Chronique de la quinzaine - 28 février 1922

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Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 231-240).

Chronique 28 février 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

On ne dira jamais assez combien les manières de penser et de sentir des Anglais diffèrent des nôtres ; notre philosophie procède du Discours sur la méthode, la leur s’appelle l’empirisme. L’intelligence française, est éprise de logique ; l’instinct britannique va tout droit au résultat qu’il croit immédiatement pratique. C’est la source profonde des malentendus qui surgissent à chaque pas entre les deux pays. Le discours du Trône nous en apporte une nouvelle preuve. Personne n’ignore qu’en Angleterre, le discours du Trône, s’il est prononcé par le Roi, est écrit par le Premier ministre et discuté par le Parlement ; comme acte du Gouvernement responsable, il appartient à la critique. M. Lloyd George fait dire à son Souverain : « ... J’accueille avec plaisir les arrangements qui ont été pris en vue de la réunion d’une Conférence internationale à Gênes, au cours de laquelle j’espère qu’il sera possible d’établir en Europe une paix fondée sur la justice. » Est-ce vraiment là ce que le Gouvernement britannique attend de la Conférence de Gênes ? Faut-il donc croire ce que disent les Allemands, les Bolchévistes et tous leurs amis, que les traités qui terminent la grande guerre n’ont pas établi une paix juste ? Mais le Cabinet britannique, mais M. Lloyd George ont signé cette paix ; si c’est une œuvre d’iniquité, quel châtiment ne méritent-ils pas ? L’Anglais n’est pas logicien : une contradiction, si grave soit-elle, ne l’embarrasse pas ; il ne la voit pas. Mais d’autres la voient, et le mot, tombé d’une bouche auguste, devient un argument pour ceux qui veulent faire sortir, de la Conférence de Gênes, la revision des traités. Déjà l’article 2 du programme de Cannes autorisait une telle interprétation. M. Bonomi, lui aussi, a parlé, dans son éphémère réapparition devant la Chambre italienne, de la « nouvelle paix » que la Conférence de Gênes va établir. Ainsi, en Italie comme en Angleterre, en Allemagne comme en Russie, nombreux sont ceux qui attendent des grandes assises de Gênes et de la collaboration des délégués du Reich et des Soviets, le retour à la paix, à la prospérité, au bonheur universel.

Il était temps que le bon sens et la clarté logique d’un homme d’État remît les choses au point et chacun dans son rôle. C’est ce qu’a fait M. Poincaré, dans la note remise à Londres le 6 février et publiée le 9, avec une vigueur de dialectique et un accent de droiture qui ont frappé même les esprits les plus réfractaires à la froide raison. Le Président du Conseil a pris une position singulièrement forte. La signature de M. Briand a engagé le Gouvernement français, mais il ne saurait participer à la Conférence de Gênes que dans des conditions qui le garantissent contre les surprises qui surgiraient infailliblement des débats si les Puissances de l’Entente s’y rendaient sans programme étudié, sans ordre du jour préalablement arrêté. Moins on lâchera la bride aux improvisations, moins on permettra aux grandiloquentes utopies de se produire aux dépens des réalités pratiques, plus la Conférence a de chances d’aboutir à des résultats utiles. La France, déclare M. Poincaré, reste libre de ne pas aller à la Conférence si ses droits devaient y être discutés ou ses intérêts compromis. Il faut d’abord que tous les Gouvernements acceptent explicitement les conditions formulées le 6 janvier. Il est indispensable que les Alliés s’entendent non seulement sur les principes, mais sur la mise en pratique de ces principes, afin de prévenir toute tentative des Puissances invitées pour « passer par les fissures du programme. » La restriction inscrite à l’article 3 de la résolution de Cannes, « sans porter atteinte aux traités existants, » s’applique à tout l’ensemble du programme et doit dominer les débats de Gênes. « Les traités issus de la Conférence de la paix constituent le droit public européen ; il n’y saurait être porté atteinte sans troubler profondément la paix de l’Europe. » La Conférence de Gênes ne doit pas non plus se substituer à la Société des Nations dans le rôle qui lui incombe. Les États qui ne sont pas signataires des traités ne sauraient être admis à en discuter les clauses.

