Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1910

Chronique n° 1882
14 septembre 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les dernières décisions prises par le Saint-Siège et les documens qui les ont rendues publiques ont trop d’importance pour qu’il nous soit permis de les passer sous silence. Nous en parlerons avec le respect que méritent toujours les actes de la plus haute autorité morale qui soit au monde, mais avec sincérité et liberté. L’impression qu’ils ont produite n’a pas été exempte de quelque inquiétude, et, le monde catholique, s’il donne une fois de plus l’exemple d’une soumission parfaite, n’est pas sans prévoir que, dans la pratique, cette soumission n’ira pas sans difficultés.

Ce n’est pas tant au Sillon que nous pensons en ce moment, qu’aux ordres très impératifs qui ont fixé l’âge auquel les enfans devront désormais faire leur première communion : nous y reviendrons et en parlerons dans un moment. Pour ce qui est du Sillon, les conséquences de sa condamnation seront assurément moins graves. L’œuvre n’était pas sans défauts. La lettre que le Saint-Père a adressée à l’épiscopat français pour les dénoncer et les condamner est un document remarquable par le fond et par la forme. Le ton en est vigoureux. Il y règne, par momens, une ironie puissante et courroucée qui semble faire effort pour se contenir, et même pour s’atténuer quand, après avoir parlé des choses, l’auteur du document parle des hommes auxquels il les impute. Il reconnaît que leurs intentions ont été bonnes, mais il affirme qu’ils se sont égarés peu à peu et, après les avoir avertis, il compte sur leur obéissance. Ils ont obéi, en effet. M. Marc Sangnier a dissous le Sillon et les œuvres qui s’y rattachaient. Il a conservé seulement son journal, qui semble avoir échappé à la condamnation pontificale, pour y continuer sa propagande dans les limites qui lui ont été fixées. Tout le monde est libre d’avoir un journal ; M. Sangnier en a le droit comme tous les autres catholiques, comme tous les autres citoyens, et il sera sans doute en règle avec Rome s’il y parle en homme qui n’engage que lui, au lieu d’afficher la prétention de parler et d’agir en conformité avec la doctrine et même avec les autorités catholiques. Il y avait dans son attitude une équivoque qu’on a fini, à Rome, par trouver dangereuse et qui l’était au moins en un point. Un grand nombre de prêtres étaient entrés dans le Sillon, où ils semblaient perdre leur caractère et s’affranchir de la hiérarchie ecclésiastique pour faire partie d’une organisation où il n’y en avait aucune. Lorsque le Sillon, élargissant à la fois ses cadres et son esprit, a admis parmi ses membres des représentans de toutes les religions et même de la libre pensée, l’inconvénient, pour des prêtres, est devenu des grave. Qu’on s’en soit ému à Rome, rien n’est plus naturel. « Il n’y a pas de hiérarchie dans le Sillon, dit la lettre pontificale… On y entre librement, comme librement on en sort. Les études s’y font sans maître, tout au plus avec un conseiller. Les cercles d’études sont de véritables coopératives intellectuelles, où chacun est à la fois maître et élève. La camaraderie la plus absolue règne entre les membres et met en contact total leurs âmes ; de là, l’âme commune du Sillon. On l’a défini « une amitié. » Le prêtre lui-même, quand il y entre, abaisse l’éminente dignité de son sacerdoce, et, par le plus étrange renversement des rôles, se fait élève, se met au niveau de ses jeunes amis et n’est plus qu’un camarade. » Est-ce là le rôle qui convient au prêtre ? Non certainement, et si le mot de « promiscuité, » qu’emploie la lettre pontificale, est énergique, il n’est pas inexact. Mais ces critiques, qui s’appliquent au Sillon, n’atteignent pas le journal de M. Sangnier, car un journal n’est pas une association ; il est l’œuvre d’un homme ou de quelques hommes qui, ayant une opinion commune, la soutiennent par leur plume. Le journal reste libre, sauf pour l’Eglise le droit imprescriptible de déclarer qu’il ne représente pas ses doctrines, s’il ne les représente pas en effet et si quelque confusion nouvelle s’établit à ce sujet.

