Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1901

Chronique n° 1666
14 septembre 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre.


On vient de voir une fois de plus que les présidens de république ne sont pas mieux à l’abri des tentatives d’assassinat que les rois et les empereurs. L’attentat de Buffalo a provoqué une réprobation unanime dans le monde civilisé : il n’a d’ailleurs surpris personne. S’il y a pourtant un homme qui semblait devoir échapper aux entreprises meurtrières des anarchistes, c’est bien M. Mac-Kinley ; mais pourquoi en aurait-il été exempt, puisque M. Carnot ne l’a pas été, et puisque l’aveugle fureur de la secte n’a même pas respecté dans l’impératrice d’Autriche la femme la plus inoffensive qu’il y ait jamais eu ? Les assassins d’autrefois cherchaient à supprimer un homme à cause du rôle qu’il jouait dans le monde, des responsabilités qu’il avait assumées, de celles qu’il pouvait encourir encore. Ils croyaient accomplir à la fois une œuvre vengeresse et préventive. Leur crime n’en était pas moins odieux, mais du moins il avait un sens. Avec nos anarchistes contemporains, il n’en est plus de même. Ils frappent indifféremment un roi, un empereur, un ministre, une femme, enfin tout ce qui, soit par le fait d’une intelligence supérieure, soit par celui d’une convention sociale, dépasse la foule de la hauteur du front. Cela suffit. Des hommes obscurs, venus on ne sait d’où, sortent subitement de cette foule avec un couteau ou un revolver à la main ; et ils frappent, ils blessent, ils tuent. Czolgosz, l’assassin de M. Mac-Kinley, ne connaissait pas le président. Q n’avait contre lui aucun motif de haine personnelle. Il n’avait aucun grief à venger. Pourquoi donc a-t-il tiré sur lui ? Il n’en a donné qu’une raison, à savoir qu’il était anarchiste. Pourquoi Caserio a-t-il tué d’un coup de poignard le président Carnot ? C’est qu’il était anarchiste. Pourquoi un autre a-t-il frappé au cœur l’impératrice Elisabeth ? Toujours le même motif. Nous en dirons autant de l’assassin de M. Canovas del Castillo et de celui du roi Humbert. Il y a là, chez certains individus, une maladie toute moderne et d’un caractère inconnu jusqu’à notre époque. Les journaux avancés disent qu’il ne faut pas rendre une doctrine responsable de la folie de quelques individus ; mais alors, où la responsabilité ? Quoi ! Tous les misérables dont nous venons de rappeler le crime n’ont eu qu’une explication à la bouche après l’avoir accompli, à savoir qu’ils étaient anarchistes, et on veut que les gouvernemens ne s’émeuvent pas en présence de cette constatation ! Ils prennent mille précautions contre le danger des explosifs dans les villes populeuses, et ils n’en prendraient aucune contre l’inévitable action d’une doctrine de destruction et de mort sur des cerveaux faibles et violens ! Jamais les crimes de ce genre n’ont été plus fréquens que depuis quelques années, et jamais surtout ils n’ont mieux atteint leur but. Autrefois le roi Louis-Philippe, pour ne parler que de lui, a été l’objet d’une quinzaine de tentatives d’assassinat, toutes sans résultat. Les opérateurs d’à présent sont plus habiles ou plus hardis. Ils approchent de plus près leur victime. Ils lui tendent au besoin une main perfide pour les tenir à la portée de l’autre, et les frapper d’une manière plus sûre. Aussi, lorsqu’ils manquent leur but, est-ce l’exception. Tel est le mal nouveau dont toutes les sociétés civilisées sont atteintes : à elles de se défendre.

