Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1922

René Pinon
Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 470-480).

Chronique 14 novembre 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Non licet omnibus... Peu d’hommes, dans l’histoire, ont connu l’ivresse de conquérir Rome et de monter au Capitole parmi les acclamations d’une foule en délire. Victor-Emmanuel II ne pénétra dans la Rome des Papes que par la brèche de la Porta Pia ; M. Mussolini, chef des fascistes, a connu une plus complète fortune : par la volonté de Victor-Emmanuel III, toutes les portes s’ouvrirent aux sombres cohortes des « Chemises noires » lorsqu’elles s’y présentèrent en armes ; et c’est parmi les fleurs et les vivats que, le 31, elles défilèrent, à travers les rues de la Ville Éternelle, pour aller au Quirinal acclamer le Roi, dont leur idole, M. Mussolini, était devenu, depuis deux jours, le Premier ministre. On raconte que l’intention des fascistes était de se diriger ensuite sur le Vatican afin d’y solliciter la bénédiction de Pie XI ; c’est une idée qui ne serait pas venue aux « Chemises rouges » de Garibaldi, mais à laquelle, pour le bien de la Papauté, les « Chemises noires » de M. Mussolini ont été bien inspirées de renoncer.

La substitution d’un cabinet Mussolini au débile cabinet Facta n’est pas une crise ministérielle analogue à celles que connaissent périodiquement les Gouvernements constitutionnels ; c’est une révolution dont les conséquences seront considérables pour l’Italie, et qui aura des répercussions par delà les crêtes des Alpes. Deux grands faits nouveaux bouleversent en Europe les anciennes conceptions du gouvernement libéral, constitutionnel et parlementaire, c’est l’établissement et la durée, en Russie, d’une République fédérative des Soviets avec la dictature des commissaires du Peuple, et c’est le succès, en Italie, du coup d’État fasciste. Après ces deux événements, si dissemblables dans leurs origines et leurs manifestations, mais qui ont au moins ce trait de ressemblance qu’ils fondent le droit sur la force, il y a quelque chose de changé dans les notions et dans les réalités politiques. Et nous ne disons pas que ce soit un progrès !

Ce qu’est le fascisme et ce qu’il représente dans l’Italie d’après la Grande Guerre, la chronique du 15 août et les articles si vivants de M. Paul Hazard l’ont appris aux lecteurs de la Revue. Il reste à leur expliquer comment le chef de l’insurrection fasciste est devenu le président du Conseil des ministres. La seconde jeunesse du cabinet Facta avait été éphémère ; ses jours étaient comptés ; on savait que la présence de M. Facta au ministère préparait le retour du grand prestidigitateur, M. Giolitti ; lorsque la combinaison fut prête dans la coulisse entre M. Giolitti, M. Orlando, le comte Sforza, on vit M. Facta s’effacer discrètement et donner sa démission (26 octobre). M. Giolitti avait bien dit que le fascisme et son chef étaient des forces avec lesquelles il faudrait compter ; on les apaiserait donc avec quelques portefeuilles. Mais au congrès de Naples, le fascisme avait montré sa force ; M. Mussolini avait dit : « ou bien on nous donnera le Gouvernement, ou bien nous le prendrons par la force ; » il sentait le moment venu de jouer le tout pour le tout. Le directoire fasciste lança un ordre de mobilisation ; ses légions, par toutes les routes, se dirigèrent vers Rome ; là on proclamerait la République et le pouvoir serait exercé par une sorte de triumvirat où M. Mussolini tiendrait le rôle d’un premier Consul avec, dit-on, comme partenaires, le duc d’Aoste et M. Gabriele d’Annunzio. Mais il déplaisait sans doute à l’illustre écrivain, après avoir été le premier dans Fiume, de n’être que le second dans Rome ; il déclara rester fidèle à la dynastie et décliner toute participation au mouvement. M. Facta, dans un tardif sursaut d’énergie, voulut opposer la force à la force ; le 28, dans la matinée, après un long entretien avec le Roi, il faisait annoncer l’établissement de l’état de siège dans tout le royaume : c’était la guerre civile.

