Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1870

Chronique n° 924
14 octobre 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre 1870.

Non, en vérité, il n’est pas au monde de spectacle plus dramatique que celui d’une nation comme la France aux prises avec tous les périls, livrée par l’incurie en pâture à toutes les fatalités, se raidissant d’un énergique effort contre la fortune ennemie, et se ressaisissant elle-même pour disputer sa puissance et son honneur mis à mal. Quoi qu’il arrive désormais, ces trois mois qui viennent de s’écouler compteront dans notre histoire, et puisque la France n’y a point péri, nous avons le droit de garder l’espérance : c’est qu’elle ne doit pas, c’est qu’elle ne peut pas périr.

Ce qu’il y a de cruel, de poignant et d’étrange à la fois dans cette situation dont le commencement a été l’œuvre d’une légèreté sénile, dont la fin sera maintenant ce que le courage d’un peuple la fera, ce n’est pas la déception de l’orgueil militaire, ce n’est pas que notre armée ait trouvé des revers, d’incomparables revers, là où on lui promettait des victoires au pas de course. La guerre a des hasards pour tout le monde, ceux qui se laissent aller trop vite aux éblouissemens de l’épée sont exposés à être, un jour ou l’autre, blessés par l’épée. Non, ce n’est pas cela. Ce qu’il y a eu d’effroyable et de caractéristique, c’est que d’un seul coup, par le fait d’une politique d’égoïsme et de désorganisation invisible, la France se soit trouvée frappée en pleine puissance, en pleine vie, en pleine fécondité de ressources. Les hommes, l’argent, le courage, l’ardeur patriotique, rien ne lui manquait assurément de ce qui pouvait servir à réparer des revers ; seulement elle se sentait paralysée. On aurait dit un géant couché à terre, et dont un ennemi habile serait parvenu à enchaîner les membres. C’est à ce point qu’on en était déjà un moment à se demander avec une anxiété profonde si on allait avoir le temps de se relever, de se réorganiser, si le pays, ainsi pris au dépourvu, pourrait assez tôt rassembler ses forces éparses et ses ressources presque intactes encore, si Paris enfin, avec ses 2 millions d’habitans, avec ses habitudes et ses raffinemens de civilisation, ou ses divisions intestines, pourrait tenir au-delà de quelques jours devant les audacieuses entreprises d’un ennemi enivré de victoires.

L’extrémité était terrible. Rien n’était perdu cependant, et c’est là justement ce qu’il y a de dramatique, de fortifiant dans cette palpitante histoire de quelques semaines. On ne s’est point abandonné ; on a laissé l’empire à son mauvais destin, et dans la liberté de son patriotisme Paris s’est tenu prêt à combattre, non plus pour une politique qui a écrit son épitaphe dans la capitulation de Sedan, mais pour l’indépendance, pour l’intégrité de la nation rendue à elle-même, pour son honneur à lui comme métropole glorieuse de la France et de la civilisation. On l’a menacé d’un siège, il a accepté les périlleuses chances d’un siège, et un mois s’est déjà écoulé depuis que l’ennemi, poussant en avant ses masses victorieuses, a cru pouvoir venir frapper à ses portes, dont il n’a pas encore la clé. Oui vraiment, il y a déjà tout près d’un mois qu’on en est là, que Paris assiégé et investi vit retiré en lui-même, s’accoutumant au bruit du canon qui tient les Prussiens à distance, et réduit à reconnaître Auteuil ou Saint-Denis pour frontière, après avoir étendu sur le monde le rayonnement de son génie et de son influence. Puisque la Prusse n’a point reculé devant cette pensée étrange qui pourrait fort bien être plus meurtrière pour elle que pour nous, Paris vit dans son camp, séparé de l’Europe, dont il ne connaît que l’inaction, ne sachant de la France elle-même qu’une chose, c’est que la nation tout entière est indubitablement à l’œuvre pour se replier sur l’envahisseur. Paris isolé et séquestré reste confiant dans l’insurrection patriotique du pays comme dans son propre courage, et, tout compte fait, dans ce drame terrible aux péripéties inévitablement sanglantes, il s’agit de savoir qui aura le dernier mot, de Paris et de la France cherchant invinciblement à se rejoindre à travers les lignes ennemies pour reconquérir leur indépendance, ou du roi Guillaume méditant des hécatombes humaines pour l’orgueilleuse et stérile satisfaction de venir chercher dans une ville en ruine la sanction de conquêtes sans durée comme sans moralité politique. Au fond, voilà toute la question qui s’agite dans ce siège, qui n’était point, à ce qu’il semble, une opération aussi simple qu’on le croyait à l’état-major prussien, puisque après avoir marché si vite on s’est arrêté subitement, puisque M. de Moltke et M. de Bismarck ont mis tout un mois à chercher notre point vulnérable, à savoir comment cette Allemagne campée sous nos murs pourra tout à la fois attaquer Paris et se défendre contre la France refluant en armes sur elle.

Le temps des illusions est sans doute passé pour nous, lorsque le drapeau blanc et noir flotte sur les hauteurs de Meudon et de Saint-Cloud. Ce serait certainement la puérilité la plus singulière de nous bercer encore de toutes ces idées que les soldats allemands, épuisés de misère, envahis par la nostalgie ou découragés par les obstacles, n’aspirent qu’à reprendre le chemin de leur pays sans aller jusqu’au bout de l’œuvre qu’ils ont entreprise. Les Prussiens ne sont pas venus de si loin pour se retirer ainsi tranquillement à la première difficulté. Ils sont en quelque sorte enchaînés sous nos murs par l’orgueil de leurs récentes victoires, par l’âpre ambition des conquêtes, et maintenant aussi un peu par le point d’honneur, qui leur coupe la retraite. Ils iront jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’où ils pourront. Les forces qu’ils ont concentrées, les combinaisons qu’ils préparent et qu’ils ne peuvent entièrement dissimuler, les positions qu’ils choisissent et où ils se retranchent, tout indique une opiniâtreté de dessein et de volonté avec laquelle nous pouvons avoir affaire d’un instant à l’autre ; mais enfin, sans illusion, sans excès d’optimisme, on peut bien dire que, si les Prussiens n’ont tenté rien de sérieux depuis qu’ils sont arrivés devant Paris, c’est que probablement ils ne l’ont pas pu, c’est qu’ils ont été arrêtés par un obstacle dont ils n’avaient pas mesuré la puissance, et ce seul fait est une amélioration relative de notre situation, un accroissement sensible de nos chances dans la marche de cette étrange campagne. Un mois perdu par la Prusse dans l’immobilité et l’inaction, ou si l’on veut dans des concentrations nécessitées par la distance, par les conditions nouvelles de la guerre, c’est un mois gagné pour nous, pour nos forces qui se rassemblent, pour tous nos moyens de combat qui se régularisent et se décuplent ; c’est un mois gagné pour le patriotisme de la France et pour son honneur devant le monde. Voilà au juste la signification de cette période déjà écoulée d’un siège extraordinaire, premier écueil d’une invasion qui jusqu’ici n’avait point trouvé d’obstacles. Ce sont les Prussiens cette fois qui se sont fait illusion, qui ont cru qu’ils n’avaient qu’à marcher sur Paris, à peu près comme nos chefs militaires, au commencement de la campagne, pensaient présomptueusement qu’ils n’avaient qu’à s’élancer vers le Rhin. Les Allemands sont partis pour Paris, et ils sont arrivés à Versailles ; ils se sont aperçus bientôt que, sur ce bout de chemin qui leur restait à faire, ils avaient devant eux la résolution désespérée d’un peuple.

Ce n’est là jusqu’ici qu’un succès bien modeste encore sans doute, qui n’a rien d’une victoire décisive ; il n’y a point de victoire véritable tant que l’invasion se promène dans nos villes et dans nos campagnes, tant que nous n’avons qu’à sonder l’horizon du haut de nos remparts pour voir l’ennemi campé sur nos coteaux. Ce n’est pas moins, au point de vue de la défense nationale, un avantage réel, puisque ce mois conquis par la fermeté d’attitude de toute une population a pu rétablir à notre profit une certaine égalité en forçant momentanément la Prusse à une sorte de suspension d’armes devant nos retranchemens, en la plaçant entre Paris invinciblement décidé à se défendre, inexpugnable derrière ses murailles, et les provinces soulevées jusque dans leurs profondeurs contre la brutalité d’une irritante invasion. Cela ne veut pas dire que la Prusse elle-même n’ait point profité de ce répit, elle en a profité pour appeler à elle toutes les forces que l’Allemagne a pu lui envoyer pour s’établir à nos portes, pour assurer ses positions. Il n’est pas moins évident que, malgré tout ce qu’il y a de pénible et de difficile dans une situation si imprévue, cette première phase du siège, cette première épreuve vaillamment supportée est plutôt favorable à Paris et à la France. Paris, il y a un mois, était déjà sans doute à l’abri d’une insulte, puisqu’on s’est bien gardé de brusquer cet assaut dont on parlait si complaisamment ; il n’était pourtant pas encore ce qu’il est devenu en ces quelques semaines, un vaste et formidable camp, hérissé de feu et de fer à toutes ses extrémités, bardé et barricadé au point d’être devenu inabordable pour toute attaque de vive force. L’armée régulière de défense, un peu émue d’abord de l’affreux désastre de Sedan, rassemblée à la hâte, presque découragée avant de combattre, a retrouvé bien vite, avec sa hardiesse native, sa cohésion et sa solidité devant l’ennemi. Ces braves gardes mobiles, qui sont l’élite de la France dans Paris, ont pris tout de suite l’allure de vieilles troupes, alliant la précision des mouvemens à l’entrain et à la bonne humeur courageuse. La population tout entière, encadrée dans ses bataillons de garde nationale, s’est faite au métier des armes et à la vie du rempart. En un mot, par l’activité du gouvernement, par le concours spontané de tous, la défense parisienne s’est rapidement constituée dans sa force et dans son intégrité. Elle est maintenant tout ce qu’elle peut être, en attendant les événemens qui peuvent la transformer en offensive.

