Chronique de la quinzaine - 30 avril 1854

Chronique n° 529
30 avril 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 avril 1854.

S’il pouvait rester encore quelque doute sur le caractère sérieux et décisif de la lutte qui s’ouvre aujourd’hui en Europe, il suffirait, pour mettre de côté toute incertitude, d’observer quelques-unes des conditions dans lesquelles cette lutte s’engage. La lenteur même avec laquelle les évènemens se sont développés, les scissions et les rapprochemens dont ils ont été l’occasion, la peine visible qu’ont eue les puissances allemandes à se détacher d’une vieille alliance nouée sous d’autres auspices, l’immensité des préparatifs militaires et jusqu’à l’attitude de circonspection silencieuse que conservent encore les forces déjà en présence, — tout n’indique-t-il pas la menaçante gravite de la crise actuelle ? Cette crise, on l’a vue naître et grandir, on l’a suivie dans son travail, on a pu en apprécier les élémens, d’autant plus redoutables peut-être qu’ils sont plus mystérieux. Une question qui met plus d’une année à prendre toutes ses proportions, qui fait dès ce moment marcher les armées de trois grands empires après avoir été inutilement débattue dans les conseils de l’Europe, cette question n’est point certes d’une portée secondaire, et il faut ajouter qu’elle ne saurait être tranchée en un jour par un coup de main heureux. Aussi n’est-il point surprenant que les faits ne viennent pas répondre aussi vite qu’on aurait pu le croire à l’impatience publique, et comme il faut que cette impatience trouve une satisfaction, elle la cherche dans tous les bruits que les circonstances semblent rendre vraisemblables. Un jour c’est Odessa qui est bombardée et réduite en cendres par les flottes combinées ; un autre jour c’est Sillstria, sur le Danube, qui est assiégée et brûIée par l’armée russe, et en fln de compte le dernier de ces événemens semble seul se confirmer. Ce qui explique sans doute le premier bruit du bombardement d’Odessa, c’est qu’un vaisseau parlementaire qui s’était présenté pour recevoir les consuls anglais et français avait eu à essuyer le feu de quelques batteries russes. C’est alors que les escadres se sont dirigées sur ce point. Sur terre, l’armée russe n’a point tenté d’opération sérieuse depuis le passage du Danube et l’occupation de la Dobrutscha ; le mouvement le plus caractéristique est l’évacuation de la Petite-Valachie, probablement accomplie dans l’espoir de désarmer l’Autriche. De son côté, l’amiral Napier, dans la Baltique, s’est borné jusqu’ici à la capture de quelques navires de commerce russes.

Dans leur ensemble au surplus, ces faits ne sont que des détails ; le point supérieur et essentiel, c’est l’état général qui se dessine de plus en plus en Europe, c’est la situation réciproque que les événemens font aux diverses puissances. Cette situation, quant à la France et à l’Angleterre, était assez nette après les actes qui se sont succédé en peu de temps ; elle vient de recevoir sa dernière sanction par la convention récemment signée entre les deux pays. Déjà engagées avec la Turquie, les deux puissances se lient entre elles par des stipulations particulières pour la durée de la guerre, et une fois de plus elles renouvellent l’engagement commun de ne poursuivre aucun avantage personnel, subordonnant tout à l’intérêt de l’équilibre de l’Europe. Après cela, au point où en sont les choses, la dernière déclaration émanée du cabinet de Saint-Pétersbourg est-elle de nature à changer tant de faits palpables, si souvent mis en lumière ? Si, en sommant récemment l’empereur Nicolas d’évacuer les principautés, la France et l’Angleterre ont tout demandé à la Russie et rien à l’empire ottoman, est-ce que la Turquie occupe des provinces russes ? Si la première note de Vienne a si tristement échoué, est-ce à Londres ou à Paris qu’a été écrit l’étrange commentaire qui rendait cette note inadmissible ? Si cette malheureuse affaire est devenue si promptement une question de sécurité générale, a-t-elle été poussée à ces conséquences extrêmes par l’Occident, qui ne voulait rien, qui ne demandait rien que l’état actuel des choses ? En résumé, il fallait laisser s’accomplir diplomatiquement les desseins d’une politique ambitieuse, ou s’exposer à voir la plus stricte modération elle-même aboutir à la guerre, et c’est ce qui fait que l’Angleterre et la France sont aujourd’hui en présence de la Russie les armes dans les mains.

La France et l’Angleterre au reste, placées par leur position et leurs intérêts au premier rang dans cette question, n’ont fait que tirer les conséquences de principes sanctionnés en commun par l’Europe dans la conférence de Vienne, et c’est là le côté le plus sérieux de la situation actuelle, puisqu’il touche à la politique qui prévaudra définitivement en Allemagne. Le dernier acte accompli par l’Autriche et la Prusse, de concert avec la France et l’Angleterre, est, comme on sait, le protocole du 9 avril, et ce protocole maintient toutes les bases précédemment adoptées. Intégrité et indépendance de l’empire ottoman, évacuation du territoire turc par la Russie, engagement des quatre puissances de ne point traiter séparément, — toute la politique actuelle de l’Europe est là, signée par la Prusse et l’Autriche aussi bien que par les cabinets de Londres et de Paris. Or il est bien évident que si l’Autriche et la Prusse ont à mesurer leur action aux exigences des intérêts de l’Allemagne, cette action découle toujours de principes qu’elles ont elles-mêmes proclamés, et ces principes sont le lien qui les rattache aux puissances occidentales. C’est là ce qui d’avance détermine le sens du traité particulier que viennent de signer les deux principaux cabinets de l’Allemagne. On n’en peut connaître encore les termes, qui ne seront peut-être pas d’ailleurs tous divulgués. L’Autriche et la Prusse se garantissent sans nul doute leurs territoires respectifs ; elles règlent aussi, dit-on, les conditions de leur assistance mutuelle, l’importance des forces qu’elles peuvent être appelées à mettre sur pied ; en un mot, c’est une alliance à part qui ne peut avoir rien d’opposé, quant au but, à l’alliance de la France et de l’Angleterre, qui a au contraire un même point de départ dans la politique adoptée à Vienne et résumée dans le dernier protocole du 9 avril. C’est cette communauté de point de départ et de but, fondée sur l’intérêt de tous, qui doit faire croire que les quatre puissances finiront par se rencontrer dans l’action pour marcher d’un même pas. Ce serait une étrange erreur de penser que l’Autriche peut se trouver satisfaite et désarmée par l’évacuation de la Petite-Valachie. Il ne s’agit point en effet de l’abandon de telle ou telle portion de territoire. L’empereur Nicolas se fait peut-être moins d’illusions que personne à ce sujet, s’il est vrai, comme nous le croyons, qu’en complimentant l’empereur François-Joseph sur son récent mariage, il lui ait écrit que malgré les dissentimens de leur politique, dissentimens, selon toutes les probabilités, destinés à s’accroître, il espérait voir subsister les sentimens personnels qu’ils s’étaient voués. Quant à la Prusse, l’indécision qu’elle a pu montrer s’explique sans doute par sa position moins directement intéressée ; elle a aussi peut-être une source moins connue, plus personnelle au roi. À l’époque où il mourut, Frédéric-Guillaume III faisait prendre, assure-t-on, par son successeur, le souverain actuel, l’engagement de ne point séparer sa cause de celle de la Russie, — engagement toujours limité évidemment par l’intérêt de la Prusse et de l’Allemagne. On comprend ce qu’un choix peut coûter d’anxiétés à un esprit tel que celui de Frédéric-Guillaume IV. M. de Manteuffel disait ces jours derniers qu’il ne se laisserait point séduire par « une poignée de main du Times. » C’était montrer peut-être un peu de préoccupation. Il faut reconnaître que l’homme d’état prussien est fait pour céder à une autre séduction, celle de l’indépendance de l’Allemagne.