Il semblait, avons-nous dit, que le président Mac-Kinley devait être moins que personne exposé à de semblables attentats. Mais ceux qui les commettent sont incapables de raisonnement : sans quoi ils s’apercevraient bien vite, — et au besoin les leçons de l’histoire les en instruiraient, — qu’ils font œuvre essentiellement vaine, et qu’en frappant un homme qui n’est quelque chose que par l’institution qu’il représente, ils peuvent tuer l’homme sans doute, mais ne font aucun mal à l’institution. M. Carnot a péri : dans les quarante-huit heures, il a eu un successeur. Aux États-Unis, la succession même est assurée par avance, puisqu’il y a, à côté du président, un vice-président toujours prêt à le remplacer. Tout a été prévu, et il faudrait la disparition simultanée du président et du vice-président pour provoquer une crise qui, même alors, ne serait pas bien grave, car le Congrès y pourvoirait comme il le fait chez nous en quelques heures. Si ce n’est pas le président que Czolgosz a cru supprimer, serait-ce à l’homme qu’il en voulait ? Comment le croire ? M. Mac-Kinley est doux, correct, bienveillant. Il n’a pas et ne saurait avoir un seul ennemi personnel. Quelques vives qu’aient été les luttes électorales qui se sont déroulées à deux reprises autour de son nom, elles n’ont laissé contre lui aucune animosité. Ses adversaires même ne lui refusaient pas leur sympathie. On était sûr d’ailleurs qu’à l’expiration de son second mandat, il se conformerait à une tradition bien établie et n’en solliciterait pas un troisième. Il était donc aimé des uns et estimé des autres, sans porter ombrage à qui que ce fût.

Il y a eu jadis, en Amérique, des présidens qui faisaient sentir le poids de leur gouvernement. Ils avaient des idées à eux et ils cherchaient à les faire prévaloir ; mais M. Mac-Kinley n’était pas de ce nombre. Si on pouvait lui faire un reproche, ce n’était pas celui-là. Il avait plutôt une disposition marquée à chercher l’opinion dominante et à y conformer sa politique. C’est ce qu’il a fait au moment de la guerre de Cuba. Si le pays veut commettre des fautes, il ne l’en empêchera pas : il les commettra plutôt lui-même avec le pays. Mais cela n’a pas diminué sa popularité. La guerre contre l’Espagne a bien tourné. Les dangers du militarisme, aperçus par les gens à vues lointaines, n’ont pas encore produit les conséquences qu’on peut en redouter. La prospérité matérielle de l’Amérique a toujours été en augmentant. Son autorité morale s’est accrue parmi les puissances européennes. La présidence de M. Mac-Kinley a donc été heureuse, et tout permet de croire qu’elle a été, en somme, suffisamment prudente et habile pour préparer un avenir non moins heureux. Ce que nous venons de dire de son caractère montre d’ailleurs que M. Mac-Kinley n’est rien moins qu’obstiné dans ses idées, et qu’il sait au besoin les adapter aux circonstances. Il a été par exemple un protectionniste effréné. Ceux que nous avons en France, et même en Europe, ne sont rien sous ce rapport à côté de lui. La première fois qu’il a attiré l’attention du monde, dont il provoquait en même temps l’inquiétude, il faisait campagne pour faire voter par les chambres des tarifs comme on n’en avait encore vu. Et il a réussi ; ses tarifs ont élevé autour des États-Unis des murailles douanières d’une hauteur décourageante. Mais depuis, — et peut-être les tarifs Mac-Kinley y ont-ils été pour quelque chose, — l’industrie américaine a pris des développemens prodigieux. Ses produits s’étant multipliés avec une rapidité et une abondance singulières, il a fallu leur assurer des débouchés. M. Mac-Kinley s’est retourné aussitôt. Il a senti que l’intérêt de son pays exigeait dorénavant des conditions de vie économique différentes, et qu’il existait entre les grandes nations productrices une solidarité indispensable à l’échange de leurs produits. Le protectionniste, le prohibitionniste d’hier est devenu un partisan des traités de commerce. Il l’a dit la veille du jour où il a été frappé ; il allait le répéter peut-être au moment où il est tombé sous les balles de l’assassin. L’évolution, la conversion de son esprit était faite : non pas que le but à atteindre eût changé à ses yeux, mais parce qu’il comprenait la nécessité de le poursuivre autrement. Au surplus, s’il changeait, c’est que l’opinion avait changé elle-même : il était avant tout soucieux de la suivre. M. Mac-Kinley n’était donc un obstacle pour aucune conception politique, excepté toutefois pour celle qui, en se qualifiant d’anarchiste, désavoue et condamne toutes les autres. Deux de ses prédécesseurs ont déjà été depuis un demi-siècle victimes d’assassinats ; mais ces assassinats avaient du moins une cause appréciable. Lincoln avait accompli une grande œuvre, lorsque l’acteur Booth l’a frappé : s’il avait mérité la reconnaissance durable de l’humanité, il avait froissé les préjugés et compromis des intérêts très tenaces et très âpres. Garfield est tombé sous les coups d’un solliciteur aigri. Ces crimes n’en sont pas moins odieux, mais ils s’expliquent. Le crime de Buffalo ne trouve d’explication que dans la violence d’esprit de son auteur.

