Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1922

René Pinon
Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 470-480).

Chronique 14 septembre 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Les historiens de Rome nous racontent que Scipion l’Africain, harcelé sur le Forum par ses adversaires politiques, s’écria : « Citoyens, c’est l’anniversaire du jour où, dans les champs de Zama, j’ai vaincu Annibal et sauvé la République. Allons au Capitole rendre grâce aux Dieux ! » En cette première quinzaine de septembre, où nous commémorons le grand souvenir de la bataille de la Marne qui sauva la France et l’Angleterre, le droit et la civilisation, il nous plait de constater quelque apaisement dans l’âpre mêlée des passions et des intérêts, quelque progrès vers l’entente et la mutuelle compréhension. On entrevoit s’approcher l’heure des solutions réparatrices ; on espère éviter la phase pénible de l’action isolée.

Nous avons laissé, il y a quinze jours, la Commission des réparations attendant le retour de sir John Bradbury et de M. Mauclère, ses délégués à Berlin. Ils revinrent le 26 août, les mains vides. Les Allemands n’avaient offert aucun gage positif ; ils n’avaient parlé, à la dernière heure, que des prestations en nature pour lesquelles les industriels offraient leur concours. Les délégués rapportaient du moins les « informations indispensables » qu’ils étaient allés chercher ; ils avaient pu juger l’état économique et financier désastreux, le Gouvernement très ébranlé et d’autant plus résolu, pour se concilier la droite, à se dérober à tout paiement. Sa thèse, exposée dans un communiqué impudent le 28 août, au moment du départ de la Commission, est que la débâcle du mark « est provoquée uniquement par la politique de menaces et de rétorsions ; » si le moratorium qu’il a demandé le 12 juillet lui était accordé, la stabilité pourrait se rétablir et la possibilité des paiements renaître.

Dès le soir du 26 août, la Commission des réparations ouvrit ses délibérations en écoutant le rapport de ses délégués. Les débats furent longs, approfondis ; ils ne se terminèrent que le 31 à dix-neuf heures trente ; la situation de l’Allemagne, celle des Alliés, furent examinées, avec l’unanime désir de trouver une solution, par les quatre délégués, M. Louis Dubois, président, sir John Bradbury, M. Delacroix, M. Salvago Raggi, assistés de leurs adjoints. « L’observateur officieux » des États-Unis, M. Logan, sans prendre part aux délibérations, y assista ; il eut l’occasion de formuler des avis écoutés avec déférence et profit. L’Allemagne, par l’organe de M. Schrœder, secrétaire d’État, eut, le 30, conformément à l’article 234 du traité, « l’équitable faculté » de se faire entendre. Il apparut bientôt que les instructions du représentant de la Belgique ne lui permettraient pas de voter, avec le délégué de la France, le rejet pur et simple du moratorium qui serait donc accordé par trois voix contre une. M. Poincaré avait déclaré qu’il n’accepterait pas une telle solution et que, si elle prévalait, la France reprendrait sa liberté d’action et aviserait aux moyens de se faire payer par ses propres forces. Il n’échappait à personne que, si le Gouvernement français était obligé de recourir à ces moyens extrêmes, les conséquences seraient graves et que l’autorité de la Commission et celle du traité subiraient une atteinte peut-être irrémédiable. La France ne souhaitait pas une telle solution ; elle la préférait cependant, avec ses hasards, à l’octroi d’un moratorium qui serait apparu à l’Allemagne comme une prime à sa mauvaise volonté et qui n’aurait pas réalisé, selon les termes employés par les experts français à la conférence de Londres, « la constitution d’un actif qui, si l’Allemagne venait à faire faillite à ses engagements, serait à la disposition des Alliés. » On chercha un terrain d’entente.

