Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1918
14 septembre 1918
La manœuvre, durant toute cette quinzaine, n’a pas cessé de se développer au gré de la pensée qui la conduit; des scènes héroïques et glorieuses se sont ajoutées à la tragédie ; de nouvelles perspectives ont été ouvertes dans le jardin français. Les écrivains militaires expliqueront à loisir pourquoi elle est belle, pourquoi elle a été féconde, et pourquoi elle a mérité de demeurer comme un modèle. Nous, qui devons courir après les événements comme emportés d’un mouvement furieux, et qui pouvons à peine jalonner par des points les lignes fuyantes, nous nous contenterons d’en sentir la beauté, et d’affirmer, plus que nous ne l’exprimerons, notre admiration confondue avec notre reconnaissance. Admiration pour les chefs et pour les soldats, pour les nôtres et ceux de toutes les nations alliées, reconnaissance pour l’effort et le résultat. Oui, de quelque fièvre que nous aient brûlés ces quatre années mortelles, nous tenons en bride, à deux mains, nos désirs et nos espérances, nous ne voulons en connaître l’orgueilleuse joie qu’au fur et à mesure de leur réalisation. Mais les armées de Foch réalisent presque aussi rapidement que nous pourrions imaginer.
Les semaines précédentes nous avaient rendu Château-Thierry, Montdidier, Soissons. Elles nous avaient amenés aux portes de Chaulnes, de Roye, de Lassigny, de Noyon. Celles-ci ont, non pas achevé, mais poursuivi l’œuvre. Nous sommes à Chaulnes, à Roye, à Lassigny, à Ham, à Chauny, les Allemands ne sont plus à Noyon. Ils ont perdu, dans les Flandres, le mont Kemmel; le général Plumer les a chassés de Bailleul. Pied à pied, les généraux Horne et Byng les rejettent des approches d’Arras, et, leur ayant enlevé Croisilles, dent par dent, mordent, au Nord de Quéant, sur la charnière septentrionale de la fameuse position Hindenburg; Bapaume est repris, la route de cette ville à Cambrai menacée. Combles est repris, Péronne est repris; le général Rawlinson a passé la Somme, et soude vers Marchelepot ses divisions aux nôtres. Celles du général Debeney ont bordé, puis franchi le canal du Nord, à hauteur de Guiscard. Le général Humbert a libéré et décongestionné Noyon. L’armée Berthelot chasse l’ennemi des hauteurs boisées qu’il occupait entre l’Aisne et la Vesle. Par-delà l’Ailette, jusque sur l’Oise et jusque sur l’Aisne, Mangin secoue, avec la froide et tenace violence que l’obstacle irrite, loin de l’user, le gond méridional de la porte derrière laquelle l’État-major impérial s’était réservé de recoller les morceaux déchirés de ses plans. Lentement, péniblement, mais irrésistiblement, il gravit, par Crouy, Cuffies et Juvigny, le plateau de Terny et de Vauxaillon. Il se glisse par les bois, sous Coucy-le-Château ; par les-vallées du côté de Chauny et de Vailly, il s’apprête à happer dans sa mâchoire de fer cet autre noyau, plus dur encore à investir et escalader, cette vaste forteresse naturelle, ce donjon central, cette rocca du Boche en France, le grand massif de Saint-Gobain. Là sont les clefs de la Fère, de Laon, de Reims. On serait tenté de dire : là, l’ennemi, s’il est bousculé, et nous si nous le chassons, nous ferons vraiment le premier pas, lui en arrière, nous en avant, vers la frontière. En attendant; le général. Mangin attire, accroche et retient les unités les plus réputées de l’armée allemande, des divisions à la douzaine, les restes les meilleurs de la garde prussienne, la crème des régiments bavarois et saxons, le corps des Alpes.
