Chronique de la quinzaine - 28 février 1857

Chronique n° 597
28 février 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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28 février 1857

En quelques jours, les grands débats de la politique se sont réveillés dans le parlement d’Angleterre, et la session législative a commencé en France. Ce n’est point la reine Victoria qui a ouvert les chambres britanniques, le discours royal a été lu par commission, tandis qu’à Paris c’est le chef de l’état qui a rassemblé le sénat et le corps législatif aux Tuileries pour inaugurer leurs travaux. Dans ces premiers actes, il y a toute la différence des institutions ; l’intérêt politique n’est point en Angleterre dans le discours de la reine, quelque importance qui s’y attache : il est dans les discussions qui se succèdent au sein des chambres, et qui décident souverainement de la marche des choses. En France, la politique tout entière se concentre dans l’allocution de l’empereur, qui jette un coup-d’œil sur ces dernières années, et résume l’état du pays au double point de vue des intérêts extérieurs et des affaires intérieures. Il y a cependant un trait commun à ces deux discours, qui ne font en cela que refléter la situation actuelle. Dans l’un et dans l’autre, une place unique et absorbante n’est plus réservée à ces affaires d’un ordre général qui intéressent toute l’Europe, ou peuvent réagir sur l’ensemble de la politique. La question de Neuchâtel reste dans le domaine des négociations, et tout indique que dans la prochaine conférence le roi de Prusse répondra à la modération de la Suisse par un égal esprit de conciliation. Les démêlés des deux grandes puissances de l’Occident avec le royaume de Naples ne se sont pas aggravés, s’ils ne se sont point apaisés. En ce qui touche les affaires d’Orient surtout, la reine de la Grande-Bretagne et l’empereur des Français n’ont eu à constater que le dénouement de la guerre, la fin des conflits secondaires qui se sont élevés. À vrai dire, de la question d’Orient telle qu’elle est apparue dans ces dernières années, il ne reste en quelque sorte qu’un épisode : c’est l’organisation des principautés. Puisque c’est la seule affaire demeurée incertaine, puisqu’elle va être débattue dans les assemblées locales des provinces du Danube avant de revenir à une conférence européenne, et qu’ainsi elle n’est point finie, disons encore un mot sur les conditions dans lesquelles la question se présente.

Il y a un fait à remarquer, c’est la vivacité avec laquelle les journaux autrichiens s’obstinent dans leurs polémiques sur les principautés danubiennes. Tandis que les journaux de Londres commencent à revenir de cette surprise que causait l’autre jour à lord Clarendon l’expression modérée de l’opinion du gouvernement français, la presse autrichienne poursuit sa guerre contre une idée, contre l’éventualité de la Réunion de la Moldavie et de la Valachie. Jusqu’ici cependant, on ne peut l’avoir oublié, il ne s’est agi que de garantir la manifestation libre du vœu des populations roumaines sur cette question comme sur toute autre. L’Autriche elle-même a souscrit à cette condition dans la conférence de Constantinople ; le grand-vizir Rechid-Pacha s’est résigné à une nécessité, et lord Stratford de Redcliffe n’a eu rien à objecter. Théoriquement, le droit est sorti incontesté des délibérations diplomatiques ; reste le fait, souvent fort différent du droit. Malheureusement il n’est point douteux que depuis le premier instant, dans les principautés mêmes, il y a eu toute sorte, d’influences en jeu, influences des agens étrangers, influences des autorités locales, pour paralyser l’expression de la pensée publique. C’est particulièrement l’histoire de la Moldavie, dont le caïmacan actuel, M. Balche, se flatte naturellement de devenir hospodar moldave par le maintien de la séparation des deux provinces. Tous les efforts de M. Balche, depuis qu’il est chef provisoire du pouvoir, ont tendu et tendent encore à neutraliser le progrès des idées favorables à l’union. Il a opéré des destitutions en masse, il a remplacé tous les fonctionnaires suspects de sympathies unionistes. Cela ne suffisait point, à ce qu’il semble ; il y a quelque temps, le caïmacan de la Moldavie, agissant plus ou moins spontanément, a dû changer son ministère. Et quels ont été les membres du nouveau cabinet ? Le ministre des finances est M. Vogoridès ou le prince Vogoridès, ainsi appelé parce que son père a rempli en Turquie des fonctions auxquelles est accidentellement attaché ce titre. M. Vogoridès est depuis peu établi dans le pays. Il a usé, dit-on, de son influence à Constantinople pour déterminer la nomination du caïmacan actuel. Du reste, il est fort peu versé dans les finances. Son grand titre, c’est qu’il se dit chargé de la mission de travailler contre l’union et de faire échouer ce qu’il appelle les idées de la France. Il en est de même du nouveau ministre ; des travaux publics, M. Istratty, homme plus capable et connu par des publications séparatistes qui lui ont valu les éloges de l’Autriche et de la Turquie. M. Istratty a un frère évêque qui aspire à être métropolitain, et on a espéré ainsi intimider le métropolitain actuel, favorable à l’union. Des nouveaux ministres, celui, dont le nom a surpris le plus peut-être est le président du conseil ministre de l’intérieur, M. Nicolas Cantacuzène. Le nouveau président du conseil a déjà figuré dans la politique sous le prince Ghika ; mais il avait disparu dans des circonstances d’un ordre si particulier, si grave, qu’on croyait peu à sa rentrée dans les conseils du gouvernement. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’il se retrouve dans ce cabinet avec M. Vogoridès, qui a été son adversaire sur un tout autre terrain. Ils sont rapprochés aujourd’hui par un sentiment commun d’hostilité contre la réunion.

Le nouveau ministère ainsi composé n’est point resté inactif, on le conçoit ; Les journaux autrichiens qui se plaignent de la pression exercée par un article du journal officiel de France sont-ils bien sûrs que les agens de l’Autriche soient entièrement étrangers à ce travail organisé contre l’expression libre des vœux des populations roumaines ? Cela est allé si loin, qu’on a eu un moment ; la pensée de réclamer, aux termes de l’ancien règlement organique, l’institution d’un nouveau gouvernement provisoire, composé des présidens des principaux corps de l’état. Cette pensée a été écartée, parce que le nouveau firman de (invocation des divans et la présence prochaine de la commission européenne dans les principautés ont paru des garanties suffisamment protectrices pour la liberté des populations. Il est évident que des faits, comme ceux qu’on a vus récemment ne pourraient se produire, sous les yeux des représentans des puissances, et que le vœu public retrouvera le droit de se formuler sans contrainte, de telle sorte que la question pourra arriver entière devant la conférence qui se réunira à Paris. On a dit que la France était seule de son opinion ; qu’en sait-on ? Le Piémont ne combattra pas sans doute sur le Danube les idées qu’il soutient en Italie ; la Prusse est favorable à la fusion des deux provinces, la Russie, sans s’être prononcée nettement, est loin d’avoir repoussé tout projet d’union ; peut-être l’opposition de l’Angleterre elle-même tend-elle à s’affaiblir. S’il en était ainsi, est-ce la France, qui serait seule ? Dans tous les cas, quand on en sera là, la question d’Orient, dans les termes actuels du moins, aura parcouru toutes ses phases ; elle aura fait son évolution complète, et alors peut-être, d’autres questions seront nées déjà, qui créeront pour l’Europe d’autres préoccupations et d’autres devoirs.