Quelles sont donc les doctrines de l’Église ? La lettre pontificale les expose très nettement. « Le Sillon, y dit-elle, a le noble souci de la dignité humaine. Mais cette dignité, il la comprend à la manière de certains philosophes dont l’Église est loin d’avoir à se louer. Le premier élément de-cette dignité est la liberté, entendue en ce sens que, sauf en matière religieuse, chaque homme est autonome. De ce principe fondamental il tire les conclusions suivantes : Aujourd’hui le peuple est en tutelle sous une autorité distincte de lui, il doit s’en affranchir : émancipation politique. Il est sous la dépendance de patrons qui, détenant les instrumens du travail, l’exploitent, l’oppriment et l’abaissent ; il doit secouer leur joug : émancipation économique. Il est dominé enfin par une caste appelée dirigeante, à qui son développement intellectuel assure une prépondérance indue dans la direction des affaires ; il doit se soustraire à sa domination : émancipation intellectuelle. Le nivellement des conditions à ce triple point de vue établira parmi les hommes l’égalité, et cette égalité est la vraie justice humaine. Une organisation politique et sociale fondée sur cette double base, la liberté et l’égalité (auxquelles viendra bientôt s’ajourner la fraternité), voilà ce qu’ils appellent la démocratie. » La lettre de Home résume ainsi les doctrines du Sillon. Ce résumé est-il tout à fait exact ? M. Sangnier proteste du contraire ; il ne se reconnaît pas dans ce portrait. Quoi qu’il en soit, de pareilles tendances, à supposer qu’il n’y ait là que des tendantes, sont périlleuses : elles conduiraient tout droit à l’anarchie. La lettre du Pape reproche aux créateurs du Sillon d’avoir conçu une cité idéale et qu’ils ont mise au-dessus de tout, en laissant entendre que c’était déjà celle de l’Église, ou qu’elle le serait un jour. Il n’en est rien, déclare-t-elle, et à la cité du Sillon elle oppose la cité catholique, construite en conformité avec la nature humaine et les lois de l’histoire. Ce qui domine dans la conception catholique, c’est l’autorité : elle est supérieure à la liberté et elle condamne l’égalité. L’autorité ne vient pas du peuple, c’est-à-dire d’en bas ; elle vient d’en haut, c’est-à-dire de Dieu, qui la confère aux gouvernemens, quels que soient d’ailleurs leur forme et leur nom. Le Pape n’en réprouve aucun. Elle ne condamne nullement la République, ni même, en un certain sens, la démocratie ; mais elle n’admet pas, et, pour être juste, reconnaissons qu’elle ne pouvait pas admettre, avec M. Sangnier, que la démocratie et la République étaient ou devaient être l’aboutissement unique et nécessaire de ses doctrines. Elle admet indifféremment la République en France, en Suisse, dans les deux Amériques, et la monarchie dans le reste du monde. Dieu place l’autorité où il veut, aussi bien dans les peuples que dans les rois, à la condition qu’on reconnaisse qu’elle vienne de lui seul. Tel est, nous semble-t-il, le sens de la lettre romaine, et, à tous ces points de vue, elle est inattaquable. Mais pourquoi, dans l’entraînement de sa logique, prend-elle s fortement parti contre l’idée doctrinale d’égalité ? Pourquoi affirme-t-elle comme une vérité certaine qu’il y aura et qu’il faut qu’il y ait toujours des classes diverses dans la société ? « Il y aura toujours dus pauvres parmi vous, » a dit le Christ ; mais a-t-il entendu en faire un article de foi ? En tout cas, nous n’avons rien vu de tel, jusqu’ici, dans le Credo de l’Eglise, et il semble bien que, sur ce point, les opinions restent libres. Sans doute l’égalité absolue est une chimère, nul n’en est plus convaincu que nous, mais l’effort de la civilisation consiste à diminuer les inégalités entre les hommes et il faut, dans ce champ d’activité comme dans tous les autres, espérer beaucoup pour réaliser un peu. C’est un idéal à rebours que de transporter en Europe les castes immuables de l’Inde. Pourquoi ne pas laisser un peu de rêve à nos imaginations ?

