Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1853

Chronique n° 516
14 octobre 1853


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 octobre 1853.

Pour tous ceux qui réfléchissent, pour tous ceux qui fixent sur le monde, sur notre pays en particulier, un regard clairvoyant et attentif, il n’est point douteux que nous entrons dans une période difficile, ou plutôt nous ne faisons chaque jour qu’avancer d’un pas dans une voie dont il ne nous est plus donné que de tempérer les embarras et les périls. Des préoccupations de la nature la plus diverse et également sérieuses sont venues remuer l’opinion publique, et la tiennent dans une continuelle perplexité. D’un côté, c’est une crise extérieure incessante, sorte de commencement d’incendie sur lequel tout le monde cherche à mettre le pied, et qui ne s’éteint pas, qui semble au contraire se rallumer à chaque instant; de l’autre, c’est l’incertitude qui existe sur les moyens réels de subsistance du pays. Il ne vient sans doute heureusement s’y joindre rien d’essentiellement politique, nous voulons dire rien qui tienne à la sécurité intérieure, au mouvement des partis, à la fermentation des passions; mais en vérité c’est bien assez pour une fois d’avoir tout ensemble la question d’Orient et la question alimentaire, — c’est-à-dire la plus grande affaire de politique extérieure qui ait surgi depuis cinquante ans et la crise la plus propre à émouvoir les populations, par cela même qu’elle met en doute leurs moyens de vivre. Peut-être d’ailleurs une telle situation, compliquée d’un double péril, est-elle d’autant plus faite pour peser sur le pays, qu’on s’y attendait moins et qu’on y était moins préparé, l’arec qu’on avait retrouvé le calme et le repos au bout de quelques années de la plus violente confusion, il semblait presque que rien ne dût remuer dans le monde, et que la clémence féconde des saisons ne dût plus subir d’éclipses pour ne point troubler cette quiétude, un peu trop semblable à de la somnolence. Il n’en est malheureusement point ainsi, et ce sont les événemens qui se chargent de venir sommer la vigilance des gouvernemens et des peuples en leur offrant des épreuves d’un nouveau genre à soutenir. En présence de ces épreuves, qui n’ont rien d’obscur ni d’équivoque aujourd’hui, il n’y a sans doute rien à exagérer, et il n’y a aussi, il nous semble, rien à dissimuler. Oui, il est bien vrai que les affaires d’Orient ne sont guère en voie d’arrangement malgré les efforts des gouvernemens français et anglais, et que les incertitudes nées de la crise des subsistances n’ont point perdu leur caractère sérieux. Chacune de ces questions se produisant seule aurait eu évidemment par elle-même une importance suffisante; leur coïncidence est une aggravation. S’il y a double embarras cependant, c’est une raison de plus pour envisager avec quelque sang-froid et quelque virilité cette crise complexe; c’est même, à vrai dire, le meilleur moyen de la traverser sans y rien laisser de nos intérêts ou de notre sécurité.

Où en est donc aujourd’hui l’affaire d’Orient ? Elle suit son cours à travers toutes les complications qui se sont produites et qui se produisent à chaque instant. Selon l’habitude, les nouvelles se croisent et se multiplient. Tous les faits sont commentés, les résolutions des cabinets sont attendues et scrutées, et même on les divulgue souvent avant de les connaître, sur un simple indice. Encore une fois, on revient sur le passé et sur l’avenir de cette formidable question. Ce n’est pas qu’il y ait des incidens essentiellement nouveaux. La réalité est que les incidens actuels ne sont que la conséquence la plus logique de ceux qu’on connaît. C’est une situation qui se développe. Si la Russie s’établit dans les principautés danubiennes avec la pensée visiblement arrêtée de n’en point sortir de si tôt, il n’y a rien là qui ne découle entièrement de sa conduite antérieure. Si la Turquie, par un acte formel, accompli en ce moment, déclare la guerre à la Russie, elle ne fait que reconnaître et accepter un état de choses existant depuis trois mois déjà à son détriment. C’est là en effet qu’en est aujourd’hui la question d’Orient, et c’est là qu’elle en devait venir nécessairement après le refus de la Porte de souscrire à la note de Vienne et après l’étrange signification attribuée à cette note par M. de Nesselrode. Le complet insuccès de la médiation tentée par la conférence viennoise remettait tout en doute, laissait la Russie dans les principautés, ravivait les passions belliqueuses de la Turquie, et faisait à l’Angleterre et à la France un devoir de chercher à suivre les événemens de plus près, en franchissant les Dardanelles.

