Chronique de la quinzaine - 29 février 1904

Chronique n° 1725
29 février 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




29 février.


La première émotion causée par les événemens d’Extrême-Orient commence à se calmer. La rapidité, imprévue pour le plus grand nombre, avec laquelle les hostilités ont commencé avait causé une sorte de panique dont le contre-coup s’est fait sentir à la Bourse. La spéculation y a eu des momens difficiles. Et cela n’est pas fini : avant la fin de la guerre, qui est peut-être lointaine, il y aura encore de brusques secousses. Cependant on s’habitue à tout, et probablement l’opinion se montrera désormais moins impressionnable. On est averti ; on sait mieux à quoi on doit s’attendre ; le danger de complications générales, à supposer qu’il existe, ne parait plus aussi pressant, et, comme tout le monde le craint, on prendra sans doute les moyens d’y échapper. Nous ne sommes plus au temps où l’on faisait « la guerre pour une idée. » Il faut aujourd’hui pour cela des motifs plus graves qu’un entraînement d’imagination, ou même de sensibilité, et on ne voit pas d’où ces motifs pourraient venir. Le gouvernement britannique est prudent et sage, et l’opinion elle-même qui, chez nos voisins, avait pris ardemment fait et cause pour le Japon avant l’ouverture des hostilités, est devenue plus tiède depuis que les premiers coups de canon ont été tirés. Quant à nous, toutes nos sympathies sont pour la Russie, et il va sans dire que ces sympathies ne sont pas seulement des mots. Mais que pouvons-nous faire en ce moment pour nos alliés, et que peuvent-ils nous demander ? Ce n’est pas un paradoxe de dire que les véritables difficultés ne commenceront que lorsque la guerre sera terminée et qu’il faudra en régler les conséquences. Et nous n’en sommes pas encore là.

Le sentiment public s’est manifesté chez nous en faveur des Russes avec d’autant plus d’intensité qu’il a été mis en demeure de le faire par de véritables provocations. L’alliance russe, qui a toujours été si populaire en France, n’a pourtant pas rencontré dans tous les partis la même adhésion. Il y a eu, parmi les radicaux avancés et surtout parmi les socialistes, des réserves qui ont ressemblé parfois à des objections ou même à une opposition. M. Millerand s’en est fait l’interprète, il y a quelques années déjà, et M. Jaurès est revenu à la charge ces derniers jours. Il serait d’ailleurs très injuste de confondre les deux orateurs. M. Millerand, en 1895, avait parlé avec mesure : on sentait dans la circonspection de son langage qu’il ne disait peut-être pas toute sa pensée. Il est, au contraire, dans les habitudes de M. Jaurès d’exagérer la sienne et de l’exprimer avec outrance. Évidemment M. Jaurès ne sera jamais diplomate, tandis que M. Millerand pourrait, à la rigueur, le devenir. Mais il peut y avoir un bon côté en toutes choses, et l’intervention de M. Jaurès dans notre politique extérieure a fait, en somme, plus de bien que de mal : elle a obligé le sentiment national à se replier sur lui-même, à prendre conscience de ce qu’il est réellement, à se traduire enfin avec plus de force.