Maintenant, en dehors de ces questions d’un ordre général où l’Angleterre et la France ont été solidaires, et d’où elles sont sortis toujours alliées, sinon aussi intimement unies, sous quel jour apparaît la situation respective de ces deux grands pays à l’ouverture de la session qui vient de commencer ? Politiquement, le chef de l’état n’avait point à constater en France des faits qui n’existent pas, des événemens qui n’ont pas eu lieu. Dès que la paix était rétablie, il ne pouvait que tourner ses regards vers le développement des forces intérieures, vers toutes les questions qui touchent à la situation matérielle du pays. Or, sous ce rapport, l’empereur, en constatant dans son discours les progrès qui s’accomplissent, ne dissimule pas les difficultés tenant au développement même de ces intérêts matériels, qui ne sont qu’un des côtés de la vie publique. Il montre les malaises des populations, l’incessante et irrésistible élévation du prix de toute chose, les pénibles déplacemens d’intérêts, l’exagération de la spéculation. Une partie du discours impérial est surtout à remarquer, c’est celle qui traite des finances, et dans cette partie on peut signaler certains faits principaux. D’abord le gouvernement décline l’intention de recourir de nouveau au crédit. Les derniers emprunts suffiront pour couvrir les dépenses de la guerre, et les services publics pourront être assurés sans nécessiter un autre emprunt prochain. Le décime de guerre établi il y a deux ans pourra même être supprimé à partir du 1er janvier 1858. Malgré cette suppression, malgré une allocation pour l’établissement des paquebots, transatlantiques et aussi malgré l’augmentation des plus faibles traitemens des petits employés civils, le budget de l’année prochaine pourra être présenté en équilibre, moyennant des réductions de dépenses ; mais en compensation du décime de guerre supprimé, l’empereur annonce qu’il fait étudier la question de l’établissement d’un nouveau droit sur les valeurs mobilières. Ce projet est un de ceux qui ont le plus préoccupé dans ces derniers temps le monde de l’industrie et de la finance. Il n’est point douteux qu’en ces matières on doit se proposer surtout une répartition équitable des charges publiques, et que si une compensation est nécessaire pour assurer les services de l’état, le gouvernement et le corps législatif sont dans le devoir de la trouver. Il est utile d’ailleurs que de telles questions soient étudiées pour que l’impôt puisse être établi, s’il est juste et possible, ou pour que le pays soit définitivement éclairé, si le droit nouveau sur les valeurs mobilières n’est ni juste dans son principe ni de création facile. Peut-être, à vrai dire, pourrait-on transporter ces questions, qui touchent à la situation des finances, sur un autre terrain, et se demander s’il ne serait pas possible d’arriver à l’équilibre par un autre chemin, en proportionnant les dépenses au mouvement progressif des recettes. Depuis le rétablissement de l’empire, ainsi que le fait connaître le chef de l’état, il y a eu dans les revenus indirects un accroissement de 210 millions, abstraction faite de tout impôt nouveau. D’un autre côté, les emprunts contractés pour la guerre ont mis à la charge de l’état une somme annuelle de 75 millions environ, affectée au service des intérêts. Ne pourrait-on pas trouver dans ces divers chiffres les élémens d’une solution très simple dont le pays et le gouvernement recueilleraient les fruits ? Toujours est-il que l’empereur a posé toutes ces questions devant l’opinion et devant le corps législatif, et c’est à celui-ci maintenant de répondre à l’appel du chef de l’état en étudiant le budget qui lui sera présenté.

Quant à la politique de l’Angleterre, elle est tout entière, disions-nous, dans les discussions du parlement. Ces discussions en effet ont pris depuis quelques jours une assez grande importance ; elles ont embrassé toutes les questions aujourd’hui pendantes, en même temps qu’elles mettent à nu la situation diverse des partis. C’est d’abord au sujet de la guerre avec la Perse que les débats se sont élevés ; mais ici il y a des négociations ouvertes qui se poursuivent assidûment à Paris entre lord Cowley et l’ambassadeur persan Ferouk-Khan, la négociation semble même être sur le point d’arriver à un dénoûment favorable : toute interpellation était dès-lors prématurée. Les opérations agressives de l’amiral Seymour dans les mers de Chine, le bombardement de Canton, ont soulevé des discussions plus vives. C’est lord Derby qui a soutenu le débat dans la chambre des lords ; M. Cobden vient à son tour d’engager la lutte dans la chambre des communes. La motion de censure proposée et défendue par lord Derby avec une rare éloquence n’a pas moins été repoussée par la chambre haute après un discours de lord Clarendon. Au surplus, oh n’ignore pas que le gouvernement a toujours un grand avantage dans les débats qui touchent à la politique extérieure, où le patriotisme britannique se confie volontiers aux dépositaires du pouvoir exécutif. Le cabinet anglais a vaincu ses adversaires jusqu’ici, et il a également triomphé à la chambre des communes, dans la discussion du plan financier présenté par le chancelier de l’échiquier, sir Cornwall Lewis ; le ministère a obtenu une majorité de 80 voix. Quelle conjecture peut-on tirer cependant de ce résultat ? S’ensuit-il que le cabinet de lord Palmerston soit inébranlable ? D’abord il faut toujours tenir compte de l’imprévu. En outre, si l’on examine l’état des partis, il y a une tendance évidente des tories et des peelites à se réunir, ce qui constituerait une force dangereuse, tandis que l’appui de lord John Russell, qui a grossi la majorité ministérielle dans la discussion du plan financier, est un appui fort précaire. Rien ne le prouve mieux que la faible majorité de 13 voix obtenue par le cabinet sur une question de réforme électorale. La plus grande garantie pour lord Palmerston, c’est que les partis, malgré leurs essais de coalition, sont travaillés par trop de divisions pour opposer une force compacte au ministère, et surtout pour lui assurer un successeur.