Telle est donc la situation au moment présent. De son côté, la Russie occupe les provinces moldo-valaques et songe moins que jamais à les quitter, sans nul doute. A quel titre et pour quel temps les occupe-t-elle ? C’est là ce qu’il est désormais assez inutile de discuter. Ses intentions sont suffisamment claires; elles se décèlent par la nomination du prince Paskewitch au commandement de l’armée du Danube, par la déposition des hospodars et la création d’une vice-royauté qui serait confiée au prince Menchikof, en un mot par tous les actes qui signalent l’occupation russe. Si l’un de ces faits se confirme notamment, la substitution d’une administration russe au gouvernement des hospodars, on pourrait demander ce qui manquerait alors pour constituer une incorporation pure et simple des principautés à l’empire du tsar. Malgré des exagérations que le cabinet de Saint-Pétersbourg n’est point certainement intéressé à démentir, les forces de la Russie dans les provinces moldo-valaques ne paraissent pas avoir dépassé jusqu’ici soixante mille hommes, et encore ces forces sont-elles chaque jour décimées par les maladies de tout genre; mais elles peuvent s’accroître, et dans tous les cas cela a suffi jusqu’à ce moment pour l’attitude défensive que se donnait la politique russe. L’empereur Nicolas sent Lieu que s’il lui a été facile d’envahir les principautés et de pousser jusqu’au Danube, il ne serait point aisé à l’armée ottomane de franchir ce fleuve pour l’aller combattre sur le terrain où il s’est placé. Chose étrange et bizarre interversion des rôles! c’est la Russie qui, envahissant le sol turc, a la prétention de ne point se départir d’une attitude de défense, et c’est la Turquie, réduite à revendiquer son territoire, qui a les apparences de l’offensive ! La Turquie en effet, — et c’est là l’acte le plus récent, — vient définitivement de sommer la Russie d’évacuer les principautés. Le délai importe peu : que ce soit dans quatre semaines ou dans quinze jours, le fait n’en est pas moins le même. Cette résolution suprême a été le résultat d’une délibération solennelle d’un grand conseil national convoqué à Constantinople dans les derniers jours de septembre, — délibération où il n’y a eu, dit-on, que trois voix pour la paix, et qui a été sanctionnée par le sultan. Ce n’est point Reschid-Pacha, comme on l’a dit, mais bien son fils, qui est chargé de porter cette sommation au prince Gortschakof, commandant actuel de l’armée russe du Danube. On peut d’avance imaginer comment elle sera reçue. A cela d’ailleurs vient se joindre, assure-t-on, une nouvelle levée de cent cinquante mille hommes ordonnée par le sultan à l’appui de sa déclaration. Enfin, en même temps que ces faits s’accomplissaient, les flottes de France et d’Angleterre ont quitté de leur côté le mouillage de Besika et sont entrées décidément dans les Dardanelles. Ainsi toutes les chances sembleraient pour la guerre. Le sultan s’est vu contraint de céder aux passions qui l’environnent et un peu aussi à la force des choses. Les contingens turcs placés sous les ordres d’Omer-Pacha ont désormais un rôle plus décisif et une action toute tracée vis-à-vis des soldats russes. Seulement entre les deux armées il y a le Danube, qui n’est point facile à franchir; il y a aussi l’hiver qui est là, et qui n’est point une saison très propice à des opérations militaires, surtout dans de tels pays, et par-dessus tout il reste en Europe le désir de la paix luttant obstinément encore avec la fatalité d’une situation extrême, de telle sorte que, malgré sa gravité apparente, la résolution du sultan pourrait bien n’avoir point avancé considérablement la question. En réalité, elle ne fait que donner un nom à un état de choses existant déjà, comme nous le disions, et ce nom, c’est l’état de guerre. Les armées campées sur les deux rives du Danube sont dès ce moment des armées ennemies; il peut pourtant se passer quelques mois encore avant que l’une ou l’autre soit en mesure de tenter quelque entreprise décisive.

Ceci, comme on voit, joint à un besoin universel, laisse une assez grande place à des négociations nouvelles. Sans doute la guerre est possible, elle existe même en droit, et il est des momens où le mieux qu’on puisse espérer, c’est de la circonscrire en Orient; mais la paix aussi est possible, et c’est là toujours que peut s’exercer avec fruit l’action de l’Europe. Nous ne nous dissimulons rien cependant : pour que cette action fût efficace, il faudrait qu’on pût s’entendre; il faudrait se ranger à une politique commune, là où les intérêts sont communs. La conférence de Vienne a essayé de formuler cette politique, et à la première difficulté rien n’est resté debout de l’œuvre qu’elle avait tentée. Or sur qui peut peser la responsabilité d’une telle impuissance ? Dans cette déplorable affaire d’Orient, depuis qu’elle est venue éveiller en Europe de si vives anxiétés, l’action des divers gouvernemens est tout naturellement tracée. On comprend l’attitude de la Russie : elle obéit à une ambition qui va droit son chemin; on conçoit la politique de l’Angleterre et de la France, l’une et l’autre défendent un intérêt fort clair; mais s’il est un rôle mystérieux et difficile à définir, c’est celui de l’Autriche et de la Prusse. Il y a peu de temps encore, la Prusse et l’Autriche, à peu de chose près, avaient sur la question d’Orient la même pensée que la France et l’Angleterre. Ce que celles-ci avaient entendu par la note devienne, les deux grands états allemands l’entendaient aussi; ils ne s’associaient nullement, que nous sachions, aux interprétations de M. de Nesselrode. Qu’est-il arrivé pourtant ? C’est que quand il s’est agi de maintenir le sens de cette note, c’est-à-dire quand l’accord des quatre puissances était le plus nécessaire et pouvait être le plus utile en interposant l’autorité d’une médiation européenne qui se fût adressée à la fois à la Russie et à la Turquie, alors la dislocation a commencé; alors se sont produites, à la place des conférences diplomatiques de Vienne, les entrevues souveraines d’Ollmütz; alors sont venues les tergiversations du roi de Prusse, qui, après avoir refusé de se rendre personnellement au camp autrichien, est parti soudainement, à l’insu, dit-on, de son conseil, pour retrouver l’empereur Nicolas à Varsovie.