Quant à la France elle-même, à la France non envahie et libre, si peu que nous communiquions avec elle, on ne peut évidemment douter qu’elle ne soit avec Paris d’âme, d’esprit et de résolution. Qu’a-t-elle pu faire depuis un mois ? dans quelle mesure a-t-elle organisé ses forces ? On l’apprendra peut-être seulement le jour de l’action, le jour où le reflux patriotique de la France sur Paris contraindra l’armée prussienne à tenter quelque grand coup pour se dégager. Le gouvernement ne dit pas tout probablement et ne peut pas tout dire. On sait du moins par lui que le temps n’a point été perdu jusqu’ici, que deux armées de 80,000 hommes se sont formées, qu’une troisième armée se prépare, que de vieux soldats d’Afrique, la légion romaine et les zouaves pontificaux eux-mêmes, qui n’ont plus à monter la garde autour du pape, sont arrivés, que le mouvement est universel. Un voyageur qui a traversé les lignes prussiennes pour rentrer dans Paris, et dont les curieuses pérégrinations ont été accompagnées de mille péripéties, racontait récemment qu’il avait trouvé des gardes mobiles de Lot-et-Garonne à Épernon, entre Versailles et Chartres. D’un autre côté, on le sait, des engagemens ont eu lieu vers Orléans. M. Estancelin, l’énergique organisateur, le commandant supérieur des gardes nationales mobilisées de la Normandie, a été, dit-on, vu à Mantes. Il résulterait de tout ceci que les Prussiens n’ont point certainement autour d’eux ou devant eux autant d’espace libre qu’on l’aurait cru, que des détachemens de nos armées de secours ne sont plus bien loin, que ces armées se rapprochent sans doute d’heure en heure, et cette activité des provinces qu’on entrevoit, qu’on sent en quelque sorte, un membre du gouvernement, M. Gambetta lui-même, s’est chargé d’aller la stimuler encore plus ou la régulariser en prenant la route la plus libre que nous ayons à notre disposition pour le moment, le chemin des airs. Le jeune ministre de l’intérieur, parti en ballon, est descendu dans le département de la Somme, non sans courir quelques aventures, mais heureusement sain et sauf, et il a pu se diriger sur Tours, portant avec lui la pensée du gouvernement, sans doute aussi le secret des combinaisons qui doivent lier les opérations de nos armées. C’est là en réalité le fruit de la constance patriotique de Paris. Sans cette fermeté, rien n’était possible, la fable du géant enchaîné par les membres et impuissant dans sa force pouvait rester vraie jusqu’au bout. À la faveur de cette virile défense qu’un mois d’efforts et de luttes n’a point certainement épuisée, la France a pu se lever, et elle peut toujours discipliner, pousser en avant ses bataillons accourus au secours du drapeau commun. Militairement tout est changé, si bien qu’aujourd’hui, à la rigueur, la résistance est d’abord dans Paris sans doute, mais elle n’est plus seulement dans Paris, elle est partout où il y a un soldat, un volontaire et une pensée de dévoûment national.

M. de Bismarck, nous le savons bien, s’est vanté de ne pas laisser à l’insurrection patriotique de la France le temps de s’organiser, d’aller au besoin étouffer cette insurrection dans son germe, c’est-à-dire dans le sang. Il prétendait récemment, dit-on, qu’il savait à quoi s’en tenir sur nos provinces, qu’il y avait des rassemblemens de gens en armes, non des armées. Ces « gens en armes » s’aguerriront bientôt, comme se sont aguerris, comme s’aguerrissent tous les jours ces gardes mobiles rassemblés à Paris. Ce sont de jeunes combattans aujourd’hui, ce seront de vieux soldats demain, et il faudra autre chose que des uhlans pour les réduire. Si l’armée prussienne se détourne de Paris pour aller se jeter sur les forces françaises qui s’organisent, elle sera suivie de près probablement, sans compter qu’on lui fera faire du chemin, et qu’on ne lui offrira pas cette fois l’occasion de faciles victoires en se livrant en pâture à des masses d’artillerie invisibles ; si elle reste obstinément fixée sous nos murs avec la pensée de nous fatiguer, de nous affamer, elle sera sûrement trompée dans ses calculs, elle peut être investie à son tour par nos armées, comme elle investit elle-même Paris. On n’est pas au bout, ce mois de défense en est déjà le garant, et à tout prendre, un jour ou l’autre, M. de Bismarck pourrait bien regretter d’avoir trop cédé à l’infatuation du succès en recevant si étrangement ces propositions pacifiques qu’on ne lui porterait plus aujourd’hui, que M. Jules Favre avait le droit de lui porter, il y a trois semaines, au nom de la civilisation, de l’humanité et de la concorde des peuples. Le roi Guillaume et son premier ministre ne paraissent pas en être là, nous en convenons ; ils entendent autrement l’humanité et la civilisation, ils croient avoir du temps, et ils prennent philosophiquement leur parti des sacrifices humains qu’ils commandent. Pendant que les soldats allemands se font tuer en tuant des Français, non pour la grandeur de l’Allemagne, mais pour un implacable orgueil, le roi Guillaume chassait dans les bois de Ferrières. C’est une agréable occupation digne de conquérans qui ont des loisirs, qui aiment à s’entretenir dans le goût de la guerre, et le prochain bulletin ressemblera sans doute à celui du Charles II de Ruy-Blas : « Madame, il fait grand vent, et j’ai tué six loups ! » Soit, il faut prolonger une effroyable guerre, puisqu’on peut se donner le plaisir de chasser dans les tirés de Versailles et de Saint-Germain comme dans les bois de Ferrières. Le roi Guillaume et son fidèle porte-parole, M. de Bismarck, croient-ils cependant offrir au monde un spectacle bien glorieux ? S’imaginent-ils par hasard agir comme des chefs civilisés en aggravant même pour les neutres les conditions de la guerre, en allant jusqu’à refuser aux membres de la diplomatie étrangère demeurés à Paris la liberté de leurs communications avec leurs gouvernemens ? Pensent-ils enfin être des politiques bien prévoyans pour leur pays en amassant sur lui toutes les haines et tous les ressentimens de l’avenir, en le jetant sur une nation qui ne fait désormais que se défendre, et au demeurant en exposant l’Allemagne tout entière à voir un jour ou l’autre se tourner contre elle les chances de cette fortune des armes dont on veut aujourd’hui abuser en son nom ? Le roi Guillaume et M. de Bismarck ont fait comme tous les conquérans, ils ont bu leur victoire jusqu’à l’ivresse, jusqu’à la lie, et ils n’ont pas vu que, pour vouloir aller trop loin, ils risquaient de compromettre ce qu’il pouvait y avoir de légitime dans leurs succès.

La Presse, il faut le dire, a commis un crime contre elle-même aussi bien que contre la France. Elle nous a sans doute placés, nous, sous le coup d’une nécessité suprême et héroïque en ne nous laissant le choix qu’entre le déshonneur de livrer l’inviolabilité du territoire et l’extrémité d’une guerre à outrance ; mais en même temps elle s’est placée, elle, dans l’alternative de pousser la lutte au-delà de toute limite, au-delà de toute justice, au-delà de toute humanité, ou de paraître reculer et se désavouer dans ses ambitions les plus intimes. On aurait dit que, se croyant sûre d’une victoire qu’on ne pouvait plus lui disputer, elle voulait d’avance fermer toute issue à une paix de transaction et d’équité. Paris et la France ne se sont pas fait répéter deux fois ces brutalités, qui n’étaient peut-être qu’une jactance diplomatique de la force. En définitive, trois semaines après que M. de Bismarck posait ainsi la question dans ses conversations avec M. Jules Favre, quelle est la situation de la Prusse campée sous Paris et engagée dans un tel siège ? La vérité est qu’elle ne peut ni entrer ni s’en aller. Elle a été trompée, elle s’est trompée elle-même ; elle a cru qu’elle n’avait qu’à se présenter, qu’elle allait surprendre la France en pleine désorganisation militaire, elle a trouvé une défense calme, intrépide, résolue, prête à recommencer sous Paris et dans de plus vastes proportions la vigoureuse campagne que Bazaine poursuit encore, il faut l’espérer, sous les murs de Metz. Ce mois de siège a déjà déconcerté les calculs qu’elle avait pu fonder sur des difficultés militaires d’un moment, et des actions sérieuses, conduites avec autant de prudence que de hardiesse, qui prouvent que le sol de la France n’est pas épuisé de soldats. Elle a fait aussi entrer dans ses prévisions, comme gage d’un infaillible succès, la lassitude de l’isolement pour une grande ville, l’impossibilité d’approvisionner pour longtemps une population de 2 millions d’habitans. L’isolement, Paris le supporte avec une philosophie presque imprévue, sans s’inquiéter outre mesure du reste du monde, qui fait pour le moment une assez triste figure en vérité, et, quant à la famine, il n’est point certes encore à la veille d’affronter ce fléau, qui ne deviendrait un péril que si d’un côté la distribution des vivres n’était point ménagée avec vigilance, si d’un autre côté les lignes ennemies, étaient impénétrables, si la France restait immobile. C’est une crise, on le sait bien, elle passera comme toutes les crises, et ce n’est point peut-être tant que les Allemands seront là qu’elle offrira les dangers les plus redoutables.

La Prusse enfin a une dernière espérance, et M. de Bismarck ne l’a point caché ; elle a compté, elle compte encore sur les dissensions intérieures, sur les divisions, sur les passions qui faciliteraient singulièrement son œuvre en commençant par faire elles-mêmes le siège du gouvernement. Pour ceci, et ce n’est point assurément l’affaire la moins importante aujourd’hui, la question est de savoir si nous voulons donner raison à la Prusse et ébranler les portes de la maison devant l’ennemi. Il est bien clair en effet que l’efficacité de la défense nationale dépend de l’union des esprits, de l’alliance désintéressée de tous les patriotismes, de la fusion momentanée de tous les partis dans un sentiment unique, et nous ajouterons aussi de la fermeté du gouvernement lui-même, de sa fidélité à la mission qu’il a reçue dans un désastre public, qui a été spontanément, implicitement ratifiée dès la première heure par une sorte d’assentiment universel.