Pendant quelques jours, on a été sous le coup d’une interpellation que M. Jaurès annonçait chaque matin le projet d’adresser au gouvernement. Il tournait autour de la tribune, lui qui s’y précipite d’ordinaire avec tant de fougue, et il allait finalement s’épancher dans les couloirs de la Chambre. Là, on parvenait difficilement à l’apaiser. Probablement on n’y serait pas parvenu, si on n’avait pas invoqué auprès de lui les nécessités de la politique intérieure qui interdisent à un membre du Bloc, c’est-à-dire de la majorité, de rien faire en dehors des autres, et surtout en opposition avec eux. Or, il était hors de doute que, si M. Jaurès prononçait un discours contre l’alliance russe, non seulement il ne serait pas suivi par la majorité, mais qu’il la jetterait dans le plus complet désarroi. Les fissures qu’on apercevait dans le Bloc se seraient subitement élargies au point que tout l’édifice aurait menacé ruine, et c’est une responsabilité que M. Jaurès ne voulait pas prendre, lui qui a fait et surtout qui a imposé aux autres tant de sacrifices pour maintenir à tout prix l’union des quatre groupes. A la manière de Samson devenu aveugle, il aurait ébranlé et renversé sur sa tête les colonnes du temple. Ce rôle ne lui convenait pas. Mais, tiré en sens divers par des sentimens opposés, résolu à parler et obligé de se taire, il étouffait au Palais-Bourbon. Heureusement pour lui, un congrès socialiste a eu lieu à Saint-Étienne, un de ces congrès annuels où les dissentimens du parti finissent invariablement par se résoudre dans le plus parfait opportunisme, et où une formule équivoque met tout le monde d’accord. Ces congrès ont perdu par-là tout intérêt, et il en aurait été de celui de cette année comme de ceux qui l’ont précédé, si M. Jaurès, y trouvant un auditoire fortuitement réuni, n’avait pas jugé à propos de lui confier sa pensée intime sur l’alliance russe. Il a fait ressortir tous les dangers de cette alliance dans le langage le plus oratoire, c’est-à-dire le moins précis : mais, à travers le vague de sa parole, on apercevait pourtant assez bien sa pensée. Il en a d’ailleurs donné dans les journaux deux expressions successives et à notre avis équivalentes, en disant d’abord : Dénonçons — puis : Détendons l’alliance. Détendre une alliance, surtout lorsqu’on choisit pour cela le moment où un des deux alliés est engagé dans une grande guerre, est une manière de la rompre. Ce n’est à coup sûr ni la plus franche, ni la plus digne, mais ce n’est pas la moins efficace. D’un bout à l’autre de la France, il y a eu une révolte du sentiment public contre les suggestions de M. Jaurès. Ceux mêmes qui avaient éprouvé un moment de doute à la première nouvelle de la guerre se sont aussitôt ressaisis, et il est apparu à tous que c’était un devoir, dans les circonstances présentes, d’exprimer à la nation amie et alliée des vœux ardens pour le succès de ses armes. Un journal, la République Française, ayant demandé à nos hommes politiques les plus en vue ce qu’ils pensaient de ce que devait être notre politique envers elle, les réponses sont venues nombreuses et empressées. Toutes se ressemblent ; toutes répètent que nous devons tenir et que nous tiendrons nos engagemens quoi qu’il arrive. Ce n’est pas à l’heure du danger qu’un pays comme la France peut se dérober à ses obligations et faire taire ses sympathies. En fin de compte, M. Jaurès se trouve avoir rendu un service. Grâce à lui, l’opinion s’est prononcée.

Nous ne répéterons pas ce que nous avons déjà dit sur la nature, autant qu’on peut la connaître, et sur les limites de nos engagemens envers la Russie. Ces engagemens ont un caractère très général, et se rapportent, suivant les termes de la note franco-russe de mars 1905, à la convenance pour les gouvernemens des deux pays de se mettre d’accord sur la politique à suivre dans toutes les circonstances où leurs intérêts essentiels sont en cause. Au surplus, quand même la France n’aurait aucun traité avec la Russie, elle ne pourrait pas se montrer indifférente à ce qui se passe en Extrême-Orient. Elle ne devrait pas oublier qu’elle y a des possessions appelées à subir le contre-coup des événemens, et que dès lors elle doit y avoir aussi une politique. Ceux mêmes qui ne s’en rendent pas compte aujourd’hui comprendraient vite, si elle y éprouvait des revers, que la Russie est un Extrême-Orient le champion de l’Europe entière. Mais notre situation à son égard n’est pas celle des autres puissances : nous sommes ses amis et ses alliés, et, à ce titre, nous avons des devoirs plus étroits. Ces devoirs, M. Jaurès ne les méconnaît pas, puisqu’il propose d’y manquer. Les manifestations qui se sont produites dans les groupes du Parlement et dans la presse prouvent que le pays est résolu à les remplir.