Il fait mieux encore : il force l’ennemi à battre en retraite. Aux dernières nouvelles, — et il est certain que, quand ces lignes leur passeront sous les yeux, nos lecteurs nous trouveront en retard de nouveaux et importants progrès, et peut-être même d’une nouvelle victoire, — aux dernières nouvelles, l’Allemand se replie sur tout le front de l’Ailette. Si sobres que s’efforcent d’être nos communiqués, l’un des derniers, que nous ayons sous les yeux a une allure véritablement, triomphale : « L’ennemi, épuisé par les durs combats qui se sont déroulés depuis le 20 août, a commencé aujourd’hui, vers quinze heures, à lâcher pied devant nos troupes. » Nous occupons Coucy-le-Château, Coucy-la-Ville, une grande partie de la basse forêt de Coucy, où les Allemands ont dû abandonner un matériel et des dépôts de munitions considérables; nous avons pris Vregny; Sancy, Laffaux sont menacés. Le massif de Saint-Gobain est entamé : nos troupes y ont pénétré largement. Nous touchons à l’extrémité Ouest du Chemin des Dames, où, vraisemblablement les Allemands ne pourront se maintenir... Et pendant ce temps la pensée de Foch, qui ne dort jamais, parcourt en éclair toute la ligne, et ses doigts au tact subtil se promènent d’un bout à l’autre de la carte. Honneur donc à tous nos généraux! Honneur à Foch, ce grand artiste militaire dont on sent partout l’admirable maîtrise, et qui vient de nous promettre « la poursuite implacable de l’ennemi. » Et honneur enfin à l’homme d’État qui « fait la guerre, » comme il l’a si bien dit, et qui la fait si bien, et qui ne fait que cela, et qui, hier encore, à la séance de rentrée de la Chambre, a célébré si dignement « nos soldats, nos grands soldats, les soldats de la civilisation! » Vrai symbole de la volonté française, M. Clemenceau aura été l’un des principaux artisans de cette « victoire d’humanité. »
Aimons-nous mieux des chiffres que des phrases, même drues et pleines, comme celles des communiqués? On nous en a fourni hier, à la lecture desquels il n’est pas, chez le neutre le plus obstinément neutre, d’esprit si hésitant que sa conviction ne soit faite. C’est un neutre ami, mais un neutre de Suisse, le colonel Feyler, qui, dans le Journal de Genève, a écrit, à propos du recul allemand, le mot de « déroute, » que chez nous on n’a pas écrit. Les autres, qui ne sont pas des amis, les Égli, les Stegemann eux-mêmes, sont émus. Il y a de quoi! 128 302 prisonniers (dont 2 674 officiers), 2 069 canons, 1 734 minenwerfer, 13 783 mitrailleuses, une quantité considérable de munitions, des approvisionnements et du matériel de toute nature, au tableau de nos prises, du 15 juillet au 31 août (les Anglais, le 5 septembre, annonçaient 16 000 nouveaux prisonniers en quatre jours) : c’est le signe visible et tangible, c’est la preuve mathématique de la victoire. Eh ! bien, objectera encore quelque entêté, les Allemands, en Orient et en Occident, en ont fait, plusieurs fois, autant ou davantage. Mais nous sommes à la cinquième année de la pierre. Le réservoir des empires du Centre baisse irrémédiablement, tandis que chaque jour l’afflux américain alimente le nôtre, jusqu’à ce qu’il soit rempli et qu’il déborde. 100 000 hommes perdus par nous sont 100 000 hommes aussitôt remplacés; 100 000 perdus par les Allemands sont 100 000 hommes dorénavant irremplaçables. Ce qui donne à notre bilan toute sa valeur, c’est sa date.