Après l’émotion et l’incertitude des premiers jours, on commence à espérer que M. Mac-Kinley survivra à ses blessures. Quoique très graves, elles ne sont probablement pas mortelles. Son sang-froid et son courage, qui ne l’ont pas abandonné dans cette dure épreuve, donnent une vraisemblance de plus à sa guérison : mais, s’il venait à succomber, M. Roosevelt lui succéderait aussitôt. Aussi longtemps que vit le président des États-Unis, le vice-président est un personnage très effacé : si bien que M. Roosevelt, jeune et actif comme il l’est, a hésité longtemps à accepter la candidature qui lui était offerte, et qu’il a presque fallu lui imposer. Mais si le président disparait, le vice-président sort aussitôt de l’ombre et apparaît en pleine lumière. On est donc amené à se demander ce qu’est M. Roosevelt, et quelle est la signification de son nom. Il est très populaire dans une grande partie du pays. Il représente l’impérialisme militant. Né le 27 octobre 1858, il n’a pas encore quarante-trois ans, et n’a rien perdu de l’ardeur, ni même de la fougue de la jeunesse. Ce qui l’a mis particulièrement en vue, c’est son rôle pendant la guerre cubaine. Il était sous-secrétaire d’État à la marine lorsqu’elle a éclaté, et, après avoir organisé à ce titre le 1er régiment de cavalerie des volontaires des États-Unis, ces fameux Rough Riders qui ont rempli si brillamment leur devoir pendant la campagne, il en a pris lui-même le commandement. Aussitôt l’attention publique s’est portée sur lui, et ses hauts faits n’ont pas tardé à provoquer un véritable enthousiasme : il est resté dans l’imagination populaire le colonel des Rough Riders. A côté du vaillant soldat, y a-t-il en lui un politique ? L’événement seul pourrait le dire. Quelques jours à peine avant l’assassinat du président, M. Roosevelt prononçait dans le Minnesota un discours qui a fait le tour de la presse en Amérique et en Europe : on a cru comprendre qu’il était partisan de l’intervention dans le conflit ouvert entre la Colombie et le Venezuela. Il parlait de la nécessité pour les États-Unis d’assumer un grand rôle devant le monde, et surtout de ne souffrir à aucun prix l’extension territoriale d’une puissance européenne quelconque sur le continent américain. Ce dernier danger est si peu à craindre que M. Roosevelt ne l’a sans doute signalé et repoussé que pour donner plus de sonorité à son éloquence. Quoi qu’il en soit, les tendances de son esprit sont connues. Si l’opinion cédait à des entraînemens impérialistes, nous ne disons pas que M. Mac-Kinley y résisterait ; mais M. Roosevelt ferait sans doute plus que s’y prêter, il activerait le mouvement, — à moins toutefois que le sentiment de la responsabilité ne lui fit voir les choses sous un jour un peu nouveau. Nous sommes très loin de dire et de croire que son arrivée au pouvoir devrait nécessairement inspirer des inquiétudes. Au surplus, le rétablissement de M. Mac-Kinley est en bonne voie. Les vœux qui ont été exprimés pour lui dans tout le monde civilisé ont, dès aujourd’hui, les plus grandes chances de se réaliser. S’il en est ainsi, l’horreur de crime de Czolgosz n’en sera pas diminuée, mais les conséquences politiques en seront évitées. Il n’en restera qu’un nouvel avertissement donné par l’anarchisme à la société universelle, dont il est le persévérant et implacable ennemi.

Avant la fin du mois actuel doivent avoir lieu les élections aux conseils du travail. Nos murs sont, depuis quelques semaines, couverts d’affiches qui convoquent les électeurs. Mais il est à craindre que les électeurs ne répondent pas en grand nombre à cet appel, et qu’une institution qui a été peut-être la plus grande pensée du ministère de M. Millerand ne soit venue au monde en quelque sorte mort-née. Il n’est pas sans intérêt de rechercher pourquoi.

