Chronique de la quinzaine - 30 avril 1857

Chronique no 601
30 avril 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril 1857.

Dans cet ensemble des choses qui apparaît à chaque instant sous nos yeux, il est toujours un certain nombre d’épisodes distincts, d’une importance inégale, d’une nature éphémère ou durable, et qui résument la politique du moment. Aujourd’hui, si l’on procède par élimination, le dernier mot des élections anglaises a été dit, le ministère britannique garde sa situation, une sorte de halte s’est faite entre la crise électorale qui vient de finir et l’ouverture du parlement, qui va reprendre ses travaux. Il y a peu de jours encore, la rupture diplomatique qui a éclaté entre l’Autriche et le Piémont créait comme un nouveau ferment de trouble. La difficulté subsiste sans doute au nord de l’Italie, comme subsiste au sud de la péninsule le différend entre les deux puissances de l’Occident et le roi de Naples. Seulement ici le temps est un peu invoqué comme souverain médiateur. L’Autriche et la Sardaigne, après avoir publié leur querelle, ne semblent pas disposées à se départir d’une certaine modération d’attitude ; l’une et l’autre surtout désavouent la pensée de ces formations de camps militaires dont on a parlé, et qui eussent été une trop visible, une trop belliqueuse attestation d’un périlleux état d’hostilité, de telle façon que la complication disparaît presque, ou du moins elle ne survit que parce qu’elle se lie à cette situation de l’Italie qui est toujours un des plus terribles problèmes de la politique européenne. Que reste-t-il donc ? Il reste des difficultés diverses, l’affaire de Neuchâtel, que la conférence réunie à Paris s’efforce de conduire à un dénoûment heureux, le mouvement électoral qui agite en ce moment les principautés danubiennes, — et de tous les problèmes actuels, le moins grave peut-être n’est pas cette question chinoise qui apparaît dans le lointain de l’extrême Orient. Si lointaine que soit la question, elle n’est pas moins sérieuse, surtout pour l’Angleterre, et elle intéresse l’Europe elle-même, comme tout ce qui est de nature à influer sur la civilisation du monde.

Les faits sont assez connus. Il y a quelques mois déjà, l’Angleterre, la France et les États-Unis, par des considérations diverses, cherchaient diplomatiquement à combiner une démarche commune pour demander au Céleste-Empire le renouvellement des traités de commerce qui vont expirer et pour obtenir des conditions plus favorables aux intérêts européens. — Cette démarche collective se préparait, lorsque les autorités anglaises en Chine, pressées par les circonstances ou trop emportées par un zèle d’action, prenaient l’initiative de mesures d’hostilité qui ont eu un singulier retentissement en Angleterre, qui ont un moment ébranlé le cabinet de Londres, et qui ont fini par imposer au gouvernement de la Grande-Bretagne la nécessité d’une guerre qu’il eût voulu peut-être éviter. Il résulte de là plusieurs conséquences qui se déroulent aujourd’hui : la situation de tous les Européens en Chine s’est subitement aggravée, toutes les passions nationales des Chinois contre les étrangers se sont réveillées, et l’Angleterre s’est créé une position particulière ; elle a marché en avant et a ouvert le feu, au lieu d’agir par la voie de la diplomatie, comme elle l’avait d’abord proposé.

Deux faits principaux, on le voit, sont en présence : il y a la politique que la France et les États-Unis auront à suivre pour sauvegarder leurs intérêts, et il y a la guerre qui est venue s’imposer à l’Angleterre. On pourrait ajouter une dernière considération, faite pour peser dans la balance : c’est la difficulté de cette guerre. Les Anglais éclairés et prévoyans ne méconnaissent pas la gravité d’une telle situation. S’ils mettent le pied sur le sol chinois, s’ils marchent sur Pékin, ils craignent de donner des forces nouvelles aux insurgés qui entretiennent depuis si longtemps la guerre civile, de faire tomber dans l’anarchie et la dissolution cet empire de trois cents millions d’hommes, et de voir se fermer pour leur commerce un immense débouché. Aussi, en envoyant un nouveau négociateur, lord Elgin, et en expédiant des soldats, en se préparant en un mot à tous les événemens, l’Angleterre ne négliget-elle rien pour alléger le poids et diminuer les complications d’une lutte dont elle mesure la gravité sans trop savoir encore comment elle pourra s’y soustraire. De là les efforts tentés récemment par le cabinet anglais pour amener sur son terrain les États-Unis et la France, pour provoquer ces deux gouvernemens à l’action. L’Angleterre n’a pas réussi auprès des États-Unis : le cabinet de Washington envoie des forces navales en Chine et un négociateur, M. Reed ; mais il refuse de se laisser entraîner dans la guerre, et maintient l’indépendance de son action. Le cabinet de Londres ne semble pas avoir eu plus de succès dans ses tentatives auprès du gouvernement français, qui a déjà envoyé des forces maritimes avant que les dernières hostilités eussent éclaté. Lord Elgin est venu récemment à Paris avant de partir pour la Chine ; ce que le ministère anglais demandait peut-être, c’était un concours effectif, l’appui de forces de terre ; sans aller jusqu’à cette limite extrême, la France sera du moins représentée dans les événemens, et appuiera l’Angleterre par une sérieuse démonstration. Pour le moment donc, c’est l’Angleterre seule qui est engagée dans la guerre, à moins d’une soumission des Chinois, et elle envisage cette lutte comme toutes les entreprises proposées à sa puissance. Il est constant d’ailleurs que dans tout ce qui s’est passé à Canton il y a eu des faits dont le gouvernement anglais, sous l’empire d’une nécessité pressante, peut bien accepter la responsabilité, sans que les autres états soient obligés de s’y associer encore. Qu’on remarque bien en effet que s’il n’y a point à balancer aujourd’hui, cette guerre a eu pour point de départ des actes jugés sévèrement, même en Angleterre. Mais tous les intérêts européens ne se trouveront-ils pas bientôt enveloppés dans une solidarité fatale ? Tous les étrangers ne seront-ils pas des Anglais pour les Chinois ? Déjà la haine furieuse des populations s’est manifestée, dit-on, par le massacre des Européens, par l’incendie des magasins de Hong-kong. Jusqu’à quel point alors Français et Américains pourraient-ils rester spectateurs inactifs ? Ce ne serait plus une guerre particulière d’une origine douteuse, ce serait une lutte ouverte entre la civilisation et la barbarie chinoise, et c’est ce qui fait de cette question lointaine une question de politique universelle, dont nul ne peut prévoir les développemens et les suites.

La Chine est loin ; pour le moment, la politique européenne se résume dans d’autres faits moins vagues et plus faciles à saisir. La question de Neuchâtel, débattue depuis deux mois dans une conférence, est toujours pendante ; elle a traversé néanmoins, selon toute apparence, les phases les plus difficiles. On ne peut dire véritablement qu’elle n’ait eu ses péripéties. Il y a trois mois, la guerre semblait imminente entre la Prusse et la Suisse. Bientôt on croyait presque à une solution immédiate par cela seul qu’une conférence était réunie. Peu après, les négociations se prolongeant, on finissait par croire à l’impossibilité d’une transaction, à l’impuissance définitive de la diplomatie, et pendant ce temps la diplomatie cherchait laborieusement une issue à travers les prétentions les plus opposées. Ces prétentions étaient très opposées en effet, et il y a eu même un instant où tous les moyens de rapprochement direct entre la Suisse et la Prusse se sont trouvés réellement épuisés ; il y avait trop de distance entre les conditions primitivement proposées par le cabinet de Berlin et les concessions offertes par le conseil fédéral de Berne. C’est alors justement que la diplomatie s’est mise à l’œuvre et que les autres puissances ont pris l’initiative d’un arrangement qu’elles ont dû présenter à l’acceptation de la Prusse et de la Suisse. L’arrangement devait nécessairement prendre un milieu entre les prétentions contraires, tendre à concilier tous les intérêts, toutes les susceptibilités même. Il paraît avoir été unanimement adopté par les quatre puissances désintéressées dans l’une des dernières séances de la conférence, et il a été immédiatement transmis à Berlin, tandis que l’un des plénipotentiaire suisses, le docteur Kern, se chargeait d’aller à Berne le soumettre lui-même au conseil fédéral. Quelles sont les conditions de cette transaction ? Le roi de Prusse, on le sait, tenait essentiellement à conserver le titre de prince de Neuchâtel et de Valengin ; la Suisse refusait au contraire de reconnaître ce titre, signe d’une souveraineté désormais abolie. Le roi Frédéric-Guillaume pourra porter encore ce titre de prince de Neuchâtel, auquel il tient ; seulement ce droit ne résulte pas du traité même, où il n’en est nullement question : il est inscrit dans un des protocoles de la conférence et placé sous la sanction des quatre puissances. Autre difficulté : la Prusse réclamait deux millions comme indemnité ; la Suisse refusait non-seulement la somme en elle-même, mais encore elle n’admettait pas cette qualification d’indemnité. La conférence dit que la confédération helvétique paiera un million à la Prusse, et elle supprime le mot d’indemnité. Quelques autres sacrifices sont imposés aux deux parties sur les divers points en litige. Le roi de Prusse avait demandé que la révision de la constitution de Neuchâtel fût ajournée à six mois, et que le droit de vote fût exclusivement réservé aux habitans natifs du canton. Cette condition a disparu entièrement. De son côté, la Suisse s’engage à couvrir d’une amnistie complète tous les faits se rattachant à l’insurrection royaliste de l’an dernier, et elle se charge de tous les frais occasionnés par ces événemens. Les revenus des propriétés de l’église annexées au domaine de l’état en 1848, les biens dépendant des hospices, des fondations pieuses, ne pourront être détournés du but de la fondation ou de leur destination primitive. À ces conditions, l’article du traité de Vienne qui consacre la souveraineté du roi de Prusse est abrogé, et Neuchâtel devient exclusivement canton libre, souverain et indépendant, comme tous les autres cantons dans la confédération helvétique.

Maintenant quel sera le sort de ce projet ? Il ne peut être douteux, bien que les plénipotentiaires de la Prusse et de la Suisse ne se soient pas crus autorisés à accepter les propositions des quatre puissances médiatrices sans en référer à leurs gouvernemens respectifs. La Prusse n’a évidemment nul intérêt à prolonger des difficultés qui ne seraient plus que d’inutiles subterfuges pour défendre des droits de souveraineté désormais chimériques. La Suisse a moins d’intérêt encore en ce moment à laisser les négociations se rompre et la question reprendre tout à coup la gravité périlleuse qu’elle avait cet hiver. En définitive, le résultat est là : Neuchâtel reste canton suisse, exclusivement suisse en fait et en droit, et c’est bien le moins d’acheter par quelques sacrifices, d’ailleurs secondaires, une transaction qui a le suprême mérite de placer le fait sous la sanction du droit. C’est ce qu’a déjà pensé, à ce qu’il paraît, le canton de Neuchâtel lui-même, à qui l’arrangement proposé a été communiqué ; c’est sans nul doute l’opinion du conseil exécutif de Berne, dût-il avoir à soutenir quelques luttes avec l’assemblée fédérale, et c’est ce que pensera aussi la Prusse, si son adhésion n’est même déjà connue. Il y a d’ailleurs une raison plus forte qui doit assurer le succès de cette transaction, conçue et préparée avec autant de dextérité que de ménagement pour tous les intérêts : c’est que celui des deux états qui refuserait d’y souscrire se mettrait nécessairement dans une position difficile vis-à-vis des quatre puissances médiatrices ; il ferait bien plus encore, il se mettrait en flagrante et directe opposition avec l’opinion publique de l’Europe, qui a suivi les péripéties de cette négociation sans les connaître toujours exactement, sans se rendre compte même parfaitement de ce que c’était que la question de Neuchâtel, mais en condamnant d’avance celui qui pousserait la résistance au point de faire sortir un trouble général d’une difficulté de cette nature. L’intervention de l’opinion publique dans ces affaires délicates a parfois ses dangers, cela est possible ; elle peut déranger les combinaisons de la diplomatie en tenant en éveil les susceptibilités : l’opinion néanmoins peut souvent aussi être un appui utile. Elle a été ici l’auxiliaire la plus efficace de la diplomatie, par cela même qu’elle a toujours réclamé une transaction pour que cette question de Neuchâtel disparût enfin de la politique, et emportât avec elle ces chances de conflit pour une souveraineté si étrangement disputée.