Quoi qu’il en soit, ce qu’il faut observer, c’est le changement profond que la crise actuelle vient apporter dans la situation de l’Europe. On ne peut se le dissimuler au-delà du Rhin, c’est la fin de tout un ensemble de choses, de toute une politique, de la politique de 1813, qui avait réuni en faisceau l’Allemagne et la Russie. Du succès de cette politique, en 1814 et en 1815, était sortie la sainte-alliance, qui se prolongeait avec l’accession de la France jusqu’à la révolution de 1830. Alors naissait une phase nouvelle, celle de l’alliance des trois cours du Nord, maintenue pendant tout le règne du roi Louis-Philippe en France. La révolution de 1848 avait pour résultat de la resserrer encore et de lui donner une force de plus, lorsqu’il s’est élevé tout à coup entre la Russie et l’Allemagne un intérêt plus puissant que tous les autres, soigneusement dissimulé jusqu’ici, et qui est destiné peut-être à changer le système des alliances on Europe, en déplaçant toutes les bases de la politique. Il y a en effet aujourd’hui un intérêt européen manifestement différent de l’intérêt russe, et c’est ce qui explique comment, en face de la France et de l’Angleterre soudainement rapprochées, en présence de l’Allemagne défiante et détachée de son alliance, le tsar s’est trouvé seul, quarante ans après 1813, avec sa politique démasquée et menaçante.

Que la politique russe soit une menace pour l’Europe, nous ne voyons pas même à quoi il sert au cabinet de Saint-Pétersbourg de le nier, puisque c’est le seul genre de grandeur auquel elle puisse atteindre. Que le tsar se croie en possession des plus formidables moyens pour soutenir le duel au-devant duquel il est allé, cela se peut. Il n’y a pas bien longtemps, il disait : « J’ai un million de soldats sous les armes, la Russie m’en donnera deux si je les demande, elle m’en donnera trois si je l’en prie. » Plus récemment, on raconte qu’étant allé visiter les côtes de la Baltique, et ayant examiné tous les travaux exécutés devant Cronstadt, il a longtemps regardé du côté de la mer, puis il a ôté son casque, et ayant fait le signe de la croix, on l’a entendu dire en se parlant à lui-même : « Eh bien ! maintenant nous demandons grâce ! » ce qui est dans le langage russe une formule d’invitation à une fête quelconque. L’invitation s’adressait dans ce cas à l’Angleterre et à la France. En réalité, à part ce qu’il peut y avoir dans ces paroles d’exagération, on peut y distinguer assez la confiance de la force enivrée d’elle-même, et qui cette fois ne s’enveloppe pas de subtilités diplomatiques. Veut-on avoir au surplus, dans toute sa plénitude, la pensée russe sur cette longue crise ? Nous pourrions la résumer d’après le témoignage d’un des hommes les plus distingués de Saint-Pétersbourg, qui a eu plus d’une fois l’occasion d’exprimer les vues secrètes et lointaines de la politique de la Russie. Aux yeux de cet homme distingué, la Russie depuis quarante ans ne fait que reculer devant ses destinées et trahir ses propres intérêts pour servir ceux d’autrui. La question actuelle est venue heureusement réveiller l’esprit russe en amenant par contre-coup une crise morale à l’intérieur. Cette crise a commencé, et le mouvement est assez fort pour que rien ne puisse l’entraver ou l’interrompre. On ne sait ce qui a le mieux servi ce mouvement, de la politique de l’Angleterre et de la France, ou « de la demi-trahison des puissances allemandes, laquelle sera bientôt une trahison complète. » On voit que nous ne déguisons pas les mots ; on voit aussi ce que pensent à Saint-Pétersbourg les hommes qui savent le fond des choses sur l’attitude réelle de l’Allemagne. Toujours, selon l’observateur remarquable dont nous invoquons le témoignage, la mission du comte Orlof a détruit les dernières illusions. La Russie u voit se dresser devant elle quelque chose de plus formidable que l’année 1812 ; elle est de nouveau seule en face d’une Europe ennemie. » La prétendue neutralité de l’Autriche et de la Prusse n’est qu’un acheminement à une hostilité déclarée, et il ne pouvait en être autrement. « Les deux puissances allemandes, à part même l’antipathie de race, ont depuis quarante ans contracté trop d’obligations envers la Russie pour n’être pas impatientes de s’en venger. Voilà quarante ans que la Russie les oblige à vivre en paix entre elles et à ne pas livrer l’Allemagne, par leurs dissensions, comme une proie assurée à la révolution intérieure et à l’invasion étrangère ! » Une fois dans cette voie du reste, l’auteur traite fort mal, en compagnie de l’Allemagne, l’Angleterre, la France, le pape lui-même et le catholicisme. Tout cela à ses yeux, c’est la révolution. On parle de l’équilibre européen comme s’il y avait encore un équilibre en Europe, comme s’il y avait en ce moment dans l’Occident une autre puissance debout que la révolution. Et ici perce la véritable pensée sur le caractère moral de la crise actuelle. Le grand ennemi qui se soulève aujourd’hui contre la Russie, c’est la révolution ; elle est partout, dans les gouvernemens, dans le clergé, en France, en Angleterre, en Allemagne ; il n’est pas en Europe un seul élément de vie qui n’en soit saturé. «… Il n’y a plus que deux pouvoirs aujourd’hui, la révolution ou l’Occident et la Russie. Ces deux adversaires sont en présence. Je sais bien qu’on prétend chez vous ( en Allemagne) que la Russie succombera : c’est possible, quoique je ne le croie point ; mais si par hasard on se trompait, si l’Occident devait en définitive avoir le dessous, alors ce qui sortirait vainqueur de la lutte, ce ne serait plus la Russie, ce serait le grand empire d’Orient gréco-russe. Tel est le dilemme où l’Europe vient de s’engager ! » On voit que quand elle ne s’embarrasse pas dans les subtilités de la diplomatie, quand elle ne vise point aux justifications officielles, la pensée russe se dessine assez claire ; elle marche droit à son but, l’absorption de l’Orient, et il se trouve ainsi que, soit par les paroles de ses interprètes les plus distingués, soit par les confidences du tsar lui-même, elle avoue sans détour les ambitions qu’elle décline publiquement. Mais laissons ces destinées, heureusement loin d’être accomplies encore, et qui ne pourraient s’accomplir, — nous sommes bien de l’avis de l’homme remarquable dont nous reproduisons les fragmens, — que par une guerre dont le siècle ne verrait pas la fin. Il reste toujours cette pensée étrange de décerner à la Russie une sorte de pontificat conservateur, de faire de sa civilisation le levier qui doit sauver le monde de la révolution, d’opposer en un mot, comme on le dit, l’Orient sain et vigoureux à l’Occident épuisé et à demi dissous.