On sait qu’il existe un conseil supérieur du travail, institution qui n’est pas exempte de défauts, mais qui est incontestablement utile et pourrait facilement le devenir davantage. M. le ministre du commerce et de l’industrie s’est demandé s’il n’y avait pas lieu, à côté et au-dessous de ce conseil supérieur, d’en créer d’autres dans tous les endroits où l’utilité s’en ferait sentir. Quand nous disons que M. Millerand a eu cette idée, le terme est inexact ; il a seulement voulu la réaliser. L’idée, en effet, est ancienne et dès 1895, si nous ne nous trompons, une commission du conseil supérieur avait déjà étudié les moyens de l’appliquer. Elle était présidée par M. Léon Say. Le plus simple sans doute, et aussi le plus sage, aurait été de se reporter à ses travaux, de s’inspirer de leur esprit et d’en adopter les conclusions. Nous ne disons pas qu’il aurait fallu les adopter telles quelles. La commission ne prétendait pas avoir fait une œuvre intangible, ni même une œuvre complète ; mais elle avait très heureusement discerné et fixé les principes qui devaient servir de règle en cette matière. Il en est peu de plus intéressantes. Créer une institution qui, en rapprochant les ouvriers des patrons dans des conditions propres à inspirer confiance aux uns et aux autres, leur permettrait de rester toujours ou de se mettre rapidement en contact et de discuter entre eux leurs affaires communes, était une entreprise digne d’être encouragée. L’instrument, une fois en exercice, pouvait aider à dissiper beaucoup de malentendus et à supprimer un certain nombre de conflits. Mais il était délicat à organiser. Il fallait prendre garde de ne pas toucher à d’autres institutions qui fonctionnaient déjà à la satisfaction générale, comme les conseils des prud’hommes par exemple, et de ne pas en affaiblir l’action. Il fallait ne pas faire double emploi avec des lois existantes, comme la loi sur l’arbitrage. Il fallait enfin respecter l’œuvre antérieure du législateur, et lui en soumettre une nouvelle qui viendrait s’y ajouter et s’y adapter, sans s’y substituer et surtout sans la dénaturer. Nous disons que l’œuvre nouvelle devait être soumise au législateur. Il paraît en effet, singulièrement téméraire de procéder par simples décrets dans une affaire qui touche à tant d’intérêts, et qui se rattache à quelques-uns des problèmes les plus difficiles que nous ayons actuellement à résoudre. Enfin, et surtout, puisqu’il s’agissait d’une représentation à assurer, — ouvriers d’un côté et patrons de l’autre, — il fallait établir un système d’élections qui en garantît la sincérité, de manière à ce qu’elle fût complète et ne laissât de côté aucun des élémens à concilier. Telles étaient les conditions du problème : M. Millerand n’en a rempli aucune. Aussi ses conseils du travail ont-ils provoqué dès le premier jour des réserves et des protestations qui sont venues à peu près de tous les points de l’horizon.

D’abord, il a procédé par décret. Le décret est l’instrument naturel des socialistes. Il est simple, facile, expéditif : on comprend la préférence qu’il inspire à des hommes dont la prétention est d’avoir un idéal infiniment supérieur aux organisations contingentes dont l’histoire nous offre le modèle. Quand on est sûr de soi, à quoi bon faire passer ses idées par le creuset d’autrui, et surtout les soumettre à un parlement ? Elles en ressortent souvent déformées ; quelquefois même elles y restent indéfiniment. Mais si l’élaboration parlementaire comporte inévitablement des difficultés et des lenteurs, elle offre des garanties qu’on ne trouve pas ailleurs au même degré. Au surplus, la question n’est pas là. C’est le droit absolu du parlement de se prononcer sur des questions aussi graves. Sans doute, la limite n’est pas très nettement tracée entre les matières qui appartiennent à la loi et celles qui appartiennent aux décrets, et il est impossible qu’elle le soit avec une précision absolue. On pourra toujours conserver des doutes sur certains objets qui sont en quelque sorte à cette limite même ; mais il semble que, dans un pays républicain comme le nôtre, l’incertitude doive profiter au Parlement. Nous parlons en théorie : dans le cas actuel, aucune incertitude n’est possible. On n’a jamais créé toute une institution par un simple décret, et si la pratique s’en établissait, autant vaudrait supprimer le Parlement. M. Bérenger, dans l’exposé des motifs d’une proposition de loi dont nous parlerons dans un moment, s’est demandé quels étaient ici les principes à appliquer. « Aucun texte précis, dit-il, n’a jusqu’à