Et quand cette affaire de Neuchâtel aura disparu de la scène, l’Europe n’aura pas tout fini : elle aura le lendemain à régler une autre question de souveraineté, ou du moins la question d’une organisation nouvelle pour les principautés danubiennes. Il y a plus d’un an déjà, les plénipotentiaires de l’Europe, réunis pour signer la paix, inscrivaient dans le traité de Paris le principe de la reconstitution des provinces du Danube, en reconnaissant aux populations roumaines le droit de faire entendre leurs vœux. Cette promesse commence à se réaliser aujourd’hui après une année, et elle se réalise au milieu de toutes les agitations d’une crise électorale. C’est le moment en effet où vont être élus les divans appelés à être les organes des besoins et des intérêts de ces populations. Le combat est déjà commencé, et il se livre, on peut le dire, autour d’une seule idée, celle de la réunion des deux provinces. Si l’on consulte le sentiment intime des populations roumaines, cet instinct de nationalité qui ne trompe pas, il n’est point douteux que la masse du pays est favorable à la fusion des deux provinces. Un comité électoral s’est formé à Jassy ; il a publié un programme, et les points les plus saillans de ce programme sont l’union des principautés, la création d’un pouvoir héréditaire, l’établissement d’une seule assemblée générale législative, représentant les intérêts de toute la nation. Partout la même pensée s’est manifestée sous des formes diverses, et il est au moins bien clair que l’opinion favorable à l’union des deux principautés est très puissante ; elle a même gagné du terrain dans ces derniers temps. Or c’est justement ce progrès qui a irrité toutes les passions hostiles, intéressées à empêcher l’expression d’un vœu dans ce sens. Le gouvernement lui-même en Moldavie s’est mis à l’œuvre pour diriger les élections selonises vues. Le dernier caïmacan de la Moldavie, M. Balche, qui est moi-t il y a quelque temps, était déjà entré dans cette voie ; son successeur, M. Vogoridès, marche plus hardiment encore à son but. Toute manifestation favorable à l’union a été interdite ; les préfets ont reçu l’ordre de disperser par la force les comités qui s’étaient organisés pour les élections. Les arrestations se sont succédé, des violences ont été exercées contre les personnes les plus paisibles ; non-seulement la censure a été rétablie, mais même les journaux qui se sont faits les défenseurs des idées d’union n’ont pu continuer à paraître en se soumettant aux prescriptions de cette censure. Le gouvernement moldave a trouvé du reste le moyen de perfectionner encore ce système de liberté ! En même temps qu’il réduit ses adversaires au silence, il répand de son côté des publications, accusant ceux qui ne peuvent lui répondre de ne prêcher l’union que pour introduire le socialisme en Moldavie et remplacer la religion grecque par le catholicisme. Le socialisme a été employé à bien des usages ; il lui était réservé encore, à ce qu’il paraît, de se trouver mêlé à l’idée d’une reconstitution nationale des principautés. Que les violences exercées par M. Vogoridès aient pu avoir tout d’abord un certain succès, cela n’a rien de surprenant : il agissait seul dans l’omnipotence de ses caprices ; mais aujourd’hui les membres de la commission européenne des principautés sont arrivés sur le Danube. L’envoyé français, M. de Talleyrand, a été reçu avec de vives acclamations à Bucharest. C’est sous les yeux des représentans de l’Europe désormais que les élections vont se faire, et, s’ils ne peuvent encore tout empêcher, ils assureront un peu mieux du moins une liberté qui jusqu’ici a été dans les firmans turcs bien plus que dans la réalité.

Est-il dans les affaires intérieures de la France des incidens de nature à rappeler les regards et à distraire l’attention de ces questions diplomatiques ou du spectacle des autres pays ? Non, le corps législatif poursuit ses travaux silencieux, touchant déjà au terme d’une session qui est la dernière de la législature actuelle, et qui aura été sans doute plus pratiquement utile qu’elle n’a été bruyante. Le grand-duc Constantin, qui débarquait récemment à Toulon et qui a visité nos établissemens maritimes de la Méditerranée, arrive aujourd’hui à Paris ; le frère de l’empereur de Russie va trouver les fêtes qui ont accueilli déjà depuis quelques années la reine d’Angleterre, le roi de Sardaigne, le prince de Prusse. En même temps de nouveaux chemins de fer viennent encore d’être inaugurés : il y a quelques jours, c’était celui de Chaumont, hier c’était la voie qui pénètre jusqu’au cœur de la Bretagne, jusqu’à Rennes. Par une sorte de compensation, s’il y a peu de faits d’un caractère politique, il s’élève depuis quelque temps toute sorte de polémiques de journaux. Il y a des polémiques sur les élections prochaines, et ceux qui provoquent ce qu’ils appellent les anciens partis ne voient pas qu’ils veulent trop prouver quelquefois. Il y a aussi des discussions sur les ascensions miraculeuses de saint Cupertin ; mais par-dessus tout il y a eu la grande polémique engagée par un journal anglais, le Times, ni plus ni moins que sur ce sujet, la décadence de la France. Le Times a étudié l’histoire trop réelle de nos révolutions, il a feuilleté notre code civil au chapitre des successions, il a mesuré la taille de nos conscrits, et il reste convaincu que tout s’en va dans notre pays, que la taille même des hommes diminue. Le journal anglais aura probablement oublié, il y a quelques années, de répondre à un livre écrit par un révolutionnaire français sur la décadence de l’Angleterre, et aujourd’hui, les élections le laissant libre d’ailleurs, il aura rédigé sa réponse sous la forme d’un chapitre sur la décadence de la France. Sans doute tout n’est point fait pour rehausser le cœur en certains momens de notre histoire, et il n’y a aucune raison pour nous de n’être pas modestes. Le Times ne voit pas cependant qu’il a en face un pays qui a trompé des yeux plus clairvoyans. La France a une merveilleuse ressource : c’est le don de traverser le feu, non sans se brûler, mais sans y rester ; c’est cette faculté d’évolution et de changement qu’elle possède plus que tout autre peuple, dont elle abuse souvent, et qui fait que, si elle tombe facilement dans le mal, elle s’en relève aussi aisément. Il y a une différence notable entre l’Angleterre et la France : la première sait tirer parti de tout, même de ses fautes ; elle sait se tromper, si elle y a quelque intérêt ; la France se trompe avec désintéressement, et tant qu’on ne lui aura pas ôté son esprit, qui est l’explication de sa supériorité et de ses mobilités, on n’en aura pas fini avec elle.

C’est ainsi que dans le mouvement des choses publiques, en dehors de tous les faits officiels, diplomatiques, économiques, administratifs, il s’agite toujours des questions qui touchent aux côtés les plus intimes de l’existence des peuples, et qui replacent en quelque sorte la politique sous la lumière de la philosophie et de l’histoire. De toutes ces questions, qui renaissent de temps à autre, qui passent dans les polémiques, toujours agitées et jamais résolues, l’une des plus sérieuses et des plus délicates peut-être est celle que pose un écrivain consciencieux, M. Dupont-White, dans un livre sur l’individu et l’état. L’auteur remue de nouveau ce problème sans l’éclairer d’un jour bien inattendu il est vrai, sans le dégager peut-être assez des obscurités d’une étude abstraite, mais avec talent et avec la sincérité d’un esprit qui cherche la vérité. Sans doute les rapports de l’individu et de l’état ne sont par eux-mêmes qu’un fait secondaire qui se rattache à des phénomènes supérieurs, qui dépendent entièrement de lois plus générales ; mais ces rapports, tels qu’ils sont, tels qu’on les voit chaque jour, ont le singulier avantage de donner la mesure des idées qui règnent, de montrer les tendances d’une société. M. Dupont-White, il nous semble, incline singulièrement vers l’état, en étendant les droits et les limites de son intervention légitime. Ce n’est pas qu’il nie le droit de l’individu, mais il lui donne le rôle subordonné ; il le restreint au domaine privé, le plus souvent il voit en lui plutôt un obstacle au progrès qu’un instrument nécessaire de toutes les grandes choses. M. Dupont-White se donne peut-être assez beau jeu, lorsque, traçant le programme de ce qu’il faudrait faire pour donner satisfaction à l’individu de notre temps, il indique la suppression du budget de l’instruction publique, du budget des cultes, du budget des travaux publics, la suppression de la banque, des offices ministériels, du régime protecteur, des hôpitaux, de la loi sur le travail des enfans, de la loi sur les heures de travail, etc. Il n’en faudrait pas tant. L’individu tel que nous le connaissons n’est pas si difficile, et ceux qui réclament pour lui n’ont pas de si grandes prétentions. Ils demandent simplement que l’état reste ce qu’il doit être, le protecteur et le médiateur de tous les intérêts, l’instrument toujours puissant de la défense nationale, le négociateur de toutes les transactions diplomatiques, le garant de la paix publique, en laissant à l’individualité humaine le droit d’intervenir dans toutes les affaires. Il n’y a qu’à regarder notre temps et à voir ses tendances. Quelle est sa direction ? Ce ne sont point à coup sûr les droits de l’état qui sont en péril. L’état vit, et quand on le menace, quand on l’ébranle, il se relève tout à coup avec une force nouvelle et plus grande. C’est bien plutôt l’individualité humaine qui s’affaiblit et disparaît dans la confusion, et c’est le sentiment individuel qu’il faudrait réveiller en lui montrant ce qu’il peut, ce qu’il doit, et ce qui lui est permis quand l’homme, en exerçant ses droits, obéit à une loi morale supérieure, qui le stimule et le contient à la fois.

Cependant la littérature qui vit par l’imagination, par toutes les facultés créatrices et poétiques, cette littérature se remue, cherche à attester sa présence par une activité apparente et produit peu réellement. Elle souffre d’un mal invétéré et profond : elle semble s’être séparée du sentiment de la vérité morale, de l’observation fidèle et sincère de la vie humaine. Que lui reste-t-il ? Elle en est à l’imitation, ou elle se réfugie dans quelque combinaison dont l’unique originalité consiste à mêler ensemble beaucoup de matérialisme et de vides abstractions qui prennent le nom d’idéal. La littérature romanesque surtout s’agite plus qu’elle ne vit, elle se démène plu& qu’elle ne marche ; elle reprend, en les exagérant, de vieux sophismes et de vieilles peintures qui ressemblent à des fragmens inédits d’autrefois, et c’est ainsi que dans un moment où l’on ne voit naître ni André, ni Colomba, la grande nouveauté est Madame Bovary, œuvre de M. Gustave Flaubert, écrivain de Rouen, puisqu’il est avéré que nous avons aujourd’hui une école de Rouen, comme nous avons eu une école de Marseille. M. Gustave Flaubert est le romancier de cette école de Rouen dont le poète est M. Bouilhet, auteur de Melœnis et de Madame de Montarcy. M. Bouilhet imite M. de Musset dans son poème, l’auteur de Ruy Blas dans son drame ; M. Flaubert imite M. de Balzac dans son roman, comme il imite M. Théophile Gautier dans quelques autres fragmens qui ont été récemment publiés. L’auteur de Madame Bovary appartient, on le voit, à une littérature qui se croit nouvelle, et qui n’a rien de nouveau, hélas ! — qui n’est même pas jeune, car la jeunesse, en ne s’inspirant que d’elle-même, a moins d’expérience, moins d’habileté technique, et plus de fraîcheur d’inspiration. M. Gustave Flaubert imite M. de Balzac, disons-nous ; il imite du moins tous ses procédés, ses descriptions minutieuses, ses prétentions d’analyse et de dissection, ses néologismes étranges et barbares : il ne peut parvenir à s’assimiler cet art qui a mis parfois un cachet si vigoureux dans les ébauches puissantes ou grossières de l’auteur du Père Goriot. Qu’est-ce donc que cette héroïne de la Normandie, madame Bovary ? C’est encore une femme incomprise de province, qui passe des Ursulines, où elle a fait son éducation, à la ferme de son père, qui prend un petit verre de curaçao avec son prétendu, accepte pour mari un pauvre officier de santé veuf, se donne sur son chemin deux ou trois amans, fait une banqueroute de huit mille francs pour satisfaire ses goûts de luxe, et finit par s’administrer une forte dose d’arsenic qu’elle dérobe chez son ami l’apothicaire Homais, notable de Yonville-l’Abbaye, arrondissement de Neufchatel. Les perplexités d’un pauvre médecin vulgaire et obtus, la suffisance de l’apothicaire voltaii’ien, un étudiant en notariat, un jeune fermier dégrossi homme à iDonnes fortunes, les petitesses de la vie de province, c’est là le monde où l’auteur a placé la figure resplendissante de son héroïne.

Pour une personne d’un tempérament si idéal, c’est vraiment du malheur de ne rencontrer qu’un étudiant en notariat pressé d’acheter une étude et de se ranger, ou un jeune et robuste fermier gâté par ses succès auprès des Danaé du théâtre de Rouen. Pour une femme qui s’est si bien accoutumée dans la ferme de son père à goûter toutes les somptuosités de la vie la plus raffinée, il est cruel, on n’en peut disconvenir, de rester en route faute de huit mille francs. L’aventure est peu poétique ; elle prouve de plus ce qu’il y a de danger pour une femme de province à faire des dettes et à poursuivre un peu trop ardemment l’idéal par la commodité de l’Hirondelle, voiture qui fait le service de Yonville-l’Abbaye à Rouen. On finit par l’arsenic, et c’est ce qui a fait sans doute que la justice, qui avait évoqué ce roman devant elle pour certains détails un peu libres, a fini par lui donner bien heureusement l’absolution légale pour le renvoyer devant son vrai juge, qui est le bon goût. Ce n’est pas, il faut bien le remarquer, que Madame Bovary soit un ouvrage où il n’y ait point de talent ; seulement dans ce talent il y a jusqu’ici plus d’imitation et de recherche que d’originalité. L’auteur a un certain don d’observation vigoureuse et acre ; mais il saisit les objets pour ainsi dire par l’extérieur sans pénétrer jusqu’aux profondeurs de la vie morale. Il croit tracer des caractères, il fait des caricatures ; il croit décrire des scènes vraies et passionnées, ces scènes ne sont qu’étranges ou sensuelles. Par une bizarrerie de plus qui ne saurait surprendre, ce roman contient évidemment une idée, une pensée sociale, bien que cette pensée ne soit point facile à démêler, et l’auteur, sous forme de compliment, dit à l’avocat qui l’a défendu, à M. Senart, que par sa magnifique plaidoirie il a donné à l’œuvre une autorité imprévue. Que la parole de M. Senart ait donné une autorité imprévue à Madame Bovary, il est inutile de le rechercher ; il resterait à savoir si Madame Bovary peut rendre le même service à la parole de M. Senart.

