Chronique de la quinzaine - 28 février 1923

René Pinon
Chronique de la quinzaine - 28 février 1923
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 229-240).

Chronique 28 février 1923

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

La révolte de l’Allemagne contre le Traité de Versailles est complète et dégénère en une guerre d’un genre nouveau : guerre économique, guerre financière, guerre morale. Quand il parle de la France et de la Belgique, le Chancelier dit « nos ennemis ; » il organise et dirige sa bataille. Nous sommes engagés dans une épreuve de force — Kraftprobe — et d’endurance, de patience et d’organisation. Cette guerre, nous ne pouvons pas la perdre, à moins de le faire exprès, puisque nous tenons les gages essentiels et les positions dominantes ; mais la question de savoir dans quelle mesure, par quels moyens nous la gagnerons importe au plus haut point à l’avenir de la France et de la paix générale. La lutte est moins tragique que ne le laisseraient croire les récits des journaux, même des nôtres, qui publient parfois, sans un contrôle suffisant, des nouvelles exagérées ou controuvées ; mais elle sera longue et, pour que l’épreuve soit décisive, il ne faut pas qu’elle soit brève ; les Allemands, avec leur goût inné du jeu et du risque, engagent une suprême partie, un « quitte ou double » formidable : ils tiendront longtemps. Gouvernement, anciennes classes dirigeantes et privilégiées, militaires, fonctionnaires, suppôts du régime déchu, tous ces éléments qui constituent ce phénomène historique qui s’appelle, d’un nom qui ne convient qu’à lui, le militarisme prussien, obéissant au grand chef d’orchestre Stinnes, travaillent avec ensemble et discipline à exalter l’orgueil national et les passions traditionnelles du peuple allemand ; le socialisme et la démocratie, noyés dans cette vague de haine, disparaissent : on ne les reverra qu’au jour du nouveau désastre. S’il y a des mécontents, — et il y en a beaucoup, — ils n’osent se montrer. Le peuple allemand souffre matériellement et surtout moralement, dans le prodigieux orgueil que ses maîtres cultivent et développent pour mieux le dominer ; ses souffrances réelles achèvent d’obnubiler le peu de jugement que lui laisse cet instinct de la discipline et du caporalisme qui est le trait dominant de son caractère national. Et sa haine impuissante s’écoule en un torrent de calomnies et de mensonges : natum mendacio genus !

De cette souffrance du peuple allemand, les Alliés ne sont nullement responsables, si ce n’est pour avoir battu les armées impériales ; notre intérêt a toujours été et est encore de voir une Allemagne prospère, donc capable de payer et résolue à le faire, pourvu qu’elle soit matériellement et surtout moralement désarmée. Il saute aux yeux que si nous avions consenti au Reich un moratorium de quatre ans sans gages, comme il le réclamait et comme le Gouvernement anglais nous conseillait de l’accorder, nous nous serions trouvés, au bout de ce temps, en face d’un refus de payer ou d’une nouvelle guerre. Mais l’initiative, nécessaire et conforme à la lettre et à l’esprit du Traité, de M. Poincaré, a démasqué la manœuvre et crevé l’abcès en formation ; et c’est ce que Allemands et germanophiles ne nous pardonnent pas. Ce sont les Allemands qui, par leur résistance injustifiée, ont choisi et donne à une prise de gages très simple et sans dommages pour personne, le caractère d’une guerre. Les Anglais y ont largement contribué en ne nous apportant, à la Conférence de Paris, que des moyens dérisoires d’obtenir le paiement de nos réparations. Tels sont les responsabilités et les responsables. Il n’est pas vrai non plus que nous soyons allés dans la Ruhr avec l’intention, ni même avec le secret désir d’y rester. Mais il est certain que les Gouvernements allemand et anglais prennent aujourd’hui les moyens les plus directs pour nous obliger à nous installer en Rhénanie, à organiser le pays, à aménager sa vie économique, à assurer sa sécurité et la nôtre, à opérer la « déprussianisation. » Lorsque des Allemands auront localement accepté de travailler avec nous,— et déjà quelques-uns le font, — nous ne pourrons plus partir sans leur assurer protection contre les représailles de Berlin. Est-ce ce résultat que cherchent le Gouvernement du Reich et celui de Grande-Bretagne ? C’est cependant la moisson que ne peut manquer de donner la semence qu’ils jettent au vent.