Au moment où nous vivons, quand de grandes questions diplomatiques ne sont pas dans l’air, les affaires de finance et d’industrie, cela est visible, passent au premier rang. Elles obsèdent les esprits, elles réagissent sur les mœurs, elles décident de la fortune des gouvernemens. Chaque temps a sa mode : le monde se fait aujourd’hui volontiers commerçant, industriel, financier, spéculateur ; mais jusqu’où peut-il aller dans cette voie ? Qui viendra jeter le jour sur cet amas de grandes entreprises et d’opérations équivoques ? Sous quelle multitude de formes l’esprit de spéculation peut-il se produire ? Suivez M. Proudhon, un terrible guide en ces matières, il vous en donnera quelque idée dans son Manuel du Spéculateur à la Bourse, œuvre que l’auteur signe dans une édition nouvelle, après l’avoir publiée une première fois sans y mettre son nom ; il vous montrera tout ce qui peut entrer d’élémens inavoués, bizarres, factices, dans ce qu’on nomme le mouvement de la richesse publique. Il y a deux hommes en M. Proudhon : il y a le théoricien qui s’enivre de ses lubies socialistes, qui parle de féodalité industrielle, d’empire industriel, de république industrielle, et arrive par les procédés les plus imprévus à des reconstitutions de la société dont on n’aperçoit pas bien le caractère ; mais il y a aussi l’observateur sagace, pénétrant, implacable. Quand il s’empare d’un sujet, il le décompose avec une singulière vigueur d’ironie et d’éloquence, et il ne laisse point de faire de dangereuses blessures. Ce n’est point par un caprice tout à fait arbitraire que M. Proudhon a pris la Bourse pour objet de cette monographie : c’est que la Bourse en effet est le point central vers lequel tout converge dans les régions économiques ; c’est là que tout vit, que tout s’agite. L’histoire de la Bourse pourrait devenir, à quelques égards, l’histoire des mœurs, des tendances, des idées à un moment donné. Elle montrerait surtout comment, à côté des opérations vraies, justes et fécondes de l’industrie et du crédit, il s’est créé progressivement tout un ensemble de pratiques insidieuses, insaisissables, dont tout l’art consiste à se confondre avec l’industrie légitime, à s’abriter sous des noms d’emprunt et à se représenter comme les auxiliaires indispensables du crédit. Autrefois, et dans l’esprit même de l’institution, les bourses étaient des lieux de réunion où les commerçans venaient traiter leurs affaires, et où se négociaient les effets publics ; c’étaient des asiles légalement ouverts à toutes les transactions. Des règlemens précisaient la nature de ces transactions, le rôle des agens chargés de servir d’intermédiaires était déterminé, et ces agens devaient rester dans leur sphère. C’est là le fait primitif, le point de départ ; mais ce fait primitif s’est singulièrement étendu et compliqué. Avec le temps, on a vu se développer autour de des élémens essentiels tout ce qui constitue le jeu moderne. On n’a plus seulement négocié sur des opérations réelles, sur des effets publics ; on a spéculé sur ce qui n’existait pas, on a organisé ce vaste prélèvement d’un gain aléatoire sur des échanges factices. Auprès des agens publics et accrédités qui ne peuvent intervenir ostensiblement et directement dans un certain genre d’opérations, il y a des légions de satellites clandestins battant la campagne. Le jeu est interdit, il est vrai, mais on invente des marchés nouveaux, des ventes fictives, des engagemens à terme ; et pour alimenter cette passion, il se trouve tout à propos des combinaisons ingénieuses qui excitent le joueur en lui offrant aux taux les plus usuraires le moyen d’attendre encore, d’aller de mois en mois, de prolonger souvent son agonie. Des sociétés se sont formées sous le prétexte fort plausible de développer le crédit, mais en réalité avec le principal objet de favoriser ce mouvement improductif, de vendre et d’acheter, c’est-à-dire de manœuvrer avec des capitaux concentrés pour vendre le plus cher possible et acheter au meilleur marché possible. Ces sociétés ont leurs adhérens, leurs cliens, et même leurs journaux. Depuis quelques années, des procès singuliers ont révélé de temps à autre comment on manipule la matière, comment on lance une affaire.

C’est ainsi qu’à côté du développement légitime de l’industrie sérieuse et du vrai crédit, il s’est formé tout un monde étrange et confus dont les conditions échappent à toute définition, qui a un langage et des mœurs à part, un monde où il y a les habiles et les pauvres dupes, où on voit des fortunes subites et insolentes et des ruines misérables. C’est la spéculation se superposant au travail et aux affaires véritables. Ce n’est pas qu’il y ait là un fait entièrement nouveau. Il y a quelques années, un publiciste anglais écrivait sur la bourse de Londres un livre qui a été traduit, les mêmes pratiques se sont vues il y a longtemps chez nos voisins ; mais en Angleterre l’esprit de spéculation est contenu par une certaine vigueur de sentiment moral, et en France, on ne peut le nier, le mal est allé en empirant. Comment y remédier ? Voilà la difficulté. Si on veut recourir à des moyens administratifs, économiques, en cherchant à saisir la spéculation pour la frapper d’impôts ou de droits nouveaux, on risque d’atteindre le vrai crédit lui-même, industrie sérieuse, dans la confusion singulière qui s’est faite. Le remède le plus efficace, — il n’y en a point d’autre peut-être, — serait évidemment dans la conscience publique retrempée et fortifiée. C’est la conscience qui met un frein à l’excès des spéculations, qui réduit à leur valeur les fortunes de hasard, et qui peut seule assainir un monde envahi par les mœurs industrielles ; mais cette conscience publique n’est-elle pas malade, elle aussi ? En examinant bien, on pourrait peut-être remarquer un fait curieux. Il y a certainement aujourd’hui un mouvement de réaction contre l’excès des spéculations ; seulement cette réaction, si l’on nous permet le terme, est une affaire de goût et d’esprit, elle ne passe pas dans la pratique et ne devient pas une règle de conduite. On va entendre de beaux discours contre la domination dès intérêts matériels, on y applaudit même, et en sortant on s’informe de ce qu’a fait la Bourse. On fait des comédies sur les hommes d’argent, et on va dîner avec les financiers, on porte des toasts en leur honneur ! On fait la leçon aux peuples et aux rois, sans compter les évêques, dans un journal politique, et en même temps on travaille à endoctriner les petits capitaux dans les journaux industriels. Cette contradiction est peut-être un des problèmes les plus curieux du moment actuel.