Entre les deux opinions opposées, — proposition française, pas de moratorium sans gages positifs ; proposition britannique, moratorium avec exécution rigoureuse et au besoin renforcement du contrôle sur les finances allemandes, — surgit une proposition belge. La Commission différerait à statuer sur la demande de moratorium jusqu’à ce qu’elle eût terminé le projet d’une réforme radicale des finances de l’Allemagne comportant : l’équilibre du budget ; une réduction des charges extérieures de l’Allemagne dans la mesure jugée nécessaire à la restauration de son crédit, pourvu que les Gouvernements représentés à la Commission y donnent leur consentement ; la réforme monétaire ; l’émission d’emprunts extérieurs et intérieurs en vue de la consolidation de la situation financière. En attendant, la Commission des réparations accepterait, pour les paiements venant à échéance jusqu’à la fin de l’année, « des bons du Trésor allemand à six mois, payables en or, et dotés de garanties au sujet desquelles le Gouvernement de l’Allemagne et le Gouvernement de la Belgique, auquel les paiements ont été assignés, se seront mis d’accord, ou, à défaut de pareil accord, garantis par un dépôt d’or dans une banque étrangère agréée par la Belgique. »

Sur cette proposition belge, la transaction se fit. Sir John Bradbury accepta d’être battu sur la question du moratorium, pourvu que l’unanimité fût acquise à la motion de M. Delacroix. Les sommes que l’Allemagne doit verser jusqu’au 1er janvier 1923 devant aller intégralement à la priorité belge, il était difficile de ne pas reconnaître au Gouvernement belge la faculté de s’arranger, pour la modalité des versements, avec le Gouvernement allemand, pourvu que les paiements fussent effectifs et que, la priorité belge recevant 250 millions, l’époque où la France sera, enfin, appelée à bénéficier des paiements allemands, se trouvât rapprochée d’autant. M. Louis Dubois, après avoir conféré et s’être mis d’accord avec M. Poincaré, accepta donc la transaction. Il eut soin de faire préciser, par le délégué belge, que son Gouvernement était absolument décidé à exiger de l’Allemagne des paiements effectifs soit en devises, soit par un dépôt d’or dans les banques qui escompteront de suite les bons du Trésor allemand. Au vote, la motion britannique fut repoussée par 3 voix contre une, la proposition Delacroix fut votée à l’unanimité. Le compte-réparations de la Belgique est donc dès maintenant crédité de 250 millions de marks-or. Les délégués sont déjà à Berlin où ils prennent avec le Gouvernement du Reich les dispositions nécessaires pour les prochains paiements. La Belgique va toucher effectivement, aux dates prévues et sans réduction : il est donc impossible de prétendre que l’Allemagne obtient un moratorium ; par un artifice bancaire, elle bénéficie cependant d’un délai. La question de principe reste entière. La Conférence, qui se réunira en octobre ou novembre, devra reprendre par la base toute la question des réparations et mettre sur pied un programme complet de contrôle sur les finances et la vie économique du Reich. Il est évident, d’après le texte même de la motion belge votée à l’unanimité, que l’octroi ou le refus d’un moratorium de longue durée est subordonné à l’acceptation par l’Allemagne de tout un ensemble de réformes économiques et financières que les Alliés la mettront en demeure d’appliquer sous leur surveillance.

Un paragraphe de la motion belge avait, à bon droit, inquiété M. Klotz, président de la Commission du budget. N’était-il pas question d’une réduction éventuelle de la dette allemande ? M. Poincaré, en répondant à M. Klotz, précisa qu’il ne fallait voir là qu’une allusion à la réduction, depuis longtemps envisagée, de la dette allemande dans le cas et dans la proportion où l’Angleterre ou les Etats-Unis réduiraient eux-mêmes leur créance sur la France.

La solution transactionnelle à laquelle la Commission des réparations s’est arrêtée et que le Conseil des Ministres a entérinée dès le lendemain, apparaît comme la plus sage. Elle ne compromet ni le présent, ni l’avenir ; elle tient compte de la réalité des faits, — la chute du mark, quelle qu’en soit la cause, est un fait, — sans porter atteinte à l’intégrité des droits. Un effort de conciliation a été fait de toutes parts ; il a été bien accueilli en Angleterre, en France, dans tous les pays de l’Entente et aux États-Unis. La presse américaine souligne avec satisfaction l’action officieuse de M. Logan. Le New-York Herald souligne avec raison l’importance de cette rentrée, timide encore, mais déjà bienfaisante, des États-Unis dans les affaires européennes. « L’Europe peut respirer maintenant que le danger d’une rupture entre les Alliés a pu être évité. M. Logan a joué le rôle d’un médiateur, sans cependant engager les États-Unis en ce qui concerne les réparations ou les dettes interalliées. Il a usé de son influence, particulièrement auprès de sir John Bradbury, pour que la Commission aboutit à un accord destiné à sauver les alliances et les amitiés actuelles. » L’autorité personnelle de M. Louis Dubois, président de la Commission, la haute estime et la confiance dont il jouit de la part de ses collègues, ont largement contribué au résultat final.