Lorsque la patrie, qui n’est exclusivement ni aux uns ni aux autres, mais qui est à tous, palpite et se débat sous l’étreinte de l’ennemi, lorsqu’on est en face d’événemens qui font vibrer une même passion dans toutes les âmes, qui devraient si naturellement unir toutes les volontés, plier toutes les révoltes de l’ambition ou de la colère, c’est pourtant étrange qu’il y ait des esprits violens, aigris, emportés, toujours prêts à rompre cette trêve sacrée du patriotisme et à semer le vent pour récolter la tempête. L’ennemi est à nos portes, la république a été proclamée, acclamée, justement parce qu’elle était ce qui nous divisait le moins. Le bon sens le plus évident, le plus impérieux, dit que la première nécessité est de chasser l’étranger, de vivre en un mot ; porro unum est necessarium ! C’est le mot d’ordre invariable du patriotisme en face de l’envahisseur ; mais non, cela ne suffit pas, il faut autre chose. Il y a des hommes qui éprouvent le besoin des diversions. M. Blanqui, M. Félix Pyat, M. Ledru-Rollin lui-même, M. Gustave Flourens, sont persuadés que les Prussiens ne nous donnent pas assez d’occupation ; ils se sont mis en campagne pour procurer aux Parisiens les moyens de batailler entre eux, et c’est ainsi que, sous cette inspiration dissolvante de quelques meneurs, une espèce d’agitation factice s’est répandue dans la ville pendant quelques jours, avec des espèces de manifestations, des espèces de promenades de quelques bataillons de gardes nationaux en armes ou sans armes, et même des espèces de siège du gouvernement de la défense nationale à l’Hôtel de Ville. Que voulaient M. Blanqui, M. Ledru-Rollin, M. Delescluze, M. Pyat, M. Gustave Flourens ? que poursuivaient-ils ? Ils tenaient tout simplement à donner de l’occupation aux Parisiens, qui n’en ont pas, à ce qu’il paraît, en ce moment ; ils voulaient à tout prix et au plus vite faire des élections. Bien entendu, ils ne s’inquiétaient que fort médiocrement d’une représentation générale de la France, d’élections devenues trop notoirement impossibles en présence de l’ennemi, répandu dans vingt départemens ; ce qu’ils voulaient, c’était le scrutin à Paris, l’élection immédiate et confuse d’une municipalité parisienne, ou, pour mieux dire, d’une commune révolutionnaire, et le fond de leur pensée était aussi clair que le jour. Comme la masse des citoyens parisiens aurait trouvé naturellement qu’elle avait autre chose à faire, les partisans de M. Blanqui, de M. Ledru-Rollin, de M. Félix Pyat, seraient seuls allés aux élections ; ceux-ci composaient à leur gré la municipalité nouvelle ; la municipalité ou la commune entrait à L’Hôtel de Ville, protégeait d’abord le gouvernement de la défense nationale, puis le supplantait en le jetant au besoin par la fenêtre, en cas de résistance à la volonté du peuple, et le tour était joué : la commune révolutionnaire régnait, promulguait des décrets, déployait sa souveraineté dictatoriale sur Paris, sur la France, sur le monde ; les beaux jours de 1792 et de 1793 renaissaient, tout était sauvé !

Rêve étrange d’esprits aussi étroits que violens et figés en quelque sorte dans leur violence, dans un fanatisme révolutionnaire ! Ils ont l’hallucination de 1793. Quand ils ont prononcé ce mot cabalistique, ils croient avoir tout dit ; quand ils ont décroché de ce vieux et terrible musée de l’histoire une forme de langage, une date ou quelque vieux souvenir, ils croient qu’ils ont soufflé la vie au monde, et ils ne s’aperçoivent pas que le monde marche sans eux, qu’on ne refait pas le passé, que chaque époque a sa politique, ses idées, ses intérêts et même ses passions. Ils ne voient pas que 1870 ne ressemble guère à 1793, et que ce qui a peut-être sauvé le pays autrefois le perdrait à coup sûr aujourd’hui, que cette révolution qu’ils proposent sans cesse d’accomplir ou de recommencer est faite depuis longtemps, et qu’il n’y a plus qu’à l’épurer, à l’étendre pacifiquement dans ce qu’elle a de légitime, à la défendre quelquefois contre ses ennemis et plus souvent encore contre ses dangereux amis. Ils ne voient rien et ils ne comprennent rien, ils leur faut seulement 1793, la commune, la convention, les comités de salut public, l’emphase, la déclamation, la haine. Ils sont un anachronisme vivant. Il est fort difficile de faire comprendre à de tels esprits qu’ils battent misérablement la campagne, qu’ils vont même contre leur but, qu’ils subordonnent l’intérêt, le patriotisme de tous à leurs ambitions ou à leurs ressentimens, qu’ils ne feraient rien et qu’ils compromettraient tout. Ce qu’ils compromettraient plus que tout le reste, et cela instantanément, irrésistiblement, c’est la défense nationale et la république elle-même.

Les agitateurs peuvent bien, s’ils le veulent, se déguiser à eux-mêmes les mobiles de cette triste politique d’excitation et de désorganisation qu’ils ont inaugurée dans leurs polémiques comme dans leurs manifestations. À les entendre, c’est évidemment dans un intérêt public qu’ils ont poussé le cri d’alarme, c’est pour imprimer à la défense nationale une intensité nouvelle et plus énergique qu’ils ont demandé la commune révolutionnaire, c’est parce que le gouvernement de l’Hôtel-de-Ville est insuffisant et ne fait pas tout ce qu’il doit pour la satisfaction des patriotes qu’ils se dévouent jusqu’à vouloir le remplacer. Le patriotisme est le passeport de leurs déclamations révolutionnaires. Que serait-il arrivé cependant s’ils avaient réussi ? Oui, que serait-il arrivé ? Mais il suffit en vérité de connaître les désirs, les espérances des Prussiens, pour avoir une opinion dans une telle affaire. L’éventualité sur laquelle l’ennemi comptait le plus, qui est peut-être sa dernière chance, se trouvait réalisée. Ce qui serait arrivé, c’est d’une cruelle et aveuglante évidence. Les citoyens, mis en présence d’un scrutin ouvert par la main d’une faction, auraient bien été obligés bon gré mal gré de s’inquiéter de ces élections. Les scissions auraient inévitablement éclaté, il y aurait eu à l’intérieur des vainqueurs et des vaincus, et, au lieu de se porter à l’ennemi d’un même élan, d’une même pensée, avec un patriotisme sans trouble, on serait allé à la défense avec des doutes et des craintes, avec le ressentiment des divisions intestines. La foi patriotique serait restée peut-être au fond de ce scrutin, ou elle s’y serait tout au moins refroidie, aigrie.

Qu’aurait donc pu faire pour la défense nationale cette commune ainsi élue ? Elle n’aurait rien fait par elle-même, et elle aurait paralysé toute action dans la main de ceux qui la dirigent aujourd’hui, parce qu’après tout on ne répond au canon que par le canon, à des soldats que par des soldats ou par des citoyens qui consentent à être momentanément des soldats, parce qu’il ne suffit pas de substituer à la puissance coordonnée de l’action militaire ce qu’on appelle pompeusement et puérilement le feu révolutionnaire. Rien qu’à observer les programmes des agitateurs, les symptômes, les signes précurseurs de la situation qui se préparait, il n’est pas difficile de se douter de ce qui serait arrivé tous les jours. On l’a vu presque un instant. Des gardes nationaux émettent la prétention de discuter avec leurs chefs les ordres qu’ils reçoivent, et en définitive de ne faire que ce qui leur plaît. M. Gustave Flourens se nomme lui-même colonel, donne sa démission, la retire, rassemble ses hommes, les fait parader en armes sur la place de l’Hôtel-de-Ville pour intimider le gouvernement, et tout cela pendant que le bruit du canon retentit jusque dans le cœur de Paris. Tandis que nos soldats sont aux prises avec les Prussiens, on manifeste ; au moment où l’ennemi prépare peut-être quelque surprise, on demande les élections et la commune. Ce qui serait arrivé, la belle question ! On se serait occupé du dedans plus que du dehors, de ce qu’on appelle les Prussiens de l’intérieur plus que des Prussiens du roi Guillaume ; on aurait continué à manifester dans tous les sens possibles, on aurait fini peut-être par quelque effroyable conflit, et les temps prédits par M. de Bismarck seraient infailliblement arrivés, parce que les villes ou les nations divisées sont l’inévitable proie de l’ennemi. La province, dégoûtée ou révoltée, eût laissé Paris à sa commune, à sa dictature révolutionnaire, à ses luttes stériles ; c’eût été pour le coup l’achèvement de la prédiction de M. de Bismarck, et des républicains se seraient chargés de préparer, pour le plus grand honneur de 1793, le dernier acte de la triste tragédie nationale commencée à Sedan ou à Wœrth.