présent déterminé à la vérité les limites du pouvoir administratif ou gouvernemental et du pouvoir législatif. Mais le droit public en cette matière ne repose pas uniquement sur des règles de droit positif. Il a encore, et on pourrait dire principalement, pour base, un ensemble de principes fondés sur la nature même des choses et sanctionnés, d’ailleurs, par la pratique constante de tous les pays libres. Or, il est deux de ces principes qui ont jusqu’ici échappé à toute contestation. C’est que, si le décret gouvernemental est absolument compétent pour régler les difficultés pratiques résultant de l’application des lois existantes, il n’a aucun droit de les modifier. C’est en second lieu qu’il ne saurait, sans excès de pouvoir, créer une institution de nature à influer sur les conditions de la vie politique et sociale d’un pays. » Que l’institution créée par M. Millerand soit de nature à influer, et même très profondément, sur les conditions de la vie sociale et politique du pays, la chose est si évidente que ce serait perdre son temps de la démontrer. Il n’est pas moins certain qu’elle modifie les lois sur les conseils de prud’hommes et sur l’arbitrage. Les nouveaux conseils du travail sont destinés, en effet, à se prononcer sur des différends qui sont jusqu’à ce jour portés devant les conseils de prud’hommes : elle dessaisit ces derniers au profit des premiers. Quant à la loi sur l’arbitrage, elle est toute récente et elle n’a pas encore fonctionné souvent. Les Conseils du travail, s’ils fonctionnaient eux-mêmes dans les conditions imaginées par M. Millerand, rendraient les autres inutiles ; ils seraient eux-mêmes les arbitres entre les patrons et les ouvriers dans leurs conflits, et leur arbitrage deviendrait rapidement obligatoire. Au surplus, tel est le but que poursuit M. le ministre du commerce, et il a la franchise de ne pas s’en cacher. Il a déposé plusieurs autres projets de loi qui tendent expressément à rendre la grève obligatoire dans certains cas, c’est-à-dire lorsqu’elle sera décidée par la majorité, et à rendre l’arbitrage non moins obligatoire pour dénouer la difficulté. Mais il fallait un instrument à l’arbitrage obligatoire : ce sera le conseil du travail. Tout se tient, on le voit, dans le système de M. le ministre du commerce. Nous nous demandons seulement pourquoi, après avoir soumis aux Chambres ses projets sur la grève et sur l’arbitrage, il a négligé de leur soumettre celui qui organise, dans cet ensemble si logiquement coordonné, un détail aussi essentiel que les conseils du travail. Cette omission est inadmissible. M. le ministre du commerce n’a pas le droit de détacher une partie du tout. Il ne peut pas le faire sans empiéter sur le domaine qui appartient au Parlement.

Pourquoi donc l’a-t-il fait ? C’est qu’il a voulu enlever à tout prix à la discussion des Chambres, et introduire dans son projet sur les conseils du travail une disposition à laquelle il tient plus qu’à tout le reste, et qui donne aux syndicats seuls le droit d’élire les membres des conseils du travail. Il n’y a peut-être pas, en ce moment, de question plus importante. On sait que la loi de 1884, dont le véritable inspirateur et, en tout cas, le défenseur le plus éloquent a été M. Waldeck-Rousseau, a attribué aux ouvriers et aux patrons le droit de former des syndicats en vue de veiller à leurs intérêts. Que l’institution n’ait pas donné tous les résultats qu’on en attendait et même qu’elle en ait parfois donné d’assez différens, cela n’est malheureusement pas douteux : elle n’en est pas moins bonne en soi, et, pour la rendre telle dans la pratique, peut-être suffirait-il de la compléter en conférant aux syndicats la faculté de posséder. Le gouvernement actuel a bien proposé de le faire ; mais il n’a pas tenu la main à ce que son projet de loi vînt en délibération. Peut-être a-t-il été effrayé par l’opposition des meneurs du parti ouvrier, effrayés eux-mêmes à l’idée que les syndicats pourraient devenir propriétaires, et participer dès lors aux défauts et aux vices inhérens à cette classe de citoyens ! Le gouvernement a donc pris les syndicats tels qu’ils sont et il a résolu d’en faire les représentans exclusifs de la classe ouvrière. On disait autrefois : Hors de l’Église point de salut ! on dira désormais : Hors des syndicats, point de salut, point d’existence même, point de représentation, point de droits d’aucune sorte ! L’ouvrier qui n’appartient pas à un syndicat est comme une molécule qui ne tient à rien, et dont il n’y a lieu de tenir aucun compte : elle confine au néant : elle y tombe.