Certains journaux, des deux côtés de la Manche, ont voulu faire de la décision de la Commission un succès soit pour M. Lloyd George, soit pour M. Poincaré. C’est mal poser la question. Comme le remarque le Daily Chronicle, la France et l’Angleterre ne sont en désaccord que sur une question de méthode. M. Lloyd George croit qu’il faut faire confiance à l’Allemagne, s’en rapporter à sa bonne foi, quitte à la contrôler, pour payer les réparations, dont le montant devrait d’ailleurs être réduit ; le même journal écrit avec candeur : « L’Allemagne elle-même peut faire des propositions qui rassureraient tous ses créanciers. » En France, on ne croit pas à la volonté allemande de payer ; on ne veut ni la ruine de l’Allemagne, — comment la voudrait-on, puisque nous sommes ses créanciers ? — ni sa dislocation ; mais l’expérience des siècles nous a appris que l’Allemand ne cède qu’à la force. Si les Anglais avaient, depuis l’armistice, fait bloc avec la politique française pour donner à l’Allemagne le sentiment de l’inutilité de la résistance, nous ne serions pas obligés aujourd’hui, à regret, d’envisager la nécessité d’employer la force. La question de méthode, entre les deux conceptions, n’est pas tranchée, elle n’est qu’ajournée. M. Poincaré a montré une fois de plus le prix qu’il attache au maintien de l’Entente cordiale, mais il n’a rien cédé, rien diminué, rien ajourné des droits de la France. Le ton de la presse anglaise, durant cette crise, a été significatif ; il a révélé toute l’importance que l’opinion britannique, de son côté, attache au maintien de l’Entente ; il est visible que la résolution de M. Poincaré d’agir seul, au besoin, en face de l’Allemagne, plutôt que de subir de nouvelles diminutions de la créance française, a fait, sur nos alliés de la grande guerre, une très forte impression. Le Times du 30, dans un leader remarquable, disait : « Nos hommes d’État doivent garder les yeux fixés sur ce fait qu’une alliance sur un pied d’égalité avec la France ne nous est pas moins nécessaire à nous aujourd’hui qu’à elle pendant la guerre, et qu’elle n’est pas moins nécessaire à l’Europe... Ni l’Angleterre, ni la France ne peuvent être en sécurité sans la certitude qu’en cas d’attaque non provoquée, elles peuvent compter mutuellement sur le secours immédiat et absolu l’une de l’autre. Si le peuple anglais a moins conscience de cette vérité que le peuple français, c’est parce que ce fait n’est pas présent à son esprit d’une façon aussi continuelle, en raison des souvenirs du passé, de la position géographique du pays ou des effets visibles et tangibles de la dernière invasion allemande ; mais un isolement, à l’époque actuelle, serait aussi dangereux pour nous que pour nos voisins. Nous ne sommes plus au temps où l’on pouvait parler du splendide isolement. Aujourd’hui, ce serait simplement de la témérité. » Il nous est rarement donné de lire dans la presse anglaise des considérations aussi élevées et aussi profondément justes.

