Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1914

Chronique n° 1978
14 septembre 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Pendant que nous écrivons, une grande bataille se poursuit entre Paris et les Vosges. Nous avons confiance que le dénouement sera favorable à nos armes ; mais, s’il en était autrement, si la fortune nous était contraire, nous prendrions une nouvelle position militaire et nous continuerions de nous battre. Le sort définitif de la guerre ne dépend d’ailleurs pas uniquement de nous. Il suffit que la coalition dont nous sommes un des élémens l’emporte finalement, et elle l’emportera. Bien loin d’être ébranlée, sa résolution s’est encore affermie pendant ces derniers jours et s’est manifestée sous une forme diplomatique. Quelle que soit l’importance des opérations militaires, celle de la Déclaration que les représentans de l’Angleterre, de la France et de la Russie, sir Edward Grey, M. Paul Cambon et le comte Benckendorff, ont signée à Londres, n’est pas moins grande ; elle l’est même davantage, parce qu’elle domine toute la situation militaire et politique, et qu’elle est la garantie de l’avenir aussi bien que du présent. Voici le document :


« Les soussignés, dûment autorisés par leurs gouvernemens respectifs, font la déclaration suivante :

« Les gouvernemens de Grande-Bretagne, de France et de Russie s’engagent mutuellement à ne pas conclure de paix séparée au cours de la présente guerre.

« Les trois gouvernemens conviennent que, lorsqu’il y aura lieu de discuter les termes de la paix, aucune des puissances alliées ne pourra poser de conditions de paix sans accord préalable avec chacun des autres alliés. »


Cette Déclaration est, pour les trois Puissances qui l’ont faite, la Charte de la guerre. Leurs fortunes peuvent être diverses et changeantes au cours des opérations, mais elles resteront intimement unies jusqu’à la fin. La guerre sera commune, la victoire le sera aussi. En un mot, c’est une alliance. Avec la Russie, nous en avions déjà une, mais ni la Russie, ni nous n’en avions avec l’Angleterre : cette omission est réparée. Nous avons cette fois partie liée autant que partie peut l’être. Si l’Allemagne a pu croire qu’un des trois alliés se lasserait de la guerre avant les autres, soit parce qu’elle serait particulièrement lourde pour lui, soit parce qu’il se laisserait séduire aux promesses qu’on pourrait lui faîre, aux avantages qu’on pourrait lui consentir, cette illusion se dissipe. Nous sommes un bloc indissoluble. Si elle ne détruit pas la Russie, l’Angleterre et la France, l’Allemagne sera détruite par elles. L’alternative est impérieusement posée.

Il y a dans tous les pays des alarmistes, qui obéissent quelquefois, sans même le savoir, à des suggestions venues du dehors et qui, à chaque échec partiel, s’appliquent à semer le découragement autour d’eux : pour éviter la défaite, ils sont tout prêts à en accepter, à en subir tout de suite les conséquences. Il y en a chez nous comme ailleurs, comme partout, mais, grâce à Dieu ! ils y sont rares, leur voix n’est pas entendue, ils n’ont aucune influence sur l’opinion. C’est surtout dans le monde des politiciens professionnels qu’on a pu, ces jours derniers, en découvrir quelques-uns, et personne n’en sera surpris, car on connaît cette engeance qui représente officiellement le pays et à laquelle le pays ressemble si peu. Le gouvernement, usant de son droit, a déclaré close la session parlementaire de 1914 : cette précaution n’était sans doute pas inutile. Le gouvernement reste ainsi le seul maître de l’heure où il jugera à propos de réunir de nouveau les Chambres. Bien que la Déclaration de Londres n’ait pas eu pour objet principal de répondre aux alarmistes, eux aussi l’auront entendue et ils sauront désormais que les trois alliés, fermement résolus à ne pas se séparer les uns des autres, iront jusqu’à l’extrême limite de leurs forces pour abattre l’ennemi commun. Mais c’est le petit côté de l’affaire, le grand côté est ailleurs. Avons-nous besoin de dire combien nous sommes heureux que l’Angleterre soit enfin sortie des réserves où elle s’était enfermée jusqu’ici, pour contracter enfin une alliance de guerre avec la Russie et avec nous ? Il y a depuis longtemps de l’autre côté du détroit, et en grand nombre, des hommes instruits, intelligens, perspicaces, prévoyans, fidèles aux vieilles traditions de leur pays, qui se rendaient fort bien compte de la solidarité qui unit les intérêts des trois pays, et même ceux de quelques autres encore, en face de l’ambition illimitée de l’Allemagne. Si l’alliance n’avait tenu qu’à eux, ils l’auraient faite sans plus tarder. Mais il y a aussi, en Angleterre, un parti qui pousse l’esprit pacifique jusqu’au pacifisme doctrinaire, et ce parti dispose, même dans le gouvernement, de moyens puissans au profit de sa volonté d’abstention. Le gouvernement allemand a des intelligences à Londres. L’empereur Guillaume a eu d’autant plus de facilité à faire croire à ses intentions pacifiques que ces intentions paraissent bien avoir été longtemps sincères ; mais, quand elles ont cessé de l’être, tous les yeux ne se sont pas ouverts à la fois. Aujourd’hui encore, il y en a qui restent fermés. C’est contre ce parti que le gouvernement a eu à lutter et il faut savoir une grande reconnaissance à sir Edward Grey, à M. Asquith et à ceux de leurs collègues qui les ont aidés dans cette tâche, d’avoir déployé l’énergie et l’habileté nécessaires pour l’emporter. On peut mesurer le chemin qu’ils ont parcouru en quelques jours en comparant leurs premiers discours parlementaires à ceux qu’ils ont prononcés depuis et, en fin de compte, à la Déclaration dont nous avons plus haut reproduit le texte catégorique.