Quel est d’ailleurs aujourd’hui le roman, la nouvelle, le conte où n’apparaisse point l’idée sociale et régénératrice ? C’est le propre de cette littérature à laquelle se rattache, il nous semble, M. Gustave Flaubert. Cette littérature prend aisément le ton apocalyptique, elle fait de ses personnages des prédications vivantes de démocratie humanitaire. Dans une collection de petits récits qui s’appelle les Six Aventures, M. Maxime Ducamp va jusqu’en Nubie pour révéler la grande idée, et c’est à propos de l’histoire d’une Nubienne vendue à un pacha qu’il s’arrête tout à coup pour parler de l’état stupide d’infériorité où les femmes sont tenues encore en France « par une législation brutalement incomplète, qui, grâce à la puissante impulsion donnée par les apôtres d’une doctrine basée sur des principes éternels, ne tardera pas à disparaître. » L’idée, le monde nouveau, l’émancipation universelle ! c’est là aussi le sujet de la Païenne de M. Laurent Pichat. Le vieux monde est assez maltraité dans ce conte ; il est représenté par divers personnages qui parcourent toute l’échelle du ridicule, depuis le pair de France, qui est sans doute aujourd’hui sénateur, jusqu’au savant officiel, qui est toujours de l’Académie. Le monde nouveau ! il a pour représentant un jeune écolier imberbe de dix-huit ans, Daniel d’Espouilly, qui parle fièrement de la démocratie à son père et à sa mère, et qui, cela dit, part pour l’Amérique, où il trouve la bien-aimée de ses rêves dans la fille d’un instituteur français que ses disgrâces ont poussé en Californie. Le monde nouveau est aussi quelque peu représenté par un certain Louis Beaudoin, un autre exilé volontaire en Amérique, qui s’est lié d’amitié avec l’héroïque Daniel, et qui, revenant en France, est chargé par son ami de préparer sa famille à son mariage. Or savez-vous ce que fait cet étrange chargé de pouvoirs ? Il noue tout simplement une intrigue d’amour avec la propre mère de son ami. Mme  Suzanne d’Espouilly, qui a eu, il est vrai, bien d’autres aventures, mais qui rachète son passé par une passion dégagée cette fois de tout préjugé. Il faut voir comment Louis Beaudoin prend possession en souverain de cet intérieur de Suzanne d’Espouilly, et fait maison nette de tous ces savans d’autrefois, de tous ces oisifs de salon ! Il faut voir aussi comment Daniel, revenant d’Amérique plus vite que ne l’auraient voulu les deux amans, afin de faire autoriser son mariage, humilie cette vieille société en l’invitant à la cérémonie de ses noces ! Ce sont de jolis personnages, qui n’ont qu’un malheur, celui de ne pas vivre, et d’être, pour tout dire, des caricatures précieuses. Hélas ! le vieux monde, comme on l’appelle, a ses faiblesses, ses ridicules, ses vices, si l’on veut ; le monde qui nous est promis, s’il est tel qu’on le peint, est-il donc si merveilleux ? A-t-il le droit de reprocher à l’autre ses laideurs morales ? Le monde qu’on nous décrit a tous les vices et même les ridicules du vieux monde, et il a les siens propres. Une chose doit frapper dans beaucoup de ces peintures, qui ont la prétention de révéler l’idéal des sociétés nouvelles. Autrefois les héros et les héroïnes de romans qui se livraient à leurs passions, à leurs sens, ne prenaient pas tant de peine pour déguiser une liaison ; ils étaient licencieux souvent, ils n’étaient pas trop guindés. Depuis que le monde nouveau est annoncé, tout change. Mme  Bovary a des soifs de félicité et d’ivresse ; Mme  Suzanne d’Espouilly s’initie aux idées de l’avenir en allant avec son amant sous les ombrages de Versailles ; elle épure sa vie par cet amour suprême qui lui fait entrevoir les destinées futures de l’humanité. Il n’y a point certainement ici moins de matérialisme; c’est un matérialisme plus acre, plus ardent, plein d’ambition et de prétentions à l’idéal, et le plus grand malheur est de voir souvent un certain art, des dons faciles prodigués dans ces peintures puériles ou bizarres^ c’est de voir des esprits croire qu’ils vont trouver la nouveauté dans les débris de toutes les vieilles inspirations, lorsqu’en suivant une direction meilleure, par un travail plus sévère, avec un sentiment plus élevé et plus juste de la vérité et de la vie, ils pourraient à leur tour contribuer à charmer, à éclairer et à épurer l’intelligence des hommes lassés de sophismes.

L’intelligence, de quelque nom particulier qu’on la nomme, qu’elle s’appelle le goût en littérature ou l’opinion en politique, joue un rôle singulièrement actif dans notre siècle. L’opinion publique en effet, ce n’est point autre chose que l’intelligence s’appliquant à suivre les intérêts contemporains et intervenant partout, comme on l’a vu déjà dans la question de Neuchâtel. C’est l’opinion allemande, ou, si l’on veut, c’est la passion allemande qui a déterminé la politique suivie dans ces derniers temps par l’Autriche et la Prusse vis-à-vis du Danemark ; c’est aussi l’opinion européenne qui a peut-être fini par retenir un peu cette politique, au moment où elle semblait tout près de s’engager dans une voie scabreuse. Les affaires de Danemark touchent aujourd’hui à un point où une solution doit nécessairement sortir de la situation même qui vient de se produire. Deux faits caractérisent cette situation, ainsi que nous le disions l’autre jour : les cabinets de Vienne et de Berlin , répondant aux dernières notes du Danemark , ont renouvelé récemment leurs représentations diplomatiques , en modifiant un peu toutefois l’objet de ces représentations, et en même temps une crise ministérielle éclatait à Copenhague. On sait où en était resté ce démêlé entre les deux puissances allemandes et le gouvernement danois. Si la Prusse et l’Autriche avaient maintenu l’intégrité de leurs réclamations primitives, en menaçant, au cas d’un refus du Danemark, de faire intervenir la diète de Francfort, rien ne pouvait empêcher la question de prendre un degré nouveau d’importance, de devenir en un mot européenne. Pour qu’il en fût ainsi, la France et l’Angleterre n’avaient nullement à se livrer à des manifestations diplomatiques et à publier leur opinion; elles n’avaient, si elles ont été interrogées, qu’à constater un fait qui découlait de la nature même des choses, puisque l’indépendance et l’intégrité de la monarchie danoise ont été l’objet d’une garantie européenne. Les cabinets de Vienne et de Berlin l’ont bien senti, et la diplomatie allemande a imaginé une combinaison ingénieuse qui consiste à réclamer pour les duchés un droit de consultation, non plus sur l’organisation générale de la monarchie, mais seulement sur leur propre constitution provinciale. Ainsi on évitait de laisser la question prendre un caractère européen. Telle est la proposition que les cabinets de Berlin et de Vienne ont fait parvenir au gouvernement du Danemark, en lui laissant un délai de quelques jours pour apprécier la valeur de cette transaction. C’est dans l’intervalle que la crise ministérielle a éclaté à Copenhague. Quel rapport y avait-il entre ces deux faits ? Il y a eu coïncidence, simultanéité, plutôt que corrélation directe et intime. La vraie cause de la crise ministérielle a été la position particulière que M. de Scheele, ministre des relations extérieures et des affaires du Holstein, s’était faite dans le cabinet danois. M. de Scheele est un homme capable, mais qui s’est créé des inimitiés nombreuses et dans le Holstein et dans le reste du Danemark par une politique acerbe, par une ambition de prépondérance personnelle. Sa force venait des appuis qu’il avait su se ménager dans l’entourage le plus intime du roi. Des divisions existaient depuis longtemps déjà entre M. de Scheele et ses collègues ; elles produisaient même, il y a quelques mois, une première crise qui se terminait par une espèce de compromis. La paix cependant était peu sincère ; malgré tout, les dissidences ont persisté : elles se sont réveillées plus particulièrement, dit-on, à l’occasion d’une circulaire récente sur le scandinavisme, que M. de Scheele avait cru devoir expédier sans consulter ses collègues, et qui n’a point laissé d’irriter le gouvernement suédois. Le fait a d’autant plus surpris, que l’an dernier encore le ministre des affaires étrangères de Copenhague ne négligeait rien pour se maintenir dans les bonnes grâces de la famille royale de Suède. Dans cette circonstance même, on a vu un témoignage de plus de cette politique entièrement personnelle que prétendait suivre M. de Scheele, tantôt cherchant à plaire à la Suède, tantôt se rapprochant de M. de Manteuffel au sujet des affaires du Holstein, tantôt enfin s’efforçant de gagner la faveur de la Russie, comme le laisserait croire sa dernière circulaire sur le scandinavisme. Cela a suffi pour déterminer une crise qui par elle-même n’avait rien d’imprévu.

Dès que le ministère a eu donné sa démission, M. de Scheele s’est mis à l’œuvre pour former un nouveau cabinet ; il s’est adressé à des hommes anciens, à des hommes nouveaux ; il n’a éprouvé que des refus. Le roi, mécontent de ne pouvoir garder son ministre de prédilection, n’a pas voulu non plus tout d’abord maintenir les autres membres du cabinet ; il a fait appel à M. Bluhme, à M. de Tillisch, qui ont successivement décliné la mission qui leur était offerte. Enfin, au bout de huit jours, la démission de M. de Scheele a été acceptée, et des deux ministères qu’il exerçait, l’un, celui des affaires étrangères, a été confié provisoirement au ministre de la marine, tandis que le ministre de la guerre était chargé des affaires du Holstein. Tout n’était pas fini encore cependant. Le président du conseil ministre des finances, M. Andræ, a reçu la mission de compléter le cabinet, et sur son refus c’est au ministre des culte, M. Hall, que ce soin est échu. D’un autre côté, M. de Bulovv, qui a rempli une mission diplomatique extraordinaire à Vienne et à Berlin, a été appelé à Copenhague. C’est, comme on voit, un travail qui n’est l)as sans difficultés. Au reste, malgré les interpellations qui leur ont été adressées dans le Rigsraad, les ministres se sont retranchés dans un silence absolu sur la cause de cette crise. Dans tous les cas, il résultait de cet incident une première conséquence : c’est que le Danemark, faute d’un gouvernement, ne pouvait répondre, dans le délai voulu, aux propositions de l’Autriche et de la Prusse. Les deux puissances allemandes ne sauraient évidemment se refuser à attendre la reconstitution d’un cabinet à Copenhague. Maintenant, quand le ministère sera reconstitué, quelle sera sa politique ? quel accueil fera-t-il aux communications de l’Autriche et de la Prusse ? Tous les intérêts légitimes, toutes les opinions sensées appellent justement cette transaction, que redoute le parti aristocratique, et qui peut ôter à cette fiuestion ce qu’elle a de plus actuellement périlleux.

L’Espagne, après bien des traverses, arrive enfin au moment où sa situation redevient complètement régulière : c’est aujourd’hui même que les chambres s’ouvrent à Madrid. Avant d’arriver à cet instant de l’ouverture des certes, l’Espagne encore une fois s’est trouvée cependant, il y a peu de jours, en présence d’une conspiration carliste dont le gouvernement a saisi tous les fils. Des arrestations ont été opérées à Madrid et dans les provinces. Il y a un an, il y avait au-delà des Pyrénées des conspirations démagogiques ; il y a aujourd’hui des conspirations carlistes : ce sont les excès opposés de situations fort différentes. Ce nuage écarté, il ne reste qu’un événement d’un intérêt supérieur, l’ouverture des chambres. Ce n’est point la reine, en ce moment retenue par un état de grossesse, qui doit ouvrir personnellement les cortès ; elle doit être remplacée par le président du conseil. Le discours royal ne conserve pas moins toute son importance ; il est conçu, à ce qu’il paraît, de façon à résumer les traits principaux de la situation de l’Espagne. Dans les affaires extérieures, il y a plusieurs faits : la cour de Madrid a repris ses rapports avec Rome ; les relations avec la Russie, interrompues depuis vingt-cinq ans, ont été renouées ; des difficultés ont surgi avec le Mexique à la suite des assassinats commis sur des Espagnols, mais ces difficultés mêmes semblent approcher d’un dénoûment pacifique, et l’Espagne est la première intéressée à ce résultat, ne fût-ce que pour empêcher les États-Unis de se mêler d’une querelle dont ils profiteraient assurément. Au point de vue intérieur, le discours de la reine annonce la proposition prochaine de diverses réformes d’un ordre tout politique et constitutionnel. Or quel sera l’objet et quelles seront les limites de ces réformes ? Des modifications seraient introduites dans le règlement intérieur de la chambre des députés, de façon à restreindre le droit d’interpellation et à diminuer le nombre des discussions inutiles. La principale réforme concernerait le sénat, où une part serait faite à l’élément héréditaire. Les sénateurs héréditaires seraient choisis parmi les grands d’Espagne jouissant d’un revenu territorial de cent mille francs. La dignité et le revenu, constitué en majorât, passeraient à l’aîné de la famille lors de la mort du titulaire. On a tant parlé de ces réformes au-delà des Pyrénées, qu’elles ne causent point maintenant une grande émotion. L’important est aujourd’hui dans les discussions qui s’élèveront au sein des chambres et dans les rapports qui vont s’établir entre le gouvernement et les partis.