La lettre conclut en disant que le Sillon, qui portera désormais le nom de Sillon catholique, pour en éloigner tous les élémens étrangers et suspects, devra se mettre, dans chaque diocèse, sous la direction des évêques, et, dans chaque paroisse, sous la direction des curés. Nous plaignons les évêques et les curés à qui incombera désormais le soin de diriger une œuvre qui, en dépit des intentions religieuses qui s’y mêlaient, était avant tout politique et sociale ; mais il est probable qu’elle fondra assez vite entre leurs mains. S’il en était autrement, on aurait créé, avec les débris du Sillon de M. Sangnier, ce parti catholique dont nous avons plus d’une fois signalé les dangers : on ne les aurait pas diminués en lui donnant des chefs ecclésiastiques. Ce parti serait appelé à peu de succès. Mais est-ce là ce que la lettre pontificale a voulu dire ? Il est permis d’en douter lorsqu’on lit les instructions nouvelles que le Saint-Père donne au clergé pour en écarter la contagion du modernisme. Après avoir constaté une moindre efficacité dans les effets de la prédication, il l’attribue à ce que le prédicateur s’est trop souvent laissé entraîner à parler de ce qui fait l’objet des polémiques et des conférences mondaines, au lieu de se borner à faire entendre la parole du Christ. Sans doute la limite est difficile à tracer entre le domaine religieux et l’autre, entre ce qui appartient à Dieu et ce qui appartient à César, c’est-à-dire aux gouvernemens humains. Elle existe pourtant ; l’Évangile en fait mention et, plus que jamais peut-être, il importe de la maintenir.

M. Marc Sangnier s’est soumis, non sans faire entendre un cri de souffrance. On comprend son angoisse. Elle n’est pas sans analogie avec celle de l’aviateur qui croit voler vers le ciel et qui, frappé de la Coudre, se sent cruellement précipité vers la terre. Mais M. Sangnier n’a-t-il pas commis une imprudence en mêlant à son œuvre qui, étant humaine, devait être critiquable par quelque endroit, une autorité qui entend rester au-dessus de la critique ? Sa consolation est de penser que ses intentions du moins n’ont pas été méconnues. Il a trouvé dans le clergé français, et même parmi ses membres les plus distingués, des défenseurs qui, sans doute, n’approuvaient pas toutes ses audaces, mais qui, jugeant qu’elles ne portaient pas atteinte à la foi dans ce qu’elle a de strict, estimaient qu’il n’y avait pas lieu de décourager son initiative. L’Église, en d’autres temps, en a toléré d’autres ! Mais Rome ayant parlé, tout le monde s’est incliné.

On s’est incliné aussi, et plus naturellement encore, devant les instructions données par le Pape au sujet de la première communion. Nos lecteurs savent en quoi elles consistent : le Pape a ordonné que la première communion, qui se donne aujourd’hui aux enfans de dix à douze ans, suivant leur degré d’instruction, leur soit donnée uniformément à sept. L’affaire du Sillon n’a qu’un intérêt secondaire ; elle ne touche, au total, qu’un certain nombre de personnes ; au contraire, les prescriptions relatives à la première communion touchent tout le monde, clergé et fidèles, qui se demandent quelles en seront les conséquences ; et pourquoi ne pas dire que leurs préoccupations-sont vives ?