Le respect de la souveraineté des États, inscrit en tête de la résolution de Cannes, ne saurait, — précise M. Poincaré, — impliquer que les Alliés n’auraient pas le droit d’intervenir si une monarchie militaire venait à être restaurée en Allemagne ou en Hongrie ; d’autre part, dans les pays qui ont, comme la Russie, détruit toutes les garanties pour les personnes et les biens en vigueur dans les pays civilisés, il faudra bien recourir, pour les étrangers, à « des stipulations internationales apportant des éléments spéciaux de sécurité, » c’est-à-dire à une sorte de « régime des capitulations. »

La note française envisage encore les moyens d’assurer la reconnaissance des dettes, de faciliter les échanges commerciaux, de prévenir toute propagande révolutionnaire. La sixième condition de Cannes est « l’engagement de s’abstenir de toute agression sur les pays voisins ; » cette clause n’exclut pas l’action de coercition qui, en vertu des traités, peut devenir nécessaire, si l’Allemagne manquait à son obligation de réparer et qu’elle s’est, par avance, engagée à ne pas considérer comme une agression. D’ailleurs, le règlement des différends qui peuvent survenir entre les États est prévu avec précision dans le pacte de la Société des Nations, ce qui n’exclut pas des ententes spéciales entre États ou groupes d’États, — tels que les États de la Petite Entente, — pour le maintien de leur intégrité territoriale. En terminant, M. Poincaré insiste sur la complexité des questions qui devraient être abordées à Gênes, questions financières, économiques, commerciales, transports et, s’il s’agit de la Russie, « établissement de tout un ordre économique nouveau, ou plutôt rétablissement de tout un ordre économique ancien. » Pour une telle œuvre, un travail préparatoire d’experts est indispensable et ne saurait être mené à bien en quelques jours ; trois mois au moins paraissent nécessaires.

Telle est, en substance, la note de M. Poincaré. Dans la confusion générale, elle a produit, par son ton mesuré, par la force logique de ses arguments, l’effet salutaire d’un rappel au bon sens ; nous ne connaissons pas encore les réponses des Gouvernements, mais la réaction sur l’opinion et la presse est significative. Les hésitations ont disparu ; deux partis bien tranchés se dessinent : d’un côté, ceux qui souhaitent la reconstruction économique et financière de l’Europe, mais qui ne croient pas que le plus sûr moyen de l’obtenir soit de commencer par la ruine des traités et la négation du droit international, qui estiment au contraire que les pires dangers pour la paix et l’ordre sortiraient d’une Conférence très nombreuse, très passionnée, si elle se réunissait sans plan préalablement établi et strictement délimité. De l’autre côté, on retrouve, avec quelques idéologues, tous ceux qui ont intérêt à la destruction des traités issus de leur défaite ou qui, pour se prolonger eux-mêmes au pouvoir, cherchent toutes les occasions de jeter le trouble et de semer la révolution. La barricade, depuis l’armistice, n’a pas changé déplace ; il s’agit toujours de sauver la civilisation de l’assaut suprême de la barbarie.