Dans les anxiétés si nombreuses et si variées de la vie présente, l’Espagne a conservé un sentiment qui est toujours une force pour une nation : elle aime son passé. Il y a mieux, comme ses révolutions intérieures n’ont jamais eu le caractère d’une rupture violente et radicale avec tout ce qui a existé autrefois, elle se sent encore pour ainsi dire vivre dans ce passé, auquel elle se rattache par mille liens intimes. Ce n’est pas le sentiment d’un parti, c’est un sentiment universel et national. L’Espagne aime qu’on lui rappelle certains noms, certaines périodes de son existence. Un habile et sérieux écrivain, M. Antonio Ferrer del Rio, n’a fait que répondre à cet instinct profond dans une récente et remarquable Histoire du règne de Charles III. Ce règne, commencé vers le milieu du dernier siècle, a duré jusqu’à la veille de la révolution française. Le nom même de Charles III résume toute une époque, et il est resté populaire au-delà des Pyrénées. Dans les souvenirs du peuple espagnol, il vient après celui d’Isabelle la Catholique, et les esprits éclairés le mettent au même rang. Cela s’explique aisément. Le nom de la première Isabelle se lie à la plus belle époque de l’histoire de l’Espagne, à cet instant merveilleux où le génie espagnol était dans son épanouissement et prenait en quelque sorte possession de lui-même. Deux siècles plus tard, Charles III préside à une renaissance dont le point de départ est la révolution dynastique qui mettait la maison de Bourbon à la place de la maison d’Autriche. C’est de là en effet, c’est du traité d’Utrecht et de l’avénement définitif de la maison de Bourbon que date l’ère nouvelle pour la Péninsule, et c’est ce que M. Ferrer del Rio met en relief en décrivant avec éloquence la détresse profonde où les derniers rois autrichiens, ces pâles héritiers de Charles-Quint, avaient laissé le pays.

Le XVIIIe siècle a eu en Espagne un caractère particulier qui ressort des récits mêmes de l’historien nouveau. Ce n’est point, comme en France, un siècle de grand mouvement philosophique, mais en même temps violent, irréligieux et dissolu ; c’est un siècle de grand travail intérieur, supérieurement décrit par l’auteur de l’Histoire du règne de Charles III. On ne connaît guère ce xviiie siècle espagnol que par quelques faits saillans, comme l’expulsion des jésuites, le pacte de famille, la guerre contre l’Angleterre. Il est bien moins connu par ce côté de rénovation pratique, par ce retour graduel de la vie accompli à l’aide de tout un ensemble de réformes dans la législation civile, dans les finances, dans l’administration économique. Politiquement, l’Espagne restait la même, elle ne cessait pas d’être une monarchie absolue ; matériellement, comme puissance, elle se relevait, elle se faisait compter en Europe. Dans ce mouvement de renaissance, si on l’approfondissait, on verrait figurer tout un groupe d’hommes éminens, Aranda, Campomanès, La Ensenada, Florida-Blanca, Jovellanos. Au milieu de ces hommes apparaît Charles III. Ce n’était pas un grand roi, si l’on veut, dans le sens ordinairement attaché à ce mot ; c’était un roi éclairé, homme de bien, qui, en étant pieux, ne craignait pas de toucher aux abus de l’église, et qui, en tenant fort à son pouvoir, aimait les réformes. Qu’a-t-il donc manqué à ce mouvement ? Il lui a manqué de durer, d’être continué par le successeur de Charles III, le faible Charles IV, et c’est ce qui donne à ce règne, dont M. Ferrer del Rio s’est fait l’historien, l’intérêt d’une œuvre trop tôt interrompue. L’Espagne souffre peut-être encore de cette interruption d’un travail qui l’eût bien plus sûrement conduite à ses transformations contemporaines, et voilà comment le présent se lie toujours au passé dans l’histoire d’un pays. ch. de mazade.



REVUE MUSICALE.

Pendant que les concerts et les soirées plus ou moins musicales se multiplient d’une manière effrayante pour la sécurité publique, les théâtres lyriques s’endorment, ou ne donnent que de rares occasions de parler de leurs faits et gestes ; mais, contrairement au proverbe qui dit que le silence de l’histoire est une marque de félicité pour les peuples dont elle ne s’occupe pas, les théâtres lyriques, pour ne pas trop faire parler d’eux, n’en sont ni plus heureux ni plus florissans. L’Opéra surtout est dans un état fâcheux; rien ne s’y fait qui soit digne de mémoire. — Comment en un vil plomb l’or pur s’est-il changé? — Par la faute des nombreux chimistes et physiciens qu’on a consultés. Si votre fille est devenue muette, prenez-vous-en aux médecins qui l’ont soignée. Trop de gens se mêlent de guérir l’Opéra; il n’y a plus de responsabilité, partant plus d’initiative. La parole est à des discoureurs de bas étage, dont la plume n’a jamais eu d’autre valeur que celle d’intimider les honnêtes gens. C’est peut-être à des importunités plus ou moins intéressées qu’on doit la traduction du Trouvère sur la scène de l’Opéra, et il n’a sans doute pas dépendu de ces mêmes conseillers que le premier théâtre lyrique du monde ne devînt une sorte de nécropole de tous les ouvrages de M. Verdi. Cependant, pour dédommager un peu le public de l’ennui que lui ont fait éprouver les cloches et les enclumes du compositeur lombard, l’Opéra s’est enrichi d’un mauvais ballet de plus, Marco Spada. C’est le sujet de l’opéra-comique de MM. Scribe et Auber transporté tel quel d’un théâtre à l’autre avec les mêmes péripéties et le même dénoûment. L’invention n’a point paru trop heureuse, et M. Auber, qui aurait pu et qui aurait dû s’épargner la peine de broder sur ce canevas de charmans souvenirs, en a éprouvé une fatigue qui n’est que trop sensible. Le seul attrait qu’offre Marco Spada est la lutte inégale de deux ballerine italiennes, la Rosati et la Ferraris. La Rosati est surtout une mime excellente, dont la physionomie expressive et le geste plein d’élégance sont les qualités principales. Pourquoi donc l’avoir mise en présence d’une rivale qui brille par d’autres avantages, tels que la vigueur d’un jarret d’acier et la prestidigitions de ses pieds incomparables, qui semblent à peine effleurer la terre qui les porte? Ce duel entre deux talens de nature différente, dont on n’a pas su ménager les propriétés respectives, n’est pas toujours agréable à voir. Pour accompagner ce malencontreux ballet de Marco Spada, l’Opéra a fait l’effort d’accoucher d’un petit ouvrage en un acte dont le héros est François Villon, qui sut le premier,

………….. dans les siècles grossiers,
Débrouiller l’art confus de nos vieux romanciers.

Rien n’est plus difficile que de concevoir une fable qui, en un si court espace de temps, puisse offrir quelque intérêt sur la scène de l’Opéra. On ne peut ni dessiner un caractère, ni développer une passion. Les plus habiles y sont ceux qui, franchissant rapidement les épisodes intermédiaires, s’arrêtent à une ou deux situations importantes auxquelles le musicien puisse se prendre et donner un relief suffisant. Le libretto de François Villon, qui est le fruit d’une muse pédestre, nous voulons dire de M. Got, de la Comédie-Française, est après tout estimable, et ce n’est pas la faute du poète si l’accueil qu’on a fait à ce lever de rideau n’a pas été plus chaleureux. La musique de François Villon est la première œuvre dramatique de M. Edmond Membré, compositeur peu connu du public, et dont la renommée discrète s’est épanouie doucement dans quelques salons de bonne compagnie. M. Roger, de l’Opéra, toujours empressé à venir en aide aux jeunes musiciens qui aspirent à la lumière, a pris sous sa protection plusieurs compositions légères de M. Membré, telles que Paye, écuyer et capitaine, qu’il a chantées dans le monde et dans les concerts avec succès. Appuyé et prôné ainsi par un virtuose de mérite, M. Membré a vu se lever devant lui bien des obstacles, et a pu pénétrer jusqu’au grand sanctuaire de l’Opéra, dont les portes ne devraient s’ouvrir qu’à des compositeurs éprouvés. On assure même que M. Membré nourrissait l’espoir de débuter sur ce grand théâtre par un ouvrage en cinq actes qu’il a composé dans la solitude, et dont il a fait entendre dans les salons les morceaux importans. Pourquoi M. Membré n’a-t-il pas tenu ferme à ses prétentions un peu ambitieuses ? Puisqu’il était décidé à jouer le tout pour le tout, il eût mieux valu se présenter avec un ouvrage en cinq actes et tomber avec fracas que de venir se brûler les ailes au grand lustre de l’Opéra en bourdonnant quelques chansonnettes. M. Membré aurait mieux agi encore en refusant une faveur aussi dangereuse et en allant s’essayer la main sur une scène moins importante. M. Membré est le troisième ou quatrième exemple de la fragilité des réputations d’atelier et de l’impuissance des coteries pour constituer une réputation durable. Que j’en ai vu mourir de jeunes compositeurs… que les applaudissemens préventifs des amis ont étouffés avant l’heure de la moisson ! Cependant il serait injuste de méconnaître le talent réel de M. Membré et quelques morceaux bien venus qu’on trouve dans François Villon. Nous avons remarqué ce passage de l’air que chante le poète amoureux :

Un bracelet, c’est tout. Pourtant, pauvre rêveur,
Je l’ai conservé là, ce mystérieux gage ;


celui de la bohémienne Aïka :

Des chagrins… elle en eut, ma mère,


et plusieurs autres chœurs pleins d’allégresse. Ce n’est donc pas une certaine habileté ni d’heureuses inspirations qui manquent à M. Membré, mais un peu de variété dans les idées et l’habitude de s’entendre. M. Obin fait assez bien valoir le personnage du poète gaulois, dont il est chargé.

Le théâtre de l’Opéra-Comique, n’étant pas très heureux avec les compositeurs vivans, est obligé de s’adresser à ceux qui sont morts et enterrés depuis longtemps. Aussi a-t-on repris, il y a quelques jours, un opéra de bonne humeur, Joconde, que le public a revu avec d’autant plus de plaisir qu’on ne le gâte pas souvent par de telles friandises musicales. Joconde est l’heureux fruit d’un hymen fécond entre Étienne, de spirituelle mémoire, et Nicole, compositeur aimable et facile. Né à l’île de Malte en 1775, Isouard, qui s’est fait connaître sous le nom de Nicolo, eut à surmonter beaucoup d’obstacles avant de pouvoir entrer dans la carrière où il s’est illustré. Il vint à Paris au commencement de ce siècle, après avoir longtemps habité l’Italie, et particulièrement la ville de Naples, où il connut le vieux Guglielmi, qui lui donna des conseils, ainsi que d’autres maîtres de l’école napolitaine, alors défaillante. Nicolo se produisit sur le théâtre de l’Opéra-Comique par un petit ouvrage, le Tonnelier, qui n’eut aucun succès ; puis il écrivit successivement Michel-Ange, le Médecin turc, l’Intrigue aux fenêtres, et vingt opéras faciles, parmi lesquels nous citerons les Rendez-vous bourgeois, joyeuseté carnavalesque qui n’a pas quitté le répertoire, Cendrillon, Jeannot et Colin, Joconde, et la Lampe merveilleuse au Grand-Opéra. Nicolo est mort à Paris le 23 mars 1818. Joconde est de l’année 1814. Martin y chantait le rôle de Joconde et Mme Boulanger celui d’Édile. La pièce, bâtie sur le conte bien connu de La Fontaine, est fort amusante, et les pointes grivoises dont le texte est parsemé s’y trouvent suffisamment gazées pour n’effaroucher que les imbéciles. La musique de Nicolo est très agréable, facile, mélodique et toujours en situation. Presque tous les morceaux de la partition de Joconde sont devenus populaires. Qui ne connaît le grand air descriptif du premier acte : J’ai longtemps parcouru le monde, où l’on remarque un léger ressouvenir de l’air de Leporello : Madamina, il cattalogo è questo ; les jolis couplets chantés tour à tour par Joconde et la malicieuse Édile :


Dans son amoureux délire.
Un berger jeune et discret ;


la charmante chansonnette du second acte : Parmi les filles du canton ; la belle romance de Joconde : Dans un délire extrême, et le quatuor :


Quand on attend sa belle.
Que l’attente est cruelle ?


