Chronique de la quinzaine - 28 février 1916
29 février 1916
M. le président du Conseil et ses compagnons de voyage sont revenus d’Italie enchantés de l’accueil qu’ils y ont rencontré. La France entière voudra partager leur satisfaction. Rien ne peut lui être plus cher que cette amitié retrouvée qui s’affirme de jour en jour davantage. A Rome aussi, l’enthousiasme est allé croissant. Malgré les menaces qu’une matinée maussade avait laissées dans un ciel encore mal essuyé, plusieurs milliers de personnes s’étaient rangées aux environs de la gare, pour assister à l’arrivée de nos ministres. Comme le train s’annonçait, le soleil a fait son apparition : heureux présage, en un pays où l’on n’a jamais négligé ces sortes de signes ou d’avertissemens. De la station centrale au Grand-Hôtel, la distance est très courte, il n’y a guère que la place des Thermes à traverser ; la première prise de contact a donc été des plus rapides. Néanmoins la curiosité sympathique que, pour bien des raisons, l’originale personnalité de M. Aristide Briand, vue, peut-être, un peu à travers la légende, devait éveiller chez un peuple artiste, n’a pas tardé à se changer en une agitation bruyante ; les acclamations ont retenti ; il a fallu se montrer au balcon. Une fois la glace rompue, là-bas, elle fond vite, et il n’y avait pas, heureusement, de glace à rompre. Presque aussitôt la chaleur est devenue extrême, moulant d’un degré à chaque sortie, pour atteindre son point culminant le soir du dîner donné à l’ambassade. Un cortège aux lanternes, pour ainsi dire improvisé, encadré seulement par ces mêmes associations du Transtévère qui jouèrent dans les événemens du mois de mai 1915 un rôle important, sinon décisif, et où revit, où survit plutôt l’esprit de la forte corporation romaine, part de la place Colonna, par le Corso Umberto I°, la place de Venise, siffle l’Autriche au passage, et, par le Corso Vittorio-Emmanuele, gagne le palais Farnèse. Drapeaux au vent, vert, blanc et rouge. bleu, blanc et rouge, dont les couleurs se mêlent à la flamme des feux de Bengale, remous et rumeurs de foule, vivats et chants d’hymnes nationaux ; puis, tout à coup, une fenêtre s’ouvre, et dans la nuit, une voix magnifique, d’une souplesse et d’une étendue, d’une profondeur et d’une sonorité incomparables, commence : « Citoyens de Rome !... » Che bella voce ! Bellissima ! Joie, joie, pleurs de joie ! La Rome de la rue est conquise, mais elle s’était donnée spontanément et n’était plus à conquérir.
Cependant, au monde officiel, à celui que le peuple ne touche que derrière une haie de gardes municipaux et de carabiniers, sans avoir d’autre moyen que ses cris pour lui faire parvenir l’expression de ses sentimens, étaient réservées les déclarations si impatiemment attendues au dehors, quelque brèves et discrètes qu’elles fussent. Toasts de la Consulta, du Capitole, du palais Farnèse, de la villa Borghèse, plus solennels, prononcés à de pareilles heures, en ces lieux illustrés par l’histoire et par l’art. C’est d’abord M. Sonnino, tête froide et modèle des orateurs concis, habitué à peser syllabe à syllabe ses paroles. En deux phrases, il invoque « les antiques traditions et la fraternité renouvelée des armes, la ferme confiance dans la fin victorieuse de la lutte que mènent les Alliés avec la force de leur indestructible union pour la cause de la liberté et de la justice. » C’est ensuite le maire de Rome, le prince Don Prospero Colonna : à son tour, il salue « rios frères de France qui luttent, comme nous, pour la cause du droit et de la justice ; » à son tour, également, « du haut de la colline historique qui, au cours de tant de siècles, a vu passer les plus épouvantables tempêtes et célébrer les plus splendides triomphes, » il confesse sa foi « dans l’avenir des races latines, la confiance absolue que de notre union, durant la lutte, naîtra la plus parfaite harmonie après l’immanquable victoire. " C’est enfin M. Salandra lui-même, plus « rond, « plus expansif : « Cette lutte est longue et difficile ; mais notre foi dans la victoire finale est inébranlable, parce que notre cause est juste et que les efforts des gouvernemens alliés, sagement coordonnés dans l’action politique et militaire, sont soutenus par l’enthousiasme des peuples, dont la volonté de vaincre doit briser tous les obstacles. »