Négligeons les incidents de la lutte, si pénibles et caractéristiques qu’ils soient. Chaque jour nous apporte la nouvelle que quelques soldats français ont été attaqués, molestés, blessés, des sabotages criminels commis sur les voies ferrées, de graves vexations contre des Français voyageant en Allemagne (un ménage français est resté dix jours en prison à Berlin sans motif), des expulsions ordonnées. C’est miracle, en vérité, que des conflits sanglants n’aient pas encore éclaté : grâces en soient rendues aux admirables soldats français et belges et à leurs chefs. Voyons les grandes phases et les traits dominants.

Nous sommes dans la période d’organisation ; elle est difficile ; elle sera longue. M. Paul Tirard, Président de la Haute Commission interalliée à Coblentz, rappelait, dans un entretien avec M. Philippe Millet, du Petit Parisien, qu’en 1921 il fallut quatre ou cinq mois pour que le cordon douanier, établi le long du Rhin à titre de sanction économique, fonctionnât normalement et produisît tout son effet : c’est d’ailleurs le moment qui fut choisi pour le supprimer. La question capitale, c’est l’organisation des transports. La grève intermittente et sporadique des cheminots allemands, tant dans la Ruhr qu’en Rhénanie, a désorganisé les services : il faut que le dévouement des employés français et belges appelés à les remplacer se multiplie dans des conditions difficiles pour remettre en mouvement l’organisme faussé. A peine sommes-nous parvenus à amener en France cinq ou six mille tonnes de charbon par jour au lieu des 40 000 qui y pénétraient avant l’entrée des troupes dans la Ruhr. Nous ne pouvons disposer que de la ligne de Dusseldorf à Aix-la-Chapelle ; l’accord que M. Le Trocquer et le général Payot viennent de négocier à Londres et mettent au point sur place avec les autorités anglaises de Cologne, va permettre aux trains de charbon d’emprunter une seconde voie par Neuss, Duren, Aix-la-Chapelle ; de plus, les trains militaires de ravitaillement pourront, dans certaines conditions, utiliser les trois lignes qui traversent la zone anglaise. C’est un point capital, et il convient de savoir gré au Gouvernement de M. Bonar Law de s’être prêté à un arrangement conforme à l’esprit du Traité de Versailles et des conventions annexes. Le transport du charbon ne saurait d’ailleurs prendre actuellement une grande intensité en raison de la résistance des mineurs allemands pour les opérations d’extraction de la houille et de chargement des wagons. La Haute Commission interalliée et le général Dégoutté, chacun dans sa sphère d’action, ont mis à exécution les dispositions arrêtées par les Gouvernements français et belge pour interdire la sortie des produits fabriqués dans la région occupée à destination de l’Allemagne non occupée ; le personnel allemand des douanes a été licencié et partiellement remplacé ou encadré par des agents français et belges ; cette mesure est complète depuis le 20 février. Les postes de contrôle à la périphérie orientale de la zone occupée sont devenus des postes de blocage qui s’opposent à la sortie des marchandises non munies soit d’une licence spéciale d’exportation pour l’étranger, qui comporte le versement d’une taxe en devises étrangères, soit d’une dérogation leur permettant de pénétrer en Allemagne non occupée moyennant un droit de 10 pour 100. L’exploitation des forêts domaniales est commencée.

Ainsi s’organise peu à peu le nouveau régime, malgré la résistance prescrite et surveillée par les ministres du Reich. Quatre cents fonctionnaires qui prêchaient la résistance ont été déjà expulsés. L’entrée dans la zone occupée a été interdite aux ministres du Reich ; mais une telle prescription est naturellement très difficile à appliquer. Des villes comme Gelsenkirchen, où des attentats avaient été commis contre nos soldats, ont été frappées d’une amende et occupées militairement ; les caisses municipales ont été saisies. Représailles et organisation marchent de pair. Les populations qui, lorsqu’elles se montrent tranquilles, sont non seulement ménagées, mais ravitaillées et secourues, finiront par comprendre que les grands industriels, qui disposent du Gouvernement et qui les excitent à la résistance, sont impuissants à les soustraire à l’autorité de l’armée d’occupation et qu’elles ont tout à gagner à travailler et à vivre en bonne intelligence avec elle. Les Allemands prétendent que les Franco-Belges ne parviendront jamais à administrer la Ruhr, à y contrôler le travail et la vente des produits fabriqués. Qui vivra verra. Dès maintenant, l’industrie allemande doit se passer des produits fabriqués dans la Ruhr, notamment des fontes et aciers ; il n’est pas sûr qu’elle puisse longtemps travailler sur ses stocks.