L’aveugle Allemagne entrevoit une lueur pale et rouge. Systématiquement nous refusons les témoignages, si chargés de vérité qu’ils puissent paraître, qui ne sont pas des témoignages officiels. Nous négligeons les aveux, les informations, les confidences, peut-être sincères, peut-être fausses, des gazettes. Il serait pourtant divertissant de les suivre d’édition en édition dans leurs versions tournantes et de noter qu’il n’est pas une de leurs assurances qui n’ait été immédiatement démentie par le fait. La manœuvre de Foch est si parfaitement, si purement française, si peu allemande (quoique les von Ardenne et les Salzmann, maintenant qu’elle a réussi, s’ingénient à la rattacher à l’école des Clausewitz, des Moltke et des Schlieffen), elle est si radicalement antiallemande, qu’aujourd’hui même, même après leur défaite, les Allemands n’en conçoivent les parties, les diverses actions sur la Marne, sur l’Aisne, sur l’Oise, sur la Somme, sur la Scarpe et la Lys, que séparément, ne se représentent pas qu’elles sont liées, et n’y découvrent pas ce qui nous frappe, ce qui est notre marque : le jeu des unités classiques. Mais il faut se borner et il faut choisir. Au milieu de ces bavardages embarrassés, il y a un point fixe. C’est évidemment le point de direction donné de la Wilhelmstrasse à toute l’Allemagne : enfoncer dans toutes les têtes allemandes l’idée que l’Empire soutient, à son corps défendant une sorte de guerre sainte. Sous une autre forme, sous une forme doctrinale et doctorale, revient le : « Je n’ai pas voulu cela. » L’antique Gazette de Voss se refait, pour cette dénégation et cette affirmation, une jeune énergie : « Que nous nous battions sur la Marne, sur la Somme, sur la Meuse ou sur le Rhin (remarquons l’allusion à ces deux fleuves qui n’est probablement pas jetée à l’aventure), nous ne cesserons de le faire pour nous défendre. C’est en quoi réside notre force, par quoi nous sommes invincibles. La situation ne deviendrait périlleuse que lorsque nous l’oublierions. Une armée allemande qui se bat pour ses foyers ne sera jamais vaincue : jamais, jamais, jamais. » Il est d’observation historique, constante et sans exception, que l’accumulation outrancière de trois «Jamais » n’a jamais porté bonheur à ceux qui les ont prononcés; mais passons. Pour vénérable qu’elle soit, la Gazette de Voss, la « tante Voss, » comme on se plaît à l’appeler en Allemagne, n’est qu’une gazette. Le comte Hertling est le chancelier de l’Empire, et ce qu’elle dit avec une espèce de rage, il le répète avec les finesses et les souplesses qu’enseigne à un Allemand même, quand il y a vécu sa vie entière, la familiarité de la casuistique ; cependant, l’habitude de tout prouver entraîne à vouloir trop prouver. Le chancelier ne se contente pas de dire que la guerre soutenue par l’Allemagne est maintenant pour elle une guerre défensive : il insinue, ou plutôt il déclare, qu’elle l’a toujours été. « Nous avons, dès les premiers jours, considéré cette guerre comme une guerre de défense. Il s’agit là-bas de défendre notre tranquillité et de protéger le sol de la patrie. Nous continuerons à y combattre. Nos magnifiques troupes continueront à repousser le formidable assaut des masses ennemies, jusqu’à ce que nos adversaires se rendent compte qu’ils ne peuvent pas nous anéantir, et jusqu’à ce qu’ils soient également disposés à une entente. » La voix, imprécative et implorative, tremble un peu. Comme le comte Hertling est le doyen du Centre, et comme il parle, en l’occurrence, aux délégués de la Fédération des associations d’étudiants catholiques, le couplet finit par une adjuration : « Ce jour viendra, parce qu’il faut qu’il vienne. Il n’est pas possible que l’Europe se saigne à blanc et que la civilisation européenne périsse dans la misère et la barbarie. Nous prions le Tout-Puissant, qui, jusqu’à présent, nous a si visiblement assistés, de daigner faire que ce jour ne soit pas attendu trop longtemps. »
Aurait-on touché juste en annonçant, d’après certains symptômes, que l’ère des « Discours à la nation allemande » allait bientôt s’ouvrir ? Certes, le comte Hertling n’est pas Fichte, et il se peut qu’il n’y ait pas, à cette heure, de Fichte en Allemagne. Mais prenons-y garde. C’est une vantardise de dire qu’une armée allemande, persuadée qu’elle se bat pour ses foyers, « ne sera jamais vaincue. » Ni trois fois « jamais, » ni même une fois « jamais. » Elle le sera. Mais ce dont nous devons, nous, être très persuadés, c’est qu’elle ne le sera que difficilement, et qu’une Allemagne, faisant une guerre qu’elle croit défensive, ne cesse pas d’être une Allemagne redoutable, où la ruse vient au secours de la force défaillante. Les Alliés se sont promis d’aller « jusqu’au bout; » encore est-il qu’il faut qu’ils sachent où est « le bout, » et qu’ils n’y sont point arrivés. C’est devant eux, une nouvelle campagne qui se présente, avec ses risques et ses périls.