Jusqu’ici le langage est resté, suivant une expression courante en Italie, un peu « générique. » A part ces quelques mots : « les efforts des gouvernemens, sagement coordonnés dans l’action politique et militaire, » on n’a guère dit que des generalia, on n’a parlé qu’in generalibus ; si le duc de Valentinois ne les aimait pas, ces généralités sont de celles que, nous, nous aimons à entendre, car elles rendent un son d’âme qui nous va droit à l’âme. Mais M. Salandra précise. S’adressant à M. Briand : « Demain, continue-t-il, au pied de nos âpres montagnes, vous serez au milieu de nos soldats, près de notre bien-aimé souverain, du premier soldat d’Italie. Vos yeux verront l’effort long et tenace, la dure fatigue d’un peuple en armes qui, guidé par son Roi, veut conquérir à la patrie les frontières naturelles et nécessaires sur les Alpes et sur la mer. Nos pensées vous suivront, nous associant cordialement au salut fraternel que l’armée italienne vous confiera pour l’armée française. »
Dans ce morceau si bien venu et d’un accent de sincérité si frappant, peut-être une exégèse minutieuse isolerait-elle, comme objet principal, cette indication ou cette définition « d’un peuple en armes qui, guidé par son Roi, veut conquérir à la patrie les frontières nécessaires sur les Alpes et sur la mer ; » et elle croirait alors y reconnaître des choses dites depuis longtemps, et dont notre jeunesse fut bercée : « l’Italie libre jusqu’aux Alpes et jusqu’à l’Adriatique. « Ainsi cette critique, en défaut par son excès même, prétendrait expliquer le titre que ne cessent d’imprimer les journaux : « la guerra nostra. » « Notre guerre, » oui, mais qu’est-ce au juste, et de quel sens plein une telle formule est-elle chargée ?
La guerra nostra, ce n’est pas à dire simplement, ce n’est pas à dire vraiment « notre guerre à nous, Italiens, » celle que nous faisons à côté et, si l’on le veut, en bordure ou en marge, mais en dehors du grand conflit européen, qui lui demeure parallèle et, à ce titre, le côtoie, mais ne le rencontre pas. Non, ce n’est pas cela ; et la déclaration d’alliance le prouve, et la déclaration d’adhésion à la convention de Londres, excluant toute paix séparée, le prouve doublement. C’est-à-dire encore et surtout « notre guerre à nous seuls, » la guerre qu’après 1859, après 1866, où nous eûmes des secours étrangers, nous faisons par nos propres armes, per le proprie armi, achevant notre libération et complétant notre unité, rachetant nous-mêmes nos terres non rachetées, chassant du sol italien les Barbares, écrivant de notre main le dernier chapitre du Prince.
Que conclure de là, sinon qu’une politique idéaliste n’est pas obligatoirement une politique romantique, et que la politique italienne est à la fois idéaliste et réaliste ? Idéaliste en ses desseins, depuis les premières aspirations à l’unité jusqu’au Risorgimento, jusqu’aux journées de mai dernier, qui ont jeté l’Italie du côté du droit, dans le camp de l’humanité civilisée, elle est aussi, à travers toute son histoire, du XVIe siècle au XIXe, et de Machiavel à Cavour, réaliste en ses moyens comme en ses fins prochaines ; attirée par les principes que Rome a enseignés au monde, et en même temps attachée à Trente et à Trieste, à ses terre irredente. Pour cette politique ardente et savante, qui prend son équilibre sur deux pôles, l’imagination propose, la réflexion (dispose ; l’audace conçoit, la prudence exécute ; le génie l’oriente, le bon sens la fixe. Elle n’embrasse jamais assez pour risquer de ne rien étreindre, n’est pas dupe des mots, des formes vaines, des enveloppes vides ; elle ne fait pas un geste qui ne puisse pas être un acte. Il lui est arrivé de s’armer pour la croisade et de s’arrêter à l’Adriatique.
Mais, au bout du compte, il n’importe : cette exégèse trop aiguë eût-elle raison, qu’elle aurait tort. La guerra nostra, c’est possible ; et c’est possible, elle a pour objectif immédiat ou particulier de « conquérir les frontières naturelles et nécessaires, jusqu’aux Alpes et jusqu’à la mer. » Seulement, ces subtilités ne tiendront pas toujours, elles ne tiennent jamais longtemps devant la force des choses. Aussi bien n’est-il, pour l’Italie, qu’une chance d’avoir les Alpes et la mer, c’est la victoire de la Quadruple Entente : vainqueurs tous ensemble, elle le sait, ou personne ne sera vainqueur. L’unique front, selon le mot de M. Briand, fera la guerre unique, qui fera la commune victoire.