En Angleterre et en Amérique, la plus grande partie de la presse a rendu hommage au ferme esprit de prévoyance et de justice, et à la modération de la note française. Le Times du 16 déclare même ne rien comprendre à la politique de son Gouvernement, qui parle toujours de l’entente franco-britannique comme de l’assise fondamentale de l’ordre européen, mais qui, même quand la France a raison, hésite à le reconnaître et traite avec désinvolture ses propositions. Un accord immédiat et sincère avec la France est, pour M. Stead, la condition essentielle du succès pour la Conférence de Gênes. Mais, même dans quelques journaux connus pour leur impartialité ou leurs sympathies françaises, on sent percer certaines inquiétudes dont le sens et la portée s’éclairent quand on lit les organes radicaux qui mènent depuis longtemps campagne acharnée contre la France et les traités. La note de M. Poincaré les a troublés : l’Europe continentale aurait-elle trouvé un guide ? Pour le Manchester Guardian, que dirige M. Keynes, M. Poincaré veut « capturer la Conférence de Gênes » et la mettre au service de la politique française d’hégémonie continentale. M. Benès, qui vient précisément de s’arrêter à Paris et qui est à Londres à l’heure où nous écrivons, s’est laissé prendre au piège. M. Poincaré a proposé qu’aux réunions d’experts qui prépareront le programme de la Conférence, fussent invités ceux de la Petite-Entente et de la Pologne dont les pays, voisins de la Russie ou de l’Allemagne, sont intéressés, au premier chef, à l’ordre continental ; il n’en a pas fallu davantage pour alarmer M. Keynes et ses amis et leur faire entrevoir la France paraissant à Gênes avec un cortège de nations jeunes et vigoureuses. Le Daily Telegraph soupçonne M. Poincaré de vouloir assurer à la France l’hégémonie politique et militaire de l’Europe danubienne. Les Français sont des « naufrageurs ; » sous prétexte d’ajournement et de conditions préalables, ils se préparent à couler à fond la Conférence, et le Guardian en prend texte pour attaquer lord Grey, qui a eu l’imprudence de les encourager et qui leur a fourni « les armes les plus spécieuses et les plus dangereuses contre la Conférence de Gênes. » Il a suffi que M. Poincaré posât la question des rapports de la Conférence de Gênes avec la Société des Nations et réservât les droits de cette dernière pour que le même Manchester Guardian s’enflammât contre la Société dont il était, naguère, un si chaud défenseur. Le journal de M. Keynes a évidemment aperçu la haute portée de la réserve introduite dans la note française ; il n’est pas indifférent que les plans de reconstruction de l’Europe centrale, — tels le projet Ter Meulen pour l’Autriche, — soient organisés sous le contrôle de la Société des Nations où toutes les Puissances qui ont adhéré au pacte pourraient faire valoir leurs raisons et où l’unanimité des voix serait nécessaire pour les décisions importantes, ou au contraire abandonnés à des financiers anglais, allemands, russes, qui deviendraient les maîtres des marchés de l’Europe centrale et orientale. Peut-être la Conférence de Gênes aura-t-elle cette vertu de faire comprendre à l’opinion française toutes les garanties que notre pays peut trouver dans le pacte, si imparfait soit-il, de la Société des Nations.

Les alarmes de la presse libérale-radicale anglaise, les attaques de journaux tels que la Westminster Gazette qui, le 14, s’aventurant sur le terrain réservé de la politique intérieure, n’a pas craint d’écrire : « Il n’y a pas de réel espoir pour la restauration de l’Europe tant qu’on n’aura pas un Parlement français d’une autre mentalité, » ont l’avantage de dissiper toute équivoque ; si l’on cherche à faire croire à l’Empire britannique, à l’Europe, aux Amériques, que la France, par son intransigeance, est responsable du désordre général, la raison vraie c’est que la France, après son rôle dans la guerre, a pris une place trop grande parmi les nations en face d’une Allemagne trop affaiblie, qu’après tout l’intérêt britannique est que la France ne soit pas sur le Rhin, qu’elle ne soit pas l’alliée de la Belgique ; l’émiettement politique n’est pas désavantageux à l’Angleterre, pourvu que la puissance de production et la capacité d’absorption du continent n’en soient pas amoindries. Alors on cherche à renverser le problème : au lieu de travailler au rétablissement de l’ordre en commençant par la réparation des dommages et l’exécution des traités, on se flatte d’y parvenir en restreignant le champ d’action et la puissance de rayonnement de la France victorieuse.

Pour parler, comme on ose le faire, des ambitions de la France, pour l’accuser d’aspirer à l’hégémonie de l’Europe et de s’opposer à la reconstruction économique de la Russie et de l’Allemagne, il faut bien mal connaître le peuple français tel qu’il a été dans la bataille, tel qu’il reste après la victoire, acharné à son labeur pacifique, aux champs, à l’usine, dans les sciences, les arts ou les lettres, enclin, trop enclin peut-être, à oublier les agressions et les injures pourvu que soient tant bien que mal réparés les dommages, indulgent dans sa force, respectueux des droits des autres, exempt d’envie et de jalousie parce que sa gloire lui suffit. Certes, la grande masse du peuple anglais ne partage pas les préventions et n’écoute pas les calomnies de quelques fauteurs de discorde. Ceux qui ont combattu en France et les parents de ceux qui y sont tombés savent de quel côté sont leurs ennemis, les ennemis de la paix et de l’ordre européen, et ils seraient prêts à acquiescer au jugement, si juste et qui porte si loin, de M. Poincaré dans sa dernière note : « Le rétablissement de la confiance sera le résultat d’un changement dans la mentalité des pays qui ont travaillé jusqu’à présent à détruire l’ordre établi en Europe au lieu de chercher à le consolider. » C’est à changer cette mentalité que les Alliés de la Grande Guerre devraient travailler de concert.