Ce n’est pas que nous ne nous expliquions les démarches personnelles des deux souverains allemands. Ils ont espéré être plus heureux que la diplomatie et obtenir la paix du tsar; ils ont pensé que mieux que personne ils pouvaient faire valoir les considérations supérieures qui font en quelque sorte une loi pour tous d’un arrangement amiable. Nous serions tentés de croire que c’est là dans le fond tout le secret des entrevues qui viennent d’avoir lieu à Ollmütz et à Varsovie. Il se pourrait en effet qu’il ne se fût rien passé dans ces entrevues d’aussi décisif qu’on a pu le supposer, et que tout se fût borné à des efforts mutuels, — du tsar pour gagner les souverains allemands à sa politique, — des souverains allemands pour amener l’empereur Nicolas à des conditions moins excessives et plus équitables. Mettons que ni les uns ni les autres n’aient aussi complètement réussi qu’ils l’eussent désiré, c’est le plus probable malgré tout ce qu’on peut dire : qu’en résulte-t-il ? Pour l’Autriche et la Prusse d’abord, une situation trop peu nette et peu digne de grandes puissances. Il ne suffit point de prétendre se renfermer dans une neutralité inactive et expectante; il est des momens où, à moins d’une abdication véritable, cette neutralité est impossible : c’est quand il se produit des questions qui touchent à un intérêt général, européen. Lorsque l’Autriche et la Prusse s’étaient réunies à l’Angleterre et à la France pour travailler en commun à une conciliation, c’est que, sans nul doute, elles avaient aperçu cet intérêt européen, et ce ne sont point à coup sûr les complications nouvelles qui l’ont fait disparaître. Comment les deux grands gouvernemens allemands, après avoir partagé l’opinion de la France et de l’Angleterre sur le sens réel de la note de Vienne et sur la nécessité de maintenir intacte l’indépendance de l’empire ottoman, avoueraient-ils aujourd’hui leur indifférence pour les empiétemens de la Russie en Orient ? D’ailleurs, même en restant neutres, l’Autriche et la Prusse se prononceraient encore plus qu’elles ne le pensent; — elles se prononceraient, disons-nous, tacitement pour la France et l’Angleterre, parce qu’il est bien évident que, si un intérêt profond ne les séparait pas de la Russie dans cette question, elles n’hésiteraient point à lui prêter leur appui et à la seconder de leur influence, de telle façon que leur politique, mélange singulier de résistance timide et de connivence indirecte, ne ferait qu’attester à la fois ce qu’elles ont à défendre et leur impuissance à prendre un parti. Ce n’est point là apparemment le rôle qui convient à deux puissances comme l’Autriche et la Prusse, et après avoir eu le bon esprit, comme on l’assure, de résister au tsar dans des entrevues réitérées, M. de Manteuffel ne devrait-il pas encore imprimer un caractère plus décidé à la politique du cabinet prussien qu’il dirige ?

Quant à l’empereur Nicolas, les voyages qu’il vient de faire en Allemagne pourraient bien aussi être un symptôme de la situation fausse où il s’est engagé. Cette situation, il l’a sentie évidemment, puisqu’il a éprouvé le besoin de faire cesser, par une intervention personnelle, l’isolement où le plaçait la conférence réunie à Vienne. On a parlé des dispositions pacifiques manifestées par le tsar au camp d’Ollmütz; par malheur, c’est un mot sur lequel il faut s’entendre : la Russie parlait de ses dispositions pacifiques, lorsqu’elle envoyait le prince Menchikof porter ses ultimatums hautains à Constantinople; elle en parlait encore lorsqu’elle faisait entrer ses troupes dans les principautés; elle en parlait aussi récemment lorsque, sous l’apparence d’une transaction à l’occasion de la note de Vienne, elle maintenait toutes ses prétentions primitives; elle a même si bien fait, qu’elle a tué du coup cette malheureuse note, et que les négociations ne peuvent plus se renouer que sur des bases nouvelles. Tout cela ne fait que rendre plus claire et plus nette la politique de la France et de l’Angleterre. Heureusement les deux puissances, fussent-elles réduites à elles-mêmes, ne peuvent avoir qu’une pensée, et cette pensée consiste à épuiser tous les moyens possibles de pacification, en maintenant toutefois intact un principe auquel est liée la sécurité de l’Europe. Comme elles n’ont aucun intérêt d’ambition à satisfaire, elles se trouvent plus libres pour défendre avec modération et fermeté l’intérêt occidental; c’est là leur politique, aujourd’hui comme hier, demain comme aujourd’hui; c’est là assurément encore l’unique destination des flottes envoyées devant Constantinople, pour surveiller les événemens qui peuvent s’accomplir.