Afin que la force des choses, quand ce sera son heure, ne rencontre point de résistance, et que tout s’incline, au contraire, dans le sens où elle l’emportera, il n’était pas inutile de créer ou d’entretenir l’ambiente, le milieu favorable. C’est ce que j’appellerais, si j’osais, en de si grands événemens, user d’une image aussi familière : faire le Lit de la fatalité. En cette besogne préparatoire, le charme et l’éloquence de M. Aristide Briand ont parfaitement réussi. Les témoignages en abondent. Un des romanciers les plus célèbres de l’Italie, professionnellement exercé à l’observation, écrit : « Ces jours-ci nous avons eu à Rome la visite de votre gouvernement ; il y avait, dans l’atmosphère, comme une vibration de fête pour la rencontre des deux nations, et, toujours plus vive et plus ferme, l’espérance de notre victoire. » Ce n’est point un petit résultat, n’y en eût-il pas eu d’autres ; mais il y en a au moins un autre. S’il ne semble pas que l’on en soit encore à accepter l’idée de constituer à Paris un organisme permanent et unique, qui, pour la guerre unique et la commune victoire, réglerait, par une direction unique, la commune action des Alliés, il a été toutefois convenu que des réunions, des Conseils de guerre élargis, diplomatiques et militaires, politiques et économiques, auraient lieu périodiquement, et que l’Italie y participerait, avec la France, l’Angleterre et la Russie. Déjà l’Entente se resserre, comme c’est la loi de toute confédération ou seulement de toute alliance, et la guerre démontre à nouveau sa rude vertu unificatrice. D’autre part, l’Italie, par une coïncidence trop exacte pour n’avoir pas été ménagée, fermait définitivement sa frontière au commerce allemand, — puisqu’en dépit du paradoxe, quoiqu’elle ait déclaré la guerre à tous les alliés de l’Allemagne, l’Allemagne ne lui a pas déclaré la guerre, — tandis que la frontière française s’ouvrait, toute barrière abaissée, à la main-d’œuvre italienne. Très sagement, avec cette espèce d’intelligence tactile dont il a souvent, dans le passé, donné des marques si intéressantes, M. Aristide Briand s’est gardé d’aller au delà . Il a senti, il a compris que l’Italie, plus qu’émancipée, majeure, maîtresse de ses décisions et de ses destinées, n’avait pas besoin et ne souffrirait pas d’être invitée à faire ou à ne pas faire ; que, comme, au mois de mai 1915, elle a choisi librement sa place, elle veut remplir librement son devoir. Réintroduite l’une des dernières dans l’assemblée des grandes Puissances, il lui serait intolérable que l’on prît, envers elle, des façons de tuteur ou seulement de sœur aînée, car personne n’est son aîné, et elle se souvient d’avoir été la mère et la reine de l’Europe. C’est un des traits profonds de son caractère national, au point d’être chez elle une manière de fierté ou de pudeur même, de détester les prépotences, les injonctions et les protections, les prepotenze, les sopraffazioni. Le discours de Cavour à la Chambre piémontaise, du 6 février 1855, est, à cet égard, une leçon. Au moment d’engager son pays en Crimée, aux côtés de la France et de d’Angleterre, il consacre trois pages à établir que le royaume de Sardaigne n’a subi aucune pression, sous la forme même la plus amicale. Lui, Cavour, il ne touche à ces nerfs et à ce cerveau, qui sont les siens, qu’avec une extrême délicatesse : il y met mille précautions. A combien plus forte raison, un homme d’État étranger ! Mais ce qui rend l’abstention facile, c’est qu’il n’y a en réalité rien à faire que de laisser faire l’Italie. Voilà quatre ou cinq siècles qu’elle guette l’occasion, et qu’elle attend l’appel de la nécessité. On peut être tranquille. L’Italie réaliste ne laissera pas s’enfuir l’instant que l’Italie idéaliste a annoncé.