M. Lloyd George n’a pas encore fait connaître officiellement sa réponse à la note de M. Poincaré. On a des raisons de penser qu’il acceptera un ajournement de la Conférence de trois semaines environ ; les experts de la Petite-Entente ne seraient point appelés aux conférences préparatoires, mais leurs ministres à Londres seraient admis à y assister ; enfin il n’est pas sûr que le lieu de la Conférence soit Gênes où la présence de nombreux communistes et fascistes, et les batailles qu’ils nous promettent, risqueraient de troubler les séances. Son sens aigu des réalités politiques porte sans doute M. Lloyd George à reconnaître la justesse des arguments du Cabinet de Paris, mais un Premier anglais, chef et administrateur du grand consortium d’intérêts économiques et politiques que constituent l’Angleterre, ses Dominions, ses colonies, ses protectorats, a de multiples soucis, sans parler de l’approche des élections pour lesquelles les libéraux de gauche et le Labour Party représentent une force qu’il faut ménager. Ces difficultés, nous devons essayer de les comprendre si nous voulons juger équitablement son attitude. C’est d’abord le chômage. L’Angleterre avait, à la fin de janvier, 1 904 300 ouvriers ou employés chômant totalement, 282 000 partiellement ; ce problème domine toute la politique du Gouvernement. — L’Irlande n’est pas pacifiée ; la question de l’Ulster n’est pas tranchée et l’armée républicaine vient d’exécuter un coup de main sur les territoires de Derry, Tyrone, Fermanagh, forçant les portes des maisons, blessant plusieurs personnes, enlevant des otages. L’émotion a été considérable à Belfast, où l’on continue à s’entretuer, et à Londres, où le Gouvernement voudrait bien laisser les Irlandais arranger entre eux leurs affaires ; l’évacuation militaire s’en trouve retardée. — Au Cap, en même temps qu’étaient célébrées avec éclat les funérailles du général de Wet, le parti des paysans boers s’est rapproché de l’élément ouvrier blanc, en grande majorité hollandais, pour combattre le Gouvernement du général Smuts ; à la politique de fusion des races, cette coalition tente de substituer une politique nationaliste afrikander et socialiste dont le dernier terme serait la séparation complète d’avec l’Empire britannique. — En Egypte, la déportation de Zagloul pacha aux Iles Seychelles ne calme pas, loin de là, l’agitation séparatiste. Le maréchal Allenby est venu à Londres porteur d’un projet d’autonomie presque complète qui ne réserverait guère à l’Empire que la zone du canal de Suez, le Soudan et la sécurité des communications pour s’y rendre. Mais les Égyptiens, encouragés par le succès, s’en contenteront-ils ? — Aux Indes, la politique de « non-coopération, » c’est-à-dire de boycottage passif, dirigée par M. Gandhi, apparaît de plus en plus dangereuse. Le vice-roi, lord Reading, n’ose pas toucher au chef vénéré de l’hindouisme ; dernièrement quelques-uns de ses partisans ayant massacré des agents de la police anglaise, « le Saint » s’est imposé cinq jours de jeûne pour témoigner sa réprobation de tels procédés ; il condamne toute violence, mais sa tactique de résistance passive, de « désobéissance civile » n’en est pas moins redoutable. D’ailleurs ce doux apôtre, dont l’idéal est un retour à la vie sociale et aux mœurs du bon vieux temps, sera et est déjà dépassé, comme tous les Tolstoï, par ses disciples. Par le traité de Sèvres, l’Angleterre s’est aliéné les Musulmans. Dans cet immense Empire de 300 millions d’habitants, son autorité ne trouve plus de point d’appui. La grève des foules sur le passage du prince de Galles a manifesté publiquement la désaffection à l’égard de l’Empire et l’esprit de discipline des Indous. Lord Northcliffe, qui vient de débarquer en France, après une longue tournée à travers l’Empire britannique, n’a pas caché l’inquiétude que la situation des Indes, de la Palestine, de l’Egypte lui inspire ; mais il envoie « un grand coup de chapeau » à la France pour les résultats qu’il a constatés en Indochine, au Maroc. — Non, M. Lyold George, responsable de l’avenir du plus vaste empire que le monde ait jamais vu, n’est pas sur un lit de roses ! Est-ce une raison pour prendre des décisions précipitées ? Est-ce une raison pour chicaner la politique française dans son action continentale ? pour la combattre en Orient, comme lord Curzon n’a cessé de le faire depuis l’armistice, au grand dommage de son propre pays ? Il était facile, après la guerre et la victoire, à l’Angleterre et à la France, de présenter à l’Allemagne un front unique, d’opposer à la Turquie une volonté commune. Le danger n’est fait que de nos divisions. Nous avons besoin les uns des autres, et les récents incidents de Tunis prouvent que les événements de Turquie et d’Egypte ne sont pas sans écho dans notre empire africain. Puisse du moins, à Gênes, se manifester une politique commune !