Le Roi reçut de bons avis : les fascistes étaient les plus forts, il n’était pas certain que l’armée tirerait sur les « Chemises noires, » la dynastie s’effondrerait dans le sang si elle déchaînait une résistance dont le succès était plus que douteux. Le général Diaz conseilla de céder au vœu populaire. Le décret sur l’état de siège ne fut pas promulgué. Le roi décida de charger M. Mussolini de constituer un ministère : ainsi la force l’emporte, l’émeute triomphe, le Roi sanctionne. Son intervention est d’une importance capitale ; il donne, au moment décisif, le coup de barre ; il pilote résolument la barque de la dynastie sur le courant qu’il croit représenter la volonté nationale. L’avenir dira s’il a été bien inspiré ; mais il est certain qu’il a usé avec résolution de la prérogative royale, même à l’encontre de la lettre constitutionnelle ; son intervention légalise, en quelque mesure, ce que cette prise d’assaut du pouvoir par M. Mussolini et ses bandes armées a de dangereusement révolutionnaire.

Investi par le Roi, M. Mussolini arrive à Rome et constitue le même jour, 30 octobre, son ministère ; mais il n’en saurait trouver les éléments dans le petit groupe fasciste de la Chambre qui ne compte que vingt-cinq membres ; il s’adresse d’abord, comme cautions vis-à-vis de l’opinion publique et de l’étranger, aux anciens commandants en chef de l’armée et de la flotte pendant la guerre, le général Diaz, le vainqueur de Vittorio Veneto, et l’amiral Thaon di Revel, qui acceptent les portefeuilles de la Guerre et de la Marine ; puis il négocie avec les partis : les populaires reçoivent deux ministères, Trésor et Travail, et quatre sous-secrétariats d’Etat et obtiennent certaines garanties, notamment pour le vote de la liberté d’enseignement. Un nationaliste, M. Federzoni, accepte le ministère des Colonies ; trois démocrates et un libéral complètent, avec quatre ministres du groupe fasciste et le professeur Gentile, qui n’appartient pas au Parlement, le ministère Mussolini. Le cabinet, tel qu’il est constitué, fait figure de gouvernement parlementaire et fonctionne comme tel ; les partis ont compris que le meilleur moyen de rétablir la paix intérieure en Italie et. de rendre inoffensif le fascisme était d’accepter le fait accompli et d’enlacer la dictature dans les mille liens des traditions parlementaires et des intrigues de groupes. Mais, en réalité, le gouvernement de M. Mussolini est bien une dictature, puisque lui seul a les moyens de briser toute résistance ; la Chambre, qui va sanctionner ses actes, n’a pas, en fait, la liberté de le renverser ; l’homme qui peut, d’un signe, appeler à Rome des milliers d’hommes armés, est au-dessus des votes du Parlement ; l’homme qui peut mobiliser une armée contre l’armée est au-dessus des lois.

Mais la violence passe et les lois demeurent. Les premiers actes de M. Mussolini sont rassurants et dénotent un sentiment juste des nécessités de l’heure et des aspirations du pays. Nous déplorons la mésaventure du comte Sforza et nous espérons que le Gouvernement nouveau le renverra à Paris ; mais son geste un peu précipité de démission a été pour M. Mussolini l’occasion de rappeler, en un langage très ferme, que les fonctionnaires, si haut placés soient-ils, sont les serviteurs de l’État et de la Nation, et qu’ils doivent s’abstenir de tout acte susceptible de créer des embarras au Gouvernement. Après le grand défilé triomphal des légions fascistes dans Rome, M. Mussolini n’a pas eu de souci plus pressant que de faire rentrer dans leurs foyers plus de soixante mille hommes accourus à son appel de toute l’Italie. Les éloigner, les désarmer, trouver du pain et du travail à ces hommes qui ont pris le goût de l’aventure et l’habitude de recevoir la sportule, ce n’est pas une mince besogne : M. Mussolini s’y attelle courageusement, ses circulaires aux fonctionnaires prescrivent d’assurer le respect rigoureux de la loi, de réprimer les violences d’où qu’elles viennent ; les démissions de municipalités socialistes imposées par la force ne sont plus acceptées. Mais, dans les provinces, l’ordre ne se rétablit pas en un jour ; un peu partout, les incendies et les assassinats continuent ; des centaines de socialistes cherchent à mettre une frontière entre eux et les représailles fascistes ; les chefs du parti sont houspillés ; on leur peint la tête en rouge, on les force à absorber une purge d’huile de ricin, quand il ne leur arrive pas pire encore. En vérité, le plus grand service que M. Mussolini puisse rendre à l’Italie serait de la débarrasser du fascisme. Ce ne serait pas la première fois, dans l’histoire des révolutions, qu’on verrait l’agitateur de la veille devenir le soutien de l’ordre du lendemain. Il y a, en cet homme de moins de quarante ans, qui vient des rangs du socialisme révolutionnaire, autre chose qu’un aventurier heureux ; il a le sens de l’organisation et le goût de l’autorité ; or, l’organisation et l’autorité, n’est-ce pas précisément ce qui manque le plus aux démocraties modernes ?