Or, dans cet antagonisme, malheureusement réel en effet, et qui domine les incidens secondaires de la crise actuelle, que représente la Russie ? Quelle est cette société, et de quoi se compose-t-elle ? Sur quelles bases est-elle assise ? Quelle est cette civilisation si soigneusement enveloppée de mystère jusqu’ici, et pour laquelle le mystère semble être une force ? Peut-être les événemens d’aujourd’hui sont-ils de nature à moins servir la Russie qu’on ne le pense, en aidant à pénétrer dans ce vaste et incohérent assemblage, en permettant de sonder jusqu’en ses derniers replis ce monde inconnu qui s’étend entre les degrés les plus extrêmes de la sociabihté humaine. Et qui sait si cet empire fondé sur le silence ne cache pas plus de corruptions et de germes de luttes intérieures que les nations qui vivent au grand jour et ne craignent pas de publier leurs faiblesses ? Bien des ouvrages se sont déjà succédé sur ce pays ; il faut laisser de côté les pamphlets, peut-être faudrait-il aussi se défier des investigations du genre de celles de M. Léouzon-Leduc dans la Russie contemporaine. Les travaux les plus curieux à interroger seraient sans aucun doute les livres russes eux-mêmes, ceux qui révèlent les plus secrètes ambitions aussi bien que ceux qui, dans un autre sens, sous l’influence d’un autre esprit, laissent voir le caractère réel de cette société confuse. De ce dernier genre est évidemment un livre récent de M. Ivan Tourghenief, — le Journal d’un Chasseur ou Mémoires d’un Seigneur russe, — par malheur faiblement traduit, on le sent, et d’une exécution matérielle plus faible encore. Dans ce livre qui a paru à Moscou il y a peu d’années et qui a fait, dit-on, la plus forte impression, l’auteur ne s’abandonne pas à des déclamations vulgaires, il ne conclut pas même, il raconte, il peint, et ses peintures se trouvent être le plus saisissant témoignage sur la vie russe. La gravité du tableau se décèle à travers une sorte de voile humoristique. Qu’est-ce en effet que ce tableau ? C’est la mise en action de l’existence russe avec tous ses types étranges, depuis le vieux seigneur à demi asiatique, le velmoje, jusqu’au pauvre paysan courbé sous le faix. M. Tourghenief prend tous ces types sur leur théâtre naturel, il les fait vivre dans une série d’esquisses rapides, imprégnant son récit de l’âpre senteur des steppes, peignant les superstitions populaires, les mœurs des campagnes, les rapports des classes entre elles, la fatalité de la misère et de l’abrutissement dans les masses. C’est la vie du serf russe qui apparaît surtout dans ce livre, — et qu’on observe que le servage en Russie tient dans son réseau quarante millions d’hommes ! Dans le fait, c’est un véritable communisme organisé à la base de la société russe.

Quelle est en effet la condition du serf ? Il ne s’appartient pas, on le sait : il est attaché à la terre qu’il cultive, et pour laquelle il paie une redevance à son seigneur soit en travail, soit en argent. Mais existe-t-il du moins quelque lien durable entre le paysan et ce champ qu’il cultive ? Une répartition nouvelle des terres peut au contraire venir l’en dépouiller et le transporter ailleurs. Dès lors à quoi bon travailler ? et à quoi bon en définitive la prévoyance pour le paysan russe ? Il ne peut pas s’affranchir, il ne peut pas posséder ; si par son industrie il acquérait des ressources, il ne pourrait devenir propriétaire qu’en achetant sous le nom de son maître. Aussi, ce qu’il ne dépense pas à boire de l’eau-de-vie, le plus souvent il l’enfouit sous terre. Le paysan russe est une chose inerte qu’on met à une place, puis à une autre place. Pourquoi est-il là ? — « Je ne sais i)as, harine, dit l’un d’eux, les supérieurs ordonnent. » — Les supérieurs ! les supérieurs ! reprend l’auteur avec un sentiment mal contenu. Le plus grand ennemi du serf, ce n’est point le seigneur, c’est l’intendant, le bourmistre. L’intendant est souvent plus maître que le seigneur lui-même des paysans ; il leur prête pour payer leur redevance, et il finit par les tenir à sa merci. Une fois que le serf a encouru la disgrâce du bourmistre, c’en est fait, il n’y a plus de remède pour lui : vainement il s’adresserait à son maître. M. Tourghenief montre une de ces scènes poignantes. C’est un ieillard qui se traîne aux pieds de son seigneur, criant merci contre le bourmistre : « Mon seigneur, il nous a tout à fait dépouillés et ruinés ; il a donné contre toutes règles deux de mes fils au recrutement, voilà qu’à présent il m’enlève le troisième ; pas plus tard qu’hier il m’a enlevé ma dernière vache… Ah ! bon seigneur, ne permets pas qu’il nous achève. » Le cri de l’angoisse peut échapper parfois. Ordinairement le paysan se fait à tout ; en véritable esclave, il se fait à l’eau-de-vie et au knout, et il finit par se réfugier dans la ruse.