Pas plus en ce cas qu’en aucun autre, nous ne nous permettrions une hypothèse stratégique qui excède notre compétence, mais voici une hypothèse politique qui ne nous paraît ni absurde ni même particulièrement osée. Supposons qu’un jour, — nous ne savons pas quand, — les Allemands se retirent sur une des positions de Hindenburg, — Siegfried ou Wotan, — nous ne savons pas où; que, par cette retraite, qu’ils ne manqueront pas, selon leur habitude, de présenter comme volontaire, ils obtiennent un raccourcissement sensible de leur front qui leur rendra, dans la pénurie de leurs effectifs, le moyen de la consolider en profondeur; qu’à force de travaux, tranchées, réseaux, abris, nids de mitrailleuses, constructions de batteries grosses et moyennes, ils en fassent, pour la défensive, une sorte de réduit très résistant et, à l’assaut, presque inviolable. Alors, ils seraient capables de dire aux Alliés : « C’est entendu, nous ne sommes pas victorieux, mais vous ne l’êtes pas non plus. Soit, nous reconnaissons que nous ne pouvons conclure à notre profit le débat par les armes, mais vous ne le pouvez pas plus que nous. Pour en finir, car nous sommes las, — mais vous l’êtes aussi, — et dans une pensée d’humanité, en vue d’épargner au monde un surcroît de souffrances qui seraient désormais vaines et inutiles, nous voulons être bons princes, et donner cette dernière preuve de la supériorité de l’Allemand sur le reste des mortels qu’étant le plus puissant, il est quand même le plus modéré, le plus raisonnable : nous vous offrons « la paix blanche, » le retour pur et simple au statu quo ante bellum. Pas de victoire, pas de changement; c’est comme si la guerre n’avait pas été. Revenons au printemps de 1914 ; vous l’avez dit, le président Wilson l’a dit : Pas d’annexions, pas de contributions, pas d’indemnité : vous dites, en outre : la Société des nations ; mais nous en sommes, à telles enseignes que vous serez obligés de la conformer plus ou moins sur le modèle de notre ancien Saint-Empire ou de notre ancienne Confédération. Et nous vous adressons ce message de la ligne où nous sommes fermement, inexpugnablement établis. Si vous le recevez mal, venez nous déloger ! »
C’est ce jour-là qu’il faudra que nous mettions sur nos lèvres un triple sceau et sur nos cœurs un triple airain. Cette paix de statu quo, cette paix blanche ne serait point la paix. Elle serait encore une paix allemande. Or, il ne se peut pas, après les cinq années où l’Allemagne a achevé de dévoiler son âme, qu’il y ait une paix allemande. Les plus « pacifistes » des hommes, les mêmes qui regarderaient comme la pire faute et le pire malheur toute condition qui outrepasserait le droit, qui seulement compromettrait la justice, n’en veulent pas ou n’en veulent plus. Le sénateur américain Lodge, dont la situation dans son parti et dans son pays est considérable, a, en des termes d’une netteté parfaite, exprimé l’opinion que la future paix doit revêtir, à l’égard de l’Empire allemand, le caractère d’une sentence, d’un arrêt, souverain, et par conséquent être non discutée, mais dictée, ou plus exactement édictée. Ladite sentence serait assez sévère pour que l’Allemagne fût, sinon à jamais, — mot qu’il est imprudent d’écrire, — mais, du moins, pendant longtemps, hors d’état de recommencer. Elle lui imposerait « la restauration complète de la Belgique, la restitution de l’Alsace-Lorraine à la France et des terre irredente à l’Italie, la sécurité de la Grèce, l’indépendance de la Serbie, de la Roumanie, de la Pologne et des Slaves, la libération de la Russie de toute domination allemande et l’évacuation des territoires russes arrachés par le traité de Brest-Litovsk. » Par-dessus tout, M. Lodge estime d’une extrême importance que les grandes populations slaves, présentement soumises à l’Autriche-Hongrie, notamment les Yougo-Slaves et les Tchéco-Slovaques, soient constitués en États indépendants qui, avec la Pologne, formeront une barrière sur le chemin de l’Allemagne vers l’Orient.