Nous laissons, bien entendu, de côté les discussions purement théologiques ; elles ne sont pas de notre compétence ; mais la décision pontificale fait une révolution dans ce qu’il y a de plus résistant au monde, c’est-à-dire dans nos mœurs. On a dit que la première communion s’était faite à d’autres époques à des âges très différens, quelquefois même dans la première enfance. Dans l’Église orthodoxe, c’est-à-dire en Russie et dans une partie de l’Orient, elle se fait à deux ans : mais il s’agit d’une Église schismatique. Et ce n’est pas là qu’il faut chercher des exemples. L’Église catholique a adopté en Occident une autre pratique. Pourquoi ? Parce qu’elle admet que la première communion ne doit être faite que lorsque l’intelligence de l’enfant est assez éclairée pour qu’il comprenne l’acte qu’il accomplit. C’est ainsi qu’on l’entend en France depuis un temps déjà très long. Évidemment, ceux qui abaissent l’âge de la première communion ont une conception différente. Ils croient que le sacrement opère par lui-même, indépendamment des dispositions, sinon morales, au moins intelligentes, qu’on y apporte. Nous ne les suivrons pas sur ce terrain, qui n’est pas le nôtre, et où nous perdrions pied : c’est surtout au point de vue de l’instruction religieuse de l’enfant que nous nous plaçons. Il est possible que, dans d’autres pays, cette instruction se poursuive après la première communion, mais il est certain que, dans le nôtre, elle cesse le plus souvent à ce moment même. Pour employer une comparaison toute profane, la première communion est considérée, dans nos campagnes et dans les populations ouvrières, comme une sorte de certificat d’études religieuses qui libère l’enfant de tout effort ultérieur. Aujourd’hui qu’elle a lieu à dix ou douze ans, l’instruction religieuse est un bagage bien léger, qui s’allège encore davantage, sous les atteintes de l’oubli, à mesure qu’on avance dans la vie. Qu’arrivera-t-il lorsque la première communion aura lieu à sept ans ? La réponse viendra à tous les esprits, à toutes les consciences, sinon sur toutes les lèvres, car beaucoup la retiendront. Quand le Pape a ordonné, on doit se taire et obéir.

Nous n’en attachons que plus d’intérêt à l’opinion qu’a émise, dans l’émotion du premier moment, M. le chanoine Désers, curé de Saint-Vincent-de-Paul à Paris : il en a été blâmé par l’autorité épiscopale, et sans doute aucun autre prêtre n’élèvera la voix. On a attribué au cardinal Ferrata, qui a été nonce à Paris et qui devrait nous connaître, l’opinion « qu’il est aussi facile de préparer à la première communion des enfans de sept ans que des enfans plus âgés, et qu’il n’est pas plus difficile, d’apprendre à des enfans de sept ans à distinguer le pain eucharistique du pain ordinaire. » M. le curé Désers répond : « Si ces paroles reproduisent fidèlement la pensée du cardinal, elles dénotent une inexpérience de l’apostolat des enfans trop évidente pour être discutée. Il n’y a pas un catéchiste expérimenté, il n’y a pas de parens judicieux pour oser signer cette proposition. » Parlant de la masse des enfans du peuple, M. le chanoine Désers ajoute : « Cette masse immense ne sera pas atteinte, ou du moins elle ne sera pas pénétrée. A sept ans, on ne pourra pas apprendre le nécessaire à ces enfans. Ils n’arriveront pas à saisir la distinction du pain eucharistique et du pain ordinaire, ou, du moins pour la plupart, cette distinction leur apparaîtra comme celle qui existe entre un pain qui est très blanc et tout petit et un autre pain qui est moins blanc et plus gros. Et après, cette masse, ayant fait une première communion hâtive avec des impressions très superficielles, nous échappera ; nous n’en reverrons que quelques unités… Voilà le côté douloureux de la nouvelle législation… Dans nos catéchismes, nous nous efforçons de donner un fondement solide à la vie chrétienne de nos cathéchisés. Maintenant nous ne le pourrons plus. C’est là ce qui nous angoisse. Après tant d’efforts, rendus plus difficiles par l’impiété ambiante, ce sera une régression fatale. Et quand le cardinal prétend que seul l’esprit du mal pourra se plaindre de la nouvelle législation, nous l’assurons, au contraire, que l’esprit du mal se réjouira, car, par la force des choses, nous ferons libéralement son jeu pour l’aider à déchristianiser la France. » Si, en effet, le cardinal Ferrata lisait nos journaux libres censeurs, les militans de l’anticléricalisme, il y venait que ce qu’il appelle l’esprit du mal s’est réjoui de ce qui l’enchante lui-même, et il n’y avait là aucun artifice de polémique, le sentiment était sincère. Certaines personnes croient que l’instruction religieuse n’a qu’une importance secondaire et que la pratique suffit. Mais la France est un pays essentiellement logicien et les pratiques elles-mêmes ne s’y maintiendront pas longtemps lorsque les croyances, déjà si affaiblies, auront définitivement disparu. L’école, chez nous, est une grande force, qu’elle soit religieuse et qu’on y enseigne le catéchisme, ou qu’elle soit laïque et qu’on y enseigne les élémens de la science. C’est là que se forme l’âme de l’enfant. On discute pour savoir comment combiner l’enseignement religieux et l’enseignement laïque. Quelles seront les heures de catéchisme et les heures de classe ? Quand finira le rôle de l’instituteur et commencera celui du prêtre ? Il est à craindre que ces difficultés ne soient résolues dans l’avenir plus facilement qu’aujourd’hui. L’instituteur s’emparera de l’enfant lorsqu’il sortira des mains du prêtre à sept ans, et le conservera sans partage. Ceux qui croient à l’influence salutaire de l’enseignement religieux le regretteront.