Il n’y a rien là d’incompatible avec un autre devoir que nous avons contracté en nous proclamant neutres. Toutes les puissances du monde ont fait de même. Toutes ont compris qu’il était de l’intérêt général de restreindre le plus possible le champ de la guerre, et que c’était même l’intérêt des belligérans. Aussi la neutralité est-elle devenue la loi universelle ; aucune puissance ne l’a répudiée. Il en est une entre toutes chez qui elle était particulièrement désirable, mais aussi particulièrement difficile et aléatoire : c’était la Chine. Il y avait deux partis à Pékin. L’un, qui était pour la neutralité, l’a heureusement emporté. L’autre, poussé par cette haine des étrangers qui est endémique dans tout le continent jaune, était pour la guerre : à ses yeux, comme aux nôtres, la Russie personnifiait l’Europe, et l’occasion lui semblait bonne pour se débarrasser avec l’appui du Japon d’un joug qui lui était insupportable et odieux. Le parti de la guerre a eu le dessous : cependant nous ne voudrions pas jurer de ce qui arriverait, ne fût-ce que dans quelques provinces, si les Japonais avaient quelques brillans succès. La haine qui fermente contre tous les Occidentaux aurait de la peine à se contenir, ou à être contenue : elle ferait une fois de plus explosion. Espérons que rien de tel n’arrivera, et que la Chine, après avoir notifié sa neutralité au monde, sera la première à la respecter. On peut se demander toutefois si elle serait en mesure d’en imposer aussi le respect aux belligérans dans le cas où il conviendrait à l’un d’entre eux d’y porter atteinte. C’est sans doute la question que s’est posée le gouvernement des États-Unis, et qu’il a essayé de résoudre au moyen d’une note communiquée par lui aux puissances. Nous en avons dit un mot il y a quinze jours : elle nous avait paru un peu équivoque. La rédaction n’en était pas claire, et ce qui n’est pas parfaitement clair cause toujours quelque perplexité dans une situation complexe et tendue. Hâtons-nous de dire que tout s’est vile éclairci. Il s’agissait seulement, au moyen d’une reconnaissance plus formelle de la neutralité de la Chine, de lui donner une garantie plus forte contre les entreprises éventuelles d’une puissance quelconque. Lorsqu’on a appris que la Russie et le Japon étaient eux-mêmes disposés à adhérer à la note américaine, chacun des deux y voyant une précaution utile contre l’autre, il n’y avait plus à balancer. On a demandé quelques explications sur le sens de la note, afin de le mieux préciser, et on y a adhéré.

En voici le texte : on comprendra en le lisant qu’il ait fait naître d’abord une certaine hésitation dans les esprits : « Vous exprimerez, disait M. Hay aux représentans des États-Unis à l’étranger, vous exprimerez au ministre des Affaires étrangères le vif désir du gouvernement des États-Unis que, au cours des opérations militaires commencées entre la Russie et le Japon, la neutralité de la Chine et, par tous les moyens possibles, son entité administrative soient respectées par les deux parties belligérantes ; que le théâtre des hostilités soit localisé et limité autant que possible de manière que tout désordre parmi la population chinoise puisse être évité, que le commerce subisse le moins de pertes et les pacifiques relations du monde le moins de trouble possible. » Évidemment cette note est pleine de bonnes intentions. Que le théâtre de la guerre soit limité et localisé, rien de mieux. Qu’on s’efforce de prévenir tout désordre dans la population chinoise, le soulèvement des Boxeurs a déjà montré quel prix il fallait attacher au succès de cet effort. Que le commerce des neutres et leurs bonnes relations entre eux subissent le moins de trouble possible, tout le monde le souhaite. Mais que signifie le mot d’« entité administrative » si bizarrement accolé à la neutralité de la Chine ? C’est ce qu’on s’est demandé.