Il y a heureusement dans les masses un instinct profond qui ne se trompe guère sur les grandes choses, sur les situations extrêmes. Il y a aussi dans les sentimens vrais, tels que le patriotisme, une puissance naturelle qui s’impose. La population parisienne ne s’y est pas laissé prendre longtemps, elle a compris bien vite qu’avant de s’occuper de constituer sa municipalité, elle avait à faire face aux Prussiens, et que surtout le meilleur moyen d’assurer sa défense n’était pas d’ouvrir la carrière aux agitateurs ambitieux, de se faire la complice des promoteurs d’une commune révolutionnaire ; ce qu’elle a bien mieux compris encore, c’est qu’elle ne devait rien faire ni rien permettre qui pût la séparer des provinces, du reste de la France, et par le fait toutes ces menées violentes, artificielles, se sont trouvées submergées dans le mouvement patriotique de la population tout entière, de la garde nationale, accourant en immense majorité autour de l’Hôtel de Ville comme une force de préservation. C’est la réaction qui triomphe, se sont écriés aussitôt les meneurs de cette étrange campagne ; cela n’est point douteux, car il est depuis longtemps entendu que lorsqu’ils ne triomphent pas, c’est la réaction, qu’ils sont à eux seuls la France, la révolution immaculée, la république orthodoxe, et surtout pour le moment la défense nationale. Le danger des agitations immédiates est passé sans doute ; il ne doit pas moins rester comme une lumière pour le gouvernement, qui aurait peut-être pu éviter cette crise avec un peu plus de décision. Ce qui a fait un instant sa faiblesse, c’est une apparence d’incertitude et d’hésitation dans cette affaire des élections municipales qu’on a voulu transformer en arme de guerre contre lui ; il a retrouvé un ascendant à peu près irrésistible, un énergique appui dans l’opinion dès qu’il s’est prononcé nettement, dès qu’il a montré qu’il voulait rester sur le terrain inébranlable, inviolable de la défense nationale, et ici il faut bien y songer ; il faut absolument que les hommes honorables qui ont reçu le 4 septembre un mandat de nécessité se gardent de ce qui pourrait ressembler à un scrupule de désintéressement ou de déférence pour un prétendu vœu populaire, et ne serait en réalité qu’une défection. Il y a une chose dont le gouvernement doit bien se rendre compte et qui lui fait de la fermeté un devoir d’honneur, c’est qu’il n’est pas là apparemment pour son plaisir, ni même, nous le supposons, par ambition. Il est à l’Hôtel de Ville comme une sentinelle avancée qui n’a pas le droit de se relever elle-même de sa faction, et que Paris seul n’a pas même le droit de relever. M. Henri Rochefort l’a dit dans un semblant de jeu de mots à travers d’autres choses inutiles : « Il a accepté sa mission, il n’est pas libre de donner sa démission. »

Paris l’a conduit ou l’a laissé s’établir à l’Hôtel de Ville et s’est rangé aussitôt autour de lui ; la France entière l’a reconnu et consacré de son adhésion spontanée. Le gouvernement actuel a sa raison d’être dans cette double sanction, et depuis que l’investissement, par une violence momentanée, est venu scinder en quelque sorte le pays en deux parties, il n’est plus à son poste qu’un otage ne s’appartenant pas à lui-même, appartenant à la France, qui doit le retrouver là où elle l’a laissé en lui confiant le dépôt de l’honneur national. Voilà ce qu’a compris instinctivement, patriotiquement, la population parisienne quand elle a refusé de se prêter à la création d’un pouvoir de parti ou de localité, d’un conseil hybride condamné d’avance à n’être qu’un instrument de division. Voilà ce que ne peuvent comprendre ceux qui ont soulevé cette question perturbatrice de la commune. S’ils ne voulaient être que les membres d’un conseil municipal parisien, ce n’était guère le moment, et ils faisaient beaucoup de bruit pour rien ; s’ils aspiraient à un pouvoir plus étendu, s’ils voulaient, comme cela n’est pas douteux, se substituer par une captation du suffrage d’une ville au gouvernement actuel, ils n’étaient que des usurpateurs sacrifiant à une ambition ou à un fanatisme de parti les intérêts de la défense commune de Paris et de la France.

Qu’ils missent en péril la défense nationale, c’est d’une trop criante évidence ; mais ce qui est tout aussi clair, c’est qu’en désarmant la France, ils ne servaient pas mieux la république dans son avenir prochain. La république s’est relevée en France le 4 septembre ; elle existe aujourd’hui sans contestation. Si elle a des ennemis, ils ne sont pas pour le moment bien dangereux, et aucun d’eux n’oserait certainement laisser entrevoir un autre drapeau. On s’est rallié sans mauvaise arrière-pensée, sans hésitation, à la république comme à un pouvoir de suprême sauvegarde qui héritait de désastres dont il n’était pas coupable, qui a déjà fait ce qu’il a pu pour réparer ces désastres, et qui a toujours ce mérite d’être le seul qui puisse opposer à l’ennemi le faisceau des forces nationales. Est-ce qu’on croit travailler bien efficacement à l’avenir des institutions républicaines par ces préconisations effrénées de pouvoirs sommaires, dictatoriaux, qui ont la prétention de tout faire et de ne souffrir aucune dissidence autour d’eux ? C’est l’éternel malheur de la république de trouver si souvent pour interprètes et pour défenseurs des hommes qui font tout ce qu’ils peuvent pour la rendre insupportable et impossible. A leurs yeux, la république, c’est nécessairement l’agitation en permanence, la fièvre organisée, la guerre des classes et des intérêts, la mise en doute perpétuelle des institutions les plus fondamentales ou les plus simples, la violence dans le langage, l’insurrection dans la rue.

Dès qu’on s’éloigne de cet idéal, ils sont persuadés que la république est perdue, et c’est ce qui explique comment la France, plus qu’à demi républicaine par ses idées et ses mœurs, a laissé si souvent retomber ces institutions, parce qu’après tout ce n’est pas dans la guerre, dans le désordre permanent qu’une population peut vivre, travailler, penser, former cet assemblage de créatures humaines ayant le droit de porter le nom d’une nation intelligente et civilisée. C’est le désordre qui est le péril perpétuel de la république, et, ce qui ne la compromet pas moins, c’est cette prétention de certains hommes de l’absorber en eux, de la représenter exclusivement, de l’imposer par l’autorité de leurs passions. Franchement, quelle différence y a-t-il entre la dictature d’une oligarchie révolutionnaire et l’omnipotence d’un seul ? C’est toujours le despotisme ayant la même nature, les mêmes procédés et les mêmes conséquences changeant tout au plus de nom et s’appelant alternativement l’empire ou la commune.

il y a quarante jours à peine que la république existe de nouveau en France, et déjà elle a ses autoritaires, que disons-nous ? Ses prétendans, qui s’investissent eux-mêmes d’une sorte de légitimité inviolable, qui veulent mettre leur effigie sur tout ce qui se fait, qui ne peuvent admettre vraiment que d’autres servent la France dans ses aspirations de progrès, de justice, de civilisation, et surtout aujourd’hui qu’on puisse travailler à la défense nationale sans la commune de leur rêve. Au lieu de populariser la république, ils la rendent suspecte ; au lieu de lui attirer des amis, ils lui font des ennemis ; au lieu de lui assurer un avenir moins orageux que par le passé et moins incertain, ils préparent d’avance des réactions nouvelles qui seraient infaillibles, qui ne tarderaient pas à se produire, s’ils triomphaient un instant. Sans doute la république est possible en France, si on le veut sérieusement, et elle ne peut trouver des ennemis chez ceux qui sont formés depuis longtemps au culte de la souveraineté nationale librement manifestée ; mais qu’on y songe bien : elle n’est possible et elle ne mérite d’exister qu’à une condition, c’est qu’elle sera le bien de tout le monde, l’œuvre de tout le monde. Elle ne peut se fonder avec quelque chance de succès que si elle est un grand gouvernement, un régime régulier, équitable, libéral, protecteur pour toutes les activités, pour tous les intérêts, pour toutes les facultés du génie français. Et ce n’est pas là seulement la condition de sa durée, de son succès à l’intérieur, c’est aussi et surtout la condition de sa puissance, de son influence au dehors. Supposez une république d’agitations et de violences, que lui arrivera-t-il ? Elle trouvera le monde fermé devant elle, elle suscitera certainement plus d’adversaires passionnés que d’imitateurs, elle nous aliénera les gouvernemens sans nous donner la sympathie des peuples. Supposez une république libérale, humaine, pacifique, reprenant sous des formes nouvelles les traditions de prosélytisme moral et intellectuel de la France, elle peut exercer une irrésistible contagion ; elle peut, sans être une agression, devenir la plus séduisante des propagandes, — et qui sait si cette république, retrempée dans les épreuves et dans des mœurs plus sévères, ne sera pas quelque jour notre vengeance contre ceux qui sont à nos portes, attendant l’explosion de ces passions sur lesquelles ils comptent plus que sur leur génie ?

CH. DE MAZADE.
CORRESPONDANCE

A M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.


Mon cher monsieur,

N’êtes-vous pas, comme moi, profondément ému du grand spectacle que Paris nous donne ? Le mois va s’accomplir ; encore deux jours, il sera plein. Un mois de siège, un mois de réclusion ! Ce Paris qui s’ignorait lui-même, qui aux yeux du monde n’était que la ville des plaisirs, un atelier de modes, un foyer de théâtre, une Sybaris immense, égoïste et frivole, aussi énervée de cœur qu’élégante d’esprit, le voilà qui n’est plus qu’un arsenal de guerre, une caserne, un camp. Depuis un mois, cerné, bloqué, emprisonné, Paris se voit sans trouble ni murmure séparé du monde des vivans. Cette séquestration sans exemple d’une cité de deux millions d’âmes, ce fait de guerre inouï, donne au premier abord une idée gigantesque de la puissance des assiégeans : on croit y voir le dernier terme, le complément lugubre de nos revers et de nos humiliations ; mais, comme en cette guerre tout renverse et confond les prévisions humaines, l’investissement de Paris, si prodigieux qu’il semble, n’est, à vrai dire, et ne sera, j’en ai la certitude, que la condition éclatante et la rançon nécessaire de notre honneur ressuscité et de notre libération.