La plus significative manœuvre allemande de cette quinzaine a été la hausse du mark. Depuis 1918, le mark n’avait cessé de diminuer de valeur plus ou moins rapidement ; en janvier dernier, il tombait de 0 centime, 187 à 0 centime, 035. Tout à coup, à partir du 1er février, on le voyait remonter à 0,085. La situation économique de l’Allemagne s’était-elle brusquement améliorée ? Avait-elle cessé d’émettre de nouveaux billets pour entrer dans la voie des économies ? En aucune façon. La circulation fiduciaire qui atteignait deux mille milliards de marks le 31 janvier, s’augmentait encore de 209 milliards dans la première semaine de février et poursuivait sa course vertigineuse à raison de 40 milliards par jour. Il s’agissait, non d’un phénomène économique, mais d’une manœuvre imposée par le Gouvernement à la Reichsbank, malgré, dit-on, l’opposition de ses directeurs. Le mark ayant une valeur infinitésimale, ses cours sont sensibles aux moindres pressions ; il a suffi à la Banque d’Empire de sacrifier quelques dizaines de millions de devises étrangères pour racheter du mark papier à Londres, à New-York, à Amsterdam pour provoquer une hausse factice et temporaire. L’inévitable glissade sur la pente savonnée a déjà repris son cours et sa vitesse. L’opération avait un double objet : d’abord faciliter l’achat dans de meilleures conditions des charbons et des matières premières dont l’industrie a besoin pour suppléer à ce qu’elle ne reçoit plus de la Ruhr ; ensuite faire impression sur l’opinion publique mondiale en lui montrant, comme en un diptyque, la hausse du mark et la baisse du franc. Si la Reichsbank n’y a pas gagné, il est permis de croire que M. Stinnes et consorts n’y ont pas perdu. En tout cas, la manœuvre découvre ce que jusqu’alors les industriels comme le Gouvernement menaient tant de soin à cacher, c’est qu’ils sont possesseurs d’importantes quantités de devises étrangères, dollars, livres, francs, florins, qu’ils peuvent jeter à volonté sur le marché. Le mensonge allemand est démasqué : le Reich peut, quand il le veut, trouver des devises étrangères : il faudra qu’il en trouve pour les réparations.

Mais il faut aussi que le franc soit inattaquable. La crise de la Ruhr a provoqué une dépréciation de notre monnaie. La livre qui, en janvier 1922, cotait 52 francs, en valait 78,53 le 31 janvier 1923. Si nous ne voulons pas dévaler sur la pente dangereuse, il est indispensable que le Parlement et le pays fassent preuve de ce courage fiscal dont les Anglais nous ont donné l’exemple. Certaines influences occultes ne sont certes pas étrangères aux soubresauts capricieux des changes ; il n’en reste pas moins que le change est le baromètre de la confiance, et qu’un pays dont le budget est équilibré, la trésorerie libre, la monnaie saine et la balance commerciale favorable, n’a aucune crise à redouter. Il entre, dans les variations des changes, un élément moral et, parla encore, la crise de la Ruhr est une bataille d’opinion. Pour la gagner, il faut que nous gagnions, chez nous et sur nous-mêmes, une bataille contre l’inflation et le déséquilibre. Je demande la permission de consacrer quelque développement à ce problème aride, mais essentiel, au moment où s’ouvre à la Chambre le débat sur l’équilibre budgétaire (20 février).

Notre budget d’après-guerre est scindé en deux parties : budget ordinaire qui englobe toutes les dépenses dont le contribuable français doit assumer le poids ; budget des dépenses recouvrables dont les charges devraient être supportées par l’Allemagne et sont provisoirement couvertes par l’emprunt. Le Gouvernement va émettre, pour pourvoir à cette seconde partie, treize milliards de bons à court terme destinés à remplacer les bons 1921 qui arrivent à échéance au cours de cette année. Le budget ordinaire se présentait avec un déficit de 3 900 millions, auquel le ministre des Finances proposait de parer par l’emprunt ; il estimait que la reprise générale des affaires amènerait, au cours de l’exercice, des plus-values, pourvu que l’on évitât d’entraver cet essor par une taxation exagérée, et qu’il suffirait, à la fin de l’année, d’un emprunt peu élevé pour combler le déficit. Cette thèse, vivement critiquée par la Commission des finances, a été finalement acceptée par la Chambre. Mais, depuis la fin de l’année 1922, en présence de l’échec de la Conférence de Paris et de la crise consécutive à l’occupation de la Ruhr, le Gouvernement a estimé nécessaire d’établir, sans recourir à l’emprunt, un équilibre réel du budget ordinaire et a déposé un projet de loi autorisant la perception, pour un an, d’un double décime additionnel sur tous les impôts : celui qui devait payer 100 francs paierait 120 francs. Le temps pressant, M. de Lasteyrie estimait qu’il fallait recourir à des moyens simples. Il s’agissait d’équilibrer le budget et aussi de montrer à nos amis et à nos ennemis que la France saura s’imposer tous les sacrifices nécessaires pour sauver son crédit et ses finances.