Le mot est nouveau dans le langage diplomatique ; il appartient à celui de la métaphysique, et même d’une métaphysique assez profonde. On s’est étonné de le trouver dans une note politique venue de Washington. Ah ! si elle était venue de Berlin, on aurait été moins surpris. Les Allemands sont de grands philosophes ; ils se complaisent dans les expressions abstraites, et en usent volontiers pour exprimer les choses les plus simples : elles deviennent ainsi, paraît-il, plus intelligibles pour eux. Aussi s’est-il trouvé des gens, des lexicographes sans doute, qui, rien qu’en lisant le mot d’« entité » dans la note américaine, ont soutenu que l’inspiration en était partie de Berlin, et nous-même ne savons qu’en penser. Quoi qu’il en soit, avant d’admettre un mot dans un vocabulaire où il n’a pas encore droit de cité, il faut le définir. Nous ne savons pas si les diplomates l’ont fait, mais un journal l’a essayé chez nous. Il s’est adressé pour cela à un certain nombre de membres de l’Académie française, qui, nous devons le dire, n’ont pas versé sur la question des torrens de lumière. Nous avons essayé à notre tour de traduire le mot en langue diplomatique, et il nous a semblé qu’on pouvait lui substituer avec avantage celui de liberté, que tout le monde comprend. Très probablement M. Hay a voulu dire qu’au cours des opérations militaires commencées, la neutralité et la liberté administrative de la Chine devaient être respectées. Le mot n’est peut-être pas sans danger, mais il correspond à une idée très nette, et, si on ne voit pas immédiatement toutes les applications qui peuvent en être faites, il a du moins le mérite d’éclairer la lanterne au lieu d’y entretenir l’obscurité. Il semble bien que les gouvernemens étrangers n’aient pas suivi celui de Washington dans toutes les complications de sa pensée. Ils n’ont vu, ils n’ont voulu voir qu’une chose, c’est qu’on leur demandait de prendre l’engagement, — et ils l’ont pris, — de ne point porter atteinte à la neutralité de la Chine. Ils respecteront son territoire. Ils n’y étendront pas le champ de la guerre. Mais, naturellement, une exception est faite en ce qui concerne la Mandchourie, qui est destinée à devenir avec la Corée le terrain même des opérations. La Mandchourie appartient à la Chine, la Russie ne l’a jamais nié ; de même que la Corée est indépendante, les Japonais le proclament. Il n’en est pas moins vrai que les Russes sont en Mandchourie et ont la prétention d’y rester, et que les Japonais envahissent en ce moment la Corée d’où il faudrait les déloger pied à pied. On s’est assuré que le gouvernement des États-Unis, en parlant de la neutralité de la Chine, ne l’étendait pas à la Mandchourie ; après quoi, on a adhéré à sa note sans se préoccuper davantage de ce que signifiait pour lui son « entité administrative. »