Il y a là tout un grand mystère qu’on ne saurait trop méditer, et, n’en déplaise aux superbes esprits qui se révoltent pour peu qu’on mêle à la conduite de ce monde le nom de celui qui l’a fait, je me permets de croire que ce mystère, c’est Dieu lui-même qui le propose à nos méditations. Dans l’impitoyable série de catastrophes et de hontes qui s’est prolongée pour nous du 2 août au 1er septembre, je reconnais un châtiment ; aussi pour moi, l’unique et suprême question est de savoir si, maintenant que Paris est bloqué, la justice divine se tient pour satisfaite, si nos faiblesses et nos servilités, notre incurie et notre suffisance, nos corruptions et notre orgueil ont reçu toute leur punition, et si la main du juge est lasse de frapper. Eh bien ! j’ose le dire, des signes manifestes autorisent à croire que ce n’est plus sur nous que s’appesantit cette main redoutable ; qu’un nouveau souffle enfle nos voiles, et que le flot qui nous avait jetés au plus bas de l’abîme commence à nous soutenir et à nous relever. J’aimerais à vous convaincre que ma confiance n’est pas seulement instinctive, que ce n’est de ma part ni lassitude de gémir, ni besoin d’illusion ; j’aimerais à vous dire les faits et les symptômes qui me soutiennent et me rassurent ; puisque vos colonnes ne sont qu’à demi pleines, si vous voulez, nous allons en causer.

Et d’abord, jusqu’au 1er septembre, je ne vois pas un jour, pas une heure où notre expiation se soit interrompue. Échec sur échec, faute sur faute, pas le moindre répit, pas un sourire de la fortune, pas l’ombre d’une consolation. Bazaine lui-même, ce fécond capitaine, et ses héroïques soldats, s’ils vengent notre honneur dans des flots de sang ennemi, sont impuissans à nous porter secours. Nous voyons là, vivans, nos meilleurs généraux, notre plus ferme armée, et n’en pouvons rien faire ; c’est comme une ironie du sort. Eh bien ! notre supplice ne se borne pas là : tout n’est pas expié. Nous fûmes agresseurs, nous en devons porter la peine, il faut un affront de plus : il faut encore Sedan, l’ignominie suprême, le dernier mot, la digne fin de l’empire. Pour cette fois du moins, la mesure paraît comble ; l’empire n’est plus, tout va changer.

Regardez nos envahisseurs : que font-ils depuis Sedan ? qui les conduit ? Est-ce encore la fortune, la bonne chance, tranchons le mot, l’esprit de Dieu ? Non ; d’apparence ils sont encore les mêmes, ils marchent, ils s’avancent avec le même aplomb, la même discipline : ils sont aussi prudens, aussi rusés, aussi habiles ; mais la cause qu’ils servent, ils en ont conscience, n’est plus la même depuis Sedan. Ils ne sont plus les soldats de l’Allemagne, ils sont les instrumens d’un autre Napoléon III ; au lieu de répondre à un défi de souverain, ils s’attaquent à un peuple ; de provoqués, on les a faits provocateurs. Le droit et la justice ont déserté leur camp pour passer dans le nôtre. Croyez-vous que ce changement de condition et de consigne ne se trahisse pas dans leurs actes ? Vous me direz qu’ils ont sans coup férir entouré de leurs lignes cette vaste capitale dont l’investissement passait pour impossible. J’en conviens, mais depuis cet exploit, qui n’était que la suite de leur première veine, et que nous étions encore hors d’état de leur disputer, depuis ce succès facile, depuis tout à l’heure un mois, qu’ont-ils fait ? Des tentatives incertaines, des ouvrages aussitôt démolis, pas une approche sérieuse. Au lieu de nous étreindre chaque jour davantage, leur cercle tend à s’élargir. N’allez pas croire que je me leurre d’être déjà délivré d’eux ! Nous n’avons pas leur dernier mot, nous essuierons leur feu, j’en suis certain : en fait de surprise et de ruse, je sais ce qu’on peut en attendre. Derrière les travaux visibles démolis par nos forts, il doit s’en trouver d’invisibles que bientôt ils démasqueront ; mais quelle qu’en soit la force et la portée, ce n’en est pas moins péniblement, sans entrain et sans grande assurance qu’ils les ont établis. Rien ne ressemble moins à l’activité foudroyante des premiers temps de là campagne que les tâtonnemens et les retards d’aujourd’hui. Ajoutez un autre symptôme peut-être encore plus éloquent que les changemens d’allure de cette immense armée, je veux parler de l’inconcevable faute dont n’a pas su se garantir l’habile auteur de cette guerre, celui qui en silence la prépara si bien, qui la gouverne et la conduit encore, l’âme et le bras, le chef réel de son pays. Que le roi Guillaume ait quelque peine à porter le fardeau de sa gloire inespérée, qu’il en perde la tête, et que son orgueil se berce d’insolentes chimères, de prétentions outrecuidantes, il n’y a rien là qui m’étonne, rien qui trompe mes prévisions ; mais M. de Bismarck s’enivrer de la même fumée, s’abandonner aux mêmes appétits, tomber dans ces excès vulgaires, ne plus se posséder, ne plus se contenir, oublier l’A B C de la diplomatie, et comme un écolier donner en plein dans le plus transparent des pièges, voilà qui signifie quelque chose de plus qu’une simple défaillance d’un éminent esprit. J’y vois le signe indubitable des voies nouvelles où nous entrons et des revanches qui pour nous se préparent.

Si le chancelier fédéral, répondant à M. Jules Favre, à ce loyal ultimatum si noblement posé, eût laissé voir quelque modération, ne fût-ce qu’en paroles, sans même s’engager à fond, grâce aux ressources du métier, sait-on ce qu’il y gagnait ? Il nous lançait un brandon de discorde, il nous semait la guerre civile. Des conditions à demi tolérables pouvaient alors séduire tant de gens ! Les impatiens, les timides, les travailleurs sans ouvrage, les intérêts en souffrance, eussent exigé qu’on traitât, tandis que les résolus, les fermes cœurs se seraient indignés. De là de sérieux conflits, des troubles, des querelles, au grand profit de M. de Bismarck. Le comble du savoir-faire dans cette heure solennelle qui aura sa date dans l’histoire était donc de ne rien surfaire, de dire tout net son dernier mot, de simuler surtout un grand respect du droit de singer les sentimens honnêtes. S’il se fût imposé cette tâche, il nous ruinait du coup ; mais il a préféré la stérile jouissance d’exhaler ses rancunes et de goûter devant son interlocuteur le plaisir de dépecer la France, sinon de fait, au moins en conversation. Il a commis ainsi, en proclamant ses folles exigences, la même faute, la même exactement que l’ex-empereur Napoléon en déclarant la guerre à la Prusse. Il faut qu’il se résigne à ce parallèle désobligeant, les deux déclarations se valent : l’une a produit d’un seul coup l’unité allemande, ce danger que depuis, quatre ans il s’agissait de conjurer ; l’autre aussi promptement a fait éclore en France l’unité des partis, utopie généreuse à peine rêvée jusque-là. Ne fût-elle que temporaire, cette unité bienheureuse, elle aura fait notre salut et la ruine, à coup sûr, de l’invasion prussienne. Grâces en soient rendues à l’illustre ministre ; c’est lui qui nous l’aura donnée. Il a fait mieux encore, il a du même coup fondé sérieusement chez nous la république. Pour ceux-là même à qui ce nom rappelait de tristes souvenirs, du moment qu’il sera prouvé que nos discordes sous cette égide ont meilleure chance de s’étouffer, — que ce gouvernement du pays par le pays, cette noble institution si belle en théorie, n’est pas dans la pratique nécessairement incompatible avec l’ordre et la paix, qu’elle ne fait pas tomber nos têtes et qu’elle sait vaincre nos ennemis, croit-on qu’après la délivrance l’idée leur vienne de chercher mieux ailleurs ? Qui de nous lui serait infidèle une fois qu’elle nous aura sauvés ? Ainsi M. de Bismarck aura fait à l’Europe cette galanterie d’implanter enfin pour de bon la république en France. Tout cela, vous en conviendrez, n’est pas d’un politique. Or comme en ce moment je ne vois pas en Europe un esprit plus vraiment politique que le chancelier fédéral, j’en conclus que depuis Sedan il a cessé d’être lui-même, qu’il subit la sévère influence d’un pouvoir supérieur qui veut le châtier à son tour et qui commence par l’aveugler.

Mais ce n’est pas assez que l’armée prussienne nous paraisse hésitante, et que son chancelier se fourvoie ; nous avons pour prendre confiance un motif encore plus décisif, c’est de regarder Paris. Dans les premiers jours de septembre, on peut en convenir maintenant, le dessein d’engager Paris dans un siège à outrance n’était qu’une crânerie tant soit peu théâtrale, qui supportait mal l’examen ; aussi personne n’y voulait croire. Quand vous disiez aux gens de faire des provisions, il fallait voir de quel œil et avec quel sourire ils accueillaient votre conseil. Peut-être alors en avaient-ils le droit, car, à vrai dire, rien n’était prêt. Nous n’étions pas à Paris mieux en état de soutenir un siège au lendemain de Sedan que nous n’étions le 2 août en position d’attaquer l’Allemagne. Néanmoins cette crânerie, que les Prussiens évidemment auront prise pour une gasconnade, est aujourd’hui l’acte le plus sensé, le plus réel, le mieux justifié, et la raison l’approuve aussi bien que le patriotisme. Non-seulement nos remparts sont maintenant achevés, fortement protégés à tous les points vulnérables, munis de bons canons, de poudrières, de munitions sans fin, d’abris, de casemates, mais nous avons, ce qui est plus rare, de merveilleux pointeurs, d’héroïques canonniers de marine ; nous avons une armée de ligne qui a repris sa vigueur, ses goûts de discipline et l’amour du métier, ne se souvenant plus de nos désastres que par la soif de les venger ; nous avons d’innombrables mobiles, avant-garde des armées de secours que la province nous envoie, milice aux mâles et honnêtes visages, marchant de ce pas décidé qui n’appartient qu’aux gens de cœur. Le courage semble les faire grandir, tant ils sont tous de haute taille : ils sont arrivés enfans, et les voilà déjà transformés à vue d’œil en vieux et solides soldats. N’oublions pas enfin cette autre et puissante enceinte qui couvre la cité, les poitrines de la population virile tout entière, ces 300,000 gardes nationaux rivalisant, eux aussi, à la manœuvre et aux remparts avec nos meilleurs vétérans. Tout ce que Paris pouvait faire, il l’a fait en quelques semaines avec une constance, un calme, une énergie que personne sans en être témoin ne peut imaginer. Pas la moindre forfanterie, plus de cris, plus de bravades ; une résolution sérieuse se lit sur tous ces visages. Nous n’avions qu’une crainte, les démences démagogiques, les criminelles entreprises des clubs et des énergumènes. Peut-être même aurions-nous souhaité que le pouvoir vis-à-vis d’eux prît dès l’abord l’excellente attitude que nous lui voyons aujourd’hui ; mais le résultat nous suffit. Grâce au bon sens et à l’intelligence de la population parisienne, avertie par le bruit du canon, cette sorte de danger, cher à la Prusse et, je le crois, sa meilleure espérance, est désormais entièrement conjuré. Paris, sans se démentir, complétera son œuvre ; il ira jusqu’au bout, jusqu’au bombardement, s’il faut que nous l’endurions, — jusqu’aux privations les plus dures et les plus stoïques, si le triomphe n’est qu’à ce prix. C’est à la France maintenant d’achever la besogne. Qu’elle frappe un grand coup, sans rien précipiter, sans compromettre ses précieuses ressources imprudemment et au hasard. Mieux vaut nous imposer un surcroit de patience et ne pas risquer un échec qui serait pour le coup notre ruine.