Il est vrai que le gouvernement allemand les a merveilleusement aidés. Nous avons déjà relevé quelques-unes de ses maladresses, mais les événemens marchent si vite entre nos chroniques, que nous n’avons encore rien dit des extraordinaires conversations que M. de Bethmann-Hollweg, chancelier de l’empire, et M. de Jagow, ministre des Affaires étrangères, ont eues avec l’ambassadeur d’Angleterre, M. Goschen. Tout le monde les a lues dans les journaux, mais il faut les rappeler ici, car leur omission priverait nos lecteurs d’un élément indispensable à leur information. Il s’agissait de la neutralité de la Belgique, et M. Goschen demandait à ses interlocuteurs si l’Allemagne la respecterait. — Nullement, ont-ils répondu ; nous avons besoin de passer par la Belgique pour porter tout de suite à la France un coup décisif, et, par conséquent, nous y passerons. D’ailleurs, le fait est déjà accompli et, quand même nous voudrions revenir en arrière, il serait trop tard. — Le gouvernement allemand avait sans doute cru habile de mettre l’Angleterre en face d’un fait accompli, et il se montra très surpris de la gravité que M. Goschen paraissait y attacher. — Comment ! s’écria alors M. de Bethmann-Hollweg, pour un mot, le mot neutralité, qui, en temps de guerre, a été si souvent méprisé ; comment ! pour un petit morceau de papier, la Grande-Bretagne va faire la guerre à une nation apparentée dont le seul désir est d’être une amie ! L’acte de la Grande-Bretagne est inconcevable. Je la tiens pour responsable des terribles événemens qui pourront s’ensuivre. — Un Livre Blanc anglais a livré cette conversation à la publicité, ainsi qu’une correspondance échangée entre le roi d’Angleterre et l’empereur d’Allemagne, correspondance d’où il résulte que le roi, dans son désir ardent du maintien de la paix, a poussé à l’extrême les concessions qu’il proposait de faire à l’Allemagne et à l’Autriche. Mais l’empereur Guillaume a tout repoussé. Il a poursuivi la mobilisation de ses troupes avec une hâte fiévreuse, et la correspondance entre les deux souverains, peut-être faut-il dire entre les deux hommes, car ils parlaient le langage de la familiarité et de la confiance, a été brusquement interrompue par les premiers coups de canon. La publication de ces documens a produit l’effet que le gouvernement anglais en avait espéré. L’opinion britannique qui, jusqu’à ce moment, avait été un peu flottante, un peu hésitante, un peu molle, a été entraînée par un sentiment généreux et indigné, et M. Asquith a pu tenir le langage qui correspondait à ce sentiment.