Toutefois, ce qui s’est passé depuis a ramené l’attention sur ce point. Si les Américains ont voulu dire que la Chine conserverait sa pleine liberté administrative dans tout son immense territoire, la Mandchourie exceptée, cela va de soi ; mais s’ils ont entendu que l’exercice de cette liberté administrative, indépendante de la neutralité, s’étendrait à la Mandchourie elle-même, il y a là une impossibilité matérielle qui saute aux yeux. Il est difficile qu’ils ne l’aient pas aperçue. Mais alors comment expliquer qu’ils aient jugé le moment opportun pour créer des consulats à Dalny, à Moukden et à Antoung ? Ces trois villes étant en plein théâtre de la guerre, personne n’admettra que ce soit dans un intérêt commercial que les États-Unis se proposent d’y envoyer en ce moment des consuls. Alors pourquoi ? Serait-ce pour affirmer à leur manière la liberté administrative de la Chine en Mandchourie ? Peut-être. C’est à la Chine, en effet, qu’ils ont annoncé l’intention, — nous ignorons s’ils l’ont déjà exécutée, — de demander l’exequatur pour leurs agens. Ici une distinction est à faire, et elle a été faite aussitôt. Les trois localités désignées pour servir de sièges aux futurs consulats américains ne sont pas, au point de vue international, dans une situation) identique. Dalny, le port de commerce de Port-Arthur, est situé dans la presqu’île du Liao-Toung, qui a été cédée à bail à la Russie pour une très longue échéance. Au fond, c’est une cession déguisée qui lui a été faite ; mais, sans chicaner sur le caractère de son occupation, elle y exerce incontestablement les droits du propriétaire. C’est donc à elle seule que les États-Unis doivent demander l’exequatur pour leur consul, s’ils persistent dans l’idée d’y en envoyer un. Et il est certain que, dans ce cas, l’exequatur sera refusé. Pour ce qui est des consulats à établir à Moukden et à Antoung, ils sont en territoire chinois, ou du moins en territoire où la Chine a conservé nominalement l’exercice de sa souveraineté, disons pour faire plaisir à M. Hay son « entité administrative. » C’est donc cette fois à Pékin que l’exequatur doit être demandé. Seulement Moukden et Antoung sont en Mandchourie, et, les États-Unis ayant admis l’interprétation donnée à leur note, à savoir que la neutralité de la Chine ne s’étendait pas à cette province, évidemment son « entité administrative » s’y trouve limitée par les droits qui appartiennent aux belligérans. Il n’y a pas de fiction politique qui puisse prévaloir contre la nature des choses. Lorsque les Japonais sont arrivés à Séoul, leur premier soin a été de mettre poliment à la porte la légation russe. De quel droit l’ont-ils fait ? La Corée est indépendante ; elle a proclamé sa neutralité comme tout le monde ; mais elle est le théâtre aussi bien que l’enjeu de la guerre que le Japon fait à la Russie. Cette raison a paru suffisante et elle l’était en effet. Mais de même que les Japonais exercent tous les droits de la guerre en Corée, les Russes les exercent en Mandchourie. S’ils estiment que la présence de consuls étrangers a des inconvéniens pour eux, ils en sont les seuls juges, et l’exequatur délivré par la Chine à ces consuls, à supposer que la Chine le leur délivre, ressemblera jusqu’à nouvel ordre au bon billet qu’avait La Châtre, tout au plus propre à entretenir une espérance.