La Commission du budget s’est élevée contre ce projet auquel elle reprochait de ne pas rechercher les meilleures et les moins onéreuses sources de perceptions, et de trop accroître certaines taxes (douanes, impôt sur le chiffre d’affaires) qui deviendraient prohibitives et tueraient l’activité économique ; elle n’a donc accepté qu’un relèvement de un décime sur les tabacs et sur certains droits d’enregistrement (en tout 425 millions) et a proposé d’atteindre les fraudes fiscales, qui se pratiquent sur les valeurs mobilières au porteur dans les déclarations de succession et d’impôt sur le revenu, au moyen de l’institution d’un carnet de coupons. Ce projet a été finalement, grâce à l’insistance du rapporteur général M. Bokanowski, adopté par 4 voix de majorité, mais il paraît vraisemblable que, combattu à fond par M. de Lasteyrie, qui reproche au carnet de coupons d’être à la fois inefficace et inquisitorial, il sera repoussé par la Chambre. Le pire inconvénient de ce système serait encore de ne donner que des résultats très incertains, — les estimations varient de 700 à 1 200 millions, — et de n’être pas applicable pour le budget de 1923 que précisément il s’agit d’équilibrer. Il faudra trouver autre chose pour cette année et surtout, pour les années suivantes, il faudra résolument changer de méthode. Depuis trois ans, avec vingt milliards de ressources, nous prétendons en dépenser quarante ; nous avions pour cela les plus valables raisons ; il fallait reconstituer d’urgence la production agricole, minière et industrielle dans les régions libérées, et nous pouvions croire que les versements de l’Allemagne, au bout de ce temps, nous tireraient d’embarras. Nous faisons en ce moment tout ce qu’il faut pour que, plus tard, l’Allemagne paie ; mais, en attendant, il est prudent de régler nos dépenses comme si elle ne devait pas payer. Les facultés d’emprunt de la Trésorerie ne sont pas indéfinies ; on devine que nous approchons de la limite ; si on venait à la dépasser, l’État se trouverait dans l’alternative de suspendre ses paiements ou de s’engager dans la voie de l’inflation où il est impossible de s’arrêter.

Il faut donc arriver à un double résultat : équilibrer le budget ordinaire par de nouvelles recettes, et surtout alléger la trésorerie par une réduction des dépenses. Ces compressions ne peuvent porter ni sur la dette, ni sur les dépenses militaires déjà très réduites, ni sur le budget des Affaires étrangères insuffisant, ni, — du moins pour des sommes vraiment importantes, — sur aucun chapitre du budget ordinaire. On est donc amené à chercher ailleurs, à examiner de près les dépenses de reconstruction et à se demander si, tant que l’Allemagne ne paiera pas, il ne serait pas possible d’en ajourner une notable partie. Si douloureuse que puisse être une semblable décision, il ne faut pas hésiter à la prendre si elle est indispensable. Nous avons réussi déjà à réparer 50 pour 100 des dommages matériels, mais c’est au prix d’une dépréciation de notre monnaie qui équivaut à une confiscation d’une forte partie de la fortune acquise. Le problème qui se pose est donc de savoir si l’avantage de payer tout de suite tous les dommages de guerre, — si juste que cela soit d’ailleurs, — peut être mis en balance avec la nécessité de conserver à l’ensemble du pays une monnaie saine et un crédit solide. Il ne peut être question ni de retarder la reconstruction des villages, ni de ne pas achever, les usines déjà à moitié rebâties. Mais en limitant, pour 1923, les dépenses de l’État à la reconstruction immobilière, on allégerait déjà notablement la charge de la trésorerie. La loi de 1919 peut être, sans inconvénient grave et sans injustice, révisée. Personne ne conteste qu’il y ait eu des abus, notamment en ce qui concerne les cessions de dommages de guerre. Il est excessif qu’un particulier puisse, en achetant des créances de dommages de guerre, construire une maison de plaisance, ou qu’un industriel non sinistré puisse accroître son outillage ou ses bâtiments parce qu’il a acheté des dommages de guerre correspondant à la valeur de reconstruction d’un château historique. Dans ce qui doit être payé, tout ne présente pas le même caractère d’urgence ; il y a un ordre de priorité à établir en tenant compte de la nature et de l’importance du dommage et des acomptes déjà reçus par l’intéressé.