Les chefs bolchévistes, qui sont de redoutables manœuvriers, ont cherché, en ces derniers jours, à faire croire qu’ils sont sur le point de conclure avec le Gouvernement français un accord particulier. Leur but est, naturellement, d’accentuer le différend entre la France et l’Angleterre. Que la France ne ferait-elle pas, insinue-t-on, si elle voulait s’entendre avec les Russes et les Turcs ! M. Theodor Wolff a écrit, sur ce thème, dans le Berliner Tageblatt du 13, de curieuses variations. En même temps, nous assistions, dans certains journaux français, à une étrange offensive du bolchévisme. Les loups se font bergers. Mais tandis que la Russie meurt de faim, l’armée rouge reste bien nourrie, mobilisée et équipée. Que, sous l’aiguillon de la nécessité, il se produise en Russie certaines évolutions, tous les témoins l’affirment. Le Gouvernement bolchéviste, pourvu qu’il puisse sauver son pouvoir, est prêt à ouvrir la Russie au commerce et aux entreprises étrangères. S’il faut en croire les statistiques données par les journaux de Moscou, le commerce extérieur de la Russie en 1921, tout en restant insignifiant (907 000 tonnes aux importations, 212 000 aux exportations), est cependant en progrès, puisqu’il n’était durant le premier trimestre que de 49 000 tonnes aux importations et 7 600 aux exportations et que, durant le quatrième, il est passé à 323 000 et 121 000 tonnes. Les journaux bolchévistes cherchent vainement à dissimuler le désarroi du Gouvernement soviétique ; son pouvoir est encore solide en Russie, aucune force active n’étant en mesure de le renverser, mais sa détresse l’oblige à accepter les conditions de la « bourgeoisie » et du « capitalisme » européen. Si les Occidentaux allaient à Gênes bien pénétrés de cette vérité, ils éviteraient les pièges et les dangers que les délégués des Soviets leur préparent. Ne nous laissons pas piper aux descriptions idylliques que les missionnaires du bolchévisme servent à nos journaux. On cherche, pour compléter l’illusion, à faire disparaître l’ignoble « Tcheka » ou à la « camoufler. » M. Radek nous montre « le paysan russe, de moujik qu’il était, devenu une sorte de farmer américain, un consommateur de premier ordre. Il veut acheter et bien vivre. C’est un propriétaire qui est capable d’absorber des marchandises et de produire intensément. » L’amorce est un peu grosse ; il est trop visible qu’il s’agit d’allécher le commerçant anglais. Si les paysans avaient une telle capacité d’achat, le docteur Nansen ne viendrait pas faire appel à la charité de l’Europe pour nourrir des millions d’affamés.