Cela est tellement certain qu’on se demande quelle a pu être l’intention des États-Unis en soulevant une question qui, dans les circonstances actuelles, est insoluble. Ont-ils voulu seulement poser cette question, sauf à la reprendre plus tard s’il y a lieu ? Ont-ils jugé conforme à leurs intérêts éventuels d’avoir ainsi une question pendante en Mandchourie, se réservant d’en tirer par la suite toute conclusion utile ? Nous l’ignorons, bien entendu, et nous craindrions, en insistant, de dire quelque chose d’excessif. Faut-il croire que, si les États-Unis ont pris cette attitude, ce n’est pas dans une intention tout à fait bienveillante à l’égard de la Russie ; et alors se rappeler qu’ils ont été, avec l’Angleterre, les deux grandes puissances où l’opinion s’est montrée, avant l’ouverture des hostilités, le plus bruyamment favorable aux revendications japonaises ? Si le Japon a fait la guerre, les encourage mens de la presse britannique et de la presse américaine y ont sans doute été pour quelque chose. Mais, depuis, le ton a changé. La presse, à l’exemple du gouvernement, pratique la neutralité, ou du moins y tâche. La correction du gouvernement anglais est parfaite ; et certes le petit incident relatif à la création des consulats en Mandchourie, quelque imprévu qu’il soit en ce moment et quelque inopportun qu’il apparaisse, ne porte pas atteinte à celle du gouvernement des États-Unis qui vient de s’affirmer une fois de plus dans la déclaration du Président Roosevelt. Il y a pourtant là un indice à relever. Qu’on relise l’article de M. René Pinon que la Revue a publié dans son dernier numéro : nous l’avons déjà signalé à nos lecteurs parce qu’il nous dispense de dire nous-même beaucoup de choses qui y ont été bien dites. L’Océan Pacifique est dès maintenant en butte à des ambitions diverses qui s’en disputent l’empire, ou veulent du moins s’y faire une large place. Les ambitions grandissent terriblement vite aujourd’hui : celle du Japon en est la preuve éclatante. Les nations les plus jeunes sont les plus impatientes. Leurs premiers succès militaires sont à leurs yeux la promesse des plus grandes destinées. L’exubérance de vie qui est en elles se répand ou cherche à se répandre sur tous les chemins du monde. Elles sont pressées de réaliser. Il y a quelques années à peine que les États-Unis, vainqueurs de l’Espagne, occupent les Philippines, et ils ont déjà des vues sur l’Asie. Ils montrent une inclination sensible pour le Japon, hier vainqueur de la Chine et qui aspire à être demain vainqueur de la Russie. On est effrayé, lorsqu’on jette les yeux sur l’histoire de ces dernières années, de voir avec quelle rapidité de vertige le monde se transforme et évolue. Des acteurs nouveaux apparaissent sur la scène avec des prétentions et des appétits démesurés, ou qui auraient paru tels autrefois. Aujourd’hui les moyens d’action sont devenus eux-mêmes tellement puissans qu’on ne sait plus si on a affaire à des rêves ou simplement à des entreprises gigantesques, mais réalisables. Il est vrai que les mêmes moyens sont à la portée de tous : on assisterait vraisemblablement à des heurts formidables et comme en n’en a pas encore vu, si l’expérience des vieilles nations n’apportait pas un élément modérateur au milieu du conflit des passions et des appétits déchaînés.

N’importe : les mots de paix perpétuelle et de désarmement sonnent aujourd’hui bien faux aux oreilles : nous ne disons rien de l’arbitrage, qui est chose respectable pourvu qu’on n’en abuse pas et qu’on n’y voie pas une panacée anti-belliqueuse. La seule garantie de la paix est la force accumulée des grandes et vieilles puissances dont nous venons de parler. Le jour où elles seraient faibles, ou seulement où on les croirait telles, serait celui où de hardis chasseurs sonneraient contre elles un hallali féroce. Il a suffi que le Japon se crût plus fort que la Russie sur un point déterminé du monde pour qu’il se jetât à sa gorge, c’est-à-dire se précipitât sur Port-Arthur. Une première fois les Russes ont été surpris et ils ont éprouvé quelques pertes ; mais la seconde, qui était hier, ils ont repris leurs avantages et ils ont fait expier à l’assaillant son audace. Cette audace est grande ; elle ne recule devant rien ; elle récidivera.

Il y a là un avertissement pour tous ceux qui ont des possessions disséminées à travers le monde. Si les Japonais l’emportaient, la guerre serait bientôt partout. En attendant, nous assistons en Europe à un spectacle assez étrange. Les grandes puissances, se sentant fortes, s’abstiennent de tout mouvement où l’on pourrait voir de leur part une menace ; mais les autres, celles qui se rendent compte de leur faiblesse ou qui l’ont récemment éprouvée, croient devoir prendre des précautions militaires. L’Espagne en prend. Le Danemark aussi. La Suède également. On se demande pourquoi, nous n’osons pas dire contre qui, car ces pays n’ont pas d’ennemi connu. Néanmoins ils se défient de ce qui peut arriver. Ils seraient d’ailleurs eux-mêmes bien empêchés de le définir : seulement, quidquid delirant reges plectuntur Achivi, il n’y a pas de sécurité pour les faibles quand les forts perdent la tête. La morale d’Horace est encore de saison. Mais cette impressionnabilité générale, qui est à notre sens tout à fait hors de rapport avec les dangers immédiats de la situation, est plutôt de nature à augmenter le trouble des esprits qu’à y ramener le sang-froid.