Quoi qu’il arrive cependant, et quand le sort s’acharnerait à nous être contraire, quand la loterie des batailles nous refuserait encore ses faveurs, il est une conquête qui nous reste assurée : l’honneur est sauf, grâce à Paris. Nous ignorons ce que l’Europe, au-delà de l’épais rempart qui depuis un mois nous en sépare, pense, imagine et dit ; nous ignorons ce qui s’imprime à Londres et à Berlin à propos des affaires de France et d’Allemagne ; mais nous avons la plus entière certitude que le Times lui-même n’ose plus rire de nous ; et qu’il n’est pas sans laisser voir certaine appréhension sur le succès définitif de ses commanditaires.

Ne pensez-vous pas aussi, mon cher monsieur, que, sans beaucoup nous compromettre, nous pourrions également affirmer que, si la conférence de Ferrières devait se tenir aujourd’hui, il s’y prononcerait de tout autres paroles, et que nous n’aurions pas à reprocher cette fois au chancelier fédéral son défaut de modération ? Je crois que, s’il pouvait reprendre ses téméraires propos, il les paierait un beau prix.

Ne bornons pas là notre espoir : le trouble de nos ennemis devant notre attitude n’est pas ma seule consolation. Je pense à l’avenir, à notre chère France, et je me dis : Sortir vainqueurs de cette horrible crise, ce sera déjà bien, mais ce qui vaut mieux encore sera d’avoir racheté nos faiblesses passées : l’expiation sera complète, nous nous serons régénérés.


L. VITET.

LE SIÈGE DE PARIS.


Il y a bientôt un mois que les têtes de colonne de l’armée ennemie se sont montrées sous les murs de la capitale. Paris cependant n’est pas assiégé dans le sens rigoureux du mot, car non-seulement les Prussiens n’ont pas encore tiré un seul coup de canon contre nos forts détachés, mais même ils continuent à ne faire aucun travail de nature à nous indiquer de quel côté ils comptent porter leur attaque. Notre canon est le seul que l’on entende, qui tient jusqu’ici l’ennemi à une distance si respectueuse, que le bruit de ses pièces de campagne, employées du reste uniquement contre nos reconnaissances et nos sorties, ne peut parvenir jusqu’à nous. Quant à ses canons de siège, jusqu’ici il n’en a pas montré un seul, même dans les batteries et dans les ouvrages qu’il a construits pour la défense de ses positions. Les embrasures mêmes qu’il a découvertes sur certains points et que nos officiers ont pu reconnaître n’ont été jusqu’à présent que des embrasures percées pour canon de campagne. Cette attitude a lieu de nous surprendre de la part d’ennemis aussi actifs que les Prussiens, si confians dans leur force, et qui étaient venus sous nos murs avec la ferme conviction que Paris ne tarderait pas à tomber dans leurs mains. Dans les premiers jours de leur arrivée, nous les avons vus rôder d’abord autour de nos défenses, pareils à des loups affamés cherchant le point faible de la bergerie. Ils avaient l’air, en gens prudens qu’ils sont, de ne pas s’en rapporter aux innombrables études qu’on a dû faire dans toutes leurs écoles sur le siège de Paris ; ils paraissaient sonder le terrain pour découvrir quelque endroit moins bien gardé et moins bien armé que les autres. Ils s’imaginaient sans doute que, dans ce gigantesque réseau de fortifications, il se rencontrerait une maille moins serrée et moins solide, ou que peut-être l’immense matériel nécessaire à la défense de tant d’ouvrages ferait défaut quelque part. S’étant mis à remuer partout de la terre autour de nous, comme s’ils prétendaient nous attaquer partout à la fois, on les a vus abandonner successivement presque tout ce qu’ils avaient ébauché, comme si en réalité ils ne se fussent proposé que de tâter notre artillerie, d’en mesurer le calibre et la portée, de connaître enfin nos moyens. Quoi qu’il en soit, ils ont pu acquérir la preuve que sur aucun point Paris n’est dépourvu d’artillerie, qu’il en possède au contraire une très nombreuse, très puissante, très bien servie, et qui ne semble pas à court de munitions. Je n’ose croire que cette découverte les ait découragés : les Prussiens, quoi qu’on en dise, ne se découragent pas aisément ; mais toujours est-il que depuis ils ont évacué d’eux-mêmes ou abandonné sans grande résistance presque tous les lieux où ils avaient paru vouloir s’établir. C’est ainsi qu’ils ont replié leurs postes depuis Saint-Denis jusqu’à la Marne, et que même ils ont quitté Montretout, Meudon, Châtillon, où l’on a pu penser, pendant quelques jours, qu’ils faisaient les préparatifs d’une attaque réelle. Du côté, de Choisy-le-Roi seulement, les Prussiens paraissent faire des établissemens sérieux dans notre voisinage ; mais encore ces établissemens n’ont-ils jusqu’ici qu’un caractère purement défensif, si bien qu’ils nous ont laissés occuper Villejuif, les Hautes-Bruyères, le moulin Saquet, Cachan, sans inquiéter autrement que par des chicanes d’avant-postes les redoutes que nos soldats ont construites sur ces points. Peut-être prendront-ils un jour l’offensive de ce côté, mais il est plus raisonnable de croire que, recevant par Choisy la plus grande partie du matériel et des approvisionnemens destinés aux troupes qui sont sur la rive gauche de la Seine, et s’attendant en outre à voir déboucher par là, dans le cas où elle parviendrait à forcer leurs lignes, l’armée qui s’organise au nord de la Loire, ils prennent leurs précautions pour protéger énergiquement leurs convois et leurs communications.

D’autres raisons expliquent encore l’attitude en quelque sorte passive que l’ennemi garde depuis un mois. La première, et celle-là se présente avec tous les caractères d’une certitude, c’est que les Prussiens n’ont pas encore réussi à faire venir leur matériel de siège. Pour commencer les opérations actives d’un siège de Paris, il faudrait en effet être en mesure d’attaquer et d’emporter au moins deux de nos forts détachés, sauf encore à compter sur le temps que cela prendrait pour recevoir tout le matériel qui serait ensuite nécessaire à l’ouverture d’une brèche dans l’enceinte continue. Il n’y a qu’une attaque par la presqu’île de Gennevilliers qui aurait pu dispenser l’ennemi de cette condition ; mais pour réussir dans cette tentative il eût fallu exécuter deux passages de rivière sous les feux du Mont-Valérien, de la Couronne de la Briche et de nos remparts : c’eût été une entreprise des plus hasardeuses, et qui est devenue aujourd’hui complètement impossible par suite des travaux que l’on vient de faire à Gennevilliers, à Courbevoie, à Saint-Ouen, à Clichy, à Montmartre. Il faut donc désormais que l’assiégeant s’en prenne aux forts eux-mêmes ; encore est-il tenu d’en attaquer et d’en ruiner deux à la fois, car l’occupation d’un seul, couvert à son tour par les feux de ses deux voisins de droite et de gauche et par ceux du rempart situé en arrière, serait intenable. Or le siège de deux forts tels que ceux de Vanves et d’Issy par exemple, que l’on désigne, à tort peut-être, comme les plus exposés à une attaque, nécessiterait au plus bas chiffre un équipage d’au moins 200 pièces de canon de gros calibre et plus probablement encore de 250, ne fût-ce que pour contenir le fort de Montrouge, qui ne manquerait pas de se mettre de la partie. Cela revient à dire que, même pour tenter cette attaque, qui ne serait cependant encore que l’un des préliminaires du siège de Paris, les Prussiens devront avoir transporté sur une distance de 150 lieues, depuis Mayence, d’où ils tirent leurs ressources, jusqu’à Paris, un matériel du poids de je ne sais combien de millions de tonnes, et composé en partie de substances dangereuses à manœuvrer et d’objets, comme les canons, dont l’unité est d’un transport si difficile. Si l’on songe enfin que l’accomplissement de cette opération à travers un pays épuisé par la guerre et où toutes les voies de communication ont été plus ou moins endommagées exige toute une armée de chevaux, 20,000 ou 25,000 peut-être, on comprend aisément que les Prussiens ne soient pas encore en mesure de prendre l’offensive dans les travaux du siège. C’est la conclusion la plus probable et la plus raisonnable à la fois que nous devions tirer de l’apparente inaction de nos ennemis.

