’a pas la prétention d’être savante, elle n’affecte pas des airs de nouveauté. M. Trognon avoue franchement qu’il a profité des travaux des autres, quand il les a trouvés bons. Il a lu MM.  Guizot, Michelet ; il a pris son bien chez eux sans scrupule. Le seul mérite qu’il s’attribue, c’est d’avoir résumé tous leurs travaux, et de les présenter réunis dans un cadre restreint. Ce n’était pas une petite affaire. Depuis que l’histoire est en faveur, l’activité des érudits s’est portée vers elle ; chaque époque a été étudiée avec soin, et il n’est pas un fait de quelque importance qui n’ait été l’objet de savantes recherches. Aussi peut-on dire que, pour ceux qu’attire principalement l’histoire générale, la route est encombrée de matériaux de tout genre. L’esprit risque de se perdre au milieu de cette abondance, et réclame quelques travaux d’ensemble qui l’aident à s’y reconnaître. C’est une œuvre de cet ordre que M. Trognon a voulu écrire. Il a borné ses prétentions à être utile, et il n’est pas douteux qu’il n’y ait réussi.

Le sujet d’abord y est bien circonscrit, et l’ouvrage ne remonte pas trop haut. C’est un grand mérite, aujourd’hui surtout, car il y a des écrivains qui ont tellement la manie d’être complets que, lorsqu’ils veulent faire l’histoire d’un pays, ils parlent d’abord de sa formation géologique, et remontent plus haut que la création de l’homme. C’est une grâce qu’ils nous font que de vouloir bien descendre au déluge. Pour M. Trognon, l’histoire de France ne commence qu’avec l’arrivée des Francs. Après quelques pages très fermement écrites sur les transformations du régime municipal en Gaule à cette époque et les conséquences de l’établissement du christianisme, M. Trognon se jette résolument dans le tumulte des invasions et au milieu de cette mêlée confuse d’événemens sans importance qui composent l’histoire des fils de Clovis. Cette partie est très sagement traitée, et les faits y sont racontés avec toute la netteté que le sujet comporte. Ce n’est pas sa faute, si elle n’est pas plus intéressante, et il faut s’en prendre à l’époque même plus qu’à celui qui la raconte. Si Augustin Thierry est parvenu à faire lire avec tant d’agrément ses récits des temps mérovingiens, c’est que, par la facilité du plan qu’il s’était tracé, il pouvait ne prendre que quelques épisodes de cette histoire, choisir ceux qui lui semblaient pouvoir intéresser le public, et surtout les raconter en détail, car ce sont les détails qui donnent la vie à un récit. Mais quand on n’écrit qu’un résumé et qu’on est forcé de s’en tenir aux choses importantes, quand, par la loi même de son ouvrage, on s’impose le devoir de renoncer à mentionner ces petits faits qui peignent les hommes et les époques, il faut bien s’attendre à une peinture moins vivante, à un ouvrage moins attrayant. Est-il possible d’ailleurs de prendre un intérêt bien vif à des temps si peu semblables aux nôtres, et quelle sympathie peut nous attacher à des personnages qui n’ont rien de nos passions ni de nos mœurs ? Ce passé de la France n’appartient pas à la France même ; toute cette barbarie nous est étrangère, et il ne nous semble pas qu’aucun des élémens qui constituent notre société soit venu de là.

La France d’aujourd’hui ne commence véritablement qu’avec la langue française, c’est-à-dire vers le XIe siècle, à l’avènement de la troisième race. Dès ce moment, nous nous reconnaissons dans le passé, et nous démêlons dans les personnages qui occupent la scène les traits de notre caractère national. Cependant entre eux et nous il y a encore de grandes différences. Notre société est sortie de celle du moyen âge, mais en la reniant ; les croisades et la chevalerie sont assurément de belles choses, mais ce sont des choses bien mortes. M. Trognon n’essaie pas de les ressusciter ; il n’a pas pour le moyen âge cette passion aveugle qu’on a quelquefois essayé de nous inspirer, et qui, Dieu merci, passe de mode. Il n’en dissimule pas les côtés faibles en même temps qu’il en dépeint avec plaisir les beaux momens. Un de ses récits les plus agréables à lire est celui du règne de saint louis. On voit que cette douce et sereine figure lui plaît, et qu’il veut la faire aimer. Il n’a pas de peine à y réussir, car, en dépit des siècles, saint Louis est encore un des souvenirs les plus populaires de notre histoire, et il n’y a pas de saint que nous tenions pour saint plus volontiers, sans avoir besoin pour cela de recourir à la volumineuse procédure qu’on mit douze ans à instruire avant de le canoniser.