Rien de plus contraire à la pensée qui a présidé à la rédaction de la loi de 1884. Cette pensée, qui était alors celle de M. Waldeck-Rousseau, est restée la sienne jusqu’à ces derniers temps. La remarquable sentence arbitrale qu’il a rendue naguère pour mettre fin à la grève du Creusot, maintenait très fermement le principe que nul n’était tenu de faire partie d’un syndicat, et qu’il ne perdrait pour cela l’exercice d’aucun de ses droits d’homme et de citoyen. Sans doute M. Waldeck-Rousseau considérait le syndicat comme un instrument utile et dont il fallait conseiller l’emploi aux ouvriers, mais sans qu’on pût aller jusqu’à le leur imposer. Nous ne savons s’il est toujours du même avis : en tout cas, cet avis n’est pas celui de M. le ministre du commerce, qui excommunie sans façon de la société ouvrière tout ouvrier, et même tout patron non syndiqués. La création des conseils du travail lui donnait une occasion d’appliquer ses idées : il a décidé que les syndicats seraient seuls appelés à y élire des représentans. Quand même la grande majorité des ouvriers ferait dès maintenant partie des syndicats, une telle disposition serait abusive, car les droits de la minorité n’en resteraient pas moins respectables et mêmes sacrés : mais la situation est toute différente, et c’est aujourd’hui la petite, l’infime minorité des ouvriers qui est syndiquée. Que cela soit regrettable, soit. Nous ne sommes pas éloignés de le penser avec M. le ministre du commerce, bien que pour d’autres motifs sans doute. Les syndicats n’auraient pas le caractère trop souvent violent et même révolutionnaire qu’ils ont s’ils comprenaient tous les ouvriers, au lieu de n’en comprendre qu’une fraction et non pas la plus saine. A défaut d’un syndicat unique, et peut-être même de préférence à ce syndicat exposé à devenir un champ de bataille, qu’on en fasse plusieurs et qu’ils se tiennent mutuellement en équilibre, tout sera au mieux et nous y applaudirons sincèrement. Un mouvement commence à se dessiner dans ce sens ; on ne saurait trop l’encourager. Mais ce sont là des vœux pour l’avenir ; il faut prendre les choses telles qu’elles sont dans le présent. Or, de récentes constatations ont permis de reconnaître que le quart tout au plus des ouvriers fait partie de syndicats. A-t-on le droit d’interdire aux autres toute participation à l’élection des membres des conseils du travail ? A-t-on le droit de les frapper d’une incapacité ? A-t-on le droit de les traiter comme s’ils n’existaient pas ? Non certes, on n’a pas ce droit : mais M. Millerand se l’est arrogé ; il lui a suffi d’un trait de plume pour supprimer parmi les électeurs des conseils du travail tous les ouvriers qui ne sont pas syndiqués, c’est-à-dire les trois quarts d’entre eux. Ayant confiance dans les syndicats tels qu’ils sont aujourd’hui composés, il remet entre leurs seules mains les destinées de la classe ouvrière toute entière. Il a fait cela d’autorité, c’est-à-dire par décret, se doutant bien que les Chambres ne consacreraient pas une disposition aussi vexatoire, ou du moins que la discussion devant elles en serait longue, laborieuse et pénible. Ses décrets sont entachés d’une double incorrection, en ce qu’ils portent atteinte aux droits du Parlement et à ceux des ouvriers.