Pour ne retenir de ce programme qu’un point, les autres ne comportant en effet que des réparations, non des créations, en ce qui concerne « les grandes populations slaves, » la solution proposée par le sénateur Lodge, — faire des Yougo-Slaves et des-Tchéco-Slovaques, constitués en États, une barrière vers l’Orient, — cette solution n’est pas nouvelle, ce n’est pas une invention américaine. Nous la connaissons ou la reconnaissons. Elle est contenue dans une page célèbre de Giuseppe Mazzini, qu’on invoque, il est vrai, par allusion plus souvent qu’on ne la cite, et que publia, peu de mois avant sa mort, advenue en 1872, la revue qu’il venait de fonder, la Roma del popolo. Il convient que le document soit dès maintenant versé au dossier. «Depuis Fiurne, écrivait. Mazzini, le long de la rive orientale de l’Adriatique, jusqu’au fleuve Bojano, sur les confins de l’Albanie, descend une zone sur laquelle, parmi les reliques de nos colonies, prédomine l’élément slave. Et cette zone qui, sur la rive adriatique, embrasse, dépassant Cattaro, la Dalmatie et la région monténégrine, s’étend, des deux côtés de la chaîne des Balkans, vers l’Orient jusqu’à la Mer Noire; elle remonte dans la direction du Nord, à travers le Danube et la Drave, jusqu’à la Hongrie, qu’elle envahit, l’élément slave augmentant d’année en année en proportion plus rapide que celle de l’élément magyar. »
Voilà proprement pour les Yougo-Slaves. Mais le texte poursuit : « Entre cette zone, peuplée d’une douzaine de millions de Slaves, et la zone supérieure et continue, slave, elle aussi, qui de la Galicie s’étend d’un côté à la Moravie et à la Bohême, de l’autre à la Pologne pour rejoindre la mer Baltique à travers le duché de Posen et la Lithuanie, s’interposent, empêchement providentiel, à la réalisation de l’unité panslaviste rêvée, la Moldavie, la Valachie, la Transylvanie ; mais ce sont des terres daco-roumaines, à nous liées, depuis Trajan, par traditions historiques, affinités de langue et sentiments qui n’ont besoin, pour prendre de la force, que d’être cultivés par nous ; et, tandis qu’elles diminuent, le péril dont nous menace le Tsarisme, elles peuvent nous servir comme d’anneau de conjonction entre les deux zones dans nos relations avec la famille slave. Et cette seconde zone à eux, peuplée de dix-huit à vingt millions de Slaves, semble désignée, elle aussi, providentiellement, comme la barrière future entre la Russie et l’Allemagne du Nord. »
L’expression elle-même y est en toutes lettres : « la barrière, » et pour que le passage pût être produit devant la Conférence de demain ou d’après-demain, il n’y aurait à changer que les nombres qui ont vieilli, à corriger que deux noms ; à remplacer « panslaviste » par « pangermaniste » et « le Tsarisme russe » par « le Kaiserisme allemand. » Mais voici, à présent, le plus intéressant. Ce que Mazzini redoutait du Tsarisme, c’est précisément ce que nous aurions à redouter de la Mittel-Europa, toujours en y changeant un nom : « Au lieu d’une confédération slave entre les trois groupes, slave-méridional, bohême-morave et polonais, amis de nous et de la liberté, l’unité russo-panslaviste hostile; au lieu de 40 millions d’hommes libres, formant de la Baltique à l’Adriatique barrière contre le despotisme russe, 100 millions d’esclaves dépendant d’une unique et tyrannique volonté. » Le péril ne saurait être conjuré, la barrière protectrice ne pourrait être élevée que quand deux autres despotismes, plus anachroniques encore, auraient été abattus, comme il est fatal qu’ils le soient. « L’Empire turc est condamné à se dissoudre, peut-être avant l’Empire d’Autriche, mais la chute de l’un suivra de près celle de l’autre. Les populations qui s’insurgèrent en Turquie pour devenir des nations sont presque toutes réparties entre les deux Empires et ne peuvent s’agglomérer sans s’émanciper de l’un et de l’autre... Que faut-il pour que l’insurrection se convertisse vite en victoire? L’accord entre ces éléments slaves, helléniques, daco-roumains qui se jalousent aujourd’hui encore par d’anciens souvenirs de guerre et d’oppressions réciproques. C’est la mission de l’Italie de proposer et de faire prévaloir les bases de cet accord. »