Un des côtés les plus curieux, on le sait, de cette longue et pénible crise, c’est le retentissement qu’elle a parmi les populations orientales, en dehors du cercle où s’agite le fanatisme turc. Nous avons montré quelquefois, par des témoignages singuliers, la vive impression que produisent les événemens actuels sur l’esprit de ces peuples. La crise, en se prolongeant, ne fait qu’entretenir et activer ce mouvement, où s’expriment et se confondent tous les vœux, toutes les espérances d’affranchissement, toutes les irritations contre le joug musulman; c’est la vie grecque qui se manifeste auprès de la décadence turque. Depuis longtemps déjà, ce mouvement se poursuit, et s’il y a un intérêt particulier à l’observer aujourd’hui, c’est parce que nous nous trompons souvent, faute de connaître les tendances réelles des populations de l’Orient, parce que nous ne nous rendons pas un compte fidèle de ce qui s’agite dans ce monde mystérieux et renaissant; c’est ainsi qu’un écrivain grec, dans un recueil d’Athènes, — le Spectateur de l’Orient, — montre ce qu’il y a d’arbitraire dans les classifications que nous faisons des partis helléniques. Il n’y a point en Grèce, à proprement parler, de parti français, anglais ou russe, comme nous le disons quelquefois; mais il y a ce qu’on peut appeler un parti oriental et un parti occidental. Le premier, estimant au-dessus de tout la religion, tourne toutes ses espérances vers la Russie, qui est la protectrice de la foi orthodoxe, qui partage la haine du chrétien grec contre le drapeau de Mahomet, et qui veut rétablir l’empire de Byzance; le second, aimant les sciences, les arts, le commerce, incline vers l’Occident, où il retrouve quelque chose de l’ancienne Grèce. Ces deux tendances ne s’effectuent pas; elles se fondent, se combinent, se viennent mutuellement en aide, et de ce dualisme naît la supériorité de la civilisation grecque, appelée à servir de milieu entre l’Orient et l’Occident, en participant des deux. De là aussi la destinée spéciale de la race grecque dans les combinaisons auxquelles doit donner lieu la vraie et juste solution de la question d’Orient. C’est à cette race qu’appartient la mission de relever, sur ce sol où elle a dominé, un empire civilisé et florissant à la place de l’empire en décadence des Osmanlis. Ce sol est à elle du droit de l’intelligence, du droit des malheurs que lui infligea la barbarie musulmane, du droit des combats qu’elle a déjà soutenus pour s’affranchir, enfin de ce droit imprescriptible d’une race qui conserve intact à travers les siècles le dépôt de sa foi, de ses traditions, de sa nationalité. Ce n’est point l’ambition, on le voit, qui manque à ces vues remarquablement exprimées. C’est là au reste un fier et viril sentiment. Seulement le difficile est de traduire tout cela eu une politique pratique que l’Europe puisse adopter. Cela viendra sans doute; jusque-là, si l’Europe prête son secours à l’empire ottoman, si elle arrête ce vieil édifice sur le penchant de la ruine, c« n’est point la religion qu’elle défend en lui, c’est l’indépendance de l’Occident, et cette indépendance, les chrétiens grecs sont plus que personne intéressés à ne point désirer qu’elle périsse, parce qu’alors ils ne feraient probablement que passer d, une servitude à l’autre. Malgré les espérances de l’auteur grec, il n’est point sûr que le Cosaque, attachant son cheval aux colonnes du temple de Jupiter olympien, laissât autour de lui la liberté très florissante. Toujours est-il que de tels livres dénotent le travail des esprits parmi les populations orientales; ils montrent combien ces populations s’émeuvent et se préoccupent, sous l’empire de leurs instincts religieux et nationaux, d’une question dont le poids oppresse l’Europe depuis plus de six mois, et qui passe d’un instant à l’autre par des phases toujours nouvelles et toujours plus graves.

Cette question d’Orient vient aussi de donner lieu à une publication d’un autre genre, et qui mérite à tous égards d’être signalée. La Vérité sur la question des lieux saints, par quelqu’un qui la sait, tel est le titre de cet écrit, qui révèle en effet une connaissance approfondie du débat d’où est venue la crise actuelle. En dépit de la suscription de cette brochure, qui porte la date de Malle, nous ne doutons point qu’elle ne sorte des presses de Constantinople, et bien qu’elle soit anonyme, nous croyons qu’on en pourrait facilement découvrir l’origine. Évidemment l’auteur a eu à la fois les confidences des deux gouvernemens européens qui se trouvaient aux prises dans la question des lieux saints, la France et la Russie, et nous ne serions point étonnés qu’on eût nommé à ce propos l’ancien ministre ottoman Fuad-Effendi. On se rappelle avec quelle hauteur le prince Menchikof avait cru pouvoir traiter ce ministre en arrivant à Constantinople. Celui-ci se venge aujourd’hui de ce dédain en faisant connaître avec autant de mesure que de raison la politique devant laquelle il a succombé. C’est la conduite de la Porte que l’auteur s’est proposé de défendre, c’est aux reproches d’offense exprimés dans les circulaires de M. de Nesselrode qu’il a pour principal objet de répondre. Dans une analyse aussi substantielle que rapide des diverses phases de la négociation concernant les lieux-saints, il montre en effet catégoriquement que si la Porte a donné à quelqu’un le droit de se plaindre de ses procédés, ce ne saurait être à la Russie. Quand la France revendiquait en faveur des religieux francs de la Palestine les sanctuaires dont ils avaient la possession en 1740, cette puissance avait pour elle non-seulement le droit écrit, mais en quelque sorte le droit naturel lui-même. Elle agissait en effet en faveur de ses propres sujets ou d’étrangers volontairement enrôlés sous son protectorat, et en vertu d’un traité formel, celui qui est connu sous le nom de capitulation de 1740. La Russie au contraire, en essayant de s’entremettre dans le différend, n’avait aucun traité à alléguer, aucun de ses sujets à défendre. « Le gouvernement ottoman, fort de ces raisons, dit le publiciste dont nous signalons le témoignage, aurait pu tout d’abord refuser d’admettre une intervention quelconque de la Russie ; mais, par déférence pour une puissance alliée et voisine, il ne voulut pas le faire. Prenant en considération la sollicitude qu’elle affichait pour la religion dominante de ses états, et cherchant toujours le moyen de concilier l’intérêt de toutes les parties dans une question qui au commencement semblait être exclusivement religieuse, il ne ferma pas l’oreille à ces représentations. » Il est un autre point que l’auteur a parfaitement saisi et mis en relief. On se souvient qu’au moment où les négociations semblaient toucher à leur terme, l’empereur Nicolas avait cru devoir adresser au sultan une lettre autographe où il faisait un crime aux ministres ottomans d’avoir reconnu en principe la validité du traité au nom duquel réclamait la France. « C’était la première fois, dit l’écrivain ottoman, qu’on voyait un souverain adresser à un autre souverain des reproches pour n’avoir pas méconnu ses engagemens solennels envers une autre puissance. » Bien que l’écrit dont nous parlons n’ait pour but que d’expliquer la politique de la Porte et de repousser les reproches qui lui ont été adressées par la Russie, il renferme implicitement la justification la plus concluante qui put être faite de la conduite de la France.