A peine M. le président du Conseil était-il rentré, que les ministres de France, d’Angleterre et de Russie accomplissaient au Havre, auprès du gouvernement belge, une démarche hautement significative. Ils ont remis à M. le baron Beyens ce document dont le texte pourrait être gravé dans l’airain : « Les Puissances alliées, signataires des traités qui garantissent l’indépendance et la neutralité de la Belgique, ont décidé de renouveler aujourd’hui, par un acte solennel, les engagemens qu’elles ont pris envers votre pays, héroïquement fidèle à ses obligations internationales. En conséquence, nous ministres de la France, de la Grande-Bretagne et de la Russie, dûment autorisés par nos gouvernemens, avons l’honneur de faire la déclaration suivante : « Les Puissances alliées et garantes déclarent que, le moment venu, le gouvernement belge sera appelé à participer aux négociations de paix, et qu’elles ne mettront pas fin aux hostilités, sans que la Belgique soit rétablie dans son indépendance politique et économique, et largement indemnisée des dommages qu’elle a subis. Elles prêteront leur aide à la Belgique, pour assurer son relèvement commercial et financier. »
La note poursuit : Le ministre d’Italie a ajouté « que l’Italie, n’étant pas au nombre des Puissances garantes de l’indépendance et de la neutralité de la Belgique, faisait connaître qu’elle n’avait aucune objection à ce que la déclaration susdite fût faite par les Alliés. De son côté, le gouvernement japonais a fait une communication identique. »
Comme en 1831, comme en 1839, il s’est retrouvé cinq Puissances pour garantir à la Belgique « l’indépendance et la neutralité ; » mais ce ne sont pas les mêmes. « Au nom de la très sainte et indivisible Trinité, S. M. l’empereur d’Autriche, S. M. le roi des Français, S. M. la reine de la Grande-Bretagne, S. M. le roi de Prusse et S. M. l’empereur de toutes les Russies » avaient promis dès le 20 janvier 1831 (Bases de séparation de la Belgique d’avec la Hollande, arrangemens fondamentaux, article 6) : « La Belgique, dans ses limites, telles qu’elles seront tracées conformément à ces mêmes principes, formera un État perpétuellement neutre : les cinq Puissances lui garantissent cette neutralité perpétuelle, ainsi que l’intégrité et l’inviolabilité de son territoire, dans les limites mentionnées ci-dessus. »
Le traité dit des Dix-Huit articles (27 janvier 1831) stipulait en outre : « Article 10. — Par une juste réciprocité, la Belgique sera tenue d’observer cette même neutralité, envers tous les autres États, et de ne porter aucune atteinte à leur tranquillité intérieure, ni extérieure, en conservant toujours le droit de se défendre contre toute agression étrangère. » — Et encore, quatre mois après, le 13 novembre 1831, le traité des Vingt-Quatre articles répétait : « Article 7. — La Belgique, dans les limites indiquées aux articles 1, 2 et 4, formera un État indépendant et perpétuellement neutre. Elle sera tenue d’observer cette même neutralité envers tous les autres États. » Cet article est transcrit, sans qu’il y soit corrigé une virgule, dans le projet de traité communiqué au roi des Belges, le 23 janvier 1839 ; puis, comme s’il ne suffisait pas, deux articles, 25 et 26, le surchargent d’une addition : « Les Cours d’Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, garantissent à S. M. le roi des Belges l’exécution de tous les articles précédens. — A la suite des stipulations du présent traité, il y aura paix et amitié entre S. M. le roi des Belges d’une part, L.L. M. M. le roi de la Grande-Bretagne, l’empereur d’Autriche, le roi des Français, le roi de Prusse et l’empereur de toutes les Russies de l’autre part, leurs héritiers et successeurs, leurs États et sujets respectifs, à perpétuité. »