Qu’il nous soit permis, avec tous les ménagemens qui conviennent, d’exprimer ici un regret : évidemment le Saint-Père a pris sa décision sans consulter les évêques de France, pas plus d’ailleurs que ceux des autres nations. Les mœurs religieuses des divers pays ne sont pas les mêmes ; pourquoi ne pas s’en informer ? pourquoi ne pas en tenir compte ? pourquoi appliquer partout la même règle ? pourquoi envoyer partout des instructions uniformes ? Catholique veut dire universel, mais l’universalité ne va pas sans des modalités différentes, en dehors des choses de foi bien entendu. On sait comment est composé le Sacré Collège : il est à peu près tout entier entre des mains italiennes. À mesure que s’est accru sur les âmes le pouvoir spirituel du Saint-Père, cet inconvénient est devenu plus sensible, et des faits comme ceux qui viennent de se produire ne peuvent que le rendre plus sensible encore. La lettre qui condamne le Sillon, établit fortement les lignes de la hiérarchie catholique : le Pape seul au sommet, puis les évêques, puis les curés, et au-dessous le peuple immense des fidèles. Le Pape ordonne, les évêques transmettent l’ordre aux curés, et ceux-ci aux fidèles qui doivent obéir. Ils le doivent, en effet, sinon ils cesseraient d’être catholiques. Mais n’ont-ils pas, et les curés aussi, et les évêques aussi, quelque droit d’être entendus ? L’autorité suprême se forme-t-elle, comme celle de Moïse écrivant sous dictée le Décalogue, au milieu des nuages d’un Sinaï inaccessible ? Il est dangereux sans doute de poser ces questions : aussi faudrait-il faire en sorte qu’elles ne se posassent jamais,


La situation de l’Orient continue d’être préoccupante. Elle se trouble, elle s’éclaircit un peu et s’apaise, elle se trouble de nouveau et redevient agitée. Quelque habitué qu’on commence à être à ces alternatives successives, elles entretiennent en Europe un fâcheux état de nervosité. Hier, les inquiétudes venaient de la Macédoine où le gouvernement ottoman avait entrepris d’opérer un désarmement nécessaire, mais difficile. Aujourd’hui elles viennent des élections grecques et de l’impression, d’ailleurs naturelle et légitime, qu’elles ont produite à Constantinople. Il y a lieu d’espérer que, sur un point aussi bien que sur l’autre, ces inquiétudes se dissiperont, mais ce n’est pas sûr, et il l’est malheureusement beaucoup plus qu’elles renaîtront un jour plus du moins prochain. Le mécontentement est partout, excepté peut-être au Monténégro, qui vient de s’ériger à la dignité de royaume. L’exemple donné par le roi Ferdinand de Bulgarie a été contagieux. Il devait l’être, et personne n’a été surpris que le prince Nicolas ait voulu à son tour être roi. Il s’y était déjà préparé et y avait préparé le monde en se qualifiant, il y a déjà quelque temps, d’Altesse Royale. C’était un acheminement. Mais si cette transformation a satisfait l’imagination monténégrine, elle a porté ombrage à la Serbie. Il n’y avait jusqu’ici qu’un seul royaume serbe : il y en a deux maintenant ; la nationalité serbe est plus divisée qu’auparavant, ce qui ne laisse pas de l’affaiblir. Au surplus, le temps seul développera les conséquences de l’événement. En attendant, les deux familles royales, à Belgrade et à Cettigné, échangent des politesses protocolaires, et on pourrait croire que tout est pour le mieux.