Avant de partir pour Londres, M. Poincaré avait préparé un programme qui comportait le règlement des réparations et des dettes interalliées ; le Temps du 27 août en a publié les grandes lignes. La note Balfour a fâcheusement rétréci le débat. Aussitôt après la décision de la Commission des réparations, il était nécessaire de reprendre et d’élargir la discussion. Le 2 septembre, M. Poincaré a répondu à la note du 1er août ; sa note est remarquable par sa franchise, sa fermeté. Le Président du Conseil se plaît à reconnaître, avec le Gouvernement britannique, « que le problème des réparations ne peut recevoir de solution définitive, s’il n’est lié d’une façon quelconque au problème des dettes interalliées ; » ils devront être étudiés en commun dans une prochaine conférence où tous les alliés intéressés, sans exception, seraient représentés. M. Poincaré établit une discrimination nécessaire entre les dettes de guerre interalliées et les dettes de réparations. L’argent n’a été que l’un des moyens de gagner la victoire. « Les dettes ont toutes été contractées dans l’intérêt de la cause commune, les achats qu’elles ont servi à faire ont tous contribué à la victoire. » Le but commun a été atteint ; « au point de vue moral, cette réalisation justifierait une annulation de ces dettes ; tout au moins on ne peut pas prétendre qu’elle ne donne pas à ces dettes un caractère différent de celui des dettes internationales ordinaires. » La dette de l’Allemagne, au contraire, est la réparation incomplète de destructions volontaires et pour la plupart inutiles.

L’argumentation de M. Poincaré est ici singulièrement forte. Les Alliés ont mis toutes leurs ressources dans l’effort de salut qui s’est terminé par la victoire ; chacun, selon ses facultés, a fourni ce dont il pouvait disposer ; les uns plus de matériel, les autres plus d’argent, la France plus d’hommes et plus de sang ; ceux-là seuls qui ont mis dans la commune entreprise plus d’argent auraient-ils droit à un remboursement ? La France, qui a été la plus éprouvée par la dévastation de son territoire, qui, du fait que les versements stipulés par le traité n’ont pas été effectués par l’Allemagne, a dû procéder elle-même à la reconstruction de ses régions dévastées, n’envisagera « aucun règlement des dettes qu’elle a contractées pendant la guerre, tant que les dépenses qu’elle a consenties et qu’elle aura à consentir pour la reconstitution de ses régions dévastées n’auront pas été couvertes par l’Allemagne directement ou par le moyen d’une combinaison qui lui permettrait de mobiliser le plus tut possible une partie suffisante de sa dette. »

Quant aux dettes de guerre elles-mêmes, M. Poincaré établit parmi elles des distinctions. Pour les créances américaines, « on ne peut oublier que les États-Unis sont entrés dans la guerre sans que leur existence fût directement menacée et pour défendre, avec leur honneur, les principes qui sont à la base de la civilisation, tandis que l’Angleterre, comme la France, avait, en outre, à sauvegarder non seulement son indépendance et son territoire, mais encore la vie, les biens et les moyens d’existence de ses nationaux. » Enfin, le montant de la créance britannique appelle une révision ; la Cour des comptes a attiré l’attention du Gouvernement français sur ce fait que notre intendance facturait ses fournitures à l’armée anglaise au tarif intérieur payé pour les cessions de service français à service français. tandis que l’intendance anglaise comptait les siennes au prix fort et en les majorant pour tenir compte des frais généraux et des droits de sortie touchés par le fisc britannique.