En résumé, réaliser l’équilibre budgétaire pour 1923 n’est qu’un aspect, et non le plus important, du problème actuellement posé qui est celui de la trésorerie et de l’avenir monétaire du pays. Il faut y apporter d’urgence les solutions nécessaires, en limitant, par exemple, la somme totale à dépenser en 1923 pour dommages de guerre à huit milliards. La crise actuelle nous fait toucher du doigt le péril d’une inflation illimitée et d’un change déprécié. Si le Gouvernement prend à temps ses décisions et ses responsabilités, la Chambre, dont le dévouement patriotique ne demande qu’à être éclairé et dirigé, n’hésitera pas à le suivre et le pays, si l’on prend la peine de l’instruire des raisons des sacrifices qui lui seront demandés, lui saura gré de son énergie.


Le roi George V, dans son discours du trône, le 14 février, a consacré une phrase aux affaires de la Ruhr : « Mon Gouvernement, tout en estimant ne pouvoir ni approuver cette opération, ni y participer, a agi de façon à ne pas ajouter aux difficultés de nos alliés. » Les actes du Cabinet que préside M. Bonar Law répondent à cette définition ; nous n’en voulons pour preuve que la négociation que M. Le Trocquer et le général Payot viennent de mener à bien à Londres, et que l’attitude loyale et amicale des distingués représentants britanniques en Rhénanie, lord Kilmarnock, membre de la Haute Commission, et le général Godley, commandant en chef des troupes d’occupation. Les gestes de M. Bonar Law, conformes à ses intentions, valent décidément mieux que ses paroles qui sont obligées de tenir compte d’une situation parlementaire assez délicate. Le discours qu’il a prononcé dans le débat sur l’adresse témoigne de ses perplexités. Il ne paraît pas se rendre compte que, dans la bataille d’opinion engagée, dans celle « épreuve d’endurance, » selon l’expression de lord Curzon ses prophéties de malheur sont un encouragement pour l’Allemagne et compliquent la tâche de M. Poincaré et de M. Theunis. Il pèche par une dangereuse incompréhension du caractère psychologique de la politique de l’Allemagne et de sa vraie situation économique ; lui aussi est la dupe des fameux « experts » qui ont cru trouver l’exact bilan de la fortune allemande au bas des colonnes d’une addition. M. Bonar Law s’explique avec détails sur le projet qu’il a défendu à la Conférence de Paris, mais il se méprend sur les raisons qui ont empêché les Gouvernements français, belge et italien de l’accepter. Il est persuadé qu’en tout état de cause M. Poincaré était résolu à occuper la Ruhr pour des raisons de sécurité et pour donner satisfaction à l’opinion publique ; c’est une erreur : M. Poincaré se refusait à accorder un moratorium sans gages, mais il aurait accepté d’autres gages. En un mot, la divergence entre les deux thèses est que le Premier britannique proposait de faire confiance à l’Allemagne, tandis que les Gouvernements continentaux, mieux informés, s’y refusaient. Le Cabinet de Londres risque de se fourvoyer tant qu’il verra l’Allemagne par les yeux prévenus de lord d’Abernon : un témoin oculaire nous affirme que, le jour de la fameuse « séance de deuil » au Reichstag, au lendemain de l’occupation de la Ruhr, on se montrait, dans la tribune diplomatique presque vide, le représentant de la Grande-Bretagne ; nous serions heureux, mais étonnés, que cette information fût démentie ; si elle ne l’est pas, il faut avouer que c’est là un acte scandaleusement partial en faveur de l’Allemagne. M. Bonar Law avait annoncé que l’occupation de la Ruhr serait « dangereuse et même désastreuse pour la vie économique de l’Europe » et il affirme que l’expérience lui donne raison. Jusqu’à présent le résultat a été, pour l’Angleterre, une vente particulièrement active de ses charbons à des prix élevés et une diminution du chômage. Nous souhaitons, quoi qu’en dise le Premier, le relèvement économique de l’Allemagne à la condition qu’il serve d’abord à nous payer ; et si un État est, au contraire, en droit de l’appréhender, c’est l’Angleterre qui n’est guère en état de triompher de la concurrence allemande si elle devenait aussi redoutable qu’elle l’était avant la guerre. Une fois de plus, la France travaille pour l’Angleterre, et elle a la satisfaction de constater que, si parfois le Gouvernement ne parait pas s’en rendre compte, l’opinion publique, dans sa masse éclairée, ne s’y méprend pas et témoigne de plus en plus sa sympathie à la cause française.