Qu’on songe cependant que cette société, assise sur une base de quarante millions de serfs, n’a pas non plus d’aristocratie véritable. De fait, l’aristocratie n’existe plus en Russie ; elle a été détruite et remplacée par une hiérarchie formidable, qui, brisant les grandes influences, distribue les individus par grades militaires, et les enveloppe dans les liens d’une disciphne gigantesque. Tout au bas de cette hiérarchie, au-dessous, est le servage, c’est-à-dire quelque chose de très semblable à la barbarie. Tout au haut, vous trouverez cette population russe qui a couru les grandes villes de l’Europe, s’imprégnant de toutes les influences de la civilisation occidentale ; mais dans cette population même, qui est ce qu’on connaît le plus aujourd’hui de la Russie, il est curieux de voir le mélange singulier de tous les raffinemens, des corruptions de l’Occident et du vieil instinct barbare. Il en résulte un type, que M. Tourghenief n’oublie point : c’est le Russe qui a toute sorte de théories pour l’amélioration du sort des paysans, et qui, un instant après, fait bâtonner son serf pour lui avoir servi son vin trop froid ; qui s’entoure de tous les soins, de tout le luxe de la vie européenne, et qui est obligé, dans une de ses habitations, de coucher sur le foin. Partout éclate la lutte des mœurs et des goûts. Politiquement et socialement, qu’est-ce donc que la Russie, si ce n’est un vaste assemblage d’élémens incohérens ? L’incohérence est dans la diversité des races qui composent cet empire, elle est dans la vie morale des classes. Seulement au-dessus de tout est l’autocratie sans limites d’un homme qui jette un uniforme militaire sur ce corps gigantesque, le fait marcher au pas et lui donne l’apparence d’une société véritablement régulière. La religion, dit-on, est l’unité de cette masse indistincte ; elle est le lien secret de toutes ces incohérences, la force de cette société mal réglée. Soit ; mais il y a ici un fait à considérer, qu’observait récemment un homme qui n’est point ennemi de la Russie, M. de Ficquelmont. La Russie, en face de l’Europe, représente deux choses, l’intolérance religieuse et la confusion de tous les pouvoirs, du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel dans une même main. Sa législation même est l’expression de ces principes ; elle est le fanatisme le plus exalté traduit en lois et en décrets, de telle sorte que si, au point de vue politique et social, la Russie se présente avec son servage étendu à quarante millions d’hommes, avec sa hiérarchie redoutable où disparaît toute indépendance humaine, avec son autocratie maîtresse des corps et des âmes, de la vie et de la conscience, — au point de vue religieux elle personnifie une sorte de mahométisme chrétien, si l’on nous permet cette alliance de mots.

Est-ce là la civilisation qu’on prétend opposer à la civilisation occidentale ? Est-ce à ce titre qu’on représente la Russie comme tenant dans sa main le salut de l’ordre européen, comme seule capable de maintenir et de régénérer l’Occident ? La religion est un levier puissant dans la main de la Russie, on ne saurait le nier ; elle s’en sert en ce moment même pour soulever toutes les populations de l’Orient. Après avoir d’une façon si hautaine dénié tout avenir indépendant aux populations grecques, l’empereur Nicolas leur tend la main par une circulaire récente de M. de Nesselrode, et ainsi les insurrections de l’Épire, de la Thessalie, de la Macédoine, deviennent un des élémens de la guerre actuelle. Le royaume hellénique lui-même semble se laisser aller de plus en plus sur cette dangereuse pente. Dans l’Attique et le Péloponèse, tout est en suspens ; à Athènes, il s’est formé un comité de salut public pour organiser l’agitation et pousser la population vers les frontières. L’église des catholiques a été sur le point d’être envahie le jeudi saint par des bandes fanatiques. Certainement on peut douter que le roi Othon, le voulût-il, puisse dominer cette effervescence de toutes les passions religieuses et nationales, et il est à craindre qu’il ne le veuille pas ; mais alors comment l’Angleterre et la France laisseraient-elles derrière leurs armées et leurs flottes ce foyer d’insurrection permanente ? Il n’est donc point impossible quelles ne soient conduites à prendre des mesures propres à garantir leur sécurité. Le plus triste triomphe de la Russie assurément, c’est d’avoir surexcité des passions qui ne peuvent aujourd’hui être utiles qu’à elle, et ne peuvent entraîner que des déceptions pour ces malheureuses populations grecques.

De toute manière, on peut le remarquer, l’état général de l’Europe se présente en ce moment dans des conditions qui ne s’étaient pas vues depuis longtemps. Par l’immensité des intérêts, par toutes les causes de la guerre, par la gravité inévitable du dénoûment qui surviendra, quel qu’il soit, c’est une situation faite pour inspirer à toutes les intelligences les plus justes et les plus fortes préoccupations. Les conflits ont beau se dérouler au loin, c’est à l’intérieur même qu’il faut se demander quel cours ils suivront, où ils peuvent conduire. Il est certes des points sur lesquels les opinions ne sauraient se diviser. Convenons-en cependant, il y a toujours des esprits doués d’im tact particulier pour choisir leurs momens et les thèmes de leur vide éloquence. Qu’il s’élève, comme aujourd’hui, une question de nature à rallier toutes les pensées dans une sphère supérieure à toutes les considérations, il se trouvera des plumes doucereuses et vulgairement habiles qui viendront réveiller tous les souvenirs, mettre en cause tous les gouvernemens qui ne sont plus. Singulier genre d’appui, qui consiste à tout immoler au présent, à voir non une grande question en elle-même, mais le pouvoir qui €st debout ! Après tout, ces gouvernemens, dont on instruit si lestement le procès dans deux colonnes de journal, n’ont point laissé décliner la fortune de la France, et tous ne l’avaient pas reçue dans les circonstances les plus favorables. De telles polémiques seraient à coup sûr un assez maigre aliment pour l’opinion publique, assez peu attentive à ces sortes de diversions qui se font jour de temps à autre, s’il ne restait la question même dont elles se font une arme. Là est toujours pour le moment la grande, l’unique affaire qui supplée à tous les incidens intérieurs. Il est cependant diverses questions qui se sont produites récemment devant le corps législatif, et qui ont leur gravité. De ce nombre sont deux projets présentés par le gouvernement : l’un tendant à faire disparaître la mort civile de notre législation pénale, l’autre ayant pour but de réformer en quelques parties la loi du 15 mars 1850 sur l’instruction publique. Il y a longtemps déjà que se débat la question de l’abolition de la mort civile, et au moment même où cette peine passait de la vieille législation dans notre code nouveau au commencement du siècle, elle rencontrait pour principal adversaire le premier consul. Par la mort civile, on le sait, le condamné perd la propriété de ses biens ; il ne peut plus ni disposer, ni recueillir de succession ; il est en un mot retranché de la vie civile à tel point que son mariage même est dissous, que sa femme, en continuant à vivre avec lui, ne serait plus rigoureusement qu’une concubine, et que les enfans qui pourraient naître de cette union ne seraient que des enfans naturels. Tels sont du moins les effets civils, et il suffit d’en constater l’excès pour rendre palpable la nécessité d’y porter quelque atténuation. C’est l’objet du récent projet de loi combiné dans la vue de faire disparaître les résultats les plus monstrueux de la mort civile sans désarmer la pénalité. La difficulté consiste à trouver un système de peines accessoires qui corresponde aux condamnations perpétuelles. Cette difficulté, le gouvernement la résout en attachant à ces condamnations perpétuelles la dégradation civique, l’interdiction légale, l’incapacité de donner ou de recevoir soit par donation, soit par testament. Ainsi s’accomplit une des plus sérieuses réformes de notre législation.