Dans le groupe de musiciens qui appartiennent à l’école française depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à l’avènement de Rossini, Nicolo occupe un rang fort distingué entre Berton et Boïeldieu, dont il fut l’émule et le rival jaloux. Si Boïeldieu n’eût fait en 1825 la Dame Blanche, où l’influence du génie de Rossini est déjà visible, l’histoire pourrait hésiter entre l’auteur du Chaperon Rouge, de la Fête du Pillage voisin, de Ma Tante Aurore, du Nouveau Seigneur de Village, du Calife de Bagdad, et celui de Joconde, de Jeannot et Colin, de Lully et Quinault. Tous deux avaient plus d’instinct que de savoir, plus de grâce, d’esprit et de sentiment, que de force et de passion. Dans l’œuvre de Boïeldieu avant la Dame Blanche, comme dans celui de Nicolo, on trouve la finesse, la grâce, le bon sens dramatique, qui sont les propriétés de la nation française, mêlées à une forte dose de mélodie et d’imitation de l’école italienne. L’influence de Cimarosa, de Guglielmi et de Paesiello est aussi sensible dans les opéras de Boïeldieu, de Nicolo et de Berton, que celle de Pergolèse dans les charmans chefs-d’œuvre de Monsigny et de Grétry. La France et l’Italie, qui sont les deux filles aînées de la race latine et celles qui ressemblent le plus à l’alma parens, n’ont jamais cessé de s’entendre et de mêler leurs eaux comme deux fleuves qui se croisent. Si Brunetto Latini se vantait déjà au XIIIe siècle d’écrire dans la langue française, parce qu’elle était la plus répandue en Europe, si Boccace et l’Arioste ont pris aux poètes et aux conteurs de la France la substance de leur double épopée, si Palestrina enfin est sorti de l’école du contre-pointiste français Goudimel, l’Italie a bien payé depuis à la France sa dette de reconnaissance en fécondant le génie un peu timoré de la race gauloise par les chefs-d’œuvre des Raphaël, des Michel-Ange, des Léonard, des Titien, et enfin de Rossini, le dernier géant qu’ait produit cette terre de promission.

Joconde est monté avec soin. Mlle Lefebvre chante et joue avec esprit le rôle de la petite paysanne. M. Mocker est toujours un comédien charmant sous le costume du comte Robert, et M. Faure chante le rôle important et si difficile de Joconde avec un véritable talent. Qu’il y prenne garde toutefois : sa voix, d’un timbre caverneux, commence à vibrotter d’une manière désagréable, et il se pourrait que M. Faure, qui est dans la fleur de ses ans, survécût au virtuose.

Le Théâtre-Lyrique fait toujours merveille. La Reine Topaze et Oberon remplissent chaque soir la salle et la caisse de la direction. Les recettes du chef-d’œuvre de Weber l’emportent même sur celles que produit l’agréable partition de M. Massé, malgré le concours et la bravoure de Mme Carvalho. On ne se lasse pas d’entendre cette musique, qui semble venir d’un monde enchanté où ne pénètrent que les artistes divinement inspirés. Mme Meillet a remplacé Mme Rossi-Caccia dans le rôle si important de Rezia. Mme Meillet s’acquitte avec zèle et souvent avec bonheur d’une tâche qui exigerait une voix et une cantatrice comme Mme Malibran.

Qu’on ne dise pas de mal du théâtre lilliputien où règne et gouverne M. Offenbach : il rend des services réels à l’art de Duni et de Gavaux, puisqu’il accueille les inconnus et qu’il leur permet de glisser sur l’herbette de ses prés, où l’on peut tomber sans risquer de se casser le cou. Aussi les petites partitions s’y succèdent-elles comme des ombres chinoises. Le Docteur Miracle, qui a tant fait parler de lui et qui a été couronné par des membres de l’Institut, ne méritait pas, ce nous semble, une telle apothéose. La pièce est au moins très médiocre, et des deux partitions qui ont été composées sur un texte suranné, celle de M. Bizet nous paraît la mieux venue. Si le temps, qui a ruiné tant de grands empires, emporte un jour le royaume d’Yvetot fondé par M. Offenbach, les mauvais libretti en seront la cause. Ce serait pourtant dommage, car nous avons distingué aux Bouffes-Parisiens une jeune personne, Mlle Aurélie Marchal, dont la grâce, la voix fraîche et les bonnes manières nous semblent dignes d’un meilleur sort.

Les anciens élèves d’Alexandre Choron se sont réunis cette année, comme les années précédentes, en un banquet fraternel où ils ont ravivé le souvenir de leur illustre maître. Une grand’messe en musique de la composition de M. Nicou-Choron, artiste d’un vrai mérite et gendre du fondateur de l’école célèbre de musique classique et religieuse, a été exécutée dans l’église de la Madeleine, au milieu d’une foule compacte de fidèles empressés. Cette messe, d’un très beau style, a été exécutée par deux cents instrumentistes et chanteurs sous la direction de M. Dietsch, maître de chapelle. M. Duprez a dit un motet de Cherubini avec cette profondeur de sentiment et cette phrase ample et pleine d’horizon dont il garde le secret. Sa digne fille, Mme Van den Heuvel, a chanté un O salutaris de M. Nicou-Choron qui a ému la nombreuse assemblée qui l’écoutait. La cérémonie a été digne de l’homme vénérable dont je m’honore d’avoir été le disciple.


P. SCUDO.





ESSAIS ET NOTICES.

MATTHESON ET SON TEMPS.

Theoretiker von Zopf und Schwerdt. Mattheson und seine Zeit, von W. H. Riehl, Stuttgart.

Étant dans le Hanovre il y a quelques années, j’en visitais les musées et les bibliothèques, à la recherche des moindres traces de cette étrange famille des Kœnigsmark, dont l’histoire, ou, si on l’aime mieux, le roman, me passionnait beaucoup à cette époque. Ce fut en paperassant dans les archives de la petite ville de Wolfenbüttel, et en quelque sorte à la cour du duc Antoine-Ulric de Brunswick, l’un des princes allemands du XVIIe siècle qui s’entendait le mieux à tourner un madrigal français, que je fis connaissance d’une grave et plaisante figure de diplomate et de musicien, — Mattheson. Si, au lieu de s’escrimer pendant quarante ans comme il l’a fait sur l’histoire et la théorie de la musique, l’auteur du Parfait Maître de Chapelle eût écrit sur la poésie et les beaux-arts, il aurait peut-être sa place marquée entre Winckelmann et Lessing. Il a appliqué à la musique les grandes facultés de son esprit éminemment initiateur; il a, par une admirable divination des besoins nouveaux, essayé de rattacher au mouvement général des idées un art jusque-là retenu dans les étroites bornes du métier. Et pourtant, si l’on excepte quelques rares savans, tout le monde l’ignore; l’Allemagne, si verbeuse d’ordinaire à l’endroit de ses lettrés et de ses artistes, se tait obstinément sur celui-là. Je me trompe, il existe sur Mattheson (et c’est là tout) quelques pages excellentes de M. Riehl, l’homme le plus épris de curiosités musicales qui se rencontre en ce moment de l’autre côté du Rhin.

Cependant cette individualité si profondément oubliée de nos jours exerça une influence des plus vivaces et des plus remuantes sur son temps, lequel était celui des Haendel et des Bach, celui d’où les Gluck et les Mozart allaient sortir. D’ailleurs il s’en fallait que Mattheson fût seul; les agitateurs de cette espèce ne procèdent point isolément, ils viennent quand l’heure les commande et s’appellent légion. Le croirait-on? A une époque où la production littéraire n’atteignait pas la dixième partie de ce qu’elle est à présent, il se publiait en fait de littérature musicale deux fois autant d’ouvrages que nous en voyons aujourd’hui. Dans cette fulminante polémique qui préparait les voies de l’avenir, Mattheson ne pouvait figurer qu’au premier rang. On le voit dirigeant les uns, combattant les autres, et montrant toujours par quelque endroit, dans ses plus brutales sorties, la puissance et l’élévation de sa nature. C’est ainsi que nous l’entendons, à une époque où les notions les plus frivoles avaient cours, en présence de l’école littéraire de Gottsched et du ridicule engouement où l’on vivait de notre poésie classique, prêcher l’étude de l’histoire nationale et le retour aux grandes origines de l’art. Ceux qui prétendent que la musique n’est qu’un simple amusement des sens, il les renvoie aux Grecs, à la plastique des anciens; il intitule un de ses principaux ouvrages le Patriote musical, et parle de la mission politique et religieuse de l’art en termes où l’homme d’état se trahit presque. N’en est-ce point assez pour inspirer le désir d’aborder de plus près cette physionomie et de voir en même temps se grouper autour d’elle diverses figures de l’époque?

Dès le berceau, Mattheson fut un enfant prodige, autant vaut dire un enfant gâté ; à neuf ans, s’il faut en croire M. Riehl, il enseignait en public, et c’était à qui dans la ville prendrait des leçons du petit drôle. Ainsi, dès sa première jeunesse, se développe chez lui ce besoin de spéculer sur le paraître, cet amour de l’effet, qui caractérise entre toutes la société de ce siècle, fâcheux travers dont il ne sut jamais trop se défaire, et qui du reste ne devait lui porter qu’un assez mince préjudice en des temps où l’on passait très volontiers condamnation sur la moralité d’un homme, pourvu que cet homme eût bonne mine et grand air, qu’il eût la jambe leste, l’œil vif, la perruque bien poudrée, et qu’il sût galamment manier une épée. Le vice en talons rouges, la corruption en habit brodé, beaucoup d’élégance, infiniment d’aplomb, de la bravoure et de l’esprit argent comptant, de la dignité même parfois, voilà Mattheson. Chez lui, le grand seigneur et l’aventurier se coudoient; il y a de l’homme de génie et de l’enfant perdu. Pour savant, il l’était autant qu’on peut l’être et versé à fond dans le répertoire universel des connaissances humaines : un véritable cerveau encyclopédique, Léonard de Vinci doublé de Cagliostro. Virtuose, maître de chapelle, diplomate, organiste, jurisconsulte, courtisan, il avait épuisé l’érudition, pratiqué tous les arts, exercé tous les métiers. Qui l’eût pris en défaut sur les langues modernes eût été bien habile, et quant à l’antiquité grecque et latine, il en possédait l’alpha et l’oméga. Parlerai-je de ses connaissances musicales lorsque chacun sait qu’il fut le théoricien le plus habile de son siècle? Remarquez toutefois que je dis théoricien, et non point compositeur, car l’imagination était sa partie faible, et ses écrits sur la musique l’emportaient de beaucoup sur sa musique même, laquelle n’avait guère que des qualités médiocres, qu’encore on n’osait pas lui reprocher tout haut, car maître Mattheson n’entendait point raillerie sur l’article, et sa rapière aimait fort à reluire.

Après avoir commencé par l’étude de la musique, nous le voyons passer d’abord à la jurisprudence, et plus tard servir en qualité de page chez le comte de Güldenlow, vice-roi de Norvège, où il apprit les manières de la cour et la pratique des affaires, tour à tour compositeur, écrivain, secrétaire d’ambassade, et se mêlant avec un égal succès de beaux-arts, de littérature et de politique. Un trait pour caractériser l’espèce d’ubiquité musicale de ce singulier personnage et montrer ce qu’était l’art dramatique à cette époque : dans les opéras écrits par lui, — mais cela seulement aux beaux jours de sa jeunesse, car plus tard, étant devenu sourd, il dut abandonner complètement la pratique pour la théorie, — dans les opéras de sa composition, Mattheson s’attribuait d’ordinaire une des premières parties, qu’il exécutait en virtuose de renom. Or, quand il lui arrivait d’avoir fini son rôle avant la chute du rideau, il n’avait garde de se tenir pour satisfait, et cherchait à se rendre utile sous une autre forme. Ainsi dans sa Cléopâtre, où il jouait Antoine, on le voyait héroïquement se poignarder sur la scène, puis un moment après ressusciter au pupitre du chef d’orchestre et conduire l’opéra jusqu’à la dernière mesure. Tout ce qu’avait lu cet homme, tout ce qu’il avait amassé d’érudition classique épouvanterait un philosophe. D’ailleurs, s’il faut ne rien cacher, l’érudition était alors bien autrement que de nos jours en honneur dans la littérature musicale, et ses instincts naturels ne portaient nullement notre homme à mettre sa lumière sous le boisseau. C’était le temps des hautes investigations et des savantes hypothèses, le temps des philologues et des bonnets carrés. Athanasius Kircher tenait en émoi toutes les imaginations avec sa prétendue découverte de la musique des anciens Grecs, et dans un divertissement donné à la cour de Suède, le grave professeur Meibom, qui ne se contentait point de si peu, s’évertuait à danser une gigue lydienne sur une ariette de ballet composée au siècle de Périclès.