Toutefois l’intérêt véritable de l’histoire de France commence pour nous quand se montrent les élémens dont est formée la France d’aujourd’hui, c’est-à-dire la bourgeoisie, avec les communes, le peuple, pendant la guerre de cent ans. M. Trognon a raconté cette dernière époque avec une émotion bien naturelle, et il fait, parfaitement voir d’où vint en ce triste moment le salut de la France. Tandis que beaucoup de grands seigneurs transportaient assez facilement leur hommage du roi de France au roi d’Angleterre, la bourgeoisie et le peuple ne se résignaient pas à la domination des Anglais. C’est en vain que le duc de Bedford voulait distraire Paris de ses regrets par l’éclat de ces fêtes auxquelles prenaient part, sans trop de scrupules, le duc de Bourgogne avec ses barons et toute la fleur de la chevalerie ; le peuple se tenait en dehors de ces fêtes de l’étranger, et, comme il ne lui était pas permis de se plaindre ouvertement, il exprimait à sa façon sa tristesse. « Les chroniques contemporaines, dit M. Trognon, nous apprennent ce qui alors même (août 1424) tenait attentif et ému le peuple de la capitale : c’était le spectacle lugubre de la danse macabre qui venait d’être importé des bords du Rhin. Pendant plus de six mois, une foule immense ne cessa de se porter sous les charniers du cimetière des Innocens pour voir la Mort, sous la figure hideuse d’un squelette entraînant dans le mouvement d’une ronde infernale les rois, les empereurs et les papes pêle-mêle avec les créatures les plus abjectes et les plus méprisables. Cette représentation horrible, mais saisissante, de l’égalité humaine devant la mort semblait être une consolation offerte aux souffrances inouïes de l’époque ; il n’y avait qu’un aussi sombre divertissement qui convînt à d’aussi cruelles misères. » Parmi ces misères, il n’y en avait pas qui parût plus lourde à ce peuple et qui lui pesât plus que d’être asservi à l’étranger. M. Michelet a fait remarquer que cette expression « un bon Français » date du XIVe siècle : le mot et la chose sont du même temps. C’est par une explosion de patriotisme populaire que la France alors a été sauvée. Tandis que la bourgeoisie faisait bravement son devoir à la cour du pauvre roi de Bourges à côté des seigneurs restés fidèles, que Jacques Cœur, le premier en date des banquiers patriotes, prodiguait son argent, que Bureau armait sa redoutable artillerie, que la population des villes s’illustrait par sa résistance héroïque à Orléans, le peuple des campagnes envoyait Jeanne d’Arc au secours de la France.

On doit un peu s’étonner qu’après avoir dépeint avec tant de sympathie ce grand mouvement populaire, M. Trognon se soit montré si dur pour Louis XI. « C’était, dit-il, un de ces tyrans qui mettent une très grande habileté à mal régner. » Je ne sais pas si, après avoir lu son histoire dans le livre même de M. Trognon, on sera disposé à se montrer aussi sévère pour lui. Au moins lui saura-t-on gré d’avoir rompu si franchement avec le passé et d’avoir aidé le moyen âge à mourir dans la personne de Charles le Téméraire, qui en était le dernier représentant. M. Trognon raconte de lui, au début de son règne, une aventure fort plaisante et qui ne serait pas déplacée dans le roman de Cervantes. C’était à l’époque où Je duc de Bourgogne, qui était venu conduire Louis XI à Paris, cherchait par son faste à éclipser son suzerain et conviait à des joutes et à des tournois les plus brillans chevaliers du royaume. Louis XI se tenait à l’écart de ces fêtes ; il n’y prit part qu’une fois et d’une façon très singulière : il se fit amener un homme d’armes sans nom, mais jouteur d’une force et d’une adresse sans pareilles dans les exercices de chevalerie ; après l’avoir à ses frais bizarrement équipé et bien payé, il se donna le plaisir de le voir, d’une fenêtre derrière laquelle il était caché, désarçonner et renverser par terre, les uns après les autres, les plus hauts seigneurs de la cour de Bourgogne, à qui avait appartenu jusque-là l’honneur de la journée. Dans cet étrange divertissement, Louis XI se montrait déjà tout entier. Il détestait la noblesse, qui lui contestait son pouvoir, se moquait de ses habitudes et de ses plaisirs, et il s’amusait à l’humilier en attendant qu’il pût l’abattre. Sans doute Louis XI n’est pas un roi chevalier, mais il ne me semble pas que ce soit à nous de lui en vouloir. Qu’à la cour de Bourgogne on se moquât de lui parce qu’il était vêtu d’un court habit et d’un vieux pourpoint de futaine grise, parce qu’il s’asseyait sans façon à la table de l’élu Denis Hasselin, son compère, et se rendait avec le peuple à la messe ou aux vêpres à Notre-Dame, parce qu’enfin, dégoûté de prendre pour ministres ces grands seigneurs qui avaient tant de fois trahi son père, il admettait à sa confiance des médecins et des barbiers, tous ces reproches ne sont pas de nature à lui faire beaucoup de tort parmi nous. En somme, ce roi des petites gens, ce grand et dur justicier qui laissa la France plus forte et plus unie, ouvre convenablement chez nous l’époque moderne.

C’est avec le règne de Louis XI que s’arrêtent les premiers volumes de cette histoire. Il faut espérer que les suivans ne se feront pas attendre, et que l’auteur conduira bientôt jusqu’au bout une œuvre sérieuse qui, sans afficher de prétentions, pourra rendre beaucoup de services.


G. B.
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V. de Mars
  1. Roger, poème de la vie, par le marquis de Valori. — Dentu, 1863.
  2. Isolemens, comédies et poèmes, par M. Louis Chalmeton. — Taride, 1863.
  3. Rêves poétiques, par M. Alfred de Montvaillant. — Dentu, 1863.
  4. Fleurs des Antilles, par M. Octave Giraud. — Dentu, 1862.
  5. Valdésie, poème, par M. A. Muston. — Hachette, 1863.
  6. Poèmes, Paraboles, Odes et Études rhythmiques, par M. Adrien Van Hasselt. — Paris, Goubaud, 1862.
  7. Légendes dorées, par M. Charles Fournel. — Durand et Aubry, 1862.
  8. Chants du Foyer, par Mme  Auguste Penquer. — Didier, 1862 (seconde édition).
  9. Le Roman de la vingtième année, suivi de Notes poétiques (1851-1855), par M. Francis Pittié. — Claude Vanier, 1862.
  10. 2 vol. in-8o ; Paris, Hachette.