Nous avons tenu à donner toute la substance de la note capitale de M. Poincaré parce qu’elle a été accueillie en Angleterre avec surprise et mauvaise humeur ; elle ne fait cependant qu’énoncer, en termes mesurés, des faits historiques dont l’esprit de justice des Anglais ne saurait longtemps méconnaître l’évidence. Nous n’ignorons rien des souffrances vaillamment supportées par l’Angleterre ; sont-elles comparables cependant à la destruction de nos villes, de nos industries, de la terre labourable elle-même ? Où sont, en Angleterre, Reims, Noyon, Albert, Lens, et tant d’autres ? Où les paisibles habitants massacrés par l’envahisseur ? L’opinion anglaise, en 1914, n’aurait pas laissé consommer la destruction de la France sans intervenir ; mais elle savait que le triomphe de l’Allemagne serait l’arrêt de mort de sa puissance sur mer et aux colonies et bientôt, pour elle aussi l’invasion. Ce sont bien ses propres intérêts, son propre salut, pour lesquels l’Angleterre a mobilisé ses flottes et envoyé ses armées sur le continent. La presse anglaise semble penser qu’il est inopportun et malséant de le rappeler. Le rappellerions-nous, si on ne l’oubliait ? Il est indiscutable encore que la victoire de l’Allemagne ne menaçait pas aussi directement les intérêts des États-Unis, que ceux de l’Angleterre. Peut-être ces vérités ont-elles froissé, en Angleterre, certaines susceptibilités, troublé certaines quiétudes, mais, avec la réflexion, la vérité éclaire et elle apaise. Depuis 1918, une campagne de calomnies et de dénigrement, qui n’a eu que trop d’échos en Angleterre, est menée sans répit contre la France ; ses actes sont dénaturés, ses intentions suspectées : elle est « impérialiste, » elle vise à l’hégémonie, elle veut annexer la moitié de l’Allemagne, elle songe à ravir à l’Angleterre la maîtrise des mers ! N’a-t-on pas dit, ces jours-ci encore, que c’est elle qui a poussé l’armée turque à l’offensive ? L’opinion, chez nous, est exaspérée de tant d’injustice. Elle voit l’effort puissant et généreux du travail français, les intentions droites et loyales de la politique française ; mais elle voit aussi que partout, que ce soit en Allemagne, en Orient, aux États-Unis, les intérêts et les droits de la France se heurtent au travail destructeur et antagoniste de la politique britannique. L’Angleterre manœuvre comme si son adversaire était la France. Et quand nous voyons le réconfort qu’en éprouve à Berlin la résistance allemande aux justes stipulations des traités ; quand nous constatons qu’à Moscou le bolchévisme s’en réjouit, et que partout s’en accroît le désordre et l’anarchie, c’est un sentiment d’amertume et de poignant regret qui remplit nos cœurs. Voilà ce qu’il faut bien que nos amis d’Angleterre comprennent, et voilà pourquoi une note comme celle de M. Poincaré, en rétablissant certains faits, est utile et finalement bienfaisante : on ne s’accorde pas dans l’équivoque.

Les origines de cette campagne universelle contre la France sont difficiles à démêler ; on aperçoit les fils, on ne débrouille pas l’écheveau. Diplomaticus (le professeur Stein) écrit, dans la Gazette de Berlin à midi, organe de la haute finance, cette phrase qui porte loin : « L’internationale financière a démontré que sa puissance était plus forte que le sabre français. La Cité et Wall-Street ont réussi à empêcher le militarisme français de pénétrer dans la Ruhr. A la menace de Poincaré, les financiers ont répondu par celle de jeter le franc français sur le marché pour le déprécier comme le mark. » Ne serions-nous pas ici au cœur du problème ? Ne toucherions-nous pas les moteurs secrets des discordes européennes ? N’existe-t-il pas des puissances financières qui ont intérêt à maintenir les dissentiments, à aggraver la crise monétaire pour faire durer la spéculation sur les changes ? Certaines puissances d’argent et certaines forces de révolution agissent parfois comme si un même intérêt les guidait aux dépens de la justice et de la paix.

Au moment où notre Gouvernement vient de donner, par l’acceptation de la proposition belge, une nouvelle preuve de son esprit de conciliation, jamais la campagne pangermaniste ne s’est déchainée plus violemment contre la France et M. Poincaré. Les journaux de droite, sans se tenir pour satisfaits, veulent cependant faire du vote de la Commission des réparations un échec pour le Président du Conseil. Dans la presse allemande, la campagne recommence contre l’occupation française sur le Rhin : la propagande allemande à l’étranger, — en Suède par exemple, — déploie tout son zèle. Si les troupes alliées n’étaient plus en Rhénanie, il serait bien plus facile de s’affranchir de tout paiement de réparations. On reparle des troupes noires. Ces excitations engendrent naturellement des troubles et provoquent des incidents. A Dantzig, des marins français sont houspillés, roués de coups ; dans le paisible Tyrol, on incite les montagnards à boycotter les voyageurs français. A force de répéter les mêmes mensonges, ils finissent par pénétrer, par s’imposer. Au Congrès catholique de Munich, à l’assemblée du Volksverein (Association populaire), a été votée à l’unanimité une résolution protestant contre l’affirmation que la responsabilité de la guerre incombe à l’Allemagne. Le bourgmestre de Cologne, M. Adenauer, dépeignit en termes pathétiques les souffrances des populations rhénanes sous l’occupation étrangère. Le bourgmestre ne précise pas ; on aimerait à connaître les tourments affreux qu’endurent les Rhénans ; on aimerait surtout à se souvenir d’une protestation, si timide qu’elle ait pu être, de M. Adenauer, quand les soldats allemands commettaient, en Belgique et dans le Nord de la France, les pires atrocités. Quand on connait, — notamment par des études aussi sérieuses, aussi impartiales, que le livre de M. Jean de Pange ou celui de M. J. Aulneau [1], — la situation en Rhénanie et l’état d’esprit des habitants, on ne peut s’empêcher de penser que le bourgmestre de Cologne n’est pas un écho très fidèle de ses concitoyens.