L’autre jour, l’Autriche et la Prusse n’étaient pas au Havre, et pour cause : traités des Dix-Huit, des Vingt-Quatre, des Trente-Quatre articles, qu’est-ce que tous ces « chiffons de papier ? » L’Italie et le Japon, en revanche, non comme garans, mais comme alliés, ont assisté, en témoins, à la rénovation du serment par les trois Puissances qui y sont demeurées fidèles : leurs ministres ont tenu à faire constater leur présence, qui revêt la valeur d’une adhésion. La presse allemande a longuement et lourdement épilogue là-dessus avec une inconscience qui n’aurait de mesure que la malhonnête candeur du lecteur allemand, si celle-ci n’était sans fond et sans bords. A l’en croire, l’Italie se serait contentée de « ne point s’opposer à l’indépendance de la Belgique, » sans figurer positivement à l’acte solennel, qui en promet la restauration. Mais comment y figurerait-elle, n’ayant été, ni en 1831, ni en 1839, ni plus tard, parmi les Puissances garantes ? La Prusse ferait mieux de se regarder elle-même, et de se demander pourquoi, par quel parjure, par quelle trahison, son roi n’y figure pas. Si le nouvel engagement, n’a-t-elle pas honte d’insinuer, a été rendu public, c’est qu’il y aurait eu, entre le gouvernement belge et les gouvernemens de l’Entente, « des divergences d’opinions qui ne seraient pas fondées précisément sur la confiance. » Le monitoire est bon, venant de qui il vient ; et lorsque nous voudrons désormais fonder la confiance sur le respect scrupuleux des traités, nous irons en apprendre la manière à l’école du roi de Prusse ! Mais M. le baron Beyens a d’avance répondu : « Vos paroles auront un vibrant écho dans le cœur des Belges, soit qu’ils combattent sur le front, soit qu’ils souffrent dans le pays occupé ou qu’ils attendent en exil l’heure de la délivrance, tous avec un égal courage. Les nouvelles assurances que vous venez de me donner confirmeront leur conviction inébranlable que la Belgique sera relevée de ses ruines et restaurée dans sa complète indépendance politique et économique. Je suis certain d’être leur interprète en vous disant que vous devez avoir pleine confiance en nous comme nous avons confiance en nos loyaux garans, car nous sommes tous résolus à lutter énergiquement avec eux jusqu’au triomphe du droit, pour la défense duquel nous nous sommes sacrifiés sans hésitation, après la violation injustifiée de notre patrie bien-aimée. »
Ah ! si l’Allemagne, au prix de la plus pesante et lassante patience, pouvait glisser sa pointe en quelque jointure de la cuirasse des Alliés ! Mais elle a la pointe un peu grosse ; et, contre cet estramaçon, la dague florentine parera et passera, en se jouant. Analysons le texte du Havre comme un texte d’histoire ; c’en est un.
Les Puissances alliées « renouvellent » donc « par un acte solennel » leurs engagemens envers la Belgique, après avoir, non moins solennellement, constaté qu’elle a été « héroïquement fidèle à ses obligations internationales. » Elles déclarent que, « le moment venu, » au lendemain de la victoire définitive : 1° le gouvernement belge sera appelé à participer aux négociations de paix ; 2° et qu’elles ne mettront pas fin aux hostilités : a) sans que « la Belgique soit rétablie dans son indépendance politique et économique ; » b) sans qu’elle soit « largement indemnisée des dommages qu’elle a subis ; » 3° qu’elles « prêteront leur aide à la Belgique pour assurer son relèvement commercial et financier. »
C’est bref et net ; c’est clair et pur comme un miroir sans tache, comme une vie sans reproche. Les Alliés peuvent se regarder dans les yeux et regarder la Belgique en face. Mais quelqu’un a dit : « A quoi bon la déclaration du Havre ? Elle ne contient que quatorze mots qui soient de la nouveauté : les autres ne sont que répétition ; et ces quatorze mots, « le moment venu, le gouvernement belge sera appelé à participer aux négociations de paix, » il était inutile, peut-être même était-il imprudent de les prononcer. N’auront-ils pas pour conséquence d’enlever à la Belgique sa position de neutralité ? N’est-ce pas préjuger de sa position future ? Traitant de la paix avec l’Angleterre, la France et la Russie contre l’Allemagne et l’Autriche, pourra-t-on dire encore de la Belgique qu’elle est neutre ? »