Quant à la loi proposée sur l’instruction publique, elle tend principalement à modifier l’organisation actuelle des académies. La loi de 1850 avait créé une académie par département. Le projet présenté réduit le nombre à seize, afin d’arriver à reconstituer quelques grands centres d’enseignement et de culture intellectuelle à la place du morcellement qui existe. Un autre point de la réforme nouvelle, c’est de faire passer du recteur au préfet la surveillance et la direction administrative de l’instruction primaire. Après toutes les modifications, toutes les réformes introduites dans l’enseignement depuis quelques années, il y aurait à se poser une question à laquelle l’observation pratique seule peut répondre : c’est celle de savoir quels sont les résultats réels de ces transformations. Quels sont les progrès de l’enseignement libre ? quels sont ceux de l’enseignement de l’état ? Et, en dehors même de ceci, quelle est l’influence des systèmes nouveaux ? Quelles tendances, quel esprit, se font jour dans la jeunesse ? C’est à cela que peut se mesurer la valeur véritable de toutes les expériences sur l’instruction publique, expériences d’où dépendent après tout les destinées morales des générations nouvelles. S’il est dans toutes les conditions, pour les hommes de tous les temps et de tous les âges, une forte et permanente instruction, n’est-ce point celle qui ressort de l’histoire, du spectacle des mouvemens d’un siècle, des luttes morales d’une civilisation, de toute cette vie laborieuse et puissante que les œuvres de l’esprit à leur tour viennent exprimer ou interpréter ? Au milieu de ces mouvemens, l’intelligence s’éclaire, cherche à se reconnaître et à se rendre compte du point de départ de tous ces mouvemens, des phases qu’ils traversent, du but où ils tendent. C’est une voie où mille aspects se révèlent à la fois. Ce siècle est à peine arrivé à la moitié de sa carrière, et déjà que d’événemens se sont passés qui ne sont qu’incomplètement éclaircis, qui ne sont pas même achevés, pourrait-on dire, et pour lesquels les perspectives changent sans cesse ! Il y a peu d’années encore, on croyait l’empire une époque révolue et tombée définitivement dans l’histoire : — il renaissait bientôt d’une révolution, et avec lui tous les souvenirs qui s’y rattachent. N’est-ce point une coïncidence singulière qui a placé à côté de la réalité contemporaine une des plus saisissantes révélations sur la première période impériale Telle est en effet la publication des Mémoires et Correspondance du roi Joseph, qui est à son huitième volume, et touche à son terme sans épuiser la curiosité. L’intérêt ne languit point dans ces lettres, dans ces fragmens où se traite la partie secrète des événemens d’Espagne entre un dominateur impérieux et un homme resté un peu plus dans les conditions humaines. Fécondité de tactique, vues de gouvernement qui ne peuvent être certainement propres qu’a un tel homme, supériorité militaire et politique, tout cela est écrit dans cette correspondance en traits profonds et multipliés. Tout ce qui faisait de cette entreprise l’excès d’un génie qui croyait tout facile parce qu’il se sentait capable de tout comprendre et de tout entreprendre, — tout ce qui devait la faire échouer se dégage successivement aussi d’une manière plus vive à mesure que les faits s’enchaînent et se nouent. On l’a dit bien des fois, dans l’ensemble de la vie et des tentatives de l’empereur, il a un point où lu réalité disparait en quelque sorte et où il ne reste que le génie aux prises avec l’impossible ; mais même dans cette lutte avec l’impossible il semble qu’il reste encore une dernière limite à franchir, et il vient un moment où elle est fatalement franchie. Alors les obstacles s’accumulent, la lutte se complique au lieu de se simplifier, et par une coïncidence frappante la puissance de l’ascendant faiblit, la sûreté de l’action diminue dans les mêmes proportions. On croit en finir avec l’impossible, et on ne fait qu’y ajouter.