On a vu alors quelle différence il y a entre l’âme anglaise et l’âme allemande : la première formée à l’école de la liberté, de la discussion loyale, de la responsabilité pour tous et enfin de la civilisation la plus élevée, la seconde à celle du matérialisme politique, qui ne voit en toute chose que l’intérêt immédiat et brutal, immole à cet intérêt les droits d’autrui les plus sacrés et n’accepte pour soi d’autre devoir que celui de la discipline aveugle, servile et muette. Le choc de deux mentalités aussi différentes, aussi opposées, devait faire jaillir des étincelles lumineuses. L’éloquence de M. Asquith s’est élevée à la hauteur des événemens pour célébrer l’héroïque résistance de la Belgique et flétrir ses envahisseurs. — La tâche qui nous incombait, a-t-il dit, était une de celles auxquelles une grande nation ne pouvait se dérober sans se couvrir d’une honte éternelle. Nous étions contraints par des obligations précises et supérieures d’affirmer et de maintenir l’existence menacée d’un État neutre. La Belgique n’avait aucun intérêt à elle propre à défendre, si ce n’est les intérêts suprêmes et prépondérans de chaque État, grand ou petit, digne de ce nom, à savoir : le maintien de son intégrité et de sa vie nationale. La défense de Liège sera toujours le thème d’un des plus beaux chapitres des annales de la liberté. Les Belges ont conquis la gloire immortelle d’un peuple qui préfère sa liberté à son bien-être matériel, à sa sécurité, à la vie elle-même. Nous les saluons avec respect. Nous sommes avec eux de cœur et d’âme, parce que, à leur côté et avec eux, nous défendons en même temps qu’eux deux grandes causes : l’indépendance des petits États et l’inviolabilité des obligations internationales. Et M. Asquith concluait que la responsabilité de la guerre retombait tout entière sur la seule Allemagne. — Nous abrégeons ce discours qui aurait mérité d’être reproduit tout entier : on n’en a jamais entendu, on n’en entendra pas de longtemps un semblable à Berlin. Il y a, entre le langage de M. Asquith et celui de MM. de Bethmann-Hollweg et de Jagow, plusieurs siècles de civilisation. Ce sont des hommes d’une autre éducation intellectuelle, d’une autre culture morale, d’une autre race qui parlent. Et nous nous sentons de la même famille humaine que les Anglais.

Les publications britanniques, les discours de M. Asquith, de sir Edward Grey, de lord Kitchener, ont atteint leur but : aujourd’hui, l’opinion anglaise est unanime comme la nôtre. Cependant il y a quelque chose de plus éloquent encore que tous les discours, ce sont certains faits. Les journaux ont parlé des actes de barbarie qui ont été commis par les soldats allemands. Eh quoi ! au XXe siècle, on tue des femmes, des enfans ! On les met de force devant les soldats pour empêcher l’ennemi de tirer ! On viole, on assassine ! Ces anachronismes révoltans troublaient les consciences, mais l’esprit, quelquefois, restait hésitant : n’y avait-il pas quelque exagération dans ces récits d’épouvante ? Nous étions, nous, trop près des événemens pour pouvoir douter ; chaque jour des témoins authentiques venaient tout confirmer ; mais ceux qui étaient loin, très loin, de l’autre côté de l’Océan, hésitaient à croire à tant d’abominations. La mort violente de Louvain les a subitement éclairés d’une lumière irrécusable et effroyable. Louvain, ville charmante, tout imprégnée d’histoire, embellie par l’art, centre d’étude, de recueillement, de méditation, un des joyaux de la Belgique, un des trésors de l’humanité, Louvain a été saccagé. Ses principaux monumens sont détruits, ses bibliothèques ont été détruites, comme autrefois celle d’Alexandrie. Lorsqu’on l’a appris, un cri de douleur et d’horreur s’est élevé dans le monde entier. Un acte pareil suffit pour déshonorer une guerre, et l’Allemagne en gardera au front une marque ineffaçable. Elle s’en soucierait sans doute très médiocrement si, tout de même, la réprobation universelle n’était pas lourde à porter, si lourde que, un jour ou l’autre, on finit par fléchir sous le poids. L’Allemagne a éprouvé le besoin de s’expliquer. Un journal suisse a publié une note dont toutes les apparences sont celles d’un communiqué et, bientôt après, M. de Bethmann-Hollweg en personne a adressé à la presse américaine un long factura qu’on peut résumer en deux mots : Louvain a mérité son sort ; comme des soldats allemands étaient réunis sur une de ses places, des coups de feu sont partis de plusieurs fenêtres, ses blessés ont été achevés sur le champ de bataille ; on conviendra que de pareils actes exigeaient une vengeance immédiate et terrible !