Tout ne l’est pas en Macédoine. Le désarmement de populations toujours prêtes à la guerre civile était, nous l’avons dit, nécessaire. Le gouvernement ottoman l’avait déjà opéré en Albanie au prix d’une guerre dont on a pu se demander, pendant quelques mois, quel serait le dénouement. En fin de compte, les Albanais ont mis bas les armes et les ont rendues, ce qui a été un succès pour la Jeune Turquie. Elle ne pouvait pas en rester là ; il fallait aussi désarmer les Macédoniens. On y a procédé, paraît-il, avec brutalité et aussi avec une inégalité qui devait encore irriter les passions et provoquer les protestations. Désarmer les chrétiens de Macédoine, à quelque nationalité qu’ils appartinssent, était fort bien, mais il aurait fallu étendre l’opération aux musulmans et on ne l’a pas fait. Les plus éprouvés ont été les Bulgares. Ce sont eux, à la vérité, qui forment les bandes les plus redoutables, composées non seulement d’autochtones, mais encore de frères venus de l’autre côté de la frontière : ils la repassent d’ailleurs quand le danger est trop grand, et c’est ce qu’ils ont fait lorsque les soldats turcs ont voulu les désarmer. Naturellement ils se sont plaints et le gouvernement bulgare a été obligé d’envoyer une note à Constantinople. Elle était d’ailleurs de ton modéré, et les allégations qu’elle contenait n’étaient pas inexactes. Nous avons dit comment le désarmement s’était fait. Les soldats turcs n’ont pas deux manières d’opérer, et ils sont tout surpris quand on condamne comme inhumaine la seule qu’ils connaissent et qu’ils ont toujours pratiquée. Comment peut-on faire autrement ? disent-ils. Le gouvernement ottoman, qui a une autre notion des choses, a pris des mesures pour que les excès commis ne se renouvellent pas, et ces mesures ont sans doute été efficaces, car on parle un peu moins de la Macédoine depuis quelques jours. Mais la Bulgarie reste frémissante, l’opinion publique y est très surexcitée, et il ne faudrait pas l’encourager beaucoup pour qu’elle fit quelque éclat. Hâtons-nous de dire que personne ne l’encourage et que, de partout, on lui conseille la prudence et la réserve. Le danger, s’il a existé, semble pour le moment conjuré.