Il y a dans ces objections deux points distincts : la question de l’utilité de la phrase incriminée, et celle de sa témérité. Sur le premier point, il était plus qu’utile, indispensable que ces mots fussent écrits, il était impossible qu’ils ne le fussent pas : on exagérerait à peine en faisant remarquer que, comme ils sont toute la nouveauté de la déclaration, ils en résument aussi toute l’importance. Dans le conflit où se heurtent l’une contre l’autre les deux moitiés de l’Europe, la situation de la Belgique est particulière ; elle ne s’y est pas mêlée, elle y a été précipitée. Elle n’est pas une belligérante de droit, ou de volonté ; elle est une belligérante de fait. Elle n’est sortie de la neutralité que pour défendre sa neutralité, comme elle y était moralement et légalement, politiquement et juridiquement contrainte par les traités qui furent la charte de son institution ; comme, en tout cas, c’était son droit de le faire, reconnu par les traités, contresigné par l’Autriche et la Prusse (article 10 du traité des Dix-Huit articles : «… en conservant toujours le droit de se défendre contre toute agression étrangère »). C’est la situation, s’il est permis d’employer une comparaison vulgaire, d’une personne à qui des criminels font violence, et qui leur oppose les dents et les ongles. Belligérante sans l’avoir voulu, belligérante malgré elle, mais quand même belligérante, « héroïquement fidèle » depuis vingt mois à elle-même et à « ses obligations internationales, « à son indépendance et à sa neutralité. Pourquoi et comment, ayant été présente dans la guerre, serait-elle absente à la paix ? pourquoi, ayant été à la peine, ne serait-elle pas à l’honneur ? pourquoi, ayant consommé le sacrifice, ne serait-elle pas admise à la réparation ? Or, n’étant que belligérante de fait, sans déclaration de guerre ; étant pour l’Angleterre, par la violation qu’elle a subie, la principale raison de l’intervention dans la guerre ; étant pour les Puissances alliées, par la restauration qui lui est promise, l’un des principaux objets de la continuation de la guerre, il est évident que la Belgique ne pouvait adhérer directement à la convention du 5 septembre 1914, par laquelle les Puissances ses garantes s’interdisent toute paix séparée. Elle ne pouvait pas prendre d’engagement envers les autres, mais on pouvait, on devait en prendre envers elle ; et rengagement qu’on a pris est une manière, la seule qu’il y eût, de l’associer à la Convention de Londres, et de lier publiquement, officiellement sa fortune au sort de l’Entente.
Sur le second point, la témérité de cette promesse, il faut répondre qu’on ne voit vraiment pas en quoi la perspective pour la Belgique d’être appelée à participer, le moment venu, aux négociations de paix pourrait faire, dès maintenant, préjuger, dans un sens ou dans l’autre, de l’abandon ou du maintien de sa neutralité future. La question n’est pas posée : le sera-t-elle, ne le sera-t-elle pas ? Ce ne saurait être qu’hypothèse, et nous avons, pour le moment, d’autres ennemis à fouetter. Plutôt que de considérer la neutralité belge dans l’avenir, attachons -nous à la considérer dans le passé et dans le présent. Ses bienfaits sont manifestes ; je me sers à dessein du mot que le feu duc Albert de Broglie donnait pour titre au livre qui fut comme son testament : Le dernier bienfait de la Monarchie, et où il retraçait magistralement la part des Français et de leur roi dans la création de la Belgique. « En présence des réalités, dit-on, parler de la neutralité belge est d’une ironie à faire frémir ! » Sans doute ; mais d’abord, à ne regarder que la tragédie dont elle est l’une des pires victimes, si la Belgique n’eût pas été neutre, eût-elle été moins exposée ? Placée comme elle l’est géographiquement, entre deux États, entre trois États, de grand volume et de grand poids, la Belgique eût été irrésistiblement entraînée dans l’orbite de l’un ou de l’autre, et plus sûrement encore, lorsqu’un de ces États est l’Allemagne impériale, militariste et envahissante, elle n’aurait eu que ce choix : ou asservie ou immolée, ou complice ou martyre. La violation de sa neutralité lui coûte aujourd’hui, ce n’est que trop vrai, des mois, des années d’angoisse et de torture ; mais sa neutralité même lui a valu quatre-vingt-cinq ans de sécurité relative, ou de moindre insécurité, pendant lesquels elle s’est formée, affermie, développée, enrichie, a réalisé d’immenses progrès, est devenue, par son commerce et son industrie, comme une très grande œuvre en un petit format, par ses lois et ses mœurs comme un laboratoire universel d’expériences politiques et sociales, un exemplaire d’humanité vers lequel les hommes s’étaient accoutumés à tourner leurs esprits et leurs yeux. Dire que sa neutralité ne l’a pas protégée, c’est dire que le Code est inutile, puisqu’il n’empêche pas toujours l’assassinat. Il y a pourtant moins d’assassinats, infiniment moins, que s’il n’y avait pas de Code.