Démêler l’histoire contemporaine à travers tant d’élémens pressés et confus, c’est assurément la plus difficile des œuvres. Cette histoire n’est point finie, elle est pleine de problèmes, elle se complique à chaque instant de faits nouveaux, ou elle touche par tous les côtés à des passions encore vives ; c’est un vrai champ de bataille. L’esprit ne reprend sa sérénité qu’en se retournant vers le passé, où il retrouve d’autres événemens et d’autres hommes. Est-ce donc que cette sérénité de l’esprit ressemble à de l’indifférence au spectacle d’un monde qui s’éloigne trop du nôtre pour nous intéresser et nous émouvoir ? Non, l’intérêt est d’une autre nature, mais il existe. Il est du moins certaines parties de l’histoire qui gardent toujours un attrait profond, parce que, sans offrir un aliment aux passions actuelles, elles éclairent la suite des choses et sont pour ainsi dire le commencement du temps présent. Pourquoi s’est-on proposé si souvent d’analyser, de décrire la marche des institutions politiques, les transformations de la monarchie, le progrès des classes ? C’est qu’évidemment ces évolutions étaient autant d’étapes conduisant au seuil du siècle actuel et expliquant jusqu’à un certain point tout ce que les contemporains ont vu. Il en est de même de cet autre grand fait qu’on nomme la formation de l’unité nationale française. M. d’Haussonville, on ne l’a pas oublié, s’est attaché à l’un des épisodes les plus saillans de ce séculaire travail de formation en écrivant avec autant de zèle que d’habileté l’Histoire de la Réunion de la Lorraine à la France. Il continue aujourd’hui comme il a commencé, en publiant un volume nouveau, qui est le troisième de cette instructive histoire. L’auteur ne s’est point contenté des faits ou des détails connus, il a puisé dans les archives des affaires étrangères de France, dans les archives de cour et d’état à Vienne, et il y a recueilli des lumières nouvelles qui éclairent certaines grandes figures comme celle de Mazarin, et toute cette galerie de princes de la maison de Lorraine. Certainement dans un tel sujet ce qui frappe avant tout, c’est le résultat, c’est la France se complétant par une province qui lui était si adhérente, c’est l’unité nationale triomphant de l’esprit local. On ne saurait nier cependant, pour l’honneur de la justice et de la vérité, que ce travail d’assimilation ne cache souvent bien des abus crians de la force. Quelque logiques, quelque nécessaires même que soient ces grands faite, il y a des résistances généreuses, il y a les tressaillemens de ce sentiment d’indépendance qui appartient aux petite comme aux grands, et qui ne cède qu’à une longue pression. Préméditée depuis longtemps, poursuivie à travers les péripéties de trois ou quatre règnes, l’incorporation définitive de la Lorraine n’est consommée qu’à la mort de Stanislas Leczinski, il y a un siècle à peine, après les coups redoublés de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV. C’est cette lutte que M. d’Haussonville décrit en remettant habilement au jour des scènes souvent peu connues où sont en jeu tous les ressorts de la politique de la France et de l’Europe.

Il y a ici un intérêt de plus, celui qui s’attache à la destinée de ces princes lorrains ; famille singulière qui est sur le point d’arriver au trône de France avec les Guises, qui court sur toutes les routes ou sur tous les champs de bataille de l’Europe avec le duc Charles IV, et qui avec le petit-fils du duc Charles V, finit par monter au trône des Habsbourg, où elle est encore. Quelle figure plus curieuse que celle de ce Charles IV, vrai personnage de roman, batailleur et léger, trahi par ses alliés les Espagnols, qui l’envoient prisonnier à Tolède, cerné dans ses états par Louis XIV, qui finit par le déposséder, et toujours occupé de ses plaisirs, se perdant dans les intrigues d’amour, signant une fois par mois des promesses de mariage tantôt à la fille d’un apothicaire, tantôt à la fille de quelque grande maison lorraine ! Charles IV perd son duché par l’esprit d’aventure ; son successeur Charles V prépare l’avènement de sa famille au trône des Habsbourg par la fermeté de son caractère, par ses mœurs sévères et simples, par les talens militaires qu’il montre dans les campagnes contre les Turcs, sous les murs de Vienne, à côté de Sobieski. Pénétrant politique autant que vigoureux soldat, le duc Charles V a laissé un testament qui n’est point précisément un code de morale, et qui est resté après tout la règle de conduite de la maison de Habsbourg-Lorraine, principalement en Italie. La politique professée au nom de l’Autriche par le duc Charles était bien simple : elle consistait à se glisser en Italie et à y rester, à renfermer Venise dans ses lagunes, à réduire les chefs des autres états, y compris le pape, au rôle de gouverneurs, et à dominer partout. Nous voilà tout à fait sur le chemin qui conduit à notre temps.

L’aspect des choses a-t-il donc tellement changé au-delà des Alpes ? Des questions de gouvernement intérieur sont nées, il est vrai ; les passions révolutionnaires sont venues compliquer la situation de la péninsule. Diplomatiquement, les mêmes questions subsistent, les mêmes rivalités sont en jeu. Au point de vue national surtout, il reste toujours ce fait, que les circonstances ont étendu et aggravé : la domination étrangère, que l’Autriche ne peut s’appliquer qu’à adoucir. Le jeune empereur François-Joseph, en se rendant récemment dans la Lombardie, où il est encore et où il s’est trouvé un moment entouré des principaux membres de son cabinet, M. de Buol, M. de Bruck, M. de Bach, l’empereur François-Joseph, disons-nous, a voulu évidemment donner à son voyage un grand caractère politique. Il ne s’est pas borné à lever les séquestres qui pesaient sur les biens des émigrés, à dissoudre la cour exceptionnelle qui siégeait à Mantoue, à promulguer les plus larges amnisties. Selon tous les témoignages, il s’enquiert de l’état réel des populations, de leurs besoins et de leurs intérêts. Le gouvernement autrichien, aurait eu à délibérer sur des projets importans, qui touchent à, l’administration de la Lombardie. L’archiduc Ferdinand-Maximilien serait à la veille d’être nommé vicaire impérial en Italie avec des pouvoirs très étendus, il tiendrait une cour à Milan ; en un mot, les possessions autrichiennes au-delà des Alpes recevraient une organisation distincte, où une part plus grande serait faite à l’élément civil, peut-être à l’élément national. L’empereur d’Autriche, en agissant ainsi, suit assurément la meilleure des politiques, et l’accueil qu’il reçoit des populations lombardes ne peut que s’en ressentir heureusement. Malgré tout cependant, un peu plus d’esprit de conciliation de la part du gouvernement autrichien ne change pas la nature des choses. Que la plus futile querelle s’élève, aussitôt les animosités se réveillent. C’est ce qui est arrivé récemment à Mantoue. À la suite d’une altercation pour une chanteuse, un malheureux a été accablé par des officiers autrichiens qui ont fait usage de leurs armes. De là une émotion qui s’est rapidement propagée, et dont l’expression est arrivée jusqu’à l’empereur lui-même. Bien d’autres faits attesteraient au besoin cette promptitude de l’instinct national, et mettraient à nu cet antagonisme permanent entre la population civile et l’armée allemande. Ce n’est pas tout : le voyage de l’empereur François-Joseph devait nécessairement avoir de l’importance sous un autre rapport, au point de vue des relations de l’Autriche et du Piémont ; il devait ou aggraver ou adoucir, la tension qui existe entre les deux états. Il est bien clair que jusqu’ici c’est la première de ces alternatives qui se réalise.