Il est fâcheux qu’une protestation ne se soit pas élevée tout de suite dans l’une ou dans l’autre des deux Chambres contre cette manière de procéder. Quelques explications ont bien été échangées à ce sujet entre un député et M. le ministre du commerce ; mais elles ont été sommaires et la question a été à peine effleurée. Au Sénat, c’est seulement le 29 mars dernier que M. Bérenger et quelques-uns de ses collègues ont déposé une proposition de loi, qui est en réalité un contre-projet venant se substituer aux décrets du 17 septembre 1900 et du 2 janvier 1901. Le retard s’explique sans doute par le fait que M. Bérenger, au lieu d’ouvrir une discussion qui aurait gardé sans cela un caractère un peu théorique, a préféré étudier à fond la question et la résoudre. Il n’a pas seulement reproché à M. Millerand ce qu’il avait fait, il a dit ce qu’il y avait à faire ; et un projet de ce genre ne pouvait pas être improvisé. Nous n’entrerons pas aujourd’hui dans l’analyse de celui de M. Bérenger. Mais bien entendu, et par imitation de ce qui se passe pour l’élection des conseils de prud’hommes, il a restitué le droit électoral à l’intégralité des ouvriers et des patrons : cela suffit pour le distinguer profondément du système de M. Millerand. Qu’a fait alors ce dernier ? Il s’est bien gardé de rien faire, car il ne pouvait faire quoi que ce fût sans provoquer une discussion, et il ne voulait pas de discussion. Provenant de l’initiative parlementaire, la proposition de M. Bérenger devait être soumise à la prise en considération : la prise en considération en a été effectivement proposée au Sénat par sa commission d’initiative. C’était là pour le ministère une excellente occasion de prendre parti ; il s’est contenté de dire qu’il ne s’opposait pas à la prise en considération. Cela signifiait-il qu’il tenait compte de la manifestation du Sénat, et qu’il suspendrait jusqu’à nouvel ordre l’exécution de ses décrets ? On l’a cru, on devait le croire, mais on s’est trompé : cela voulait dire simplement que M. le ministre du commerce attendait les vacances qui étaient très prochaines, et pendant lesquelles il se proposait d’agir à sa tête, sans plus craindre aucune question, ni interpellation. Jamais on n’avait traité une assemblée de façon aussi cavalière ! Pour la dignité du Sénat et pour la sienne propre, le gouvernement aurait dû sortir de l’équivoque et déclarer que, considérant ses décrets comme légaux, il était décidé à les appliquer, il ne l’a pas fait, il s’est tu, et s’il n’a pas positivement trompé le Sénat sur ses intentions ultérieures, il l’a laissé se tromper de bonne foi en s’enfermant lui-même dans un silence ironique, qu’on pourrait sans doute qualifier plus sévèrement.

Nous ne savons ce que fera le Sénat à la rentrée : en attendant, il est curieux et piquant de voir ce qui s’est passé au cours des vacances. Déjà une commission du conseil supérieur du travail avait contesté par un avis fortement motivé la légalité des décrets des 17 septembre et 2 janvier derniers. Bien entendu M. le ministre du commerce n’en avait tenu aucun compte : mais traiterait-il aussi dédaigneusement la manifestation du Sénat ? Le Sénat est quelque chose, après tout, dans notre constitution. On a été bientôt fixé sur le cas qu’en faisait M. le ministre du commerce. Les Chambres avaient à peine tourné le dos qu’en date du 16 juillet les murs de Paris se sont couverts d’affiches convoquant les électeurs patrons et ouvriers, — c’est-à-dire les seuls syndiqués, — pour une date fixée dans le courant de septembre. M. Millerand espérait que le Sénat se trouverait ainsi, à la reprise de ses travaux, en face d’un fait accompli, et que par conséquent la proposition de M. Bérenger n’aurait plus raison d’être. Celui-ci a protesté dans une lettre pleine de dignité, et il a réservé, en même temps que ses droits, ceux de la haute assemblée dont il fait partie : mais il était à craindre que protestations et réserves, quelque légitimes qu’elles fussent, ne se perdissent dans le silence des vacances comme dans le désert. On se trouvait en présence d’une de ces situations où il n’y a plus de recours qu’auprès des citoyens eux-mêmes : auraient-ils assez d’initiative et d’énergie pour suppléer à l’absence du Parlement, maintenir ses droits et faire respecter ceux des ouvriers ? Dans un pays aussi habitué que le nôtre à s’incliner machinalement devant les actes de l’autorité, il n’y avait pas, ce semble, grand espoir à conserver. Quelle n’a pas été notre surprise, et probablement aussi