C’est ce dont, au contraire, personne ne conviendra dans le monde civilisé. Quand même, — ce que nous ne croyons nullement, — les faits allégués seraient vrais, serait-ce une raison suffisante pour anéantir une ville et y a-t-il proportion entre la cause et l’effet ? Si on répond oui, il n’y a guère une ville que les Allemands, s’ils le veulent bien, ne seront pas en droit de détruire, car il n’y a en pas une qui ne contienne quelques hommes exaltés, déséquilibrés peut-être, égarés par patriotisme qui ne se contient plus. Moralement, ils ont des excuses, certes, mais on comprend que l’ennemi ne les accepte pas et qu’il croie une répression rigoureuse nécessaire et légitime. Eh bien ! qu’il l’exerce sur les malheureux imprudens, mais non pas sur toute une population, mais non pas sur les pierres mêmes d’une ville. Si des coups de fusil ont été tirés à Louvain, les soldats allemands n’ont-ils pas vu de quelle maison ils sont partis ? Sont-ils entrés dans cette maison ? Y ont-ils fait une enquête ? Ont-ils recherché les auteurs d’un acte à leurs yeux criminel ? Non, ils ont incendié la ville, détruit les maisons, démoli les édifices, réduit à néant des chefs-d’œuvre des plus grands maîtres. Ils étaient sans doute sûrs, en procédant ainsi, de ne pas, dans le tas, manquer les coupables. Mais les autres ? On se croirait reporté à la guerre des Albigeois et au mot sinistre : Tuez tout. Dieu saura reconnaître les siens ! Il y a eu un frémissement dans le monde à la nouvelle de la destruction de Louvain, et non seulement dans l’ancien, mais dans le nouveau. L’Amérique compte un trop grand nombre d’Allemands pour que l’Allemagne n’y ait pas des sympathies nombreuses ; cependant la distance, un milieu différent, les habitudes de pensée que donnent les mœurs de la liberté y affranchissent les esprits. Les Américains ont le sens pratique des Allemands, mais ils ont le respect du droit, ils se préoccupent de civiliser la guerre, de l’humaniser autant qu’il est possible, ce qui est toujours bien peu ! ils ont joué un rôle important dans les conférences de La Haye. L’opinion américaine a été profondément émue par le désastre de Louvain et désormais elle suit les incidens de la guerre avec un redoublement d’attention ; elle demande à être renseignée, à savoir, à être mise à même de juger et elle a le sentiment que son jugement aura quelque poids. La soldatesque germanique se moque de l’opinion américaine comme de tant d’autres choses, mais l’empereur Guillaume, qui y a toujours beaucoup tenu, serait encore plus changé que nous ne le croyons s’il avait cessé d’en faire cas. Aussi la ville de Paris a-t-elle éprouvé une vraie satisfaction, au moment où le corps diplomatique l’a quittée à la suite du gouvernement, d’apprendre que l’ambassadeur des États-Unis y était resté, que son successeur y était venu, que son prédécesseur y était revenu. Ce sont des témoins que l’Amérique a au milieu de nous, qui regardent, qui voient et qui sauront parler.