Le bruit a couru que le Congrès catholique voudrait s’adresser au Saint-Père pour le faire juge des responsabilités de la guerre ; peut-être faut-il voir une allusion voilée à ce projet dans les attaques du cardinal Faulhaber, archevêque de Munich, contre la Société des Nations, et dans ses vœux pour une cour de justice international ! Peut-être aussi faut-il chercher une corrélation entre cet appel au Saint-Siège et le regret exprimé, dans un ordre du jour, qu’« à l’occasion des nombreuses conférences d’après guerre, on n’ait pas songé à résoudre la question romaine... Le Saint-Père se trouve à Rome dans une situation intolérable à laquelle il importe de porter remède dans le plus bref délai. » Quel pavé d’ours ! L’histoire ne dit pas comment cet ordre du jour a été accueilli au Vatican et quel effet il a produit en Italie. Les congrès des catholiques allemands nous avaient habitués à plus de tact politique ; ils subissent, eux aussi, l’étrange contagion de folie collective qui s’est emparée de l’Allemagne pendant et depuis la guerre ; leur trouble décèle leurs inquiétudes, et ces inquiétudes mêmes sont un danger. Les Anglais penseront peut-être comme nous que le moment où le Gouvernement de M. Wirth fait du Deutschland über alles un hymne national officiel, est mal choisi pour méconnaître la persistance d’un péril germanique.

Il y a peu de jours, une armée grecque, concentrée en Thrace, menaçait Constantinople ; aujourd’hui, l’armée turque, dans une puissante et victorieuse offensive commencée le 28, a enfoncé la ligne grecque, enlevé Afioum-Karahissar où le chemin de fer venant de Smyrne se soude à la grande voie Constantinople-Adana-Bagdad, pris 150 canons et des milliers de prisonniers ; au Nord, les Turcs sont entrés le 5 à Brousse ; au centre, ils ont pris Ala-Cheïr ; ils sont aux portes de Smyrne. On ne voit pas ce qui pourrait les empêcher d’y entrer ; un redressement militaire ne paraît pas possible. Ce n’est pas seulement, pour les Grecs, une défaite grave, c’est un désastre sans remède. L’armée paraît s’abandonner ; comment s’en étonner quand on sait qu’elle est mobilisée depuis 1912 ! A quelques heures d’intervalle nous apprenons la nomination du général Tricoupis comme commandant en chef et sa capture par les vainqueurs ! Le Gouvernement et l’état-major ont annoncé déjà leur intention d’évacuer l’Asie-Mineure ; ils renoncent à cette Ionie dont ils venaient si intempestivement de proclamer l’autonomie.