Critique, polémiste, agitateur, polygraphe, Mattheson a produit, je ne dirai pas des volumes, mais des montagnes d’esthétique, de gloses et de commentaires. Le grand but qu’il se proposait, c’était d’écrire autant d’ouvrages qu’il vivrait d’années : cette magnifique ambition fut encore dépassée, car n’ayant vécu que quatre-vingt-trois ans, il eut le bonheur inestimable de mettre au jour quatre-vingt-huit volumes, et quels volumes! Remarquez que je n’entends parler ici que des travaux livrés à l’impression, et me tais sur les manuscrits, dont, s’il fallait en croire M. Riehl, la somme serait encore plus copieuse. Convenons qu’auprès de ce géant, les plus illustres d’aujourd’hui ne sont que de pauvres pygmées, car alors on n’avait pas encore inventé la race des collaborateurs, et tout ce que signait un écrivain était son œuvre. Les traductions lui servaient de délassement, et la locomotive, une fois lancée à toute vapeur, s’en allait à travers des espaces incalculables : soixante-neuf feuilles d’impression en un mois, que vous semble du chiffre, surtout si vous considérez qu’il s’agissait d’un livre d’histoire, solide et compacte comme les in-octavos allemands de ce temps-là ! Il va sans dire que tout ce qu’un pareil auteur pouvait produire n’était point absolument chef-d’œuvre, et qu’à l’or sorti de sa plume beaucoup de clinquant se devait mêler. Néanmoins cette verve continue, cette veine d’application intarissable, témoigne d’un certain degré de puissance, et même, en faisant la part du fatras, on ne peut s’empêcher, quand on parcourt ses principaux ouvrages, de remarquer çà et là divers passages empreints de cette profondeur d’idée et de cette coloration de style qui dénotent dans l’histoire et la critique des beaux-arts un génie vraiment original. C’est à Mattheson, on peut le dire, que l’esthétique allemande doit les procédés de discussion encore en faveur aujourd’hui. Avant lui, Printz et les littérateurs de la période précédente n’employaient que le latin, et ce fut l’auteur du Parfait Maître de chapelle qui le premier remplaça le jargon pédantesque par la langue de tout le monde, un allemand corsé, nerveux, parfois même un peu brutal, mais qui dit ce qu’il veut dire et carrément. Cet exemple de Mattheson fut bientôt suivi par tous les écrivains de l’époque, et l’esthétique musicale se trouva de la sorte affranchie des entraves routinières du passé. Il y eut dans le mouvement dont Mattheson donna le signal, et qui du reste ne devait point se borner à la musique, quelque chose de cet esprit de réforme et d’émancipation qui caractérise en littérature la fameuse période connue en Allemagne sous la dénomination de Sturn und Drang Période. Cette réforme de la langue au point de vue technique, cet art merveilleux de germaniser l’expression et de remonter sans cesse au radical, ont même tellement frappé M. Riehl, qu’il n’hésite pas à prononcer le nom de Luther, nom bien grave en pareil chapitre, mais qui prouve du moins quel immense cas font certains bons esprits en Allemagne des services rendus par Mattheson à leur langue. Ainsi que nous l’observions, il faut s’attendre cependant à de terribles inégalités, et savoir séparer le bon grain de l’ivraie, car pas n’est besoin de remarquer que nous ne touchons point à Goethe. Aussi parfois, quels mélanges imprévus, quels singuliers contrastes! A côté d’un excellent morceau d’histoire, d’une suite de commentaires exposés du meilleur style, une phraséologie lourde et nauséabonde, tantôt se hérissant d’expressions pédantesques, tantôt se panachant de mots empruntés au vocabulaire des halles. Que dire en outre de ces préfaces, dont une, dédiée au landgrave Ernest-Louis de Hesse, s’ouvre par cet impayable exorde : « Si Dieu n’était point Dieu, qui mieux que votre altesse sérénissime mériterait de l’être? »

La critique de Mattheson, aphoristique et tranchante, rappelle souvent Lessing, mais avec un ton beaucoup moins parlementaire, car c’était alors le beau temps des luttes homériques. Quand on avait épuisé la discussion, on en venait aux voies de fait, et les adversaires, las de s’apostropher, se jetaient leurs épais bouquins à la tête :

« Ma plume t’apprendra quel homme je puis être!
— Et la mienne saura te faire voir ton maître !
— Je te défie en vers, prose, grec et latin ! »


C’était, au naturel, l’admirable scène des pédans de Molière, ou, si vous l’aimez mieux, ce duo grotesque des deux basses qu’on retrouve dans presque tous les vieux opéras bouffes. Un docteur de cette pléiade illustre, Sorge, passa sa vie à rédiger d’énormes volumes tout gonflés d’injures et de venin, et cela à propos de rondes et de croches, et comme il s’agissait de réfuter un de ses livres, maître Marpurg, son aristarque, n’imagina rien de mieux que de réimprimer l’ouvrage mot pour mot, en mettant sous chaque phrase une annotation destinée à la rendre ridicule. Quant à Mattheson, il ne se contentait point de si peu, et lorsqu’il s’était assez escrimé de la plume, il remettait vaillamment à son épée le soin de vider ses querelles musicales et littéraires.

A la suite d’une de ces impitoyables polémiques, Haendel et lui se rencontrèrent sur le pré. L’attaque fut chaude et vive, aussi la riposte. L’auteur du Messie avait, on le sait, la tête près du bonnet et ne souffrait point qu’on dédaignât sa musique. Le plus célèbre, le plus influent théoricien de l’époque aux prises avec son compositeur le plus illustre, l’affaire était de conséquence, et d’autant plus curieuse que les deux adversaires, par la masse de leur corpulence, la rougeur et la boursouflure du visage, la violence colérique du tempérament, se ressemblaient prodigieusement. L’un et l’autre firent en gentilshommes. L’assaut ayant duré vingt-cinq minutes, Haendel, qui jusque-là avait tenu ferme comme un roc, essaya de rompre; ce que voyant Mattheson, il se fendit avec vigueur et l’allait transpercer d’outre en outre, quand son épée se heurta contre un obstacle métallique. A quoi tient la destinée des chefs-d’œuvre? Un simple bouton d’acier de moins à l’habit que Haendel portait ce jour-là, et de combien d’oratorios et de cantates, de musique sacrée et profane la postérité n’eût-elle pas été privée !

Gardons-nous de croire cependant que Mattheson ne procédât jamais qu’au nom de son amour-propre ou de ses haines. De plus nobles mobiles le dirigeaient, et lui-même nous avoue que sa polémique littéraire n’était en résumé autre chose que le « commandement du devoir et de la conscience, » que le vrai réformateur ne manque jamais d’observer rigoureusement. Rien n’est plus beau que ces emportemens superbes d’un grand esprit qui s’autoriserait au besoin, contre les profanateurs de l’arche sainte, de l’exemple du divin maître chassant du temple les usuriers et les marchands. D’ailleurs ces violences et ces paroxysmes n’étonnaient personne en un temps où c’était la coutume de traiter les questions musicales et littéraires avec cette fougue ardente et passionnée qui devait signaler plus tard les débats politiques. Et nous-mêmes, serions-nous donc en droit de nous récrier, nous tous qui jadis avons pris part aux luttes si tapageuses du romantisme? Seulement, il faut bien le dire à notre éloge, jamais sur ce champ de bataille la frénésie n’alla aussi loin. Ces terribles assauts entre musiciens ont un caractère particulier, et le naturel s’y montre dans toute sa rudesse inculte, dans tout le fruste éclat d’une énergie que nulle éducation n’a policée. Veut-on avoir un simple échantillon des aménités de cette polémique, qu’on lise les lignes suivantes inscrites en tête d’un libelle rédigé contre Mattheson et portant le millésime de l’année 1728 : « Une paire de soufflets musicaux et patriotiques au sieur Mattheson, le moins musicien des patriotes et le moins patriote des musiciens, lequel ne fait que multiplier dans chacun de ses ouvrages les preuves de son infamie et de son cynisme; une paire de soufflets qui, vigoureusement appliquée sur les deux joues par les honorables virtuoses Musander et Harmonio, serviront, il faut l’espérer, à lui éclaircir l’ouïe et l’intellect. »

Si grotesques aujourd’hui que nous semblent ces passes-d’armes entre vieux pédans barbouillés de doubles-croches, cet état de constante polémique n’en témoigne pas moins d’un zèle ardent et sincère pour la science et pour l’art. Rions de ces perruques magistrales, mais n’en rions pas trop, car c’est d’elles que procède l’esthétique moderne. Bien avant Lessing et son Laocoon, bien avant que dans les autres arts une voix se fût élevée pour clore l’ère du rococo, Mattheson posait en musique les vrais principes du beau dans la forme et dans l’expression. Il faut le voir, ce cuistre sublime, pourfendre les hérésies de son temps et s’armer en guerre contre ces praticiens ridicules qui s’acharnent à vouloir soumettre la musique aux traditions de la poésie et de la peinture ! Celui-ci, voulant peindre la folie du roi Saül, n’imagine rien de mieux que d’attacher à la queue les unes des autres les harmonies les plus discordantes; celui-là s’amuse à traduire en agréables symphonies les Métamorphoses d’Ovide! rêves d’harmonie imitative dont le bon sens de Frédéric II faisait justice[1], marottes éternellement baffouées et toujours reprises. Nous-mêmes, à l’heure où je parle, où en sommes-nous avec ces romances sons paroles et ce galimatias ridicule mi-partie musique et dialogue que tant de bonnes gens appellent encore en Allemagne l’opéra de l’avenir! Quel Mattheson nouveau se lèvera pour venir en aide au bon sens outragé? quel réformateur virulent déblaiera le sanctuaire obstrué, et du bout de ce fouet dont il aura dispersé les charlatans, tracera d’une main ferme la ligne de démarcation qui doit exister entre les arts?

C’est un curieux spectacle que la peine que se donnent ces preux de la littérature musicale pour étendre au-delà du possible les limites de leur science et de leur art. Ainsi Mattheson veut absolument nous démontrer les rapports qui existent entre l’harmonie musicale et l’harmonie des sphères; il n’hésite pas à rédiger à ce point de vue de volumineux traités de métaphysique et d’histoire naturelle où se trouve exposé l’emploi que la médecine doit faire de la musique comme agent thérapeutique. A l’en croire, rien ne vaut une bonne audition musicale pour aider à la transpiration, il suffit d’un simple rondo agréablement exécuté pour rendre inoffensive la piqûre de la tarentule, et l’histoire du castrat Farinelli, dont la voix charmait les sombres ennuis du roi d’Espagne, lui sert à classer l’art des sons dans la psychiatrie. C’est avec la même gravité naïve qu’un autre écrivain illustre de la pléiade, Marpurg, divise son histoire de la musique en diverses périodes : la première qui s’étend depuis Adam et Ève jusqu’au déluge, la seconde qui va du déluge à l’expédition des Argonautes, et enfin la troisième qui comprend le siècle de Pythagore, où il s’arrête. Et pourtant, qui le dirait ? en dépit de ce fatras ridicule, l’ouvrage est empreint par moment d’un tel caractère de sincérité, il apporte à l’étude de l’antiquité tant et de si précieux renseignemens, que les plus érudits en tiennent compte, et que c’est encore là qu’il faut aller chercher la source du peu que nous savons sur la musique des anciens Grecs.

Soyons justes néanmoins, et convenons que ces hommes, qu’il est si facile de tourner en ridicule pour avoir voulu étendre hors de propos le domaine d’une science dans laquelle tout était à créer, promenèrent le regard divinateur du vrai génie au-delà de l’étroit horizon des théories de leur époque, et se sont trouvés définitivement avoir émis des vues qui, cinquante ans plus tard, passaient pour des découvertes de l’esprit moderne. Lorsque Goethe et Novalis[2] établissaient entre la musique et l’architecture cet admirable parallèle proverbial en Allemagne, et que depuis l’ouvrage de Mme de Staël tout le monde connaît en France, ces deux grandes intelligences en lesquelles, à de si divers degrés, s’incarne l’esprit des temps nouveaux, ne faisaient en quelque sorte que formuler un pressentiment de Mattheson. Lui aussi définit la pantomime « une musique muette dépourvue de formes mélodiques et harmoniques, une espèce de silhouette purement rhythmique d’un morceau. » Et quand ce même Mattheson imaginait pour la musique cette devise prophétique : discordiâ concors, se doutait-il qu’il résumait en deux mots le grand art des Weber, des Cherubini et des Beethoven ? Tels sont les éclairs précurseurs de la science moderne qui nous frappent à chaque pas dans le chaos de ces épais volumes conçus et rédigés en des jours où l’esthétique, il faut l’avouer, ne brillait pas d’un bien merveilleux lustre.