L’attitude de Paris est d’ailleurs admirable de sang-froid et de courage. Quelle différence avec le Paris de 1870, qui ressemblait à une cuve en ébullition, où les élémens les plus troubles, toujours violens, souvent impurs, apparaissaient presque seuls à la surface ! Aujourd’hui le calme de la population est absolu : on a pris par avance son parti de tout ce qui peut arriver, et on attend. Un petit fait a montré l’état des esprits, nous voulons parler de l’avion allemand qui, plusieurs jours de suite, a volé sur la ville en y jetant des bombes. Ces bombes, à la vérité, n’ont fait à peu près aucun mal. Non seulement Paris n’a pas pris au tragique la menace de l’avion allemand, mais il ne l’a même pas pris au sérieux et, s’il faut le dire, s’en est amusé : il y avait presse, dans les rues, pour regarder passer l’oiseau mécanique. On a été heureux toutefois d’en être débarrassé, lorsque des avions français ont commencé à apparaître à leur tour : on l’avait assez vu. Et enfin la situation générale commençait à devenir préoccupante. L’avion avait fait l’effet d’un jouet assez inoffensif, mais toutes les pensées se tournaient vers la grande armée d’invasion, qui continuait sa marche sans que rien eût pu encore l’arrêter, et qui chaque jour approchait de Paris. Si les choses continuaient ainsi, on commençait à calculer à quel moment le canon allemand se ferait entendre. Un jour, on a appris que le gouvernement avait quitté la ville et qu’il s’était dirigé sur Bordeaux. L’exode n’avait été ni annoncé, ni préparé, ni exécuté ostensiblement, ce que nous avons d’ailleurs regretté. On pouvait craindre quelque panique : ne fallait-il pas que le danger fût imminent, puisque le gouvernement s’en allait ? En fait, l’impression a été nulle. Le gouvernement a laissé derrière lui une proclamation qui expliquait la résolution qu’il avait prise, mais tout le monde l’avait comprise et admise par avance. On a trouvé naturel que le gouvernement s’éloignât, non pas à cause du danger, s’il y en avait, mais parce que, son devoir s’étendant à la France entière, il ne pouvait pas s’exposer, soit à être enfermé dans Paris, soit, si l’enceinte de défense était forcée sur quelque point, à être la victime d’un coup de main. Un gouvernement doit rester toujours libre de son action. C’est ce qu’a senti le gouvernement belge lorsqu’il s’est transporté de Bruxelles à Anvers, et aussi le gouvernement serbe lorsqu’il a quitté Belgrade pour se mettre en sûreté à Kragujewatz. Maintenant, si notre malheur veut que les Allemands viennent à Paris, ils peuvent le faire avec un minimum d’inconvéniens pour la défense nationale. Ils ne trouveront ni un gouvernement avec qui traiter, ni un établissement financier à rançonner, car la Banque de France a suivi le gouvernement, après avoir mis son encaisse en sûreté, et les grands établissemens de crédit ont imité cet exemple. L’entrée des Allemands à Paris serait pour eux un avantage moral dont nous ne dénions pas la valeur, mais un bénéfice matériel très réduit.

La situation, cette fois encore, est tout autre qu’en 1871. A cette époque, la chute de Paris a entraîné celle de la France : Paris succombant, la résistance n’était plus possible ailleurs. Nous étions épuisés et, n’ayant pas d’alliés, nous n’avions aucune assistance à attendre du dehors. La capitulation de Paris rendait disponible l’armée allemande qui l’assiégeait et dont l’énorme masse devait retomber sur nos armées de province, déjà exténuées. Aujourd’hui, au contraire, notre ressource et notre espoir sont dans nos armées restées intactes, et si une armée allemande assiège Paris ou cherche à y pénétrer, elle y usera là une force offensive qui aurait été peut-être plus efficace ailleurs. Enfin, puisque c’est à propos du départ du gouvernement de Paris que nos souvenirs se sont reportés à 1870-1871, marquons encore, avec le passé, une différence importante. Le gouvernement de la Défense nationale étant, dans ses élémens principaux, composé des députés de Paris, se fit scrupule de le quitter. Paris était à ses yeux non seulement la capitale, mais une sorte de ville sainte que l’honneur ne permettait pas de déserter, et on vit le spectacle dérisoire d’un gouvernement qui, restant à Paris, envoyait en France, pour remplir son rôle, une délégation composée de MM. Glais-Bizoin, Crémieux et Fourichon. On ne pouvait, relativement à Paris, faire à la France plus petite part ! Par bonheur, Gambetta comprit ce que la situation avait de paradoxal : il s’échappa de Paris en ballon pour aller porter à la Délégation de Tours l’appui de son âme ardente, de son intelligence et de son activité. La Délégation prit alors une allure nouvelle : tout le possible fut fait et l’honneur sauvé. Mais c’était une grande faiblesse pour la France que le gouvernement fût bloqué à Paris, sans même en excepter le ministre des Affaires étrangères, Jules Favre, qui, dans sa superstition parisienne, hésita même à se rendre à la Conférence de Londres et finalement s’en abstint. On demeure étonné devant l’état d’esprit des hommes de cette époque. Ceux d’aujourd’hui ont montré une intelligence plus éclairée de leur devoir : ils ont mis le gouvernement de la France hors de la portée de l’ennemi.