On ne se contente pas de craindre le contre-coup des événemens d’Extrême-Orient ; on se préoccupe aussi de ceux qui peuvent se produire dans l’Orient balkanique, et c’est même sans doute à cela que se rattache la recrudescence d’irrédentisme qui se manifeste en Italie. Ces appréhensions sont naturelles, et ce n’est pas seulement depuis que la guerre a éclaté entre le Japon et le Russie que les montagnes des Balkans sont chargées de nuages. Pendant tout l’hiver, on n’a pas cessé de dire que l’insurrection se préparait pour le printemps et qu’on aurait alors beaucoup de peine à l’empêcher d’éclater. Les quelques réformes qu’on a faites, et qu’on a plutôt encore annoncées que faites, n’ont pas modifié l’état des esprits d’une manière bien sensible. Il serait surprenant qu’un orage depuis si longtemps annoncé se dissipât sans que nous entendions quelques roulemens de tonnerre. Mais on croit trop, car cela n’est en rien démontré, que le poids de la Russie cessera de se faire sentir sur les Balkans d’une manière aussi efficace que par le passé, et qu’il y a là un danger de plus. En réalité la Russie, même occupée en Extrême-Orient, peut faire face au danger balkanique. Sa force matérielle en Europe n’a pas diminué ; son action à Constantinople n’a rien perdu de sa force, et toute la question est de savoir si elle conservera assez de liberté d’esprit pour se consacrer à la fois à la double tâche qui lui incombe. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? Sa politique en Orient n’a rien d’improvisé comme en Extrême-Orient. Elle est, depuis quelques années surtout, établie sur des bases qui paraissent solides, et qui ne cesseraient de l’être que si l’Autriche cherchait à profiter des circonstances pour rompre l’accord de 1897 et poursuivre des vues particulières. Mais rien ne le fait croire, et le caractère de l’empereur François-Joseph, sans même parler de son âge et du peu de confiance en son étoile qui est pour lui le résultat des pénibles épreuves de sa vie, sont des garanties sérieuses qu’il ne changera rien à son pacte avec la Russie. Il ne pourrait en être autrement que si des suggestions en sens contraire venaient de Berlin, et cela est peu vraisemblable. L’Empereur allemand a pour politique de ménager les intérêts de la Russie et de soutenir ceux de la Porte ; il s’en est trop bien trouvé jusqu’ici pour y renoncer subitement. Il y a assez de points sombres à l’horizon politique pour ne pas encore en augmenter le nombre. A lire certains journaux, à entendre certaines conversations, l’ébranlement causé par la guerre d’Extrême-Orient pourrait se communiquer à tout et s’étendre partout à la fois. Jamais sans doute la diplomatie n’a eu besoin de plus de vigilance et de sagesse ; mais, en somme, elle n’en manque pas, et l’appréhension de la guerre, qui est sincère au point même de devenir excessive, permet d’espérer que, parmi tant de périls qu’on nous signale, nous échapperons du moins à quelques-uns. Le pessimisme, lui aussi, peut être une cause d’illusion, à moins qu’il ne fasse naître le danger à force de le prévoir et de l’annoncer.