Depuis quelque temps, la guerre est ouverte entre la presse piémontaise et les journaux autrichiens ; les organes officiels des gouvernemens ont eux-mêmes pris part à ces polémiques. L’Autriche menace le Piémont et parle le langage de la force qui se croit en mesure d’infliger un châtiment ; le Piémont répond en invoquant le droit, l’histoire, l’opinion de l’Europe et ses propres résolutions. Chose plus grave, cet échange de récriminations à fini par une démarche directe du cabinet de Vienne, qui a signifié diplomatiquement ses griefs au gouvernement piémontais, et celui-ci réplique à son tour avec autant de vigueur que d’habileté par une note signée de M. de Cavour. Or, sur quoi se fonde cette démarche quelque peu comminatoire de l’Autriche ? Les journaux piémontais se livrent parfois, il est vrai, à de véritables excès de polémique, qui sont aujourd’hui un des griefs du cabinet de Vienne ; mais le gouvernement du roi de Sardaigne ne saurait en être rendu responsable : il y a des lois qui donnent aux cabinets étrangers le droit de réclamer des poursuites contre les organes de la publicité. De plus, il faut en convenir, si dans le cas présent la presse piémontaise, qui est libre, qui n’engage qu’elle-même, s’est livrée à des diatribes particulièrement acerbes, elle n’a fait que suivre les journaux autrichiens, dont le langage a plus de gravité, parce qu’ils ne disent que ce que le gouvernement les autorise à dire. Par une singularité remarquable, dans ce duel qui s’est récemment engagé entre les journaux officiels de Milan et de Turin, c’est le cabinet piémontais qui a été provoqué ; il s’est borné à se défendre. Autre fait : des Lombards se sont cotisés pour élever sur une place publique un monument en l’honneur des soldats de l’armée sarde tués dans la guerre de 1848, et la municipalité de Turin a donné une sorte de sanction officielle à cette pensée en s’y associant, en acceptant l’offrande. Sans nul doute la municipalité de Turin aurait dû éviter de placer le gouvernement dans l’alternative de la dissoudre ou de paraître solidaire d’un acte compromettant ; encore est-il vrai que rien n’indique l’origine lombarde de cette manifestation. Quant aux souscriptions faites pour acheter des fusils et des canons, le gouvernement piémontais a prohibé l’achat de fusils destinés à un mouvement insurrectionnel, et il a expliqué lui-même l’armement de la citadelle d’Alexandrie par des nécessités de défense nationale.

Il est un dernier grief qu’on ne dit pas, et qui n’est peut-être pas le moins sérieux. Le roi Victor-Emmanuel n’a point envoyé complimenter l’empereur François-Joseph pendant son séjour à Milan, ce qui n’est pas en effet d’une rigoureuse correction d’étiquette monarchique. Malheureusement il en est ici comme dans la politique intérieure de l’Autriche, un incident compromet tout. Lorsque la levée des séquestres eut rendu facile un rapprochement auquel le cabinet de Turin était disposé, un sénateur piémontais s’est trouvé tout à coup expulsé de Milan, ce qui n’était pas non plus un procédé très bienveillant, et sans invoquer des motifs politiques de circonstance, il était peut-être permis au roi Victor-Emmanuel de se souvenir que lorsqu’il avait été cruellement éprouvé, il y a deux ans, par la mort des deux reines, l’empereur d’Autriche ne s’était point cru tenu à ces déférences que les souverains observent d’habitude entre eux. Que prouve tout cela au fond ? C’est que si le Piémont n’aime pas l’Autriche, l’Autriche n’aime pas le Piémont, et le supporte impatiemment en Italie. C’est de tradition, et M. de Cavour ne fait que tenir aujourd’hui le langage tenu avant lui par ses prédécesseurs, par M. della Margherita lui-même. L’Autriche a voulu saisir l’occasion de la présence de l’empereur à Milan pour faire une manifestation diplomatique qu’elle peut juger utile à son ascendant en Italie ; elle n’ira pas plus loin sans doute, parce qu’elle ne serait appuyée ni par la France ni par l’Angleterre, et moins encore peut-être par la Russie. Pour le Piémont, il peut voir le plus clairement du monde que sa vraie force est dans la modération ; le gouvernement du roi de Sardaigne ne l’ignore pas, les partis l’oublient souvent à Turin. Ils croient être très libéraux et servir très efficacement l’indépendance italienne par des excès de parole et des manifestations d’une opportunité douteuse ; ils n’arrivent qu’à créer des embarras, ils font de la politique un système de taquineries qui après tout peut bien finir par fatiguer un grand gouvernement, ils entretiennent une agitation factice, dangereuse pour le cabinet de Turin lui-même, entraîné parfois au-delà des limites qu’il s’imposerait volontiers, et réduit aussi à répondre d’actes plus capricieux que réfléchis alors qu’il ne peut défendre réellement les intérêts italiens, dont il est l’organe, que par une ferme modération, et les intérêts libéraux, qu’il représente, que par le plus prudent esprit de conservation.

Telle est la situation de l’Italie que les mêmes problèmes s’agitent dans tous les pays italiens. Partout la lutte existe entre une politique de résistance outrée et des idées plus modérées, plus libérales, et elle se poursuit avec des chances diverses que la révolution épie pour se faire jour. Il y a un petit état où un esprit de sage réforme semble pénétrer dans les conseils du gouvernement et amène une sorte de pacification, un affranchissement graduel : c’est le duché de Parme. Le mouvement n’est pas sans doute très prononcé et n’est point sans restrictions ; pourtant il se décèle par certains actes et par certains faits. D’abord l’occupation autrichienne a cessé, les troupes impériales ont quitté Parme au commencement de ce mois. En outre il s’agite une question assez grave pour le duché, quoique simplement commerciale en apparence ; c’est celle de l’union douanière de Parme avec l’Autriche. Le traité qui consacre cette union est sur le point d’expirer ; il s’agit de savoir si la ligue douanière sera abandonnée, ou si elle sera renouvelée. Elle a été dénoncée il y a déjà quelques mois. L’Autriche, on le comprend, tient au renouvellement de son traité, non-seulement parce qu’il favorise son industrie manufacturière et ses finances, mais encore parce que cette union a une portée politique. Les intérêts parmesans au contraire se plaignent d’une combinaison qui les sacrifie à l’industrie autrichienne, qui a été ruineuse pour les finances du duché, et il faut bien qu’il en soit ainsi, puisque l’Autriche offre d’élever le chiffre des compensations pécuniaires qu’elle devait aux états qui faisaient partie de l’union. De plus, les raisons politiques qui déterminent le cabinet de Vienne doivent nécessairement avoir beaucoup moins de prix à Parme. Le gouvernement du duché a donc toute sorte de motifs pour résister, et il résiste jusqu’ici. Le voyage que M. de Buol vient de faire à Parme avant de retourner à Vienne n’était point évidemment étranger à cette affaire. En résistant jusqu’au bout, le gouvernement parmesan aura certainement l’appui de l’opinion et des intérêts du duché. Au point de vue purement intérieur, on pourrait aussi noter quelques symptômes favorables. Il y a quelque temps, dans une réception publique, la duchesse régente faisait appel à la représentation des communes ; elle se montrait décidée à accueillir toutes les idées d’amélioration, il y a un fait certain : depuis que le pouvoir lui est échu, la régente actuelle s’est appliquée à dégager et à raffermir son petit état ; ses actes laissent voir l’intention de ne point le laisser absorber par l’Autriche, et le désir du bien, ce qui est déjà un progrès sensible.