Voyez cette prise de possession de l’Espagne. À l’origine, c’était déjà fort considérable, mais enfin ce n’était qu’une royauté nouvelle mise à la place d’une ancienne dynastie. Bientôt cependant ce roi nouveau, lieutenant de l’empereur, si peu indépendant qu’il soit, est lui-même de trop. De là en 1810 la mesure qui crée des gouvernemens militaires et place presque toute l’Espagne en dehors de l’autorité royale espagnole. Ce sont des généraux français qui lèvent les contributions, administrent, gouvernent, et malheureusement font plus que gouverner. Les magistrats du pays sont forcés de prêter serment à l’empereur sans savoir à quel titre. L’esprit de Napoléon en vient à agiter en lui-même la question d’une pure et simple annexion de la Catalogne à la France, et le sort des autres provinces espagnoles du nord jusqu’à l’Êbre reste encore un mystère. On était parti d’un changement de dynastie, on arrive à un démembrement. Quel est le rôle de Joseph dans cette situation ? Il en ressent toutes les amertumes, il se débat sous le joug ; mais il n’est rien, il ne peut rien, il n’a point même la liberté de disposer, sans la permission de l’empereur, d’un jardin voisin de son palais à Madrid. Dans toutes les provinces, ce sont les autorités françaises qui perçoivent les contributions, et il est obligé pour vivre de mettre en gage jusqu’aux vases sacrés de sa chapelle ; ses employés les plus élevés en sont réduits à n’avoir point de feu dans leur maison et à demander d’être mis à la ration. Ce n’est pas tout encore. Ici éclate une des plus puissantes causes des malheurs de la guerre d’Espagne. Ces généraux français maîtres de la Péninsule, — et pourtant ils se nomment Soult, Ney, Victor, Marmont, — ces généraux mis à la tête d’armées indépendantes comme des vice-rois à demi émancipés sont en antagonisme perpétuel. L’un rêve peut-être à une couronne, celle de Portugal ; l’autre refuse d’obéir à un ordre ; chacun se crée un centre d’opérations, toujours prêt à critiquer, à contrarier les combinaisons autres que les siennes, et partout est le désordre, d’où naît bientôt l’impuissance. Voilà comment, avec les premiers soldats du monde et les capitaines les plus éprouvés, on se trouve moins avancé en 1812 qu’en 1809 ! Bien plus, la situation n’a fait qu’empirer. Ainsi l’Espagne est bouleversée sans être domptée, la France épuise ses hommes et ses trésors sans faire un pas, et l’empereur finit par se trouver tout à coup en 1812 entre ces deux choses formidables et également mystérieuses, — la guerre d’Espagne et l’expédition de Russie. Là où n’est point le maître, tout marche à l’aventure et se désorganise. Il s’ensuit qu’il faut se poser cette question : politiquement aussi bien que militairement, quel est donc ce système qui dépend à tel point d’un homme que, l’homme absent, le système ne soit plus qu’une impossibilité gigantesque ? C’est, il faut le dire, l’honneur et la dignité de Joseph, dans son impuissance même, de protester sans cesse contre cette terrible logique de violences. « On ne connaît pas cette nation, dit-il en 1810 ; c’est un lion que la raison conduira avec un fil de soie, qu’un million de soldats ne réduiront pas par la force militaire. Tout est ici soldat si on veut gouverner militairement, tout sera ami si on veut parler de l’indépendance de l’Espagne, de la liberté de la nation, de sa constitution, de ses cortès. Voilà la vérité : qu’on choisisse ! » Vingt fois Joseph donne sa démission avec angoisse ; l’empereur finit par ne lui plus répondre, et les rapports personnels sont interrompus jusqu’en 1812, où Napoléon fait quelque droit aux demandes de son frère ; mais alors il n’est plus temps. Les destinées s’accomplissent selon le langage impérial, ce qui veut dire, pour ceux qui font la part de la responsabilité humaine, que trois années de fautes portent leurs fruits, et là est la forte leçon de ces événemens, là est la lumière qui jaillit à chaque page de cette Correspondance.

C’est un des traits de notre temps de se plaire à ces révélations de l’histoire : en reste-t-on toujours plus instruit ? C’est une autre question. L’histoire souvent plaît moins pour les instructions qu’elle donne que pour les spectacles qu’elle offre. Ces chocs des passions et des intérêts d’un autre temps ont un langage qui parle à l’imagination, même quand l’expérience n’est pas toujours écoutée dans la pratique. On aime à se représenter cette vie d’autrefois par une sorte de. curiosité ardente de l’intelligence. On aime à reculer son horizon dans le passé, comme on aime à l’élargir dans le présent en étendant son regard au développement de tous les peuples, à la diversité des mœurs humaines sous toutes les latitudes. De là, à côté de l’intérêt de l’histoire, l’intérêt des récits de voyage. Autrefois c’eût été une entreprise exceptionnelle et hardie d’aller en Égypte et en Nubie — comme M. Maxime Du Camp, l’auteur d’un livre récent sur le Nil, bien plus encore d’aller jusque dans l’extrême Orient — comme l’auteur des souvenirs d’une ambassade française en Chine, M. de Perrière Le Vayer. Qu’est-ce aujourd’hui ? À peine un épisode qui remplit quelques mois. Membre distingué de la diplomatie, M. de Perrière comptait dans la mission qui était envoyée en Chine en 1844, pour nouer des rapports entre la France et le Céleste Empire, et c’est de la partie de ce voyage la plus étrangère aux protocoles qu’il se fait l’historien, marquant de quelques traits les points divers où il touche, les Canaries, le Brésil, le Cap, Bourbon, les Philippines, Macao, Calcutta. M. de Perrière raconte en écrivain élégant, en homme du monde, en observateur net et ingénieux. M. Maxime Du Camp est d’une autre classe de voyageurs : il voit avec son imagination, et saisit surtout le côté plastique des choses ; il est de l’école du pittoresque. La vie du désert le passionne ; il s’oublierait dans une cange sur le Nil. Qui croirait pourtant que dans ces pages il se trouve une place pour la symbolique humanitaire, pour la politique de « l’amour appuyé sur la liberté et l’autorité ? » Les livres de voyages ont, à vrai dire, un intérêt que n’ont point les autres livres ; ils font voir d’un même coup d’œil tous les degrés de la civilisation, depuis la liberté puissante et active de l’Angleterre jusqu’à l’immobilité chinoise et à la résignation opprimée du fellah. Ils éveillent et développent l’idée de l’univers, c’est-à-dire l’idée d’une existence simultanée de millions d’hommes répandus sur le globe dans les conditions les plus différentes. Tout vit, tout se meut à la fois ; le même soleil éclaire une révolution qui finit et une révolution qui commence, la florissante industrie des hommes et les sanglantes immolations d’une bataille, ceux qui souffrent et ceux qui sont dans la joie, — et sur le vaisseau où on fend la mer l’œil fixé sur des montagnes lointaines, on peut se dire comme M. de Ferrière : « On s’égorge peut-être au pied de ces cimes bleuâtres pendant que nous filons tranquillement nos six nœuds à l’heure. » L’attrait puissant de ce spectacle, le mélange de tous les intérêts, l’extension et l’activité du commerce ont créé le cosmopolitisme de notre temps. On change de ciel, on va, on s’établit au loin, et pourtant l’instinct, le souvenir de la patrie se retrouve encore partout. Dans le désert et dans les villes populeuses, si quelque tristesse monte à l’esprit, c’est la pensée de la patrie qui revient. Voyez parmi ces personnages que M. Du Camp peint en passant en Égypte : il y a un Français qui songe à la France, un vieux Génois qui songe à la Rivière de Gènes, un Abyssinien qui pense à l’Abyssinie. Ainsi sursit cet immortel instinct, lien des hommes d’une même race au milieu de ce cosmopolitisme dont la littérature offre par momens l’expression.