Les responsabilités du roi Constantin, assassin des marins français, sont lourdement engagées ; mais, par-dessus sa tête, la politique de M. Lloyd George et de lord Curzon subit un grave échec. C’est l’Angleterre qui, dans son propre intérêt, a excité les ambitions de M. Venizélos et troublé sa sagesse ; c’est elle ensuite qui a soutenu la politique de Constantin, qui a voulu faire de l’armée grecque un instrument de domination à son profit et de lutte contre l’influence française. Depuis le mémorandum du 20 mars, notre diplomatie ne cesse de presser le Cabinet britannique de hâter la réunion de la Conférence ; tous les retards sont le fait de la mauvaise volonté du Foreign Office. S’il attendait un événement, une décision de la force, il est servi à souhait. La patience des Turcs s’est lassée ; ils hésitaient devant les risques et les pertes d’une offensive dont les Français les dissuadaient ; mais le Cabinet de Londres prit soin de les y acculer ; ce fut d’abord le discours violent de M. Lloyd George, puis la menace de l’armée grecque de Thrace contre Constantinople ; puis la proclamation de l’autonomie de l’Ionie ; enfin Fethi bey, venu à Londres pour apporter des paroles de paix, ne fut reçu ni par M. Lloyd George, ni par lord Curzon. A tant d’imprévoyance le canon a répondu.

Les malheureuses populations que l’Angleterre, avec raison, tenait à protéger, sont les premières victimes de cette folle prolongation de l’état de guerre. Les Turcs affirment que l’armée grecque en retraite, pille, incendie et massacre les musulmans ; les Grecs affirment que l’armée turque qui s’avance pille, incendie et massacre les chrétiens ; il n’est que trop probable qu’il y a du vrai dans chacune des deux accusations. Sur quelle base maintenant va-t-on négocier à Venise avec les Turcs ? Accepteront-ils même l’armistice que la Grèce aux abois cherche à obtenir par l’entremise de l’Angleterre et de la France ? Ils tiennent déjà virtuellement l’Anatolie tout entière ; leur en offrir l’évacuation ne sera plus regardé par eux comme une concession. Reste la Thrace, que les détroits mettent hors de portée de l’armée turque. Nous avons dit ici déjà qu’il nous paraissait légitime d’élargir jusqu’à la ligne Enos-Midia le territoire trop exigu laissé aux Turcs autour de Constantinople. Quant à la Thrace occidentale, qui fut, après l’armistice, si heureusement gouvernée par le général Charpy, pourquoi ne pas la remettre, comme un dépôt, à la Société des Nations qui se chargerait de l’administrer pendant quinze ans ? Le moment est venu de trancher dans le vif et de prendre des décisions rapides. Les Alliés doivent avoir leurs vues et les faire prévaloir. Les Turcs, vaincus de la Grande Guerre, ne sauraient régler par leur seule volonté, même après leurs succès en Anatolie, l’avenir de leurs anciens territoires. La politique imprudente de lord Curzon et de M. Lloyd George a dangereusement exalté l’orgueil et le fanatisme tures. Le désastre de la politique anglo-hellénique atteint aussi, par ricochet, les intérêts de la France, puissance musulmane. Loin de se réjouir, elle déplore que ses avis aient été méprisés et ses intentions méconnues. En Egypte, en Mésopotamie, le prestige des Anglais est ébranlé ; l’opinion musulmane est irritée contre eux ; aux Indes, les troubles renaissent. La politique française en Anatolie avait été durement critiquée, naguère encore, par M. Lloyd George ; à l’usage, elle se révèle prudente et avisée. A l’égard de la Russie bolchéviste, l’événement aussi a donné raison à nos prévisions. Un jour viendra où l’opinion anglaise comprendra enfin que, vis-à-vis de l’Allemagne aussi, nos conceptions sont justes, et imposera à son Gouvernement, dans la question des réparations, une politique plus conforme aux vrais intérêts permanents des deux pays, et de l’Allemagne elle-même.

Le 31 août a été signé à Marienbad un traité d’alliance entre la Tchécoslovaquie et le royaume des Serbes, Croates et Slovènes ; le roi Alexandre a eu une entrevue avec le président Masaryk. Le 2 septembre, la troisième Assemblée générale de la Société des Nations s’est ouverte à Genève. Ce sont là deux faits d’importance sur lesquels nous reviendrons, mais qu’il fallait situer à leur date.


RENÉ PINON.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.

  1. Jean de Pange : Les Libertés rhénanes (Perrin) ; J. Aulneau : Le Rhin et la France (Plon).