Cette conclusion nous paraît être d’autant plus exacte que nous ne pouvons mettre en doute l’ardeur des désirs qui animent les Allemands, roi, peuple, armée, pour réduire Paris. Il y a ici des intérêts différens, mais qui conspirent pour le même but. Le peuple allemand, qui ne souffre pas moins que nous des maux de la guerre, est persuadé que l’entrée de son armée dans Paris amènerait la fin de cette lutte sanglante et jusqu’ici heureuse pour ses armes ; il presse de tous ses vœux cette solution, et même il ne regarderait pas aux plus grands sacrifices pour le hâter par tous les moyens. L’armée, exaltée par ses premières victoires, l’armée à qui l’on n’a cessé de représenter la prise de Paris comme l’objectif de la campagne, sent bien que tous ses succès passés seraient bien amoindris, si elle ne nous forçait pas à capituler, et par point d’honneur militaire elle préférerait, quelque prix qu’il pût lui en coûter, entrer dans notre capitale par la brèche plutôt que par capitulation. C’est un avantage que d’avoir forcé Toul et Strasbourg à se rendre, mais ce n’est pas un triomphe pour l’amour-propre des soldats. Ni M. de Bismarck, ni le général de Moltke, ni le roi Guillaume, ne seraient peut-être assez puissans aujourd’hui pour leur refuser la satisfaction de pousser le siège de Paris par tous les moyens militaires qui sont en leur pouvoir, et, quoi qu’en ait dit M. de Bismarck, ces personnages, ne l’oublions pas, ont eux-mêmes mille raisons pour s’acharner à poursuivre le même but. Il faut le dire pour bien nous confirmer dans notre résolution de lutte à outrance, le roi Guillaume, ni son ministre, ni son armée n’abandonneront volontairement le siège de Paris. Si le roi de Prusse était obligé de lever le siège, ce qui serait le signal d’un grand changement dans sa fortune et peut-être de cruels désastres, s’il était contraint de repasser le Rhin comme un vaincu, quelles seraient les destinées qui l’attendraient en Allemagne ? Il est impossible que ces considérations ne hantent pas son esprit, et que la conclusion ne soit pas qu’il faut prendre Paris, le prendre à tout prix et le prendre au plus tôt. Les vivres dont ils disposent s’épuisent et deviennent chaque jour plus difficiles à renouveler, la saison rigoureuse qui s’avance, les dépenses et les pertes que chaque jour entraîne, tout fait une loi aux Allemands de se hâter, et nous devons nous attendre sous peu à des efforts aussi violens et précipités qu’ils ont été jusqu’ici faibles et mesurés.

Il est cependant d’autres manières de voir et de juger les choses. Ainsi l’on prétend que jusqu’à ce jour la conduite des Prussiens sous Paris tient à un plan de guerre qui consisterait à nous attirer loin de nos murs, hors de la protection du canon, et à nous amener par excès de confiance à livrer une grande bataille qui déciderait la question. Si ce plan est réellement celui de nos ennemis, je doute qu’il réussisse ; c’est un piège grossier et qu’il sera trop aisé à nos généraux de déjouer, et cela lorsqu’il est évident à tous les yeux que dans la saison où nous entrons chaque jour qui s’écoule, sans rien ajouter aux forces de l’ennemi, est pour lui une source d’affaiblissement et pour nous une étape nouvelle vers la délivrance.

Dans une autre opinion, la capitulation de Paris dépendrait de la quantité des vivres qu’il contient, et les Prussiens compteraient sur la famine et les dissensions qu’elle amènerait pour voir la ville ouvrir ses portes. Le problème étant ainsi posé, la solution se produirait en quelque sorte d’elle-même par le seul fait du blocus, l’ennemi n’aurait pas autre chose à faire que nous bloquer pour nous réduire. Cette hypothèse semble se justifier par les travaux des Prussiens, qui ne sont toujours encore que des travaux défensifs destinés à couvrir leurs positions principales et leurs convois, leur matériel et leurs approvisionnemens ; mais elle ne tient pas compte de l’esprit qui anime toutes les armées. Ne pas faire, si elle est possible, une tentative pour entrer à Paris de haute lutte, ce serait un aveu d’impuissance qu’il serait difficile d’imposer à des soldats victorieux. Ils feront donc cette tentative, ou, s’ils ne la font pas, c’est que les moyens leur manqueront. Ensuite qui est-ce qui sait exactement s’ils ont des vivres en si grande abondance qu’ils soient en mesure de nous prendre par la famine ? Cela aurait besoin d’être prouvé. Et, lors même que les Prussiens seraient mieux pourvus que nous, ne doivent-ils pas faire entrer dans leurs calculs les secours qui s’organisent et que nous attendons ? Tous ces raisonnemens ne résolvent cependant pas encore tout le problème. Ainsi, selon nous, les Prussiens ont, quoi qu’en ait dit M. de Bismarck, l’intérêt le plus évident à pousser vivement le siège, et, s’ils ont peu agi jusqu’à ce moment, c’est qu’ils n’ont sans doute pas encore pu réunir l’équipage de siège dont ils auraient besoin pour attaquer utilement ; mais, à notre avis, même s’ils avaient reçu cet équipage, les Prussiens, quelque nombreux qu’ils soient, n’ont pas assez de monde pour ouvrir la tranchée et commencer le siège réel. Ce point mérite considération.

En faisant la part aussi large qu’il est possible à la puissance de l’organisation militaire en Allemagne, il nous semble difficile d’admettre que l’ennemi ait pu faire entrer en France plus d’un million d’hommes. C’est un chiffre énorme qui dépasse toute croyance, mais duquel aujourd’hui nous ne devrions pas trop nous plaindre, car, s’il était exact, il comprendrait nécessairement, sur une population totale d’environ 38 millions d’âmes, une forte proportion d’hommes qui ont passé l’âge de faire campagne, dont par conséquent les fatigues et les maladies ont dû nous de faire depuis deux mois et demi que les hostilités ont commencé. Admettons cependant un million d’Allemands en France, combien y en a-t-il devant Paris ? Le général de Palikao vers la fin du mois d’août, avant les sanglantes batailles qui ont été livrées dans la vallée de la Meuse, évaluait déjà les pertes des Prussiens au chiffre de 200,000 hommes. Il est vrai que le général de Palikao oubliait de nous dire sur quoi il se fondait pour faire cette évaluation, et qu’elle ne peut pas nous inspirer une confiance absolue. Plus tard, c’est-à-dire vers le milieu du mois dernier ou vingt jours après, une lettre d’un officier prussien qui a été publiée dans les journaux affirmait que le nombre des morts ne dépassait pas encore 50,000 ; soit, mais 50,000 morts, cela représenterait dans les proportions ordinaires 200,000 hors de combat, tués, blessés, malades, disparus. Depuis lors il s’est écoulé un mois plein, dont chaque jour a dû apporter son contingent de pertes. Il faut défalquer en outre l’armée qui est devant Metz, et qu’un bulletin prussien de ces jours derniers portait au chiffre de 250,000 hommes. C’est beaucoup de monde sans doute ; pourtant il est aussi deux choses qu’il convient de ne pas oublier. C’est d’abord que Metz renferme l’armée du maréchal Bazaine, que l’on ne saurait évaluer à moins de 80,000 hommes, la fleur de l’ancienne armée impériale, que les nécessités de l’invasion font une loi de contenir à tout prix en immobilisant devant elle des forces infiniment supérieures. Le sort de l’invasion est attaché à cette question, et il ne saurait être livré aux chances d’une bataille douteuse ou d’une marche dérobée, car le chemin de fer qui assure aux Allemands leurs principales communications et qui leur apporte leur matériel passe sous les murs mêmes de Metz. À cette considération, il faut ajouter cette autre, que la place de Metz est, comme celle de Paris, couverte par des forts détachés dont la circonférence se développe sur une étendue d’une quarantaine de kilomètres, et que par conséquent ce n’est pas trop pour contenir le maréchal Bazaine dans ses positions d’une armée triple de celle qu’il peut toujours, à un moment donné et à son choix, porter sur un point quelconque de la périphérie dans le centre de laquelle on veut l’enfermer. À ces chiffres ajoutons les corps qui occupent les départemens de l’est, qui observent l’armée de Lyon, qui bloquent ou assiègent les villes non encore rendues, qui assurent les communications et protègent les convois entre Paris et la base d’opérations de l’ennemi. Enfin, puisqu’il s’agit spécialement de l’armée qui menace la capitale, devons-nous compter comme en faisant partie les troupes qui sont depuis Mantes jusqu’à Beauvais, et celles que l’on a signalées dans le voisinage de Chartres, attendant ce qui peut venir de l’ouest, et celles beaucoup plus nombreuses encore qui opèrent entre Étampes et Orléans, faisant face à l’armée de la Loire ?

Il est difficile de fixer, même approximativement, le chiffre qu’il conviendrait d’attribuer à chacun de ces chefs de déduction, mais il doit en être absolument tenu compte, et de quelque façon que l’on s’y prenne, on ne saurait arriver à estimer à plus de 300,000 ou 350,000 hommes l’armée qui est sous Paris. Nous ne craignons pas de le dire, c’est tout à fait insuffisant pour faire le siège d’un ensemble de défenses telles que les nôtres, et c’est surtout par cette cause que l’on doit expliquer la réserve des Prussiens ; s’il ne faut pas moins de 200,000 ou 250,000 hommes pour contenir le maréchal Bazaine et pour bloquer Metz sans l’assiéger, qu’est-ce que 300,000 ou 350,000 hommes pour Paris ? Sans doute les troupes dont nous disposons ne sont pas aussi exercées ni aussi bien disciplinées que celles du maréchal, mais elles s’élèvent au chiffre de 450,000 combattans, dont l’instruction se forme et se perfectionne tous les jours ; de plus Paris offre de bien autres ressources matérielles que Metz, et permet de bien autres combinaisons militaires, ne fût-ce que par le développement de ses défenses, qui oblige les Prussiens à occuper tout autour de nous une circonférence d’environ quarante lieues d’étendue, tandis que celle de Metz est quatre fois moindre. En se multipliant par le travail et par l’activité, les Prussiens se montrent un peu partout, et de fait ils ont réussi à établir, moralement au moins, une sorte d’investissement réel, mais les lignes dans lesquelles ils cherchent à nous enfermer ne sont certainement ni serrées ni profondes. Elles ne. peuvent pas l’être, et il est vraiment humiliant pour nous de voir qu’elles ne soient pas plus souvent traversées.