Nous ne sommes pas aussi sûrs qu’il le soit du côté de la Grèce. Lorsqu’on a parlé d’élire en Grèce une assemblée révisionniste. nous avons tout de suite exprimé la crainte que, une fois élue, elle n’émit la prétention de s’ériger en Constituante, et nul ne sait où cela peut conduire. L’Assemblée a été élue ; elle n’est pas encore entrée en fonction et déjà quelques-uns de ses membres, et non des moindres, parlent d’en faire une Constituante : au lieu de se contenter de réviser quelques articles de la Constitution, elle en ferait une autre. Une Assemblée, élue avec un mandat déterminé et limité, n’a évidemment aucun droit de le transformer et de l’étendre ; mais ce sont là des scrupules qui pèsent peu à Athènes. On l’a déjà vu lorsque la décision a été prise de procéder à l’élection d’une assemblée révisionniste dans des conditions anticonstitutionnelles ; il aurait fallu le vote de deux Chambres successives, on s’est contenté d’un seul. Ce précédent prouve pour le moins que les Grecs s’embarrassent médiocrement des questions de forme. Au surplus, ce n’est pas la première difficulté qui se présente à eux ; il y en a une autre, plus délicate encore et plus grave, puisqu’elle touche à la politique extérieure et aux rapports du pays avec la Porte. Celle-ci a déclaré, on s’en souvient, qu’elle ne tolérerait pas que la Crète nommât des députés à l’Assemblée hellénique, et rien n’était plus légitime que cette protestation préalable. Il était, en effet, inadmissible qu’une île ottomane élût et envoyât des députés dans un pays étranger ; un tel acte aurait été une provocation, car il aurait voulu dire que la Crète se considérait comme faisant déjà partie de la Grèce, et si l’Assemblée hellénique avait accueilli dans son sein les députés crétois, la mesure aurait été comble, car cela aurait voulu dire que la Grèce considérait la Crète comme à elle. Alors, c’était la guerre. Les Grecs et les Crétois sont ingénieux ; ils ont cherché à tourner l’obstacle. La Crète n’a pas bougé ; elle n’a procédé à aucune élection ; mais les électeurs grecs ont élu cinq députés dont deux avaient la double nationalité crétoise et hellénique et dont trois étaient incontestablement et uniquement crétois. La Porte n’a pas manqué de protester contre ces élections auprès des puissances protectrices. Celles-ci lui ont fait remarquer qu’une distinction était à faire entre les deux députés qui avaient la nationalité hellénique et les trois qui ne l’avaient pas. Le sentiment général est que ces derniers devront décliner le mandat qu’ils ont reçu indûment, mais que l’élection des deux premiers est strictement correcte et que la Chambre est en droit de les valider.

Nous ne saurions dire si la Porte se contentera de cette réponse, à laquelle elle prépare une réplique. Le droit des deux députés qui avaient conservé la nationalité hellénique ne paraît pas contestable. Seulement un des deux est M. Venizelos, qui était à la veille de l’élection le chef du gouvernement provisoire de la Crète et qui l’est encore aujourd’hui. Il donnera sa démission de ses fonctions crétoises pour appartenir tout entier à la Grèce : et alors, qu’aura à dire la Porte ? En droit, rien sans doute ; aussi est-il probable que la Porte laissera finalement tomber ses objections ; mais, en fait, on comprend que l’élection de M. Venizelos ait produit sur elle une vive et très pénible impression. Cette élection a provoqué en Grèce un tel enthousiasme que M. Venizelos est aujourd’hui le maître de la situation ; tout le monde le pousse au pouvoir ; il ne cessera d’être le chef du gouvernement crétois que pour devenir celui du gouvernement hellénique. L’opinion voit en lui un sauveur, le sauveur, ce qui s’explique du reste par la médiocre qualité des hommes politiques qu’elle a vus aux affaires depuis quelque temps. Ils se sont tous plus ou moins discrédités. Les deux principaux d’entre eux, M. Théotokis et M. Rhallys, se sont entendus pour faire campagne électorale ensemble au lieu de se combattre et pour faire passer leurs candidats dans les circonscriptions où leur union devait déterminer le succès ici de l’un et là de l’autre. Cette tactique leur a d’ailleurs réussi ; s’ils restent d’accord, ils disposeront du groupe le plus important de la Chambre ; toutefois, ils n’y ont pas la majorité et le courant du dehors les abandonne pour aller à M. Venizelos. Celui-ci est, dit-on, un homme intelligent, habile, énergique ; il a donné une assez haute idée de sa valeur sur le théâtre un peu étroit où elle s’est exercée jusqu’à présent ; mais ce n’est pas la même chose d’être chef du gouvernement crétois ou chef du gouvernement hellénique : la seconde de ces fonctions est singulièrement plus difficile à remplir que la première ; qui a pu le moins ne pourra peut-être pas le plus. Si M. Venizelos réfléchit sur sa situation politique, et il le fait certainement, ses réflexions ne doivent pas être toujours couleur de rose. Des popularités comme la sienne sont le plus souvent éphémères. On attend trop de lui pour qu’il puisse réaliser tant d’espérances. S’il ne fait rien, — et que pourra-t-il faire ? — pour amener promptement l’union de la Crète à la Grèce, la déception sera grande et rapide. S’il se croit obligé de faire quelque chose, il lancera son pays dans les aventures. Il ne peut sûrement pas compter sur le concours sincère des hommes politiques qu’il aura évincés du pouvoir et qui ne songeront qu’à se débarrasser de lui, même s’il leur offre des portefeuilles et si ces portefeuilles sont acceptés par eux. Quant à la Porte, elle restera sur l’expectative, mais avec un sentiment qu’on peut deviner. Nous lisions quelque part : Que penserait, que dirait et ferait l’Autriche si le gouvernement italien prenait pour chef un agitateur irrédentiste qui se serait mis à la tête d’une insurrection à Trieste ou dans le Trentin ? Elle penserait sans doute que l’agitateur en question n’a accepté le pouvoir que pour réaliser son projet et elle agirait en conséquence. On ne saurait mieux définir la situation où se trouvera la Porte à l’égard de la Grèce, le jour où celle-ci aura confié ses destinées à M. Venizelos.