Mazzini ne s’en tient pas à énoncer cette formule ; il indique les moyens, et règle même les détails : «Pendant que des conseils et des offres semblables aplaniraient la voie à une solution de l’orageuse question d’Orient, favorable au principe de nationalité et contraire en même temps à l’ambition russe, des offres pareilles étendues aux populations de la Dalmatie, du Monténégro, de la Croatie et des terres daco-roumaines, prépareraient la destruction de l’empire d’Autriche et accompliraient le dessein de notre politique. Lorsque les peuples soulevés auraient «sonné l’heure suprême, la côte méridionale de l’Adriatique deviendrait notre base d’opérations pour une aide efficace aux nouveaux alliés. Nos navires de guerre rachèteraient l’honneur violé du drapeau en conquérant aux Slaves du Monténégro le débouché dont ils ont besoin, les Bouches-de-Cattaro, et aux Slaves de la Dalmatie les principales cités de la côte orientale. Lissa, justement appelée, par d’autres, la Malte de l’Adriatique et devenue pour nous le champ d’une défaite imméritée qu’il importe pour l’honneur de notre flotte d’effacer, demeurerait station italienne. Auxiliatrice de la résurrection des Slaves illyriques et de ceux qui constituent une grande partie de la Turquie d’Europe, l’Italie acquerrait, la première entre toutes les nations, droit d’affection, d’inspiration, de stipulations économiques avec toute la famille slave. Les avantages, pour l’Italie et pour l’Europe, sont indéniables... »
Mais il nous tarde d’arrêter une citation trop longue, quoique déjà beaucoup abrégée. Si nous l’avons donnée, on pense bien que ce n’est pas pour la simple curiosité. C’est qu’elle nous introduit, par un chemin que nous préférons à d’autres, au cœur des problèmes actuels. Nos journaux se sont faits l’écho d’une vive polémique, à laquelle toute la presse italienne s’est peu ou prou mêlée, et qu’ont soutenue notamment deux de ses principaux organes, le Giornale d’Italia de Rome, contre le Corriere della Sera, de Milan. On a voulu y voir la manifestation plus ou moins discrète d’un Dissenso, d’un dissentiment dans le sens d’une différence d’opinion, entre le président du Conseil, M. Orlando, et M. Sonnino, ministre des Affaires étrangères; et moins encore entre les deux hommes qu’entre les deux méthodes ou les deux manières. Mais enfin les traits se sont aiguisés, ont failli s’envenimer, et l’on a opposé à la slavophilie du premier on ne sait quelle secrète et étrange austrophilîe du second. De même, et par la même occasion, l’on oppose aux stipulations de la convention de Londres du 26 août 1915 les résolutions du Congrès des nationalités opprimées, qui se tint à Rome cette année, et les conversations de M. Orlando avec le champion de la cause yougoslave, M. Trumbitch. Cette discussion, comme la plupart des polémiques, exigerait toute une série de précisions ou de mises au point. D’abord, c’est peine perdue que de défendre M. Sonnino de l’accusation d’austrophilie, pour la raison majeure qu’il a été, dans le cabinet Salandra, un des trois ministres décidés, dès le premier jour, dans leur cœur et dans leur esprit, à faire sortir, contre l’Autriche, l’Italie de la neutralité où elle s’était provisoirement retirée. Mais il est certain qu’il y a, entre M. Orlando et M. Sonnino, moins des différences d’opinion que des différences de tempérament, et qu’il n’est personne qui ne doive être pris avec ses défauts, ainsi qu’avec ses qualités. Que reproche-t-on, dans cette affaire, à M. Sonnino? De ne pas parler : c’est justement ce dont on l’a loué dans tant d’autres. Sans doute; on peut retourner l’axiome et dire : comme il est des temps de se taire... Seulement, est-il démontré que les temps de parler soient venus? Pour nous, gardons-nous de l’oublier, M. Sonnino est muet, mais il est sûr.