Du point de vue international, on peut s’en rapporter à l’opinion de Talleyrand, dont les Mémoires contiennent cette prophétie : « Si la France a une guerre contre l’Angleterre, nous aurions un intérêt égal à celui de l’Allemagne à ce qu’on respectât la neutralité de la Belgique ; et si, au contraire, c’est contre l’Allemagne que la France fait la guerre sans que l’Angleterre y participe, celle-ci défendra la neutralité de la Belgique. » Soit ; le 2 août 1914, l’Allemagne n’a pas respecté la neutralité de la Belgique ; mais son échec lui a déjà prouvé, sa défaite, demain, lui prouvera mieux encore qu’elle-même, elle la première, avait tout intérêt à la respecter. Ce murmure de réprobation, qui parfois éclate en clameurs indignées, et qui, même quand il est sourd, est une force aussi, le mépris deviné sur les lèvres muettes, jusque chez les peuples qui aux extrémités du globe ont pu se dérober au raz de marée sanglant, tout cela, tout ce châtiment qui commence, cette note d’infamie qui précède, accompagne, suit, éternise l’affliction, on ne l’aurait pas arraché au cœur hésitant, à la conscience partagée, à la voix sollicitée des juges, si, dans le ciel, sur la terre et sous les eaux, et très haut par la bouche de la Belgique violée, le forfait de l’Allemagne ne hurlait pas contre elle. Le dernier bienfait de la neutralité belge, le voilà ; mais non, ce n’est pas le dernier : elle n’a pas épuisé ses bienfaits. Ce n’est pas seulement son indépendance, comme les traités l’ont proclamé, qui, dans le passé, a été attachée à sa neutralité, c’est son existence même ; en la plénitude du terme, elle ressuscitera justement de sa neutralité -violée. Et je ne sais si, en Belgique ou ailleurs, il se trouvera des partis ou des publicistes pour en discuter. Mais je viens de parcourir les deux gros volumes où sont rassemblés tous les discours qui ont été prononcés dans les Chambres législatives belges » et dont le recueil compose « l’histoire parlementaire du traité de paix du 19 avril 1839 entre la Belgique et la Hollande, » acte final de la séparation, acte de constitution du nouveau royaume. Les protestations s’y accumulent, avec une énergie farouche et souvent injurieuse, contre la renonciation à une partie du Limbourg et du Luxembourg : à peu près aucune, ou j’aurai mal cherché, ne s’est élevée contre la neutralité, présentée comme la garantie de l’indépendance et laissant naturellement à la Belgique neutre le droit de s’armer autant qu’elle le croirait désirable pour repousser une agression. Depuis lors, depuis 1831 où la Belgique est née, il s’est, dans la paix et dans le travail, écoulé quatre-vingt-cinq ans ; la longue vie d’un homme, un long espace de la vie d’une nation. Quelle nation, dans ce monde livré aux folies les plus scélérates, ferait fi d’un siècle de tranquillité, même imparfaite, suspendue de temps en temps et entrecoupée par quelques alertes ? Dans un monde pareil, ce n’est pas sur ce qu’on aimerait à son gré qu’il faut calculer sa puissance, mais sur ce qu’on est obligé de craindre au gré d’autrui.