Quant aux événemens de la guerre, nous avons peu de chose à en dire : d’abord ils nous sont mal connus, ensuite ils continuent de se dérouler. Ils nous sont mal connus parce que, avec une prudence dont nous n’avons garde de nous plaindre, — nous la louons fort au contraire, — les autorités militaires qui nous renseignent le font avec une extrême réserve. Les communiqués officiels sont d’une brièveté sibylline et il est presque impossible de lire entre les quelques lignes dont ils se composent. Au début de la guerre, du temps de M. Messimy, ils étaient beaucoup plus larges, mais ils étaient diffus, et la lumière qu’ils nous apportaient éclairait mal le contour des choses : nous préférons ceux d’aujourd’hui, bien qu’ils nous mesurent la vérité au compte-goutte. Les notions succinctes qui s’en dégagent sont les suivantes. A la grande bataille de Charleroi, livrée en Belgique, notre aile gauche a souffert. Dans l’intention de nous tourner d’abord et de nous envelopper ensuite, les Allemands avaient concentré sur ce point leur effort principal. Un contingent anglais a supporté l’assaut avec nous ; il a fait preuve d’un grand héroïsme et nos propres troupes ont mérité le même éloge ; mais, devant des forces très supérieures, le général Joffre a jugé qu’il valait mieux se replier un peu en arrière et chercher plus au Sud une meilleure ligne de combat. Lui seul était juge de ce que comportait la situation, et tout porte à croire qu’il l’a compris puisque, si nous n’avons pas encore obtenu un succès important, nous n’avons subi non plus aucun revers caractérisé. Notre armée a fait de grandes pertes, mais tout porte à croire que celles des Allemands sont plus grandes encore. Pendant les jours qui ont suivi, la manœuvre des deux armées ennemies n’a pas changé. Bien que la bataille ait continué sur l’immense ligne que l’on sait, elle a été particulièrement importante à l’extrême-gauche française, à l’extrême-droite allemande. Les Allemands n’avaient pas renoncé à la volonté et à l’espérance de nous tourner par là. C’était leur plan. N’ayant pas, pour l’exécuter, hésité à violer la neutralité de la Belgique, ils ont voulu avoir au moins l’avantage matériel d’un acte aussi osé, mais ils n’y ont pas réussi, et ils ont dû finalement modifier leurs dispositions. Ils avaient d’abord visé directement Paris ; ils s’avançaient vers la ville en droite ligne et n’en étaient plus qu’à quelques étapes. C’est à ce moment que le gouvernement en est sorti et que le général Galliéni en a été nommé gouverneur.

Ce choix a été universellement approuvé. Le général Galliéni s’est distingué par son intelligence, son coup d’œil sûr et rapide, sa présence d’esprit, son énergie, dans toutes les missions qui lui ont été confiées : c’est à lui que nous devons notamment la conquête de Madagascar, et, après la conquête militaire, il s’est montré aussi bon administrateur qu’n avait été bon général. En prenant possession de son commandement, il a adressé à la population une proclamation dont la brièveté a plu : il s’est contenté de dire qu’ayant été chargé de la défense de Paris, il remplirait son devoir jusqu’au bout. Ce devoir lui imposait tout de suite une grande activité. Les fortifications de Paris avaient besoin d’être soutenues, épaulées par des travaux qu’on avait trop négligés jusqu’à ce moment. On s’est empressé d’y procéder : il n’y avait pas un moment à perdre. Nous avons eu alors une surprise heureuse : la droite allemande qui était déjà entre Compiègne et Senlis et avait poussé des pointes hardies jusqu’à Pontoise, s’est tout d’un coup incurvée vers l’Est et éloignée. Est-ce pour les motifs que nous avons indiqués plus haut et qui devaient diminuer aux yeux des Allemands le prix de Paris ? Il est plus probable que l’état-major ennemi a senti l’imprudence qu’il y avait de sa part à continuer sa marche sur une ville défendue par une armée nombreuse, en laissant derrière lui une autre armée, et même plusieurs. Il fallait d’abord se débarrasser de ces armées dans une grande bataille. Elle se poursuit en ce moment. Avec une remarquable promptitude de décision et conformément à leur méthode habituelle, les Allemands ont porté leur effort principal sur un point qui n’est plus leur extrême-droite et notre extrême-gauche. La leur, jusqu’ici, avait constamment refoulé la nôtre ; maintenant, c’est le contraire ; l’extrême-droite allemande se défend avec moins de succès, elle recule Mais le nœud de l’action semble être au centre, du côté de Vitry-le-François. Là, les positions sont disputées avec acharnement de part et d’autre et avec des fortunes qui semblent se balancer, et c’est une angoisse profonde pour Paris de savoir que la gigantesque bataille qui aura un effet immédiat sur son sort se poursuit si près de lui, sans qu’il en sache d’ailleurs autre chose. La scène se passe derrière un rideau baissé.