Ce qui contribuera à ramener le calme dans les esprits, c’est que, suivant toutes les apparences, il ne se passera rien d’important sur le théâtre des hostilités avant quelques semaines encore. Un seul point est exposé aux attaques immédiates des Japonais, à savoir Port-Arthur ; mais les Russes ont appris à s’y bien garder. Les Japonais se sont présentés une fois de plus devant la place avec l’intention de renouveler l’exploit des Américains à Santiago de Cuba, c’est-à-dire d’obstruer l’entrée de la rade en y coulant quelques navires de commerce. S’ils avaient réussi, les vaisseaux russes qui sont dans le port n’auraient plus pu en sortir, et ceux qui sont dehors, ne pouvant plus y rentrer, seraient restés exposés à leurs coups. Port-Arthur aurait été coupé de la mer. Quels que soient les projets ultérieurs des Japonais, Port-Arthur doit servir puissamment à leur réalisation. Il y a là pour eux un point stratégique d’une importance telle qu’ils n’ont certainement pas renoncé à s’en emparer. Deux de leurs attaques ont été repoussées ; ils en feront d’autres. Sans doute, la question sera tranchée sur terre et non pas sur mer, mais Port-Arthur est en quelque sorte amphibie, et merveilleusement situé pour faciliter les manœuvres futures. Quant aux opérations purement terrestres, elles se préparent plus lentement. Les Russes, n’ayant pas une supériorité maritime qui leur permît de s’opposer au débarquement des Japonais en Corée, n’ont même pas essayé de le tenter, et peut-être même ne demandaient-ils pas mieux de voir l’ennemi s’engager sur l’élément où ils se sentent eux-mêmes le plus forts. Mais il y en a encore pour assez longtemps avant que les deux armées entrent en contact. Les Russes reçoivent tous les jours entre deux et trois mille hommes de troupes par le Transsibérien ; ils en opèrent la concentration sans trop se presser, convaincus qu’il faudra plus de temps encore aux Japonais pour opérer la leur. Ceux-ci ont envahi la Corée par l’extrême-sud et par Chemoulpo, qui est le port de Séoul. De Fousan à Séoul, ils comptent se servir du chemin de fer, mais il leur faut pour cela le terminer, car il n’en existe que des tronçons. Enfin, de Séoul à la frontière du Yalou, il y a autant de distance que de Fousan à Séoul, et les routes y font complètement défaut. La Corée est un pays montagneux, d’une pénétration difficile et lente. La saison elle-même n’aide pas les envahisseurs. Pour tous ces motifs, les hostilités sur terre ne commenceront pas de sitôt. Quant aux Russes, ils paraissent décidés à ne pas faire un pas au-devant de l’ennemi : ils préfèrent l’attendre de pied ferme sur un terrain qu’ils connaissent bien et où ils occupent des situations fortes. Ils espèrent d’ailleurs que les Japonais, qui y arriveront après de longues marches, seront déjà fatigués, d’autant plus qu’ils ont peu de chevaux et que le soldat est obligé de tout porter ou de tout traîner avec lui. Nous devons donc nous armer de patience, et ne pas nous attendre à ce qu’il se produise avant plusieurs semaines un choc quelque peu décisif. Nous aurons, — et ce n’est pas de cela que nous nous félicitons le plus, — tout le loisir de tourner nos yeux vers notre politique intérieure. Nous l’avons négligée depuis quelque temps : cela nous donnait comme une impression de délivrance.

Mais notre gouvernement ne nous permet pas de l’oublier. Pendant que l’univers entier se préoccupe des événemens d’Extrême-Orient et se demande avec anxiété si la paix générale, troublée sur un point du monde, ne le sera pas aussi sur d’autres, M. Combes jette dans le pays de nouveaux brandons de discorde. Le Sénat vient de discuter et de voter une loi qui mutile la liberté de l’enseignement secondaire. La Chambre s’apprête à en discuter et à en voter une autre qui fera disparaître partout les derniers vestiges de l’enseignement congréganiste. Voilà l’œuvre que nous perpétrons au bruit du canon lointain, mais qui pourrait se rapprocher. Notre armée, notre marine, qui y songe ? Fermer des écoles, persécuter quelques frères et quelques religieuses, à cela se borne notre activité politique, et il est vrai que cela est peu fatigant pour l’esprit. Le gouvernement et la majorité étant tout à fait à la hauteur de cette tâche, il faut souhaiter pour eux, et surtout pour nous, qu’ils n’en aient jamais d’autre à remplir : car alors qu’arriverait-il ?


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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