De tous les états italiens, celui qui reste dans la situation la plus compliquée, c’est le royaume de Naples, et ici les complications sont d’autant plus grandes que l’imagination ajoute souvent à la réalité, que les difficultés intérieures sont devenues le point de départ d’un démêlé diplomatique qui existe encore : démêlé fort singulier en vérité, que tout le monde voudrait voir finir et qu’on ne sait comment terminer. Depuis que la France et l’Angleterre ont rompu diplomatiquement avec Naples, y a-t-il quelque amélioration dans les Deux-Siciles ? L’attitude indépendante et assez haute du roi Ferdinand a semblé le relever et a satisfait un certain instinct national, cela n’est pas douteux. Il n’est pas moins vrai que depuis quelque temps il y a toute une série de faits amenés par une sorte de fatalité, et qui dénotent une situation assez troublée. D’abord c’est une insurrection qui éclate en Sicile ; bientôt une odieuse tentative de meurtre est dirigée contre le roi lui-même par un soldat. Des explosions de poudrières ou de bateaux à vapeur et d’autres accidens semblables qui ne paraissaient pas entièrement l’effet du hasard sont venus frapper les imaginations. Il y a eu des paniques, des arrestations. Certes il faut faire la part de l’exagération dans tout ce qui vient de ce pays, où une certaine obscurité semble plaire au gouvernement comme à ses ennemis. Tout n’est point fiction cependant, puisque récemment l’archevêque de Naples ordonnait des prières pour la tranquillité publique. Il y a des esprits qui se font l’illusion de croire que la rupture des rapports de la France et de l’Angleterre avec Naples a fait tout le mal, et que, par le rétablissement de la situation diplomatique antérieure, tout serait fini. La rupture n’a point créé le mal, elle en a été le résultat et le symptôme. On a pu s’engager dans une voie sans issue en prenant des moyens périlleux ou impuissans pour remédier à une situation critique ; cette situation n’existe pas moins, et même aujourd’hui, quand les relations diplomatiques seraient purement et simplement renouées, pense-t-on que tout fût fini, qu’il n’y eût plus aucun péril pour l’ordre en Italie et pour le roi Ferdinand lui-même dans les conditions où se trouvent les Deux-Siciles ? Ce qu’on nomme la question napolitaine existerait encore.

Ce n’est pas d’ailleurs que le roi de Naples ferme les yeux sur cette situation, et refuse absolument de prendre des mesures propres à raffermir son trône et à rassurer l’Europe. Il y a peu de temps, il nommait une commission chargée d’aller examiner l’état des provinces, d’étudier leurs besoins. Un autre acte récent semblait avoir pour objet de répondre, quoique fort indirectement, a un des vœux des puissances européennes : c’est une convention signée avec M. Buschental, ministre de la Confédération Argentine, et dont le résultat devait être de vider les prisons de Naples, en assurant un lieu de refuge en Amérique à tous les détenus politiques. Ces détenus devaient être transportés aux frais du gouvernement napolitain ; à leur arrivée dans la république argentine, ils devaient recevoir des concessions de terres, des sommes stipulées pour leur premier établissement et former des espèces de colonies ; seulement ils ne pouvaient revenir en Europe. Tout cela a échoué, les détenus n’ont pas voulu souscrire à ces arrangemens. On dit que récemment à Naples, dans une réunion diplomatique où se trouvait le ministre des affaires étrangères, M. Carafa, on discutait sur le nombre de détenus qui avaient accepté : les uns portaient le chiffre à 50, d’autres le réduisaient à 4. M. Carafa avoua que ce dernier chiffre était le vrai. Aujourd’hui le traité Buschental est à peu près abandonné, de sorte que voilà encore un expédient manqué. Maintenant quelle sera l’issue de ces incertitudes ? Le roi de Naples n’est pas évidemment le moins intéressé à rendre un rapprochement possible et à mettre un terme à cet état de rupture qui, après lui avoir donné l’occasion de montrer une certaine fermeté, n’est pas propre à endormir les inquiétudes et à décourager les mécontentemens autour de lui.

Tous les troubles politiques semblent se donner rendez-vous dans le Nouveau-Monde, et s’y produisent sous des formes aussi étranges que violentes. L’absence d’institutions et de mœurs publiques ouvre une large carrière aux passions individuelles les plus effrénées ; la faiblesse des pouvoirs de hasard qui se succèdent laisse sans défense le droit public et la sécurité des étrangers. C’est ce qui explique les révolutions intérieures qui agitent sans cesse les républiques hispano-américaines, et les réclamations permanentes que les puissances européennes ont à poursuivre. Depuis bientôt deux ans, le Mexique est en proie à une crise qui ressemble encore plus à la convulsion d’une agonie qu’à une révolution véritablement politique. Il y a aujourd’hui dans la république mexicaine un congrès souverain occupé depuis un an à faire une constitution, et qui se livre aux discussions les plus oiseuses. À Mexico, il y a un président dit substitué, qui est le général Comonfort, tandis que le président propriétaire est le général Alvarez. On n’a pas oublié ce que c’est que le général Alvarez : c’est un vieil Indien qui s’est mis à la tête de la dernière révolution contre Santa-Anna, et qui depuis, fatigué de la vie civilisée, s’est retiré dans le sud, d’où il prétend encore parfois imposer sa volonté en invoquant son titre de président. Où est le pouvoir dans tout cela ? On ne le sait guère. Pendant ce temps, les insurrections se succèdent. Tantôt c’est au nord le soulèvement d’un chef énergique, de Vidaurri, qui a tenu pendant quelques mois le gouvernement central en échec ; tantôt ce sont les insurrections qui ont éclaté au nom du parti conservateur à Puebla et à San-Luis de Potosi, et qui ne sont pas encore entièrement assoupies.