celle de M. Millerand, lorsque les présidens de à unions patronales, comprenant environ 400 syndicats et 45 000 syndiqués sur 50 000, ont adressé à ce dernier une lettre dans laquelle ils lui faisaient savoir qu’ils ne participeraient pas au vote ! Le motif de leur abstention était leur déférence envers le Parlement, et notamment envers le Sénat qui, ayant pris en considération la proposition de M. Bérenger, s’était « réservé tout au moins, d’examiner la légalité » des décrets. Ils la contestaient d’ailleurs au surplus eux-mêmes, et se proposaient de déférer au Conseil d’État la validité des élections. C’était un coup direct, et difficile à parer. Que faire ? On s’est mis en quête de quelques syndicats patronaux disposés à se soumettre aux décrets et à participer aux élections. On en a trouvé ; on trouve de tout à Paris ; mais on n’en a trouvé que 17, et ils représentent un nombre de syndiqués vraiment dérisoire, si on le compare à celui de la première manifestation. Il était bon que cette contre-épreuve vint en confirmer l’autorité. On peut tenir dès maintenant pour acquis que la grande majorité des patrons ne s’associera pas aux élections qui se préparent. Les journaux ministériels en ont naturellement montré une irritation très vive, et ils ont menacé la classe patronale toute entière des foudres que le parti socialiste révolutionnaire ne manquerait pas de lancer sur sa tête. On ne sait quel effet cette menace aurait pu produire, si elle avait été suivie d’un commencement d’exécution. Les unions patronales n’en auraient sans doute pas beaucoup frémi : mais leur sang-froid n’a pas été mis à l’essai. On n’a pas tardé, en effet, à s’apercevoir qu’à tort ou à raison, les socialistes révolutionnaires ne regardaient pas les décrets de M. Millerand d’un œil beaucoup plus favorable que les patrons. Ce n’est pas, est-il besoin de le dire ? la question de légalité qui leur inspire des scrupules ; mais ils n’ont pas confiance dans des conseils où les ouvriers doivent se trouver mêlés aux patrons dans une promiscuité qu’ils estiment à la fois désobligeante et dangereuse. Les patrons seront d’ailleurs aussi nombreux qu’eux-mêmes ; ils auront les mêmes droits ; ils les tiendront en équilibre et peut-être en respect : aurait-on fait autrement si on avait voulu organiser l’impuissance ? Les vrais socialistes, les purs, ceux qui se défient de tout, même de M. Millerand, déclarent très haut que ces conseils du travail sont un leurre, un piège même, mais qu’ils ne se laisseront pas duper. Eux aussi, ils prêchent l’abstention. M. le ministre du commerce peut s’apercevoir que l’institution qu’il a prétendu fonder aurait gagné à traverser une discussion parlementaire : peut-être alors l’aurait-on mieux comprise.

Les élections auront lieu, mais quelle en sera l’autorité ? On la mesurera au chiffre des électeurs qui prendront part au scrutin parmi les patrons et parmi les ouvriers. Si ce chiffre, comme tout porte à le croire, ne représente qu’une minorité parmi les syndiqués, lesquels représentent eux-mêmes une minorité parmi les ouvriers, il ne sera même pas nécessaire de soumettre la légalité de l’opération au Conseil d’État. Le Conseil d’Etat pourrait d’ailleurs se prononcer dans un sens ou dans l’autre sans que cela importât beaucoup. Les conseils du travail de M. Millerand ont fait un faux départ, ils ont trébuché dès le premier pas, ils ne se relèveront pas de l’accident. Ce n’est pas que nous nous en réjouissions, car ils auraient pu rendre des services, et nous espérons même qu’ils en rendront plus tard, si on reprend l’institution à pied d’œuvre et si on l’établit sur des bases plus larges et plus solides. L’erreur de M. Millerand est d’avoir cru qu’il suffirait à tout : lui seul, et c’était assez ! Il n’a eu besoin, ni du Conseil d’État, ni du Conseil supérieur du travail, ni des chambres. Il n’a consulté personne. Il a dédaigné les études préparatoires qui avaient été faites avant lui. On voit le résultat auquel il a abouti. Des élections enlevées par surprise devaient rendre inutile la proposition de M. Bérenger. Cette proposition, au contraire, qui est correcte, qui est loyale, qui recherche la discussion au lieu de la fuir, en un mot qui tient compte des droits de tous, se présente comme une planche de salut. Elle permettra de vivre aux conseils du travail que M. Millerand, dans son empressement maladroit, a failli tuer du premier coup.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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