On a beaucoup reproché à ces agitateurs littéraires et musicaux de la première moitié du XVIIIe siècle d’avoir délibérément répudié la tradition de l’art du moyen âge et de s’être livrés à la guerre la plus impitoyable tant contre les anciens chorals que contre toute espèce de compositions classiques dues au style religieux des XVIe et XVIIe siècles. Rien de plus juste au fond que ce reproche, qui du reste les atteint sans les entamer, car, en le méritant, ils n’en étaient que mieux dans l’esprit de leur époque. S’ils eussent fait autrement, s’ils n’eussent pas, pour une centaine d’années au moins, déblayé le terrain obstrué par tous ces bons vieux maîtres de la tablature liturgique, et préparé ainsi la voie à la musique moderne, à la musique galante, comme on dit en Allemagne, jamais nous n’aurions eu cette immortelle renaissance inaugurée par Haydn, et dont Mozart fut le Raphaël. Ce retour aux graves études du passé, cette restauration du style pur et canonique qui aujourd’hui, au lendemain d’une grande période parcourue, nous apparaît comme le signe manifeste d’une salutaire réforme, n’eût jamais été, en ces heures de tendance et d’aspiration vers l’avenir, qu’une de ces fâcheuses manœuvres dont les cerveaux routiniers se servent d’ordinaire pour enrayer la marche du temps. Pendant que ceux-ci étendaient jusqu’aux astres le domaine de la musique, ceux-là au contraire s’évertuaient à le restreindre outre mesure. Ainsi Mitzler en voulait faire purement et simplement une science exacte comme les mathématiques; d’art il n’en était plus question, tout au plus s’agissait-il d’une nouvelle branche de la philosophie. C’est aussi ce mouvement d’idées qui poussa vers la discussion esthétique des mathématiciens de profession tels que Euler et Bernouilli pur exemple, lesquels, ayant par circonstance appliqué à la musique leurs hautes facultés d’investigation, ont droit de figurer dans cet illustre groupe des fondateurs de la littérature musicale. Du reste, c’est un des signes du temps que ce zèle vigoureux pour l’histoire et la théorie d’un art qui, comme l’a si bien dit ici même M. Charles de Rémusat, devait être l’art moderne par excellence. A tout le monde la matière paraît neuve, et neuve elle est en effet, car c’est un art nouveau qu’un vieil art qui se régénère. Aussi avec quelle fougue ne s’empressent-ils pas les uns et les autres à coopérer à l’œuvre qui s’élabore ! Comme ils sont tous liés, mathématiciens et philosophes, littérateurs et gens du métier, disputant, glosant, argumentant à l’envi, en attendant que Haydn, Mozart et Beethoven viennent accomplir la transformation préparée!

Et notons que ce n’est point seulement en Allemagne que cette littérature musicale prend carrière de la sorte, mais aussi et à la même heure chez toutes les nations ayant qualité pour intervenir dans les questions d’art. Chose plus curieuse, on collabore à distance, on se tend la main par-dessus les Alpes; le plus subtil, le plus profond entre les antiquaires italiens, le père Martini, s’associe au prince-abbé Gerbert, la lumière des docteurs du pays rhénan. C’est à Bologne que ces deux fortes têtes se rencontrèrent et s’entendirent pour composer, d’après les sources antiques et modernes, la première histoire universelle de la musique dont on se fût jamais avisé jusque-là. Dans la répartition mutuelle de l’immense tâche, Martini s’attribua l’introduction générale, laissant à l’illustre abbé de la Forêt-Noire les recherches sur la musique religieuse, sa spécialité naturelle. En peu de temps, tous deux eurent amoncelé de vrais trésors qu’ils échangeaient et se passaient de l’un à l’autre avec cette bonne grâce et ce zèle exempt d’envie des grandes intelligences travaillant en commun. Gerbert, mettant à profit les privilèges de son rang, visita les différens cloîtres de l’Allemagne, fouilla toutes les bibliothèques, compulsa un à un tous les manuscrits ayant trait à la musique, et finit par rassembler dans sa retraite de la Forêt-Noire une des plus précieuses et des plus rares collections de documens qu’on ait vues. Tout cela malheureusement devait être perdu pour la postérité. A peine le docte religieux avait-il commencé le classement de ses innombrables richesses, qu’un incendie, éclatant tout à coup, vint en quelques heures anéantir, avec le monastère qui le contenait, le fruit de tant de laborieuse et sublime patience. Il semblait que la destinée, qui se joue si volontiers des efforts de l’homme, n’eût permis à ce digne abbé de réunir tant de matériaux que pour les détruire plus à son aise en une seule fois. A quoi bon en effet toutes ces paperasses pour s’en aller reconstruire, à travers la nuit des temps, les origines douteuses d’un art dont, à proprement parler, la véritable et sérieuse histoire allait seulement commencer? La perte à ce point de vue ne serait pas trop regrettable, d’autant plus que le monument ære perennius que l’illustre prince-abbé et l’imperturbable professeur de Bologne avaient alors à cœur d’élever en commun n’en vit pas moins le jour. Les hommes de cette trempe ne se détournent jamais de leur voie, et les épreuves de ce genre ne font que les raffermir dans leur dessein.

Quel investigateur passionné, quel infatigable antiquaire, était en musique ce Gerbert, on ne l’imagine pas. J’en dirai autant de son collaborateur de Bologne, dont l’influence fut d’ailleurs sans bornes sur son époque. Jamais enseignement ne jouit d’un pareil crédit. Avoir été l’élève du père Martini passait dans le monde musical pour le plus beau titre de gloire, un simple mot approbatif émané de sa bouche d’oracle valait mieux pour l’avenir d’un artiste que tous les diplômes académiques. Comme on voyait aux jours d’Abailard s’acheminer vers Paris des multitudes de jeunes gens altérés de la parole du maître, ainsi des bandes de disciples fervens affluèrent dans Bologne, et telle était l’immense autorité du père Martini, telle était la considération universelle dont il marchait environné, qu’on a quelque peine à se figurer que semblable chose ait pu avoir lieu en plein XVIIIe siècle, et qu’on se croirait presque transporté au sein de quelqu’une de ces périodes naïves du passé qui, grâce à l’absence de cet esprit de scepticisme et de fronde, de ces raffinemens de critique et de sagacité, permettaient à un homme de se développer tout entier sans encombre et de valoir librement ce qu’il vaut.

Maintenant, si du spectacle auquel nous venons d’assister nous reportons nos regards sur ce qui nous entoure, quelle différence entre ces hautains et vigoureux polémistes du bon vieux temps, ces paladins de la double-croche, à la perruque ébouriffée, à l’épée toujours bien affilée, et l’honnête monde d’à présent, si tranquille et si casanier! Des savans illustres, la musique en possède encore, et rien n’indique, Dieu merci, que la race en doive disparaître. En France, en Allemagne, en Italie, il en est bien de huit à dix que l’on pourrait nommer; mais, je le demande, qui s’occupe de leurs recherches? En dehors d’un petit cercle d’initiés, quelle influence exercent leurs travaux et leurs doctrines? Où sont-ils, les grands agitateurs de l’opinion publique? J’avoue qu’en France je n’en vois guère, et que de l’autre côté du Rhin mes yeux ont beau chercher, ils ne découvrent rien. Peut-être me citera-t-on M. Richard Wagner, ce doctrinaire, hélas! trop fameux, du radicalisme musical! Sans aucun doute M. Richard Wagner voudrait jouer un rôle; malheureusement le public s’entête à ne se point vouloir prêter à cette fantaisie; pour se battre, il faut être deux, et jusqu’ici la mauvaise étoile de M. Wagner semble vouloir que les adversaires lui manquent. Aussi n’est-ce point un spectacle médiocrement bouffon que de voir ce duel à outrance, cette lutte d’extermination, où M. Wagner s’obstine avec des adversaires qui lui jouent le malin tour de ne point apparaître. Il défie le monde entier, et l’indifférence publique seule lui répond. Parlez-moi de Mattheson et des polémistes de son époque. Ceux-là du moins combattaient au milieu du vacarme, les applaudissemens ni les huées ne leur faisaient défaut, et s’ils pouvaient avoir à craindre quelque chose, ce n’était certes pas l’indifférence de la galerie. Ajoutons, à l’honneur de ces guerroyeurs imperturbables, qu’ils combattaient pour des principes généraux, et non pour de misérables questions d’amour-propre et d’intérêt personnel. Pleins de foi dans l’avenir d’un art dont ils fixaient la théorie, ce qu’ils voulaient les uns et les autres, c’était la musique, et non pas leur musique. Ils avaient le verbe grossier et trivial, ils étaient forts en gueule : qu’importe, si leur langage remuait la foule, si ce style bizarre et imagé popularisait la science moderne? Aujourd’hui cuistres pédantesques, demain musicastres frivoles, leur autorité ne laissait pas un instant de s’exercer partout, et les gens du métier, non moins que les gens du monde, reconnaissaient leur compétence. Bien plus, quelques-unes de ces œuvres que tant d’alliage critique et polémique semblait devoir entraîner ont été maintenues à flot par la justesse de raisonnement et l’esprit de clairvoyance qui les anime. Il en a été ainsi du Parfait maître de Chapelle de Mattheson, resté en Allemagne un admirable monument d’esthétique musicale, où la philosophie la plus avancée aurait peine à trouver à reprendre. D’une part, on jetait à bas le moyen âge, — transports furieux d’inonoclastes en perruque, qui seraient grotesques sans ce pressentiment sublime de l’art nouveau qui les agite à leur insu; — de l’autre, on se martelait le bon sens pour trouver le secret de la musique antique, insoluble énigme qui, pendant toute la durée du XVIIIe siècle, tint les plus fortes têtes en échec, et dont la découverte reste un mystère comme la pierre philosophale, avec cette différence toutefois que dans la fabrication de l’or la théorie aussi bien que la pratique devaient nous demeurer interdites, tandis que pour la musique grecque le désappointement ne devait du moins pas être si universel. J’ignore en effet si jamais les savans parviendront à nous démontrer d’après quelles règles les Grecs composaient leur musique; mais ce qui à mes yeux ne souffre point de doute, c’est qu’un homme, un génie s’est rencontré qui a donné à la musique moderne la majesté de l’art antique, et que cet homme s’appelait Gluck.

Ce qui nous frappe en effet dans Gluck, et ce que nous ne pouvons omettre d’indiquer à propos du mouvement d’études musicales où figure Mattheson et d’où ce grand maître est sorti, — c’est la filiation nette et directe par laquelle il se rattache aux Grecs de la plus pure époque. Son art, comme celui des anciens, procède uniquement de la manifestation de l’idée, il l’expose, il s’y attache, il la suit dans ses évolutions naturelles, toujours clair, élevé, conséquent. A-t-il à peindre un doux sentiment, tout est douceur dans les instrumens qu’il emploie, tout est analogie et symbole dans les voix de son orchestre. Là où le sujet n’offre point de contrastes, la musique n’en admet point, et vous pouvez vous laisser aller à l’émotion du tableau qu’il évoque, certain qu’une nuance intempestive n’en viendra pas tout à coup altérer l’harmonie. Au point de vue de cet inaltérable culte de la forme classique, de cette plasticité qui jamais ne se dément, Gluck est en musique un véritable statuaire du temps de Périclès. Les grands principes de ce vigoureux génie vous frappent bien plus encore lorsque vous comparez les partitions de Gluck avec les opéras des autres maîtres, de nos contemporains surtout, où si souvent le plus incroyable désaccord règne entre l’idée dramatique et les instrumens appelés à l’exprimer, à ce point que vous entendez tous les jours les cuivres prendre la parole dans une scène qui semblait ne vouloir éveiller que des sentimens de la nature la plus douce. Est-ce à dire que Gluck renonce au contraste, et se prive par là d’un des grands moyens d’effets qui existent au théâtre? Non certes; seulement il ne l’emploi qu’au moment où la situation le commande. Le contraste est une curiosité du cerveau humain, un besoin du génie épris de changement et d’antithèses : aussi la plupart du temps ne lui voit-on d’autre raison d’être que cette curiosité et ce besoin; mais alors il faut bien reconnaître qu’il ne produit sur nous qu’un effet secondaire et ne nous cause que ce plaisir qui naît du changement. Autre chose est quand le sujet l’indique et le réclame, quand le sentiment dramatique lui demande une expression plus vraie et plus puissante. Dans sa manière de faire usage du contraste et de l’opposition, Gluck a toujours en vue d’obéir aux lois d’une rigoureuse esthétique. Chez lui, le forte et le piano, comme aussi les nombreuses nuances qui vont de l’un à l’autre, ne cessent pas un instant d’être en fidèle concordance avec les gradations de sentiment, avec l’accent plus ou moins énergique, plus ou moins doux et pathétique de la déclamation. Il faut ici que tout forte signifie un sentiment qui s’accentue davantage, tout piano une situation qui cherche à se détendre, qu’un rinforzando soit l’avant-coureur d’une émotion soudaine et véhémente. Vous auriez grand’peine à trouver de ces oppositions à effet, contre-sens techniques dont la musique de nos jours foisonne à tel point que les oreilles n’y prennent en quelque sorte plus garde : la note lugubre en pleine joie, le motif guilleret au sein de l’épouvante et du désespoir, et mille autres ornemens qui finissent par faire perdre à l’art contemporain toute destination sérieuse. Quand le ciel de Gluck est calme, aucun nuage, si imperceptible qu’il puisse être, n’en trouble la lumineuse transparence; quand il est sombre et morne, aucun rayon n’y perce à travers la nuit profonde. Si vous aimez les contrastes et les péripéties, attendez un de ces momens où l’âme, en proie à la tourmente des passions, flotte pareille au vaisseau battu par la tempête; alors, croyez-le bien, les antithèses ne vous manqueront pas, vous verrez la paix et la fureur alterner sans transition, les rhythmes violons jaillir des rhythmes calmes, et les plus noires ténèbres succéder sans crépuscule au jour le plus radieux. Dans Alceste, où les situations et les sentimens ne varient guère, je dirai même que ce système, auquel Gluck demeure inflexiblement attaché, engendre par moment une certaine monotonie, tandis que dans Armide au contraire et dans les deux Iphigénie, ouvrages où l’action abonde en traits hardis, en fortes émotions, cette manière de n’employer jamais le contraste par des raisons purement techniques, mais comme un moyen de mieux rendre l’expression et la vérité, produit des effets qu’il faut compter au nombre des plus sublimes conceptions de l’art musical.