La Russie ne trouvait donc dans la question des lieux-saints aucun prétexte légitime pour soulever la question plus vaste qui met aujourd’hui en danger la paix européenne. C’est sur elle seule que doit peser la responsabilité morale de la guerre qui semble sur le point de commencer. L’auteur de l’écrit que nous citons n’a point de peine à établir de quel côté sont les premiers torts. Depuis que cette brochure est publiée, un fait significatif est venu d’ailleurs attester les véritables intentions de la Russie. Cette puissance avait déclaré qu’en réclamant le protectorat religieux des sujets grecs de la Turquie, elle ne voulait rien exiger qui ne fût compatible avec l’autorité du sultan, et le jour où la Porte a jugé nécessaire d’introduire dans la note de la conférence de Vienne des modifications propres à lui assurer à ce sujet les garanties désirables, on a vu le cabinet russe rejeter cette note avec un commentaire où il prétend cette fois ouvertement à une portion de la souveraineté d’Abdul-Medjid. La pensée de la Russie n’est donc désormais que trop claire. Ce fait nouveau et décisif donne une confirmation éclatante à la thèse soutenue par l’auteur de l’écrit dont nous parlons : — ce n’est point la Russie qui a respecté ses engagemens. En se rappelant la politique modérée suivie par l’empereur Nicolas en présence des dernières révolutions européennes, on ne sait comment expliquer le changement qui s’est opéré dans cette politique. On ne saurait se dissimuler que jusqu’à ce moment l’effet moral de la crise est tout entier pour la Turquie et ses alliés. La France y a gagné de rentrer d’une manière décisive dans le concert européen. La Porte, de son côté, en a profité pour montrer qu’elle conserve une certaine énergie de patriotisme qu’on lui contestait, et qu’elle est encore de force à défendre honorablement son indépendance. En terminant cet examen de la publication attribuée à Fuad-Effendi, nous ferons une dernière remarque : s’il existait dans l’empire ottoman beaucoup d’hommes tels que cet ancien ministre, les espérances que l’on a fondées sur les progrès de la civilisation en Turquie pourraient bien donner un démenti à ceux qui n’y voient que des illusions. Cet empire, qui se soutient dans le présent par des louables efforts, pourrait sans doute compter encore sur un honorable avenir.

Cette crise d’Orient est une des épreuves où la France est engagée comme tous les pays qui ont un rôle politique dans le monde : c’est la grande affaire du moment ; elle revient sans cesse et se retrouve naturellement au bout de toutes les pensées, non-seulement parce qu’il en peut sortir la paix ou la guerre, mais encore parce que, pour tous ceux qui ont le don de réflexion, c’est une question vitale dont la solution peut déplacer toutes les influences et affecter profondément les destinées de l’Occident. La France a sa part dans cette situation ; elle a sa politique à suivre, ce qui suffirait, comme nous le disions, pour absorber le zèle et les efforts d’un gouvernement. Et cependant à peine quitte-t-on la crise d’Orient, qu’on se retrouve en présence de cette autre question, qui n’est pas moins sérieuse en un certain sens : la question des subsistances. La France a eu à traverser assurément des crises alimentaires de ce genre ; ce qui caractérise celle-ci, c’est que tous les produits se sont trouvés atteints à la fois. Une sorte de funeste influence s’est communiquée à tout et est venue comprimer la maturité de toute chose. Il est facile de mesurer le degré du mal, quand on songe qu’il est des pays en ce moment où le produit des vignes sera certainement fort au-dessous du prix du travail. C’est un bonheur du moins qu’on ait aperçu tout d’abord la gravité de la crise, qu’on l’ait soupçonnée même avant de la connaître. La prévoyance a pu s’exercer ; des approvisionnemens ont pu se faire au dehors. Le gouvernement, pour sa part, a pu agir dans la mesure de ses prérogatives. Aux mesures qu’il a déjà prises, il ajoutait récemment encore plusieurs décrets qui prorogent les dégrèvemens de droits sur les importations de grains et farines, et la suppression temporaire de la surtaxe de navigation sur les importations faites par des navires étrangers. En même temps l’exportation des pommes de terre et des légumes secs a été prohibée. Ce n’est point en un jour sans doute que des mesures de ce genre peuvent produire leur effet ; elles atteignent leur but insensiblement, en facilitant par tous les moyens les approvisionnemens intérieurs. Si elles ne produisent pas des baisses subites dans les prix des subsistances, elles conjurent du moins les hausses trop brusques qui ajoutent au mal réel le mal de l’imagination, et, par une lente influence, elles arrivent à adoucir les conditions alimentaires, chose humaine, utile et désirable aux approches d’une saison où la misère sévit souvent avec le froid. Ce qui serait utile aussi, c’est que, venant en aide au gouvernement dans les campagnes surtout où l’action administrative ne peut toujours atteindre, chacun agît dans sa sphère. Cet effort de tous ne serait point certes le moyen le moins efficace pour tempérer une situation difficile et toujours douloureuse, lors même qu’elle n’arrive point à être critique.