Mais les choses tournent parfois tout autrement que les prévisions humaines le font supposer. Il est possible que M. Venizelos ait vraiment un esprit politique et que le pouvoir l’assagisse. Il n’a vu jusqu’ici qu’un côté de la question, le côté crétois, qui est le plus simple ; il verra désormais le côté hellénique et européen, qui est plus compliqué. Il ne faut pas désespérer de l’avenir.

Nous ne pouvons pas terminer notre chronique sans dire la grande perte que la Revue a faite. Après M. Eugène-Melchior de Vogüé, c’est M. Albert Vandal qui disparaît à la suite d’une courte maladie, au milieu de regrets dont toute la presse s’est faite l’interprète avec une touchante unanimité. Ces regrets ne sauraient être nulle part plus vifs que chez nous qui voyons disparaître un précieux collaborateur et un ami. Ceux qui lisaient ici, il y a quelques semaines à peine, les articles de M. Albert Vandal sur Murat et la reine Caroline, ne pouvaient pas se douter, à voir sa plume si alerte et sa maîtrise si ferme, que ce beau talent était près de s’éteindre dans la mort. M. Albert Vandal n’avait que cinquante-sept ans ; il pouvait se promettre encore et nous nous promettions pour lui de longues années de travail et de succès. Ces espérances ont été cruellement trompées. Il laisse du moins derrière lui une œuvre qui sera certainement durable, parce qu’elle est à la fois une œuvre de science et de conscience scrupuleuse, et aussi une œuvre d’art. M. Albert Vandal avait une très haute conception de l’histoire et ne la considérait pas seulement comme une réunion de documens ; l’ordre, l’arrangement logique, la méthode dans l’exposition des faits, la connaissance psychologique, intime et profonde, des acteurs d’un grand drame donnaient beaucoup de force et de clarté à ses narrations en même temps qu’une portée supérieure à ses jugemens. Il soignait infiniment son style à la fois élégant et précis, qui avait conservé la forme classique ; il y mêlait beaucoup de fines nuances, d’intentions et de suggestions délicates que le lecteur aimait à y découvrir, enfin de grâce sérieuse et d’esprit. Son œuvre est marquée au coin de la distinction, comme l’était sa personne. Ce n’est pas encore le moment de parler de l’une et de l’autre avec les développemens qui conviennent. Nous ne voulons aujourd’hui qu’exprimer l’émotion douloureuse que nous a causée la mort prématurée de M. Vandal, qui a été un vrai historien, un écrivain séduisant, un patriote ardent, — toute son œuvre est un acte de patriotisme, — un homme enfin dont tous ceux qui l’ont bien connu, et dès lors aimé, garderont un inaltérable souvenir.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.