Quoi qu’il en soit, ce blocus, qui devrait être beaucoup moins effectif, est encore presque le seul effet qu’ait produit la présence de l’armée ennemie sous nos murs, et, s’il ne se produit pas quelque circonstance encore imprévue qui permettrait à l’ennemi d’augmenter dans une proportion notable le nombre de ses troupes, cet effet même devra cesser prochainement. Jusqu’ici, la raison nous a conseillé de ne pas hasarder loin du feu des forts nos jeunes troupes, qui sont encore trop peu expérimentées, et presque toutes les fois que nous avons fait des sorties, nous avons vu l’ennemi se dérober, ce n’est même qu’à Choisy-le-Roi qu’il ait tenu dans la journée du 30 septembre ; mais une fois que l’ennemi aurait pris position et dessiné son attaque d’une manière définitive, nous pourrions aller le chercher par des travaux de contre-approche, le prendre corps à corps en lui faisant, la pelle et la pioche à la main, une guerre à laquelle nos soldats sont dès aujourd’hui aussi bien prêts que les siens. Là les nôtres achèveraient leur éducation militaire, et quand viendrait le jour de rentrer en campagne, nous pourrions le faire avec pleine confiance.

D’ailleurs, tout ce qui se passé sous nos yeux depuis bientôt un mois et demi doit avoir ranimé cette confiance même dans les cœurs que nos premiers revers avaient le plus troublés. Lorsqu’un jour on écrira l’histoire du siège de Paris en 1870, on sera étonné de voir ce que les Parisiens ont su faire en si peu de temps. Nous étions dans le néant et dans le chaos ; il n’y avait plus de gouvernement, plus d’armée, presque plus de matériel de guerre ; sauf l’armée du maréchal Bazaine, il ne nous restait plus dans les régimens et dans les bataillons de la garde mobile que des dépôts de recrues ou des rassemblemens de jeunes gens qui pour la plupart n’avaient jamais tiré un coup de fusil. Voilà cependant qu’en si peu de temps, sans compter ce qui s’est fait dans les provinces, on a réuni à Paris un armement qui dépasse tous les besoins du siège, mis en batterie sur nos remparts deux mille pièces de canon, construit de nouveaux ouvrages, tant dans la plaine de Gennevilliers qu’à Villejuif, perfectionné toutes les anciennes défenses, qui sont aujourd’hui dans un état d’entretien presque voisin de la coquetterie ; enfin on a reformé, équipé, habillé, instruit dans la capitale une armée de 200,000 hommes, qui sont dès aujourd’hui presque capables d’entrer en campagne. On aura peine à croire que tout cela ait pu être fait en six semaines.

Aussi est-ce avec un certain regret que nous voyons des esprits, plus ardens que sages, se lancer dans une polémique dont l’objet serait de persuader que tout ce que nous possédons en fait d’armement est inférieur à ce que possèdent les Prussiens, sinon même tout à fait mauvais. Entraîné par la passion qui emporte tous les hommes à projets, on déprécie nos armes outre mesure pour leur substituer des inventions dont les meilleures sont presque toujours conçues en dehors des nécessités militaires. En temps de paix, nous ne demanderions pas mieux que de voir expérimenter toutes ces découvertes nouvelles ; on y trouverait peut-être des données ou des principes justes qu’avec un peu d’étude on pourrait faire passer dans la pratique, et le pire serait de dépenser quelquefois de l’argent pour ne pas obtenir de résultats. Dans les circonstances, il faut craindre de dépenser en expériences douteuses un argent devenu trop précieux. D’ailleurs les critiques amères que l’on fait de nos armes sont injustes, et la vérité, c’est que, dans les comparaisons que nous avons pu faire avec celles des Prussiens, l’avantage est très certainement de notre côté. L’immense supériorité du fusil français sur le fusil Dreyse, qui était contestée au début des hostilités, est reconnue aujourd’hui par les Prussiens eux-mêmes et par les officiers ou correspondans des journaux anglais qui font campagne avec eux. La portée, la justesse du fusil français, la tension de la trajectoire qui assure l’efficacité du tir, la légèreté, la facilité et la rapidité de la manœuvre, sont des qualités qu’il possède au degré le plus éminent. C’est la meilleure arme de ce genre qui soit dans les mains d’aucune troupe, et les officiers, qui généralement ne le connaissent pas assez, feront bien de l’étudier pour en enseigner les mérites à leurs soldats. Quant aux mitrailleuses, que les Prussiens affectaient d’abord de dédaigner et qui même chez nous ne trouvaient pas grande faveur, elles sont aujourd’hui fort en crédit, depuis que l’on sait s’en servir. Elles ont si bien fait leurs preuves, que l’ennemi en construit, dit-on, sur notre modèle. Ce n’est pas que la machine prussienne ne soit pas aussi ingénieusement et peut-être plus correctement construite que la nôtre, mais au point de vue militaire elle n’est pas aussi bien conçue. N’étant considérée que comme un engin destiné à fonctionner avec l’infanterie, on ne lui a donné qu’une portée à peine plus longue que celle du fusil, et, pour la rendre aussi légère que les troupes auxquelles on l’associait, on l’a réduite autant qu’il a été possible. Tout autrement chez nous, la mitrailleuse a été considérée non comme une arme qui serait affectée à un corps de troupes particulier, mais comme une arme en quelque sorte indépendante, qui tiendrait le milieu entre le fusil et le canon. Aussi avec une justesse de tir très remarquable lui a-t-on donné, sous une trajectoire très tendue, une portée de 2,000 mètres et un gros poids de balle. De là une puissance et une efficacité remarquables. Quant à notre canon de campagne, c’est toujours celui de 1859, car tout ce qui a été fait depuis ne nous a pas donné lieu de croire qu’il ne vaille pas celui d’aucune autre armée. On l’a vu à l’œuvre dans la bataille du lundi 19 septembre, à la redoute de Châtillon, et les résultats qu’il a fournis parleraient au contraire grandement à son avantage. Là, une batterie de huit pièces (il est vrai que c’étaient des pièces de 12 et qu’elles étaient commandées par un officier des plus distingués) a tenu tête pendant plusieurs heures à des masses d’artillerie prussienne, cinquante ou soixante pièces peut-être ; elle leur a si bien tenu tête, qu’à deux reprises elle a éteint leur feu, et que jusque vers les quatre heures du soir elle a contenu en même temps dans les bois un très gros corps de troupes prussiennes qui, comme nous l’avons appris plus tard, a fait des pertes beaucoup plus considérables qu’on ne supposait. Deux cents et quelques coups de canon tirés par cette batterie ont suffi ce jour-là pour prouver aux plus incrédules la supériorité de notre artillerie de campagne.

A quoi tient cette supériorité ? A plusieurs causes sans doute, mais surtout à ce que la plupart de nos obus éclataient, tandis que le plus grand nombre de ceux des Prussiens ne s’allumaient pas, ou ne s’allumaient que dans la proportion d’un sur cinq. Notre canon à chargement par la bouche, et c’est une des plus grandes raisons qui ont fait tenir au système, a cet avantage, que le projectile, prenant son point de départ au milieu d’un bain de flammes, allume de lui-même sa fusée, et que cette fusée est très facile à régler pour obtenir l’éclatement aux distances qu’il convient au canonnier de choisir. Au contraire, dans le système du chargement par la culasse adopté par l’artillerie prussienne, le projectile, sortant d’une chambre dont le diamètre est légèrement plus large que celui du canon et se forçant hermétiquement dans les rayures que la ductilité de sa chemise de plomb lui permet de remplir exactement, ne saurait allumer au feu de la pièce qu’il laisse derrière lui une fusée qui ne peut être placée ailleurs qu’en tête du projectile sous peine de faire éclater le canon lui-même. Il s’ensuit que l’on est alors obligé d’employer au lieu de fusée un appareil percutant qui est de fabrication délicate, sujet à rater, comme il est arrivé il y a quelque jour, et qui est surtout très difficile à régler. En outre les projectiles qui éclatent ne le font qu’au point de leur chute et sans pouvoir ricocher, ce qui est un des effets les plus dangereux de l’artillerie. Ajoutons, quoi que l’on en ait dit, que les pièces engagées par les Prussiens dans la bataille du 19 septembre paraissaient ne plus produire d’effet utile au-delà de 2,500 mètres ; mais n’oublions pas aussi, pour ne rien cacher, qu’à cette distance leur tir était remarquablement juste, régulier, méthodique, comme il appartient à des troupes bien instruites et bien disciplinées.

Le parti le plus sage serait donc de construire autant de fusils chassepots, de canons de campagne des calibres de 8 et de 12 que possible, car nos pertes ont été grandes en armes de ce genre. Quant aux canons de siège ou de rempart, ils sont en abondance, et si l’occasion ne s’est pas encore présentée de les comparer à leurs semblables de l’artillerie prussienne, on est cependant tenté de croire, en voyant ce qu’elles savent faire chaque jour aux batteries de nos remparts, qu’elles n’ont pas à redouter la comparaison. Du reste, l’expérience va sans doute se faire dans très peu de jours, et bien avant que l’ennemi ne nous ait accordé le temps qui serait nécessaire pour construire aucune des pièces que l’on propose.

Ayons donc confiance dans nos armes et dans la valeur de cette jeune armée dont les merveilleux progrès éclatent à tous les yeux, ayons surtout en nous-mêmes la confiance que doit nous inspirer tout ce que nous avons déjà su faire depuis que nous sommes soumis à cette cruelle, mais glorieuse épreuve ; avec du calme et de la fermeté, nous devons en sortir à la confusion de nos ennemis. Ils avaient dit que Paris ne tiendrait pas huit jours, et depuis bientôt un mois non-seulement Paris tient encore, mais même il est plus décidé que jamais à se défendre.


XAVIER RAYMOND.


C. BULOZ.