La vie intérieure d’un pays est ainsi faite, que tout s’y mêle chaque jour, les préoccupations les plus fugitives comme les préoccupations les plus sérieuses, les questions générales et tout ce qui touche aux hommes ayant eu ou ayant encore une figure dans le monde. Un homme éminent qui disparaît de la scène, c’est aussi un événement pour une société comme la société française, et c’est l’honneur de notre pays de le ressentir. Cette impression, elle s’éveillait naturellement ces jours derniers en présence de la tombe ouverte de M. Arago. Nul ne pouvait oublier la place que cet homme illustre s’était faite dans la science. M. Arago était né en 1786. Voué dès sa jeunesse à l’étude des problèmes scientifiques, il y avait toujours porté une activité singulière, qui s’était manifestée par de nombreux et remarquables travaux. Nous n’avons point à coup sûr à parler des découvertes qui ont illustré son nom. Ce qui l’a le plus popularisé peut-être, c’est la nature même de son talent. M. Arago a été ce qu’on nomme un vulgarisateur de la science. Bien des savans aiment à garder leurs secrets ; ils en jouissent seuls dans le sanctuaire étroit des initiés. C’est le caractère de M. Arago d’avoir voulu mettre la science à la portée de tout le monde en divulguant ses procédés, en cherchant ses applications pratiques, en éclaircissant tous ses mystères par une parole élégante et facile, et il a réussi souvent, comme on sait, dans cette œuvre réputée presque impossible. C’est sa gloire d’avoir rendu la science accessible et intéressante, attachante même. Malheureusement M. Arago avait succombé à un piège redoutable. Homme de science, il s’était livré à la politique, et c’est ainsi qu’ajoutant à la juste popularité du savant la popularité moins sûre de l’homme de parti, il s’était vu porté au gouvernement provisoire en 1848 : merveilleux gouvernement, où il y avait des savans, des poètes, des historiens, des journalistes, — un peu de tout enfin, excepté des hommes d’état. Nous prendrons la liberté, même en présence de la mort, de ne point compter cette époque parmi les titres de gloire de M. Arago, bien qu’il fût d’ailleurs un des plus modérés des dictateurs de ce temps. C’est lui, on s’en souvient, qui fut réduit un jour à faire à M. Louis Blanc la singulière proposition de descendre dans la rue pour que chacun fît appel à ses partisans, et ce jour-là certainement il dut faire des réflexions amères sur le degré de civilisation où il avait contribué à conduire la France en si peu de temps. Ramené par les événemens à la science, g se croyait déchu peut-être, et il ne faisait que reprendre sa vraie place, qu’il n’aurait pas dû quitter. C’est là, à vrai dire, un penchant de notre siècle : on croit volontiers que l’intelligence, que la science même donne une aptitude universelle. Qu’arrive-t-il alors ? C’est qu’il suffit d’avoir marqué par l’intelligence dans un genre quelconque, et même, hélas! d’avoir eu seulement quelquefois l’intention de marquer, pour se croire des titres particuliers à être ministre, ambassadeur, tout au moins préfet. Combien en avons-nous vu en 1848 de ces préfets, de ces ambassadeurs, de ces ministres! Malheureusement dans ces curées périodiques, où chacun prétend naturellement avoir le plus d’intelligence et par conséquent le plus de titres, il y a toujours quelque chose qui souffre : c’est l’intérêt du pays, c’est la tradition de sa politique. Les hommes passent en quelque sorte dans les affaires sans les connaître, ne sachant pas celles qu’il faut éviter, celles qu’il faut soutenir, et un beau matin nous nous réveillons en face de quelqu’une de ces grandes questions qui font leur chemin au profit des autres, à travers nos révolutions stériles et nos abatis de gouvernemens d’un jour.

S’il est un spectacle curieux et instructif, c’est celui des peuples contemporains au milieu de ces révolutions qui viennent périodiquement les transformer, ou plutôt les bouleverser. Quel caractère apportent-ils donc dans ces mêlées orageuses ? Quelles tendances s’y dévoilent ? quelles influences s’y manifestent et s’entrechoquent ? C’est toujours le plus abondant sujet d’observations, et si dans ces mouvemens l’intelligence a souvent une grande place par ses excès et ses violences, c’est à l’intelligence droite et saine de porter la lumière dans cette confusion, d’en dégager l’idée juste et féconde du progrès véritable, de quelque pays qu’il s’agisse d’ailleurs. C’est ce que M. Saint-René Taillandier vient de faire pour les contrées d’outre-Rhin dans ses Études sur la Révolution en Allemagne. M. Taillandier avait d’autant plus de titres pour entreprendre une telle œuvre, qu’il nourrit la plus vive prédilection pour l’Allemagne. Il l’aime comme un esprit sérieux, sans illusion ni faiblesse; il la connaît, il a suivi longtemps son histoire, et toutes ses études, ses esquisses fidèles et justes, forment aujourd’hui le tableau le plus attachant et le plus vrai des révolutions morales, intellectuelles, politiques, par lesquelles est passée de notre temps la civilisation germanique.

Il faut bien le dire, ce n’était pas toujours une tâche facile de représenter avec vérité tout ce mouvement multiple et confus. On a vu ce qu’a été un moment l’Allemagne dans ces dernières années, avec ses émeutes, ses insurrections, ses tentatives de transformation, ses parlemens. M. Taillandier retrace une portion de cette histoire, presque actuelle, dans les chapitres qu’il consacre au parlement de Francfort, ce sénat solennel qui s’était institué pour créer l’unité de l’Allemagne, et qui est mort dans la plus glorieuse impuissance; mais on ne comprendrait rien à ces événemens de 1848 et 1849, si on ne recherchait comment ils se préparent dans l’histoire de l’Allemagne depuis 1815. Avant l’explosion politique, il y a eu l’explosion philosophique, il y a eu tout ce travail intellectuel si confus et étrange, qui est passé par toutes les phases pour ab0utir en certains momens à l’athéisme le plus sordide. Or c’est là véritablement le sujet du livre de M. Taillandier. Son héros, c’est l’intelligence allemande sous toutes ses formes, même les plus bizarres, même quand elle s’appelle M. Feuerbach ou M. Stirner. L’auteur n’écrit point une histoire, il décrit une situation, il analyse un livre, il peint un personnage, et dans ce cadre il fait entrer le mouvement des partis, la lutte des systèmes. Il n’est point certes nécessaire de dire que toutes les théories révolutionnaires et athées de l’Allemagne trouvent dans M. Taillandier un adversaire éloquent qui leur rend un mauvais service, car il les montre impitoyablement sous leur vrai jour. Combien d’autres paires ingénieuses et fortes, où l’auteur aide à pénétrer des caractères comme ceux du roi de Prusse actuel et de M. de Radowitz, où Il ne laisse plus rien à dire sur des écrivains comme Louis Bœrne ! Le portrait de ce dernier est une des plus heureuses inspirations de la critique élevée de M. Taillandier. Il y a du reste un fait qu’on peut observer dans ce remarquable livre, c’est que l’Allemagne, malgré l’apparence du plus vaste mouvement intellectuel, subit la loi commune de notre temps. Il y a bien des écrivains, il n’y a plus l’inspiration d’autrefois. Schiller, cette âme idéale, Goethe, cette intelligence puissante, Jean-Paul, Louis Bœrne, tous ces esprits d’élite dans des genres différens s’en sont allés successivement, et après eux il semble que ce soit une sorte d’invasion tumultueuse et assez stérile dans le domaine de l’art et de l’imagination. Aujourd’hui peut-être une inspiration plus pure et plus saine est-elle près de renaître, et ce serait certes un mouvement qui trouverait en M. Taillandier, de ce côté du Rhin, le plus compétent et le plus sympathique des auxiliaires.