Rentrons dans la politique. De quelque côté qu’on tournât son regard aujourd’hui, il n’est point douteux que partout on rencontrerait les mêmes préoccupations nées de la question d’Orient et de la guerre qui vient d’éclater ainsi en Europe. Les agitations intérieures semblent n’avoir fait silence que pour être remplacées par les luttes entre les peuples ; tout dans la situation actuelle se dispose visiblement pour ces luttes. Parmi ceux-là même qui n’ont point à sortir d’une stricte neutralité, il y a des tendances, des symptômes, qui indiquent de quel côté ils sont moralement. Partout en particulier la déclaration de l’Angleterre et de la France sur les neutres a été accueillie avec un empressement marqué, et tous les gouvernemens ont répondu en fermant leurs ports aux corsaires de la Russie. Au fond, les puissances combattant directement pour l’Occident ont pour elles la sympathie de tous les pays. C’est là le caractère essentiel de l’ère qui s’ouvre sur le continent européen. En dehors de cette préoccupation universelle, le fait le plus saillant qui se soit accompli depuis quelques jours est le mariage de l’empereur d’Autriche avec une princesse de Bavière. Ce mariage, qui vient de se célébrer à Vienne, a été l’occasion de fêtes brillantes, de grâces nombreuses, et même de quelques actes politiques empreints d’un visible esprit de modération. L’état de siège a été levé dans les provinces de l’empire qui étaient restées soumises à ce régime depuis quelques années ; il est levé aussi dans le royaume lombard-vénitien, et cet adoucissement apportera sans doute une amélioration dans l’état des provinces de l’Autriche, en Italie, depuis si longtemps éprouvées. Du reste l’histoire italienne vient d’avoir, il y a peu de jours, son événement, presque une insurrection, qui heureusement n’a fait tomber aucune tête. Pour tout dire, c’est une tentative du duc de Valentinois, fils du prince de Monaco, pour reconquérir ses états. Le prince s’est présenté à Menton, et il n’a point été accueilli précisément avec enthousiasme, si bien qu’il a dû être protégé par quelques hommes de la garnison piémontaise. Il a même été conduit en prison, et cela était de trop, car le prince de Monaco était dans son droit. Son petit état, composé de trois villes. Menton, Roquebrune et Monaco, et enclavé, comme on sait, dans le Piémont, a été annexé à ce dernier pays en 1848 ; mais à quel titre ? En réalité, il n’y en a point aujourd’hui encore. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que le prince de Monaco s’abrite derrière les traités de 1815, qui lui garantissent en effet la possession de ses états. En définitive, ce n’est pas sans doute pour conquérir ou garder Monaco que le Piémont serait disposé à se créer la moindre difficulté. D’un autre côté, le duc de Valentinois n’est point éloigné peut-être de céder ses états moyennant une indemnité suffisante. On voit qu’il y a là tous les élémens d’une transaction de nature à ne blesser aucun intérêt, et qui laissera intacts les traités de 1815 dans leur rapport avec Monaco ; ils n’auront pas toujours été aussi bien respectés.

Ne dépend-il pas un peu d’ailleurs de tous les pays, surtout des pays faibles et nécessairement protégés, de s’assurer le bénéfice des traités ? Ils le peuvent en se rendant un compte exact de leur situation. Nous parlions tout à l’heure de la Grèce. Malheureusement c’est la condition première de la situation qu’elle oublie. L’histoire de l’année qui s’est écoulée depuis sa mission du prince Menchikof nous montre clairement la trace et le progrès de l’agitation qui vient d’y éclater. Jusqu’au moment de la déclaration de l’état de guerre entre la Porte et la Russie, les sentimens des Grecs étaient encore empreints de quelque incertitude. Les partisans de ce que l’on appelle la grande idée, les hétairistes, étudiaient avec curiosité le développement de la crise ; mais en voyant les efforts redoublés de la diplomatie pour pacifier le différend, ils doutaient que les circonstances pussent devenir assez favorables pour tenter l’exécution de leurs plans. S’ils accusaient les puissances occidentales de complicité avec la barbarie et avec l’islamisme, ils reprochaient, quoique timidement, à la Russie sa lenteur et ses ménagemens. Quant au gouvernement hellénique, il ne laissait voir aucun parti pris, et les missions qu’il avait données sur la frontière à des officiers notoirement dévoués à la Russie pouvaient paraître des actes de faiblesse plutôt que de mauvais desseins. D’ailleurs à cette époque, les conseils des ministres de France et d’Angleterre à Athènes étaient encore écoutés. On consentait à remplacer les officiers qui passaient pour animés de dispositions peu pacifiques ou suspectes, et les feuilles du gouvernement osaient encore faire quelques objections aux organes du parti russe, lorsque leur polémique dépassait trop scandaleusement les bornes de la prudence et du sens commun.

À partir de la déclaration de l’état de guerre, on vit les choses changer sensiblement. La presse prit un langage qui dans des feuilles telles que le Siècle atteignait aux dernières limites de la violence et du ridicule. Des écrivains fanariotes y publiaient des dithyrambes à la fois pompeux et nébuleux, pour célébrer, comme on le faisait à la même époque à Saint-Pétersbourg et à Moscou, le désintéressement chevaleresque du tsar et la mission civilisatrice de la sainte Russie. Le gouvernement lui-même, sans avouer encore une sympathie formelle pour l’entreprise de l’empereur Nicolas, faisait voter par les chambres, sous le prétexte de la crise alimentaire, un emprunt dont le produit était secrètement destiné à l’achat d’armes et de munitions de guerre. Il cherchait en même temps son point d’appui au moyen d’élections nouvelles dans le parti napiste, dont il patronait partout les candidatures. Le gouvernement hellénique se livrait en quelque sorte aux représentans de l’intérêt russe, et abdiquait imprudemment entre leurs mains sa liberté d’action.

Aussitôt qu’il est devenu évident que les efforts de la diplomatie n’aboutiraient pas, les Grecs se sont donc ouvertement prononcés. Une insurrection, soudoyée sur la frontière parmi les populations d’ailleurs les moins fortunées et aussi les moins disciplinées de l’empire ottoman, a fourni aux chefs du mouvement concerté le prétexte qu’ils attendaient ; dès lors la presse hellénique ne se contient plus. Des officiers de l’armée, des généraux, des aides de camp du roi se précipitent à la frontière. Sous couleur de ne point engager la responsabilité du gouvernement, ils envoient leur démission avant de violer le territoire turc ; mais le gouvernement, sans afficher officiellement les encouragemens qu’il accorde à l’insurrection de l’Épire, se garde bien de donner à croire qu’il puisse envisager avec défaveur l’entraînement auquel cèdent les esprits.