En Russie, tandis que le premier ministre, M. Sturmer, s’apprête à arranger, avec la Douma, convoquée pour entendre l’exposé de M. Sazonow, les difficultés que lui a léguées son prédécesseur, M. Goremykine, le grand-duc Nicolas triomphe, à la tête de l’armée du Caucase. Les militaires diront la portée que peut avoir, pour la suite des opérations, la prise foudroyante d’Erzeroum. Nous nous bornerons à dire que nos Alliés poussent au Nord-Ouest vers Trébizonde, et qu’ils ont au Sud-Est gagné Akhlat et Mouch. Ils tiennent l’Euphrate occidental et l’Euphrate oriental, ils touchent au cours supérieur du Tigre ; ils ont en mains, par conséquent, les deux clefs de la Mésopotamie. Erzeroum est le centre de quatre routes : l’une qui conduit, à l’Ouest, sur la Mer-Noire, à Trébizonde même (314 kilomètres) ; à l’Est, jusqu’à la frontière persane (280 kilomètres). C’est par là qu’en temps ordinaire cheminent, à dos de bêtes de somme ou en chariot, bon an mal an, de 12 000 à 16 000 tonnes de marchandises valant de 20 à 25 millions de francs. Une autre mène d’Erzeroum à Bitlis (250 kilomètres) en traversant Mouch, qu’occupe l’armée russe ; une troisième se dirige vers Van, en plein pays arménien (596 kilomètres) ; une quatrième, à l’opposé, vers Erzindjan (176 kilomètres d’Erzeroum). C’est une contrée âpre et glacée, un des hauts lieux où traditionnellement sont les autels de la divinité. Frère Odoric de Pordenone, qui la visita au XIVe siècle, en a légué une description aussi naïve que pittoresque. « De Trapesonde, terre très bien assise, car c’est le port de Persie et de Médie, et de toutes ces terres de Orient là environ, raconte le Bienheureux dans la vieille version française, je m’entournay en Arménie la grant qui a nom Artiron (Erzeroum). Cette cité est moult bonne et riche et seroit encore plus si ne faussent Tartre et Sarrazin qui la ont detruitte (eux non plus n’ont pas changé), car on y trouve encore pain et char et tous autres vivres en très grant habondance fors de vins et de fruit. Caste cité est moult froide car les gens dient qu’elle sciet au plus haut terroir qui soit aujourd’huy habité. En ceste cité a moult bonnes eaues et est la cause car cestes eaues du fleuve de Euffrates qui en est à une journée près de ceste cité à my voye de Trapesonde et la cité de Thoris. — De ceste cité m’en alay jusques à une montaigne qui a nom Sabissa Colloasseis. Près de là est le mont Harach, sur lequel est l’arche Noël... » Tavernier, bien plus tard, en 1679, trace ainsi l’itinéraire d’Erzeroum à Constantinople, beau sujet de méditation pour les Turco-Allemands. « Il n’y a que cinq journées d’Erzeroum à l’ancienne Trébizonde, appellée aujourd’hui Tarabosan, assise sur la Mer Noire ; et, embarquant à Constantinople, on pourrait s’y rendre avec un vent favorable en quatre ou cinq jours. De cette manière on ferait en dix ou douze jours et à peu de frais le chemin de Constantinople à Erzeroum. » Cependant, point d’illusion : « Quelques-uns ont essayé cette route, mais ils ne s’en sont pas bien trouvés, et n’ont pas eu envie d’y retourner. C’est une navigation très dangereuse et qui se fait rarement parce que cette mer est pleine de brouillards, et sujette aux orages ; et c’est pour cette raison plutôt que pour la couleur de son sable qu’on luy a donné le nom Mer Noire : tout ce qui est funeste et obscur étant appelé noir selon le génie universel de toutes les langues mortes et aï vantes. »
La perte d’Erzeroum sera sensible, par surcroît, aux Empires du Centre, qui espéraient faire du vilayet un réservoir pour leur ravitaillement. Sa production en blé et en orge est estimée à environ 200 000 tonnes par an ; on y compte un demi-million de têtes de bétail de race bovine ; près de trois millions, de race ovine. De la province et de l’arrière-pays qui de plus ou moins loin l’environne était tirée la majeure partie de l’alimentation en viande de l’Asie Mineure, de la Syrie et de Constantinople même. Mais, à d’autres égards encore, la chute d’Erzeroum est un coup dont la répercussion peut être immense. On n’a jamais, surtout en Orient, que la diplomatie de sa force. Les troupes anglo-françaises à Salonique, les Italiens à Vallona, les Russes dans Erzeroum, à Mouch, bientôt peut-être à Trébizonde : notre diplomatie devient très forte ; des germes d’évolution sont semés dans les Balkans. A tout le moins, pour ne parler que des plans à la Pyrrhus, il y a un bâton dans la roue colossale qui menaçait, en grinçant, de broyer l’Egypte et les Indes.
En attendant que les ministres italiens rendent aux nôtres la visite qu’ils en ont reçue, une délégation des membres de la Chambre des Lords et de la Chambre des Communes a passé la Manche pour tenir à Paris la première réunion de la « Commission interparlementaire » qui se propose de grouper un jour des représentans de tous les peuples alliés. Le projet est vaste, et nous ignorons quels résultats pratiques il pourra donner. Mais que les députés anglais soient les bienvenus, puisque d’ores et déjà leur présence chez nous est un gage que l’union sacrée est indissoluble entre les nations de l’Entente comme à l’intérieur de chaque nation.
CHARLES BENOIST.
Le Directeur-Gérant,
RENÉ DOUMIC