Et ce n’est pas seulement sur le sort de Paris que la bataille en cours influera, c’est aussi sur le reste de la campagne. Toutefois, cette campagne, on ne saurait trop le répéter, n’est pas limitée aux horizons français. La France n’est qu’un compartiment dans l’immense guerre qui s’étend sur la plus grande partie de l’Europe. Nous avons des alliés qui travaillent chacun dans le sien à l’œuvre commune. Les Anglais, pour le moment, y travaillent avec nous, à nos côtés, et lord Kitchener a eu raison de dire, il y a quelques jours, que nous apprécions l’appui qu’ils nous donnent. Leur courage impassible est pour nous un précieux réconfort. Mais à l’autre extrémité de l’Europe, il y a les Russes qui, disposant d’un nombre d’hommes supérieur à celui de toutes les armées historiquement connues, marchent à la fois contre l’Allemagne et contre l’Autriche, et la victoire marche avec eux. Celle qu’ils ont remportée sur les Autrichiens est écrasante : elle a réalisé toutes les espérances qu’on avait conçues. C’est en Pologne, en Galicie, que le grand choc a eu lieu. Le gouvernement autrichien, voulant sans doute imiter l’empereur de Russie, a adressé une proclamation aux Polonais russes pour leur annoncer qu’il venait les délivrer, les affranchir enfin de l’odieux joug moscovite. Il faudrait plaindre les Polonais russes s’ils attendaient vraiment cette délivrance : elle ne viendra pas, mais ils s’en consoleront. La bataille et la prise de Lemberg, capitale de la Pologne autrichienne, sont des actes de guerre d’une importance qu’on ne saurait exagérer. Et les Russes continuent leurs succès. Ils sont arrivés aux Karpathes, qui séparent la Galicie de la Hongrie. Que feront-ils maintenant ? Franchiront-ils les montagnes, ou, au contraire, suivront-ils leur versant septentrional pour pénétrer en Silésie et se joindre à l’armée qui opère plus au Nord ? Ils connaissent leurs forces et n’ont de conseil à prendre que d’eux-mêmes. Mais, évidemment, le principal objectif qu’ils ont à se proposer est Berlin ; non pas que leurs intérêts ne soient pas aussi sérieux du côté de l’Autriche que du côté de l’Allemagne, mais parce que, l’Autriche étant d’ailleurs fortement entamée en ce moment, si un grand coup est frappé sur l’Allemagne, et s’il réussit, tout le reste pliera et tombera aussitôt.

C’est à Berlin qu’est le point politique, militaire et psychologique à atteindre. Les Russes le savent bien et ils avancent dans cette direction. Une contre-attaque allemande a un moment ralenti leur marche dans la région d’Osterode : l’incident n’a pas grande importance, mais il montre que les Russes ne sauraient avoir trop de monde au point où leurs armées doivent finalement se réunir. Au Nord, ils sont sur la Vistule. On assure que le gouvernement allemand, sous le coup de la menace qui approche et qui grandit, a déjà rappelé une partie des troupes qu’il avait en Belgique. Nous ne saurions garantir l’exactitude du renseignement, mais il vient de sources nombreuses et sérieuses et n’a rien que de vraisemblable. Et, s’il n’est pas vrai aujourd’hui, il le sera demain. Dans ses grands traits, la campagne se dessine donc ainsi : défaite de l’Autriche, laquelle a mérité son sort pour avoir manqué à sa mission historique qui était de contribuer à l’équilibre de l’Europe ; marche victorieuse des Russes vers l’Ouest ; échec, en France, du plan de guerre allemand, grâce à l’admirable ténacité de l’armée anglo-française qui supporte aujourd’hui l’énorme poids de presque tout l’effort allemand et n’en est pas écrasée.