La vérité est que partout, en France comme en Allemagne, il y a un besoin indicible de cette inspiration plus saine, et le plus clair symptôme de cette phase nouvelle dans la littérature, c’est la décadence des écoles d’il y a vingt ans, c’est l’oubli même dans lequel sont tombées quelques-unes des œuvres qui ont fait le plus de bruit. En réalité, l’école romantique, pour lui laisser son nom, est entrée dans l’histoire. S’il survit encore quelque chose qui s’appelle ainsi, il ne faut pas trop y croire : ce doit être quelque fantôme obstiné à ne point se plier aux conditions nouvelles. Ce qu’il y avait d’heureux dans l’inspiration qui se fît jour sous la restauration, on peut l’apercevoir aujourd’hui, comme aussi on peut voir ce qu’il y avait de puéril et d’excessif. Ainsi qu’il arrive toujours, l’école romantique a péri par elle-même, par ses propres excès, par toutes les violences faites en son nom à l’art et à la langue. Il en est résulté l’épuisement rapide des écrivains qui se sont jetés dans cette voie, la lassitude et l’indifférence du public, et enfin cet état de réaction où tous les esprits en viennent à rechercher d’autres élémens d’intérêt ou d’émotion. Ces idées, qui ne sont point nouvelles, l’auteur d’un petit livre de critique, intitulé Portraits à la Plume, les exprime à son tour. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur plus d’un de ces portraits qu’esquisse M. Clément de Ris. On pourrait y trouver la trace d’une assez curieuse incertitude de goût et de jugement. Ce sont bien plutôt quelques pages légères, écrites un peu sur tout le monde, que des analyses sérieuses des talens qu’il étudie; mais ce que nous voudrions remarquer comme un symptôme, c’est ce que dit l’auteur dans quelques mots de préface. Oui, il a raison quand il signale la nécessité pour l’esprit littéraire de se renouveler, de se retremper à quelque source fortifiante, de renouer les traditions de l’intelligence nationale. Il n’est point le premier à le dire, et il est fort à souhaiter que cela devienne la pensée commune. Il est très vrai aussi que, dans une réaction de ce genre, rien n’est plus nécessaire qu’une critique vigilante et sûre, sympathique à tous les essais sérieux, inflexible pour toutes les aberrations du goût. Que disions-nous pourtant que l’école romantique est morte ? M. Amédée Pommier n’est-il pas encore là avec son poème de l’Enfer ? M. Pommier est un homme de bonnes intentions, son Enfer en est semé; malheureusement elles ne sauvent personne, comme on sait, un poète moins encore qu’un autre. Il serait difficile d’entasser dans quelques pages de poésie plus de trivialités et d’images informes. Rien n’égale l’assurance de M. Pommier, si ce n’est sa bonne foi; il pousse même la conscience jusqu’à faire précéder son nouveau poème d’une critique certainement fort juste. Alors pourquoi l’auteur n’a-t-il pas simplement supprimé son Enfer ? Il n’y eût point perdu, et le goût eût moins perdu encore à cette courageuse immolation d’hémistiches rocailleux et bizarres.

Renouons le fil de la politique contemporaine. En dehors des événemens d’Orient, on conçoit qu’il y ait une certaine stagnation dans la plupart des pays que quelque intérêt rattache à cette affaire. Quant aux autres, simples spectateurs de cette crise, ils ont leur mouvement propre de travaux et d’intérêts dont le caractère reste en quelque sorte plus national. L’Espagne, on ne l’a point oublié, vient d’avoir son changement de ministère. Lorsque cette sérieuse modification du pouvoir s’est produite à Madrid, c’était une question de savoir quelle influence allait dominer. L’incertitude qui règne depuis long-temps dans la politique au-delà des Pyrénées n’était pas de nature à rendre cette question inutile. Aujourd’hui, sur bien des points du moins, le doute n’est plus permis. Le nouveau gouvernement n’a point tardé à manifester l’intention de revenir à des moyens plus modérés et un peu plus constitutionnels que ceux qui ont été mis en usage à Madrid depuis quelques mois. La première affaire que devait rencontrer devant lui le cabinet présidé par le comte de San-Luis, c’est celle du général Narvaez, qui était encore dans une sorte d’exil. Une décision spéciale est venue autoriser le duc de Valence à rentrer en Espagne, et certes, il faut le dire, c’est la plus heureuse pensée que pût avoir le nouveau ministère de Madrid. Il y avait en effet quelque chose d’étrange et de triste à la fois de voir un des plus illustres serviteurs de la reine Isabelle, celui qui a le plus contribué à sauver la paix de l’Espagne en 1848, rais en suspicion et relégué hors du pays. Des considérations spéciales d’ailleurs rendaient naturelle cette résolution de la part de M. Sartorius, puisqu’il doit en partie sa fortune politique au général Narvaez, qui le premier lui confia un portefeuille dans son ministère.