A la Chambre des lords, parlant au nom de l’opposition, lord Grey a déploré, lui aussi, la politique de la France ; « elle n’est pas seulement malavisée, elle est désastreuse. » Du moins fait-il preuve d’une plus juste compréhension des mobiles financiers, économiques et politiques qui ont décidé l’occupation et attribue-t-il à l’Angleterre et aux États-Unis leur juste part de responsabilités. Lord Curzon, dans sa réponse, a expliqué les motifs pour lesquels le Gouvernement britannique a décidé de maintenir ses troupes en Rhénanie : « leur présence exercera une action modératrice et pacificatrice. » Il affirme, comme M. Bonar Law, que le retrait des troupes anglaises serait la fin de l’Entente. Nous n’en voyons pas la nécessité logique ; on pourrait même imaginer un retrait amical qui aurait pour objet avéré de laisser le champ plus libre à l’expérience franco-belge. Il faut retenir particulièrement, de l’exposé de lord Curzon, cette phrase qui n’a pas manqué de produire son effet en Allemagne : « Quant à une médiation, il ne saurait en être question, à moins qu’elle ne soit demandée par l’une des parties. » Cet espoir d’une prompte médiation, qui sauverait l’Allemagne de la défaite économique et morale, c’est le dernier atout de M. Cuno ; ni le Gouvernement britannique, ni la presse ne lui laissent, à cet égard, beaucoup d’illusions. Le Times du 20 février déclare sans ambages : « Le Gouvernement allemand s’obstine et résiste aveuglément, sans doute dans l’espoir qu’un secours lui viendra du dehors. Il oublie que, dans le monde entier, règne le sentiment vif que l’Allemagne, en matière de réparations, s’est rendue coupable de mauvaise foi. Cette impression n’a pas été effacée par ce qui s’est produit dans la Ruhr. » Dans la séance du 19, aux Communes, M. Lloyd George a mené contre la politique française une attaque violente et fielleuse : il demandait au Gouvernement de faire pression sur la France pour l’obliger à évacuer la Ruhr ; M. Bonar Law, ralliant autour de lui tous les conservateurs, même le petit groupe des amis de M. Lloyd George, obtenait une imposante majorité de 305 voix contre 196. Ainsi s’effondrent les espoirs des nationalistes allemands. Ne croyait-on pas, dans certains milieux particulièrement exaltés, que l’occupation de la Ruhr ne pouvait manquer de provoquer une guerre entre l’Angleterre et la France ! La déception est rude. Le débat sur l’adresse et la négociation de M. Le Trocquer, s’ils n’ont pas complètement satisfait le public français, ont été certainement pour les Allemands une complète désillusion.

Les orateurs de l’opposition, M. Asquith, M. Ramsay Mac-Donald, lord Grey ont demandé que le conflit franco-allemand fût résolu par l’arbitrage de la Société des Nations. L’heure d’une telle intervention ne paraît pas venue. A la proposition d’une tierce Puissance, le Secrétariat général s’est borné à répondre qu’une demande de cette nature ne pouvait être recevable que si elle émanait de l’un des États intéressés. Or, l’Allemagne ne fait pas partie de la Société des Nations, et elle ne saurait y entrer qu’en acceptant les prescriptions de l’article 1er du pacte qui fait à tout membre de la Société une obligation « d’observer ses engagements internationaux. » C’est un cercle vicieux ! Plus tard, lorsque l’Allemagne aura de nouveau reconnu sa dette et accepté ses obligations, la Société des Nations aura peut-être son mot à dire et son rôle à jouer ; il ne s’agit, pour le moment, que de briser la résistance allemande. — Dans le même esprit, la Commission temporaire mixte pour la réduction des armements, qui vient de tenir session à Genève les 9 et 10 février, a constaté que, comme l’a fort bien dit M. Viviani, « la solution dépend de ceux qui ont la responsabilité, c’est-à-dire les Gouvernements ; » elle a reconnu que la sécurité nationale ne peut pas s’exprimer par des chiffres de soldats ou de canons, et que c’est une mauvaise méthode de chercher à prévenir les guerres en supprimant les moyens de combat au lieu de s’attaquer aux causes qu’ont les peuples de s’armer.