C’est dans ces circonstances que se sont produites récemment, à quelques lieues de Mexico, des scènes sanglantes qui ne peuvent manquer de réveiller une querelle déjà mal apaisée l’an dernier entre l’Espagne et la république mexicaine. Il est sans doute toujours un peu difficile de se reconnaître dans les obscurités d’une si grande anarchie ; voici cependant les faits tels qu’ils apparaissent. Il y a quelque temps, le général Alvarez a demandé au congrès mexicain l’annexion à l’état de Guerrero, dont il est depuis longtemps le chef, de divers districts tels que ceux de Cuernavaca et de Cuantla, et, sans doute pour appuyer sa demande, il s’est avancé à la tête d’une force d’Indiens vers ces districts qui ont reçu le nom de Tierra caliente, où sont répandues de riches propriétés appartenant principalement à des Espagnols. Malgré tout, le congrès a résisté à ces prétentions, et le président substitué, le général Comonfort, a peut-être encouragé cette résistance, dans l’espoir secret que le chef du sud irrité viendrait avec ses Indiens en finir avec l’assemblée. Il n’en a point été ainsi, Alvarez ne s’est point occupé du congrès, mais alors ont commencé les actes de vandalisme qui ont coïncidé avec l’arrivée des Indiens dans la Tierra caliente. Des fermes ont été saccagées par des bandes qui se sont répandues dans la campagne ; des malheureux ont été massacrés, et, chose singulière, un Français qui se trouvait là a été épargné ; les Espagnols seuls ont été traités sans pitié ; contre eux, la guerre à mort a recommencé. Maintenant, d’où vient cette haine furieuse qui s’assouvit encore dans le sang ? Elle ne date point d’aujourd’hui, elle remonte au temps de l’indépendance. Entre les républiques nouvelles de l’Amérique, le Mexique s’est toujours distingué par une sorte d’aversion contre ses anciens maîtres. Un jour même, en 1829, une loi vint décréter, l’expulsion en masse des Espagnols. Ce sentiment, qui à une certaine époque a été principalement fomenté par les agens des États-Unis, est surtout le propre du parti démocratique, et toutes les fois que ce parti triomphe, les mêmes haines se font jour, comme cela est arrivé depuis la dernière révolution. Peu après la disparition de Santa-Anna, au milieu de la plus complète anarchie, on célébrait à Mexico l’anniversaire de l’indépendance en déclamant au théâtre les plus violentes injures contre l’Espagne et les Espagnols. Il en était ainsi, lorsque s’élevait, l’an dernier la question des traités relatifs aux diverses dettes reconnues par le Mexique au profit de sujets de l’Espagne. Par un décret, on peut s’en souvenir, le congrès mexicain mettait tout simplement le séquestre sur les propriétés espagnoles, à quoi le cabinet de Madrid répondait en faisant paraître une force navale devant la Vera-Cruz. L’affaire s’était assoupie cependant, elle vient de se réveiller par les sauvages excès commis dans les districts de Cuernavaca et de Cuantla. Or ici il s’élève une autre question. Quelle est la part de responsabilité du gouvernement, que ce gouvernement soit celui du président propriétaire ou celui du président substitué, qu’il s’appelle Alvarez ou Comonfort ? Alvarez, il est vrai, nie toute participation à de tels actes ; mais s’il ne les a pas ordonnés, il ne les a ni empêchés ni réprimés, et, dans tous les cas, il ne paraît pas douteux que ses bandes d’Indiens n’y aient contribué. Les attentats de la Tierra caliente ont été commis presque en présence de ses lieutenans, qui sont tout au moins restés inactifs, et qui n’ont point été fâchés peut-être de voir les Espagnols expier l’opposition qu’ils avaient faite à l’annexion du district de Cuernavaca à l’état de Guerrero. D’un autre côté, l’anarchie de cette malheureuse république explique seule comment de semblables crimes peuvent se produire à quelques lieues de Mexico. Le général Comonfort, qui est le moins coupable, à coup sûr, a envoyé quelques troupes après l’événement. Son impuissance est si grande, qu’il a eu de la peine à obtenir d’Alvarez qu’il rappelât ses Indiens et les ramenât vers le sud. Il a fallu négocier : le vieux chef, le rusé cacique, réclamait de l’argent. Quoi qu’il en soit, voilà une querelle nouvelle entre le Mexique et l’Espagne. Le cabinet de Madrid fait partir, dit-on, toute une expédition navale ; il ne peut manquer évidemment d’assurer la protection de ses nationaux, et ce qui serait mieux encore, ce serait que le gouvernement mexicain accordât spontanément la réparation due à de si grands attentats.

Ce n’est point là tout à fait l’histoire de la Nouvelle-Grenade, et pourtant dans les affaires de la république néo-grenadine il y a le même mélange d’incohérences, intérieures et de querelles avec des états étrangers. Seulement ici l’anarchie semble perdre un peu de son intensité, et les démêlés avec les états étrangers ont un autre caractère. La Nouvelle-Grenade a été depuis quelques années tellement éprouvée par les dominations démocratiques et les insurrections, que l’élection d’un nouveau président était certes pour elle un périlleux défilé ; elle en est sortie mieux qu’on n’aurait pu le croire. Il y a déjà quelque temps, en effet, que l’élection a eu lieu, et le nouveau président va prendre possession du pouvoir dans un mois. En ce moment même se réunit à Bogota le congrès qui doit vérifier les opérations de ce scrutin d’où est sorti le nom de M. Mariano Ospina. Divers candidats se disputaient le pouvoir dans ces élections. M. Ospina, qui a été élu, est un conservateur prononcé, d’une probité reconnue, d’une singulière fermeté de caractère, qui a figuré déjà dans l’administration conservatrice du général Herran, et qui s’est surtout signalé par son opposition contre les administrations radicales des dernières années. Il avait pour concurrent M. Manuel Murillo, candidat du parti démocratique, esprit aussi chimérique que violent qui s’est enivré de toutes les idées les plus extrêmes de l’Europe. M. Murillo a été ministre des finances durant la présidence radicale du général Lopez ; il a profité de son passage aux affaires pour bouleverser le pays. Il était l’un des créateurs et le patron : de ces sociétés démocratiques qui avaient fini par jeter la terreur dans Bogota. M. Murillo est encore l’oracle du radicalisme grenadin. Il restait une dernière candidature, celle du général Mosquera, homme considérable par son nom, par sa position, qui a été déjà président, et qui, dans les dernières insurrections, contribuait à abattre la dictature révolutionnaire du général Melo. Malheureusement le général Mosquera a trop incliné vers une certaine fraction du parti radical dont il n’a pas obtenu l’appui, et ses alliances nouvelles lui ont fait perdre les votes du parti conservateur, dont il était jusque-là l’un des chefs ; le résultat de tout ce mouvement électoral a été de donner 95,000 voix à M. Ospina, 80,000 voix à M. Manuel Murillo, et 25,000 suffrages seulement au général Mosquera. En apparence, la nomination de M. Mariano Ospina serait donc pleinement rassurante, puisqu’elle est le triomphe des opinions conservatrices ; mais si on observe en même temps la minorité assez menaçante obtenue par M. Murillo, il est évident que les passions révolutionnaires ont encore une force singulière dans la Nouvelle-Grenade. Jusqu’à ces derniers temps, on a pu craindre de voir se renouveler à l’ouverture de la session les scènes qui eurent lieu en 1849, à une époque où le congrès dut choisir sous le poignard le candidat démocratique. Que, par une fortune plus heureuse, M. Ospina monte paisiblement au pouvoir, sa situation ne laisse point d’être étrangement difficile. Le règne prolongé des idées démocratiques a eu pour résultat d’amener une véritable dissolution du pays ; le radicalisme s’est servi du pouvoir pour tout décomposer, l’administration, la police, les finances, l’armée ; c’est à peine si la Nouvelle-Grenade a cinq cents soldats sur pied, la plupart des impôts ont été abolis ; le pouvoir exécutif a été complètement désarmé. Si le nouveau président cherche à réagir contre tout cet ensemble anarchique, ne serait-il pas renversé par une révolution ? S’il veut gouverner avec les lois actuelles, il risque de se débattre dans des impossibilités contre lesquelles il luttera inutilement.