De cette effroyable misère, de cette famine telle que l’on n’en a pas vu depuis les temps où, faute de routes et d’une bonne police, une province pouvait mourir de faim, tandis que sa voisine voyait son grain pourrir dans ses greniers, c’est la désorganisation indicible créée par le Gouvernement des Soviets qui est seule responsable. Le déficit de la récolte russe en 1921 a été de 40 millions de quintaux de céréales panifiables ; mais l’excédent disponible de la production mondiale, pour l’année, a été de 50 millions de quintaux de blé et 20 de seigle qui seraient allés nourrir les paysans de la Volga si les bolchévistes n’avaient pas rendu tout commerce et toute circulation impossibles. Il arrive chaque année que, sur un point du globe, la sécheresse ou toute autre cause détruise les récoltes ; le commerce rétablit l’équilibre. Un haut fonctionnaire anglais qui a longtemps dirigé aux Indes la lutte contre la famine, sir Benjamin Robertson, vient de revenir d’une mission en Russie et a fait au Times un tableau précis et effrayant de la situation russe ; les réquisitions de 1920 ont dépouillé les paysans de toutes leurs réserves de grains ; le commerce est nul ; les initiatives privées ont été tuées ; les chemins de fer ne peuvent pas suffire à transporter des grains pour les semailles ; chaque famille n’a pu ensemencer que le tiers des terres nécessaires à sa subsistance ; la bonne volonté actuelle des Soviets locaux est impuissante ; quinze millions d’individus meurent de faim. Les secours arrivent à destination, mais avec une navrante lenteur. Les populations, incapables de réagir, sans forces et sans espoir, attendent la mort. Les faits de cannibalisme, enfants mangés, cadavres déterrés et dévorés, ne paraissent que trop exacts. Voilà à quel degré de barbarie et de misère la tyrannie bolchéviste a réduit un pays naguère prospère. M. Charles R. Crane, ancien ministre des États-Unis à Pékin, actuellement à Paris, bon connaisseur des affaires russes, disait le 20 février à un rédacteur des Débats : « Il n’y a pas eu de pire Gouvernement dans l’histoire des peuples, pire à tous les points de vue. Il a entièrement désorganisé, anarchisé la Russie, rendant une nation jusqu’à présent bonne, hospitalière et artistique, semblable à une peuplade préhistorique. » Certes, c’est un devoir d’humanité de faire tout ce qui sera possible pour arracher à la mort, cette année et l’année prochaine, les paysans russes. Mais, quand il s’agit d’entrer en relations de commerce avec un tel Gouvernement et d’appeler ses délégués à Gênes, de quelle prudence ne faut-il pas s’armer ? C’est ce qu’a montré, à Londres, M. Benès, qui a lui-même négocié avec les bolchévistes et qui croit possible, par une action commune bien coordonnée des Puissances occidentales, une « européanisation » de la Russie.

En Allemagne, le cabinet Wirth-Rathenau n’est sorti victorieux d’un long débat parlementaire qu’avec une faible majorité de 35 voix (220 voix contre 185 et 16 abstentions). Un tel scrutin ne fortifie pas l’autorité du Cabinet ; il est plutôt toléré que soutenu, parce qu’on espère qu’il obtiendra de la France des concessions et des délais ; mais il ne vit qu’en faisant la politique que lui dictent ses adversaires. Les idées démocratiques et républicaines ne semblent pas en progrès ; c’est ce que constate avec tristesse M. Hellmuth von Gerlach, obligé d’abandonner le parti démocrate pour avoir eu le courage, dans son journal Welt am Montag, de proclamer les fautes et les responsabilités de l’ancien régime. « L’évolution du parti a déçu mes espérances sous tous les rapports. » La grève des cheminots a pris fin le 8, non sans avoir rendu plus obérée encore et plus précaire la situation financière du Reich ; une perte de recette de 2 milliards de marks-papier, la promesse assez vague d’une augmentation de salaire et du maintien de la loi de 8 heures, tel est le bilan d’une grève qui se rattache à l’agitation de la « Ligue des fonctionnaires » et à leurs demandes d’augmentation d’appointements qui se chiffrent par 50 ou 60 milliards plutôt qu’au mouvement syndical ; elle a été blâmée par les quatre grandes organisations d’ouvriers et d’employés. Le duel Stinnes-Rathenau, si étroitement associé à la lutte entre le Gouvernement et l’opposition, continue. M. Stinnes est accusé d’avoir voulu vendre les chemins de fer allemands, qui appartiennent au Reich, à un consortium financier germano-anglais. Le parti Stinnes-Streseman n’a pas renoncé à constituer, avant, la Conférence de Gênes, un ministère nouveau sur une base élargie ; « l’étranger, écrit M. Stinnes, sera obligé d’attacher de l’importance à ce que des signatures négociables se trouvent au bas du prochain et véritable traité de paix. » Avec des procédés différents, tous les partis tendent en réalité aux mêmes fins : révision du Traité de Versailles ; et ils voient dans la prochaine Conférence de Gênes une étape décisive vers le succès. S’il existe, à certains points de vue, plusieurs Allemagnes, où n’en trouve qu’une quand il s’agit de se dérober à la parole donnée, à la signature librement consentie, aux responsabilités de la guerre.


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