Les événements confirment les inquiétudes que nous inspirait l’affaire de Memel. Le Gouvernement lithuanien a d’abord accepté la solution proposée par la Commission interalliée que préside, avec beaucoup d’autorité, M. Clinchant ; il devait retirer ses troupes du territoire de Memel où serait restaurée publiquement l’autorité du Haut-Commissaire représentant les Puissances alliées ; les gardes locales seraient placées sous le commandement du colonel français Trousson. La Commission avait été autorisée à promettre que, si ces formalités étaient accomplies, la Conférence des ambassadeurs attribuerait le territoire à la Lithuanie. Le scénario se déroula suivant ce programme auquel le Gouvernement de Kovno se conforma à peu près jusqu’au moment où, le 20 février, le Haut-Commissaire et la garnison française, après avoir installé un Gouvernement provisoire dirigé par M. Gailius et lui avoir notifié la décision de la Conférence des ambassadeurs, se furent embarqués à bord des navires de guerre qui levèrent l’ancre. Les Alliés, en somme, en sauvant les apparences, acceptaient le fait accompli. Les Lithuaniens, loin de s’en montrer reconnaissants, se sentirent encouragés à de nouvelles exigences ; peut-être aussi y furent-ils poussés par Tchitchérine qui, venant de Lausanne et de Berlin, est passé par Kovno. Toujours est-il que le gouvernement lithuanien n’accepte pas sans réserves la décision du Conseil des ambassadeurs, qui est cependant toute en sa faveur, sous prétexte qu’elle contient quelques restrictions relatives à la liberté du commerce dans le port de Memel et à la navigation du Niémen. Du côté de Wilno, ils s’opposent par la force à l’avance des gardes-frontières polonais qui prétendent occuper la zone attribuée à la Pologne par le Conseil de la Société des Nations. Les Lithuaniens, très excités, proclament qu’ils auront Wilno comme ils ont eu Memel et, en même temps, ils font appel, pour prévenir une prétendue agression polonaise, à cette même Société des Nations dont ils refusent de reconnaître les décisions.

Le Gouvernement des Soviets vient de faire savoir à Kovno et à Varsovie, par une note diplomatique, qu’il ne saurait se désintéresser des incidents qui surviennent dans la zone neutre départagée par la « recommandation » de la Société des Nations ; invoquant l’article 3 du traité de Riga, Tchitchérine affirme que le différend entre la Pologne et la Lithuanie doit être « réglé uniquement » entre ces deux pays à l’exclusion de la Société des Nations qu’il ne connaît pas et qui, selon lui, n’a pas qualité pour s’en occuper ; puis, par une singulière contradiction, — car il semble que l’article 3 du traité de Riga ait précisément pour objet de stipuler que la Russie n’a pas à intervenir dans les affaires qui regardent les relations polono-lithuaniennes, — il offre son entremise diplomatique pour aboutir à un règlement pacifique. C’est l’Allemagne, à l’heure qu’il est, et non la Russie, qui a intérêt à brouiller les cartes dans la région Baltique. Le Gouvernement des Soviets paraît avoir de fortes raisons, d’ordre intérieur, de préférer la paix à un conflit dans lequel seraient naturellement impliquées la Pologne et la Roumanie ; mais il a sans doute voulu affirmer que, dans les questions qui intéressent l’Europe orientale et particulièrement les territoires naguère dépendant de l’Empire russe, il a son mot à dire et son influence à exercer. La note aura pour effet d’encourager les ambitions hasardeuses de la Lithuanie, et les intentions pacifiques dont elle fait étalage sont fâcheusement démenties par un discours belliqueux de Trotzki. La situation, dans les parages de la Baltique, reste trouble et inquiétante Le secret de la paix ou de la guerre est dans l’Europe orientale.


RENE PINON.


Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.