En tout cas, que M. Orlando parle et que M. Sonnino se taise, c’est à eux de parler ou de se taire; l’Entente n’a rien à gagner à ce qu’un sujet si délicat soit livré aux disputes publiques, et à ce que, là-dessus, d’autres voix que celles des gouvernements instruits et responsables s’élèvent trop haut et trop tôt. La page de Mazzini est un texte, mais la convention de Londres, elle aussi, en est un. Il ne s’agit plus de se demander si l’on n’a pas eu, à tel ou tel moment, dans telles ou telles nécessités, la signature un peu facile. Ce qui est signé est conclu, et il n’appartient qu’à l’Italie seule de s’en dégager. Peut-être s’est-elle aperçue, ou peut-être s’apercevra-t-elle, que son véritable intérêt est de le faire; que, compris et interprété de la sorte, son rôle serait bien plus grand; que ce qu’elle pourrait céder en territoire, d’ailleurs âprement contesté, elle le reprendrait au décuple en influence morale, en prestige intellectuel, en autorité politique, en- développement économique. La solution serait alors à chercher, non dans l’opposition de tendances irréductiblement contraires et de sacrifice de l’une à l’autre, mais dans leur conciliation, dans une combinazione plus conforme à la fois aux destinées de la nation, à ses ressources et à son génie.
Nul, que l’on sache, ne songe à caresser ni même à épargner l’Autriche! Nul ne prétend qu’elle ne doive pas être vaincue, et que, vaincue, elle ne doive pas subir les justes conséquences de la défaite. Mais tout le monde n’est pas d’accord sur le meilleur moyen de la vaincre et sur celles de ces conséquences qui seraient ou justes ou les plus justes. Au fond, la difficulté tient surtout, — s’il existe quelque difficulté, — à ce qu’il y a, dans l’Entente, deux groupes, au moins, de puissances. Pour l’un, le principal ennemi est l’Allemagne, avec cette nuance que, pour certains États de ce groupe, pour la France, pour l’Angleterre, c’est comme un ennemi personnel, et que pour certains autres, pour les. États-Unis, c’est essentiellement l’ennemi du genre humain. Pour le second groupe, qui cristallise autour de l’Italie, l’Autriche est l’ennemi principal. Ainsi des Serbes, des Slaves en général, des Roumains, des peuples des Balkans et de l’Adriatique. Et ainsi, par la force des choses, il y a eu deux guerres dans une. La guerra nostra, avait dit l’Italie, qui ne s’est résolue à déclarer à l’Allemagne une guerre, au commencement très peu guerraggiata, que lorsqu’il lui est apparu clairement que l’Allemagne était le support de l’Autriche. Mais c’est fini, il n’y a plus qu’une seule et même guerre, nostra pour chacun des deux groupes et chacun des membres de chaque groupe, guerreggiata par tous ensemble sur tous les fronts ensemble : Américains, Anglais, Français, Italiens, Serbes, Slaves du Nord et du Sud contre l’Allemagne en France; Américains, Anglais, Français, Italiens, Serbes, Slaves du Nord et du Sud contre l’Autriche en Italie. Le second groupe proclame, sur le mode antique : Delenda Austria, et le premier n’a pas à répondre et ne répond point : Servanda Austria. Mais il doit être également clair pour tous les deux que la malfaisante Autriche-Hongrie, née, telle que nous la connaissons, des hasards et des iniquités de l’histoire, ne peut être détruite que si, au préalable, la prépotence allemande est brisée; autrement, par la destruction même de l’Autriche, les provinces allemandes, détachées du reste, accroîtraient l’Empire des Hohenzollern ; et si, ce qui est douteux, la « barrière » mazzinienne de la Confédération slave se dressait suffisante, à l’Orient, devant le pangermanisme et le kaisérisme survivants, c’est vers l’Occident, où le bloc allemand écraserait l’Europe sur son axe et sur son milieu, de la Baltique à l’Adriatique, qu’il n’y aurait plus ni barrière, ni frontière, ni marche.