Il est peu d’époques où l’illuminisme ait fait autant de prosélytes que de notre temps. Cette maladie de l’esprit n’est pas particulière aux philosophes incompris. Ce malheureux roi de Grèce, auquel les circonstances et surtout la défiance des partis ont imposé de si rudes épreuves sur le trône, a cru tout à coup apercevoir l’ombre de la popularité qui lui avait si obstmément échappé jusqu’à ce jour. Le trompeur mirage de Byzance rétablie a frappé son imagination, et, dupe du mysticisme dont son allié le tsar sait s’aider sans s’y asservir, le roi Othon s’est persuadé qu’il est appelé à une mission providentielle, que c’est à lui qu’il appartient de restaurer dans ses anciennes limites la Grèce chrétienne.

À la vérité, les napistes, qui, en tant d’occasions, ont montré leur haine pour un souverain non orthodoxe, et que l’on a surpris plus d’une fois rêvant ou conjurant sa perte, les napistes ne négligent aujourd’hui aucune flatterie pour l’associer à leurs complots. Les déclamations de la presse et quelques manifestations populaires sont venues à leur aide. Une récente représentation de l’opéra des Lombards, à laquelle la cour assistait, a fourni à une foule préoccupée de saisir toutes les allusions plus ou moins directes aux circonstances du moment l’occasion de témoigner son enthousiasme d’une façon assez imprudente. On a poussé quelques cris de vive l’empereur de Byzance. Il s’est produit néanmoins dans cette occasion même un incident de nature à donner à réfléchir au souverain de la Grèce. Au dénoûment de l’opéra, au moment où le prince musulman reçoit le baptême, de nombreux applaudissemens se firent entendre, et en même temps tous les regards se portèrent vers la loge royale, semblant dire au roi et à la reine : « Il faudra bien qu’à votre tour vous en passiez par-là ! » Ainsi les avertissemens viennent mêler l’amertume aux flatteries et éclairer la royauté sur les dangers personnels auxquels elle s’expose en croyant travailler au triomphe de la nationalité hellénique.

Le pays a-t-il plus à gagner à cette crise que la royauté elle-même ? Les napistes ont essayé de discuter l’objection que le bon sens de l’Europe oppose à leurs manœuvres ; mais il n’était pas besoin de la révélation qui résulte des communications confidentielles faites par la Russie à l’Angleterre pour témoigner des intentions du cabinet de Saint-Pétersbourg au sujet de l’avenir rêvé par les Grecs. La Russie a pu coopérer à la fondation de la Grèce, parce qu’elle a pensé qu’un état aussi faible ne pourrait en aucun cas faire obstacle à ses desseins ; mais prêter les mains à la restauration d’un empire de Byzance, la Russie est de tous les états de l’Europe celui qui le peut le moins. La race hellénique, admirablement douée pour les qualités de l’esprit et fière des souvenirs qui se rattachent à son nom, s’entretient volontiers dans la pensée d’une supériorité innée sur toutes les populations qui l’entourent. C’est sur cette pensée que se fonde sa prétention au gouvernement des peuples chrétiens placés aujourd’hui sous la domination des Turcs, et qui, dans ses calculs, constitueraient l’empire néo-byzantin. Cependant les Grecs sont la moins nombreuse des grandes races chrétiennes répandues sur le territoire ottoman, les Slaves, les Moldo-Valaques et les Arméniens, — et tel est l’abus qu’ils ont fait du gouvernement au temps de leur puissance, telle est l’impopularité dont leur nom est entouré en Moldo-Valachie, en Serbie, en Bulgarie, dans l’Asie-Mineure, où ils ont été longtemps les instrumens de l’administration turque, qu’ils sont comme isolés au milieu des autres chrétiens d’Orient. Il n’est pas un seul des peuples chrétiens de l’empire turc qui ne préfère sa condition présente sous la souveraineté des musulmans à l’état de choses qui résulterait du rétablissement d’un empire de Byzance gouverné par les Grecs. Et de quel titre les Grecs prétendraient-ils au gouvernement de tant de peuples, moins raffinés peut-être, mais qui n’ont rien perdu à marcher d’un pas moins rapide, puisqu’ils ont conservé les deux qualités essentielles aux nations comme aux individus, le discernement et l’énergie ? Nous sommes loin de prétendre que les Grecs n’aient rien conservé de leurs ancêtres : il est facile, au contraire, de reconnaître chez les Grecs modernes plusieurs des traits distinctifs des Grecs anciens ; maiS’avec quelques-unes de leurs qualités, la plupart de leurs défauts appartiennent encore aujourd’hui à ceux qui ont gardé leur place sur le sol. Dans les circonstances présentes, nous ne pouvons oublier le défaut même qui a causé le premier asservissement de la Grèce ancienne : l’indiscipline, l’absence d’esprit de gouvernement.

En définitive, la politique si imprudente que suit en ce moment la Grèce ne saurait avoir de conséquences fâcheuses que pour elle. Si le gouvernement grec persistait dans cette voie, il donnerait une triste preuve de l’incapacité politique d’un état auquel les circonstances offraient précisément l’occasion de se rendre utile à l’Europe et de se montrer digne de l’intérêt qu’elle lui a marqué en lui donnant l’existence. Il n’est pas à présumer que les puissances occidentales qui ont résolu de maintenir l’intégrité de l’empire ottoman, et qui engagent leurs pavillons, leurs drapeaux à la poursuite de ce but, permettent à l’insurrection grecque de s’étendre. Déjà même, avant qu’elles aient fait d’autre démonstration que l’envoi de quelques bâtimens sur les côtes d’Albanie, de nombreux symptômes de fatigue succèdent en beaucoup d’endroits à l’enthousiasme des illusions. Les masses ne s’empressent nullement de s’enrôler, et on ne les voit point courir à la frontière. Les souscriptions n’affluent point dans les caisses des hétairies. Si le bon sens, qui a conservé à Athènes quelques organes énergiques et courageux, ne suffit pas pour ramener le gouvernement grec à une plus juste appréc’ation de ses intérèls, on peut donc compter sur l’effet du découragement : triste ressource, mais précieuse encore pour la Grèce, si par là elle échappe à la répression que provoquerait une plus longue persistance dans une entreprise injustifiable ! ch. de mazade.

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V. de Mars.