Mais la mesure la plus importante et la plus décisive du ministère espagnol, c’est sans contredit la convocation des cortès pour le 19 novembre prochain. Cette réunion des corps législatifs doit coïncider avec les couches de la reine Isabelle, et en outre le ministère annonce avoir à demander leur concours aux chambres pour « des mesures importantes faisant partie de son système politique et administratif. » Quelles sont ces mesures ? C’est là ce qu’on ne sait point encore. Malgré tout, il se pourrait qu’on n’eût point abandonné complètement la pensée de modifier quelques points, sinon de la constitution même, du moins de l’organisation politique. La preuve en est dans les bruits qui ont circulé sur Un projet de réforme du sénat. Cependant il n’est point probable aujourd’hui que ce projet ou tout autre de ce genre dépasse certaines limites, et dans tous les cas ce seront sans doute les chambres elles-mêmes qui auront à le discuter et à le voter. Le fait essentiel et saillant, c’est la convocation des cortès. Ainsi cesse la situation anormale où se trouvait l’Espagne, ne sachant pas trop si elle était encore un pays constitutionnel ou un état absolu. Seulement il est permis de se demander encore si le cabinet nouveau est dans de parfaites conditions de force et de durée pour se présenter devant les chambres. Quoi qu’on fasse, il est bien évident qu’il aura toujours le caractère d’un cabinet composé en grande partie d’élémens purement conservateurs et ne contenant point les principaux membres du parti conservateur. Ce n’est pas que le comte de San-Luis n’ait un rang distingué dans le parti constitutionnel modéré de l’Espagne ; mais il n’est point le seul, et malgré la souplesse de son talent et son habileté, il serait difficile que seul il soutînt la situation. L’isolement pour les hommes politiques est assurément un danger, et c’est dans des momens comme ceux où se trouve l’Espagne qu’il serait nécessaire de reconstituer un gouvernement uni et imposant, capable de donner une forte impulsion à tous les Intérêts du pays. Ce gouvernement est-il aujourd’hui possible ? C’est là une question après la dissolution des partis qui s’est produite dans ces dernières années. Dans tous les cas, le comte de San-Luis aura eu le mérite de rétablir l’empire des lois et des usages constitutionnels.

En attendant que les chambres se rouvrent à Madrid, les états-généraux viennent, il y a peu de temps, de reprendre leurs travaux à La Haye. A peine la session extraordinaire était-elle close, que la session ordinaire commençait, et c’est le roi lui-même qui l’inaugurait par un discours étendu qui ne pouvait d’ailleurs rendre que de rassurans témoignages de l’état du pays. Le roi de Hollande, dans son discours, a touché aux relations extérieures, à l’organisation des forces de terre et de mer, à la situation des colonies, à l’état de l’agriculture et de l’industrie ; il a insisté plus particulièrement, et à bon droit, sur une œuvre considérable qu’il qualifie d’entreprise gigantesque : c’est le dessèchement du lac de Harlem, travail commencé sous le règne de l’aïeul du roi actuel, et qui s’achève aujourd’hui. C’est donc sous de favorables auspices que s’est ouverte la nouvelle session. Les travaux législatifs ont bientôt commencé, et les deux chambres ont d’abord eu à répondre au discours royal. Leurs adresses, aujourd’hui discutées et votées, ne sont en réalité qu’une paraphrase du discours de la couronne. Les deux chambres seulement s’accordent d’une manière spéciale à solliciter du gouvernement la préparation des lois organiques indiquées par la constitution. Maintenant les états-généraux néerlandaisun sont à leurs travaux habituels.

La session actuelle ne saurait évidemment avoir l’intérêt sérieux et animé que la question religieuse donnait à la session extraordinaire. Il lui reste l’étude des projets qui touchent à des Intérêts moins élevés sans doute, mais qui ont aussi leur importance toute pratique. Le ministre des finances, M. van Doorn, a présenté aux états-généraux le budget de 1854, et d’après la loi financière, les dépenses de la Hollande doivent s’élever à 70,216,987 florins, tandis que les recettes seraient de 71,789,752 florins. Il y aurait ainsi un excédant de revenu de plus de 1 million de florins. Voici donc une des lois qui appellent dès ce moment l’attention des états-généraux. D’après le discours royal, de nouveaux projets d’amortissement de la dette doivent être également présentés ; enfin il reste un dernier projet qui vient d’être soumis à la deuxième chambre : c’est un contrat passé entre le gouvernement et la Société de Commerce. cette société, comme on sait, est constituée en qualité de commissionnaire pour le commerce des colonies. Quant à la situation réelle des colonies, elle est matériellement favorable, et au point de vue politique il y a presque constamment des insurrections que les autorités néerlandaises ont à réprimer par la force. Voici cependant un fait curieux à constater : c’est une exposition qui a lieu à Batavia. Les étrangers accourent, surtout des Indes anglaises. Le gouvernement offre toutes les facilités possibles aux princes indigènes pour qu’ils viennent contempler ce spectacle, et c’est ainsi qu’après avoir fait le voyage d’Amérique pour voir l’exposition de New-York, on partira quelque jour d’Europe pour aller visiter celle de Batavia, moins belle à contempler sans doute que le pays merveilleux qui lui sert de théâtre et de décoration.

CH. DE MAZADE.