Parlerons-nous de la situation des Balkans ? Elle évolue sans avoir pris encore une forme déterminée. La Turquie hésite, affirme sa neutralité et poursuit ses armemens. La Roumanie hésite, elle aussi, tentée par l’occasion qui se présente à elle de compléter son unité nationale aux dépens de l’Autriche et retenue par les résistances de son Roi qui ne saurait oublier qu’il est un Hohenzollern. Toutefois, si la Roumanie laisse échapper l’occasion, la retrouvera-t-elle de longtemps ? La Bulgarie observe. La Grèce se sent menacée par la Turquie et se prépare. La Serbie vient de s’emparer de Semlin, qui couvre Belgrade : c’est un beau succès et un gage pour l’avenir. Mais on ne voit de situation nette qu’en Albanie. Nette est beaucoup dire, car il est difficile de démêler les intrigues qui se croisent dans tous les sens. Durazzo a été pris par les insurgés musulmans et le lamentable prince de Wied est parti sur un navire italien, les autrichiens n’étant pas disponibles. Il a adressé une proclamation à son peuple pour lui dire qu’il partait pour quelque temps, qu’il allait Seulement prendre un peu d’air, mais qu’il reviendrait bientôt, et que, en attendant, il ne passerait pas un jour sans penser à eux. Les Albanais sont si ingrats qu’ils ne le paieront peut-être pas de retour. Telle est la fin de cet intermède, qui a été mêlé de comédie et de drame, et c’est la seule qu’il méritait. Mais la situation ne s’en trouve pas éclairée. Il n’y a rien de changé en Albanie ; l’anarchie continue d’y régner en maîtresse ; il n’y a qu’un prince de moins.

Avons-nous besoin de dire que l’Italie suit le développement de cette situation d’un œil extrêmement attentif ?


Le conclave a été un des plus courts qu’on ait eus, sans doute parce que l’Église catholique savait parfaitement ce dont elle a besoin aujourd’hui et se l’est assuré tout de suite. Le cardinal délia Chiesa, archevêque de Bologne, a été élu Pape à la. place de Pie X. Il n’a que soixante ans, ce qui est jeune pour un Pape, et ce qui donne à croire que l’Église, ayant trouvé ce qu’elle voulait, désire en conserver longtemps le bénéfice. Si elle ne l’avait pas trouvé, le conclave aurait sans doute, comme cela est arrivé souvent dans l’histoire, élu un pontife très âgé pour réserver l’avenir. On se demandait par avance si le nouveau Pape s’appellerait Léon XIV ou Pie XI, ce qui aurait été de sa part prendre parti tout de suite et, pour satisfaire les uns, aurait alarmé les autres : il a préféré abriter sa liberté sous le nom de Benoit XV. Le souvenir de Benoit XIV, pape d’un mérite distingué, mais déjà un peu lointain, ne pouvait porter ombrage à personne. Son souvenir ne peut être rattaché à aucune de nos controverses et de nos disputes d’hier. Au reste, la personnalité du nouveau Pape n’avait nullement besoin d’être éclairée par le nom d’un de ses prédécesseurs. Le cardinal della Chiesa a été l’homme de confiance du cardinal Rampolla, qu’il a suivi dans sa mission diplomatique en Espagne et ensuite à la secrétairerie d’État : il a été son collaborateur intime pendant vingt ans. Il est donc à croire et nous dirons volontiers à espérer qu’on retrouvera dans Benoit XV, avec les vertus du cardinal Rampolla, la grande intelligence, la mesure en toutes choses, le sens des circonstances, le tact parfait qui caractérisaient ce prélat. Nous sera-t-il permis d’ajouter que le cardinal Rampolla a toujours témoigné de la sympathie à la France ? Parmi les Cardinaux papabili, on avait parlé du cardinal Ferrata, qui a été autrefois nonce à Paris et y a laissé de bons souvenirs ; il l’avait été auparavant à Bruxelles ; il connaît le monde, il a acquis une grande expérience diplomatique. Le premier acte du Pape a été de confier la secrétairerie d’État au cardinal Ferrata. Nous n’ajoutons rien de plus aujourd’hui, sinon que Benoit XV, à la cérémonie dite de l’hommage qui a suivi son élection, a serré dans ses bras le vénérable cardinal Mercier, archevêque de Malines, en lui disant : « Dans votre personne, c’est tout votre peuple que je plains, que j’embrasse et que je bénis. » Ce geste ira au cœur, non seulement de la Belgique, mais de tous ceux qui souffrent en ce moment.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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