Voilà pour l’état politique du pays. Quant aux affaires extérieures, la Nouvelle-Grenade se trouve être à la fois en querelle avec l’Angleterre et les États-Unis : avec l’Angleterre pour une vieille dette reconnue en faveur d’un sujet britannique, M. Mackintosh, dette qui remonte au temps de la guerre de l’indépendance, et qui a été déjà l’objet de plusieurs arrangemens. Sans entrer dans des supputations de chiffres, on peut certes dire que la Nouvelle-Grenade a payé de fait plus qu’elle ne devait ; mais elle porte la peine de son impuissance à remplir au moment voulu ses engagemens. De là ces transactions onéreuses dont un agent étranger s’empare un jour pour faire la loi à des gouvernements obérés. C’est ce qui est arrivé, le ministre anglais, M. Griffith, a rompu, il y a quelques mois, tout rapport diplomatique avec la Nouvelle-Grenade. Il n’a point cependant quitté Bogota, attendant encore l’effet d’une intervention officieuse du ministre de France pour amener un arrangement, et pendant ce temps le gouvernement anglais a envoyé quelques vaisseaux devant Carthagène, afin d’imposer au cabinet de Bogota une prompte décision, et de le contraindre au besoin. La querelle avec les États-Unis n’est pas moins grave et elle est plus compliquée, car les griefs de l’Amérique du Nord sont plus nombreux, comme aussi elle peut avoir de bien autres conséquences, car au fond il s’agit de la possession de l’isthme de Panama. On se souvient peut-être de cette scène sanglante qui eut lieu l’an dernier à Panama, entre des Américains du Nord et des noirs. C’est là un des griefs dont le cabinet de Washington poursuit la réparation ; et ce n’est pas le seul. Les Américains du Nord se plaignent d’un droit de tonnage mis sur les navires étrangers dans les ports grenadins, d’un impôt établi sur les correspondances par l’isthme de Panama. Le fondement des plaintes du cabinet de Washington est des plus fragiles sans doute, mais les Américains ont la force ; ils ont vivifié cet isthme qu’ils occupent aujourd’hui, ils peuvent parler en maîtres, et, chose bizarre, il y a quelque temps, le gouvernement de Panama était obligé de demander à une frégate des États-Unis de vouloir bien débarquer quelques matelots pour rétablir l’ordre, ce qui était, après tout, introduire l’ennemi dans la place. À quoi cela tient-il, si ce n’est à cet étrange système qui a réduit la Nouvelle-Grenade à la faiblesse par l’anarchie ? ch. de mazade.



ŒUVRES ANATOMIQUES, PHYSIOLOGIQUES ET MÉDICALES DE GALIEN[1]. — Tout est difficile dans une édition et dans une traduction des œuvres de Galien : le texte est incertain, les éditions, quoique nombreuses, sont remplies de fautes, les manuscrits sont mal copiés et souvent incomplets, le grec n’est pas excellent ni facile à comprendre, le système philosophique, de l’auteur est compliqué et prétend accorder Hippocrate, Aristote et Platon, tout en admettant, sur la nature de l’âme principalement, un matérialisme peu dissimulé. Les attaques contre les sectes qui divisaient alors les écoles de médecine sont nombreuses et souvent obscures, car l’amour de la vérité ne domine pas toujours seul. Si la science de l’auteur est infinie, si ses idées générales sont étendues, si les sujets qu’il traite sont nombreux, sa connaissance de l’anatomie est imparfaite, et quand il parle d’un organe, il dit rarement où et comment il l’a observé, de sorte qu’on ne sait s’il s’agit de l’homme, du singe ou d’un autre mammifère supérieur, et que l’on peut confondre l’obscurité avec l’ignorance. Enfin les éditions variées et les commentaires des érudits de la renaissance ne peuvent éclairer tous ces points délicats, car l’impartialité est d’une origine très moderne, et les érudits d’autrefois étaient les plus passionnés de tous les hommes. Toutes ces difficultés diverses, M. Daremberg est habitué à les vaincre. Ses traductions d’Hippocrate, d’Oribase et de Rufus d’Éphèse ont démontrée et perfectionné son habileté dans l’art de traduire et de rendre clair en français ce qui est souvent obscur en grec, sa connaissance de l’état des sciences dans l’antiquité et de l’histoire des théories. Il pourrait dire, comme Galien : « J’ai démontré dans des leçons publiques et particulières… que je n’étais inférieur à personne, pour ne pas dire plus, dans la connaissance de toutes les sectes. » Galien en effet n’est pas seulement un praticien habile et le médecin éclairé de Marc-Aurèle et de Lucius Verus, il est surtout un critique et un philosophe. Dans le plus étendu des traités que publie M. Daremberg, de l’Utilité des parties du corps, la description scientifique n’intervient que pour appuyer un système de philosophie, ou, comme on dit aujourd’hui, de téléologie. C’est un exposé de l’anatomie du temps appliquée à la démonstration de la dangereuse théorie des causes finales. Le but de l’ouvrage est de prouver la vérité de ce principe d’Aristote : la nature ne fait rien en vain, principe qui paraît assez raisonnable, mais dont la preuve est difficile, tellement que la plupart des raisons alléguées par Galien ont été successivement ébranlées par les progrès de la science, et qu’aucune peut-être ne reste entière aujourd’hui. Les assertions plus récentes même ne reposent pas toujours sur des réalités incontestables, tant l’accord est difficile entre la métaphysique et l’expérience.

Les deux premiers volumes de la traduction de Galien ont seuls paru jusqu’ici à deux ans de distance, et M. Daremberg fait espérer que la publication sera terminée dans le courant de l’année 1857. Les deux volumes que nous attendons contiendront, l’un la vie de Galien et une introduction sur sa philosophie et ses doctrines médicales, l’autre quelques ouvrages de l’auteur, tels que le Traité du Pouls et les commentaires sur les livres chirurgicaux d’Hippocrate, sur les opinions d’Hippocrate et de Platon, etc. On aura ainsi tous les élémens d’une étude sur la médecine depuis Hippocrate jusqu’à Galien, et ce sera aussi le moment de tenter une exposition un peu étendue des doctrines de ce dernier comme de ses adversaires. paul de rémusat.


  1. Traduites sur les textes imprimés et manuscrits, accompagnées de sommaires, de notes, de planches, et précédées d’une introduction, par le Dr Ch. Daremberg. Tomes Ier et IIe, Paris, Baillière, 1854-1856.