Déjà la prépotence allemande est atteinte ; six semaines de victoire à l’actif de l’Entente ont eu leur répercussion, dans le pays même où l’on s’était accoutumé à dire, avec ou sans regret, «los impotentes Aliados. » Les violences réitérées de l’Allemagne sur mer ont fini par lasser la patience la plus robuste ; ses insolences et ses intrigues sur terre, par réveiller la fierté, la susceptibilité castillanes. L’Espagne a notifié à Berlin que, pour chaque navire coulé, elle saisirait un navire allemand mouillé dans ses eaux, et se paierait ainsi tonne pour tonne. Le bruit s’était d’abord répandu que l’Allemagne acceptait, s’inclinait; et c’eût été un bon coup marqué au dynamomètre. Imaginez comment pareille démarche eût été accueillie, il y a seulement trois mois. Mais il n’en était rien, ou du moins que peu de chose. L’Allemagne ne contestait pas le principe bien-fondé de cette mesure de rétorsion ; mais elle en écartait l’application automatique, et réclamait le droit d’examiner les cas, c’est-à-dire d’ergoter, c’est-à-dire d’éluder. La décision espagnole avait été prise après les délibérations les plus solennelles; néanmoins, elle serait peut-être demeurée théorique, si, avant que l’encre fût séchée, deux nouveaux torpillages n’en eussent mis brutalement le sérieux à l’épreuve.
Le gouvernement espagnol ne pouvait ni se déjuger, ni se dérober. Il a donc maintenu qu’il procéderait comme il l’avait fait connaître, avec le respect de l’équité, mais avec le souci de sa dignité, et dans la pleine étendue de sa souveraineté, comme dans la pleine limite de sa neutralité. En même temps, il adressait à la presse l’exhortation d’éviter tout ce qui pouvait agiter l’opinion, travaillée par des alarmistes, dont les terreurs ne sont pas toutes gratuites. Il rappelait les dispositions sévères de son récent décret, comme s’il craignait qu’une mesure catégorique ne provoquât des incidents fâcheux. Mais que craindrait-il ? Les organes qui n’observeraient pas, dans une circonstance dont la gravité ne saurait échapper aux moins avisés, la discipline nationale, ne seraient pas des organes espagnols, mais des organes germaniques de langue espagnole, envers lesquels il n’y aurait point de ménagements à garder, à la minute trouble où l’agent ne se distingue plus du traître. D’autre part, les ayant bien regardés en face, qu’il se regarde lui-même : il n’est pas un ministère ordinaire, bibelot fragile sur l’étagère du Parlement, objet de haut style pour une vitrine de l’Armeria real. Ce n’est pas pour ne rien faire qu’il réunit tous les chefs de partis, de droite et de gauche, trois ou quatre présidents du Conseil sous la présidence de celui d’entre eux qui n’est point le plus populaire, mais qui est le plus qualifié par ses talents et par son caractère. M. Maura, s’il lui faut tenir le coup, n’a qu’à se souvenir de Canovas et de l’affaire des Carolines, en se disant que l’Allemagne du comte Hertling n’est plus, au lendemain des batailles de la Marne, l’Allemagne du prince de Bismarck.
CHARLES BENOIST.
Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.