À ce point de vue, et si extravagante que cette opinion dût sembler aux honnêtes gens qui de nos jours estiment que Gluck a besoin d’être renforcé, le n’hésiterais pas à soutenir que l’auteur d’Alceste et d’Iphigénie est le plus grand artiste en fait d’instrumentation qui ait jamais existé. Personne avant lui ne s’était douté du parti qu’on pouvait tirer de l’orchestre, et depuis aucun ne l’a surpassé dans le but qu’il se proposait. Que les modernes aient découvert des ressources instrumentales, des variétés de formules, des effets de sonorité qu’il ignore, c’est là un fait hors de discussion; ce que je prétends avancer et soutenir, c’est que dans la connaissance approfondie des instrumens en tant que moyens d’expression des caractères, des mouvemens du cœur et des passions, dans l’intelligente et souveraine distribution des forces sonores et des analogies qu’elles peuvent avoir avec les phénomènes psychologiques, bien peu, même parmi les plus illustres, lui doivent être comparés. Qu’était-ce, avant Gluck, que l’instrumentation? Quelque chose d’aride et de conventionnel, beaucoup moins un art qu’un métier dont on apprenait professionnellement les règles immuables : Oboi coi flauti, clarinetti coi oboi, etc. Charles-Marie de Weber persifle très spirituellement dans un de ses écrits cet apprentissage routinier qu’on se transmettait de maître à élève avec l’imperturbable aplomb des statuaires de la vieille Égypte hiératique. Gluck fut le premier à changer tout cela, le premier qui fit de l’orchestre un réflecteur sonore des sensations de l’âme, et qui, après avoir assigné à chaque instrument une voix propre et spéciale, s’imposa la loi de ne l’employer jamais que dans la mesure du caractère qu’il lui avait reconnu, de sorte qu’à dater de cette heure l’orchestre eut des échos pour toutes les joies, pour toutes les plaintes, pour toutes les fureurs de l’homme et des dieux.

Ces voix, de quelque façon d’ailleurs qu’il les assemble et qu’il les mêle, resteront dans l’avenir incessamment fidèles à leur destination native, et vous pouvez compter que le trombone, instrument des passions déchaînées, organe des esprits de haine et de rage, n’assourdira point vos oreilles au milieu d’une scène de tendresse et d’amour. Il en sera de même des clairons, des hautbois, de tous ces instrumens éclatans ou sinistres[3], hier encore morceaux de bois et de métal inertes, et que son souffle créateur convoque désormais à la vie de l’intelligence. Quels soins minutieux ne faut-il pas qu’il eût portés dans cette étude particulière des instrumens pour s’être ainsi rendu compte non-seulement du caractère général de chacun, mais des mille et une nuances dont il est susceptible dans ses modifications les plus secrètes ! Il sait ce que tel ou tel instrument vaut dans ses moindres détails, ce qu’il peut dans le haut, dans le bas, dans les régions intermédiaires, dans les forte et les piano, dans les sons brefs et prolongés, ce qu’il peut comme solo et comme auxiliaire, ce qu’il perd et gagne, quelles modifications il subit selon la nature et le nombre des autres instrumens qu’on lui adjoint; mais ce que cette connaissance incomparable lui a surtout appris, ce qu’il ne se lasse pas de démontrer par son exemple, c’est que les instrumens ne produisent d’effet solide et pénétrant que lorsqu’on sait en économiser l’emploi, et que le luxe et la prodigalité des moyens rendent au contraire impossible toute action caractéristique : précepte de vérité dont nos grands maîtres modernes ont, hélas! médiocrement tenu compte, ainsi qu’il est aisé de s’en convaincre en écoutant leurs opéras. Gluck a montré au drame lyrique la voie qu’il devait suivre pour se rapprocher de la nature et de la vérité. Je n’ai point à parler ici du degré d’influence qu’il a exercée sur les plus grands maîtres; je n’ai point à démontrer par quels liens les Mozart, les Beethoven, les Weber, les Cherubini, les Méhul et les Spontini se rattachent à cette haute tradition, ce qu’ils en ont pris et ce qu’ils en ont laissé; ce que j’ai voulu seulement indiquer en passant, c’est le caractère antique de Gluck, la grandeur et la simplicité de son art, et sur ce point je ne pense pas que la contradiction soit à redouter. Tous ceux en effet qui auront jamais entendu Orphée, Alceste, Iphigénie en Tauride avec les ravissemens que ces sublimes inspirations commandent, tous ceux qui se souviendront de cet unisson âpre et forcené, coupé de si brutales dissonances, par lequel les esprits infernaux accueillent l’époux d’Eurydice, dont ils étouffent sous un aboiement féroce la voix plaintive et suppliante, tous ceux qui auront présentes à la mémoire les diverses péripéties de cette émouvante scène où la puissance de l’harmonie apaise et dompte les monstres qui reculent à regret et comme fascinés, tous ceux qui auront assisté au spectacle du désespoir d’Oreste, qui auront prêté leur oreille et leur âme à l’auguste affliction d’Iphigénie, — tous ceux-là reconnaîtront que pour composer une telle musique il fallait un cerveau sur lequel eût passé le souffle de l’antiquité.

Dans ce monde des lettres et des arts, tout n’est qu’action et réaction. Les savans du XVIIIe siècle avaient systématiquement, en haine du moyen âge, tourné leurs études du côté de l’antiquité grecque; les savans de nos jours n’ont de goût et de feu que pour les origines de la musique sacrée, et semblent ne s’être imposé cette pénitence que pour nous faire expier le rêve olympien de leurs fougueux prédécesseurs. Malheureusement ce sont là des travaux isolés dont se soucie à peine la classe de lecteurs à laquelle ils sont spécialement adressés. Ce n’est point la science qui manque au siècle, c’est, hélas! bien plutôt le siècle qui manque à la science. Pour m’en tenir à cette simple question de l’érudition musicale, je vois, en Allemagne comme en France, divers groupes possédés du meilleur esprit, et qu’échauffe un saint zèle investigateur. Ceux-ci, préoccupés d’un certain idéal historique, voudraient dégager la musique du bloc de marbre qui la retient, et faire pour elle ce que tant d’écrivains célèbres ont fait pour la poésie et la peinture. Ceux-là, plus naïvement absorbés dans le culte et la contemplation du passé, voudraient pouvoir doter l’art des sons de quelques-unes des réformes qu’ont values à la peinture l’étude des temps pré-raphaélesques, à l’architecture la revivification du style roman et germanique, à la poésie la mise en lumière des romans de chevalerie et des chansons populaires du moyen âge. Je le répète, de tous ces travaux péniblement conduits, la vie est désormais absente, et ces efforts si consciencieux restent sans influence sur personne, les simples lettrés s’en éloignant comme d’une affaire en dehors de leur compétence, et les musiciens se tenant d’avance pour informés, attendu qu’un musicien a pour besogne d’écrire beaucoup d’opéras, et que l’étude de l’histoire de son art est une distraction dont il doit savoir se priver. « Je peins les belles femmes tout simplement parce qu’elles sont belles, » disait un Vénitien de la vieille roche ; il se peut qu’en peinture cette philosophie soit la bonne. Tout ce que je sais, c’est qu’en musique ce n’était point celle de Gluck, ni de Mozart non plus, ni de Beethoven. Aussi cette indifférence où l’on vit aujourd’hui en matière d’érudition musicale m’afflige et m’épouvante. Mendelssohn, cet esprit doux et fort, honnête et puissant à la fois, dont la France n’a pas encore mesuré toute l’élévation, Mendelssohn ne s’y est pas trompé, et quiconque saura lire dans son œuvre y verra l’influence des conquêtes de l’érudition moderne. Aujourd’hui les musiciens de profession ont bien d’autres choses en tête : il leur faut satisfaire à d’incessantes commandes, flatter le mauvais goût de la cantatrice régnante, être les complaisans du public et des directeurs de spectacles. Parlez-leur de travaux, de découvertes intéressant l’histoire de l’art qui les occupe, ils les ignorent; insistez, ils les liront peut-être, mais sans conscience, sans profit, et pour revenir imperturbablement au train-train routinier, à ce rococo d’hier et d’avant-hier, plus vermoulu que toutes les vieilleries du temps passé. D’ailleurs, pour ces esprits mondains, uniquement absorbés dans les combinaisons les plus frivoles, un savant n’est jamais qu’un dilettante, un homme à côté de la question et qui trouve son plaisir à fouiller des textes oiseux, car l’important est de faire beaucoup d’opéras, et non point de connaître l’histoire de la musique, de savoir d’où l’on vient, où l’on va, et de quel mouvement d’idées procède tel ou tel système.

Quelle différence entre le calme, la solitude, le délaissement auxquels nous assistons de nos jours, et l’agitation que menaient autour d’eux ces reîtres littéraires du XVIIIe siècle, ces incorrigibles batailleurs toujours prêts à mettre flamberge au vent pour une discussion de doubles croches ! Ceux-là savaient du moins faire respecter leurs théories, et n’y allaient pas de main morte. Ils étaient factieux, pédantesques, bretteurs, ils avaient la perruque près du tricorne; mais en dépit de ces mines grotesques et peut-être à cause de tout cet appareil, ils passionnaient la foule à des questions auxquelles de nos jours restent insensibles les gens les plus faits pour s’y intéresser. Aussi nous a-t-il paru curieux de les montrer dans le mouvement, l’effervescence et le vacarme de l’action, se démenant la perruque en tête et l’épée au côté, et, tantôt de la plume, tantôt de leurs discours forains, aidant à la vigoureuse impulsion d’une époque où Gluck, Haydn et Mozart allaient naître. Rions de ces propagandistes boursouflés, de ces zélateurs matamores, dont l’immense savoir égalait l’impertinence; mais n’en rions pas trop, car si l’épaisse et crasse suffisance, si le charlatanisme survivent encore, nous avons malheureusement vu disparaître l’esprit militant d’érudition et de prosélytisme, et l’absence de ce puissant auxiliaire pourra bien être cause que l’histoire un jour reprochera aux musiciens de notre âge d’avoir sottement laissé à l’écart tant de matériaux dont la poésie et les arts du dessin ont su précieusement profiter pour retremper leur forme et se régénérer.


H. BLAZE DE BURY.


V. DE MARS.

  1. Frédéric II. Œuvres posthumes, t. XI, p. 19. Voir la lettre à d’Alembert : « Je ne suis qu’un dilettante, et je ne décide point sur des matières qu’à peine il m’est permis d’effleurer; mais vous avez voulu que je vous dise ce que je pense, le voilà. »
  2. « L’architecture est une musique solidifiée, la musique une architecture flottante. » On prête aussi cet aphorisme à Schlegel ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il appartient à Mattheson, et que Goethe, Novalis et Schlegel n’en ont donné que des variantes.
  3. Un artiste de grand mérite et qu’on aura toujours raison de consulter quand il s’agit de Gluck, M. Delsarte, nous faisait remarquer dernièrement le singulier rôle attribué au hautbois dans cette classification des instrumens. Qui le croirait? Le hautbois, cet inoffensif et pastoral accompagnateur des gaietés champêtres, devient chez Gluck l’instrument funèbre par excellence, et dans la sublime scène du second acte d’Orphée c’est lui dont la voix nazillarde et vipérine répond seule aux esprits infernaux, alors que les trombones semblent affecter de se taire. Au premier abord, l’idée paraît singulière, et l’on en veut presque à Gluck de rejeter ainsi parmi les méchans cet humble roseau, accoutumé aux amoureuses plaintes. Cependant, dès qu’on s’attache à le suivre dans ce chœur d’Orphée, on est frappé de cet accent morne et sinistre que personne n’avait soupçonné dans l’innocent pipeau dont Gluck, en dépit des usages consacrés, fera systématiquement l’organe de la fatalité. C’est ainsi que toujours, rompant avec la donnée ordinaire, il réservera les trombones et les trompettes pour nous peindre les splendeurs et les jouissances des champs élyséens.