On prête aussi à M. Mussolini l’intention d’aboutir à une réconciliation définitive de la nation et du Saint-Siège. Jusqu’ici le fascisme était plutôt « anticlérical ; » ses bandes se sont souvent attaquées à des prêtres, parfois même dans leur église ; l’évêque de Fiesole, l’archevêque de Pise, l’illustre cardinal Maffi, et plusieurs autres prélats ont condamné ces violences. Mais l’Italie est, heureusement pour elle, le pays des accommodements. L’avènement du Gouvernement fasciste a été accueilli par une note très bienveillante de l’Osservatore romano ; l’acte du Roi paraissait, au journal officieux du Vatican, répondre comme un écho au vœu de pacification formulé, quelques jours plus tôt, par le Pape. Dans le programme des fêtes par lesquelles le nouveau Gouvernement a voulu célébrer magnifiquement, le 4 novembre, l’anniversaire de la victoire de Vittorio Veneto, M. Mussolini a tenu à ce que figurât une cérémonie religieuse ; elle s’est accomplie en grande pompe à l’église Sainte-Marie-des-Anges, toute encombrée, en guise d’ornements, de l’attirail guerrier des fascistes ; le roi Victor-Emmanuel et M. Mussolini y assistaient l’un près de l’autre, et c’est de là qu’ils se rendirent à « l’autel de la patrie » et au tombeau du soldat inconnu qui dort au Capitole son émouvant sommeil. En vérité, il y a quelque chose de changé en Italie !

Si M. Mussolini s’applique à une œuvre de réconciliation nationale, dans le culte de la victoire et la recherche du bien public, s’il parvient à faire sortir, de l’espèce de bolchévisme réactionnaire qu’a été le fascisme, un Gouvernement d’ordre et de prospérité, il aura bien mérité de son pays. Le pire inconvénient de la violence est qu’elle appelle la violence ; l’Italie n’est délivrée pour toujours ni des revanches révolutionnaires, ni des exigences des fascistes à qui d’aventure la fortune de M. Mussolini n’apparaîtrait pas comme une satisfaction adéquate à leurs appétits. Le fascisme est, à beaucoup d’égards, un phénomène spécifiquement italien, comme le bolchévisme est spécifiquement russe ; c’est une nouvelle forme du vieil esprit guelfe, attaché aux libertés municipales, aux institutions démocratiques, prompt à armer des milices provinciales pour chasser l’autorité étrangère, tandis que le gibelin d’aujourd’hui, c’est le socialiste qui, par ses origines marxistes allemandes, ses affinités juives, ses sympathies moscovites, apparaît comme l’ennemi du peuple italien, acharné à détruire son génie national. De là l’insurrection des classes moyennes des villes et des campagnes contre le communisme qui n’avait trouvé que trop de complaisance dans les divers ministères qui se sont succédé au pouvoir. Les partis qui avaient été hostiles à l’entrée en guerre de l’Italie, qui avaient été « défaitistes, » tenaient le haut du pavé, faisaient la loi, paralysaient la reprise du travail et de la prospérité par des grèves incessantes et des sabotages systématiques. Le temps n’est pas loin où un Gouvernement conseillait aux officiers de se montrer le moins possible en uniforme pour ne pas choquer les susceptibilités communistes. L’instinct de la conservation a soulevé le peuple italien ; plusieurs centaines de milliers d’hommes se sont groupés dans les cadres du fascisme et ont résolu ou d’obliger le Gouvernement à défendre les intérêts nationaux, ou de s’emparer eux-mêmes du Gouvernement pour le bien du pays et la grandeur nationale.

C’est toute l’histoire du fascisme, la raison des abus et des violences qui ont marqué sa période d’ascension, et l’explication de son succès. On a pu craindre, aux premières heures, qu’emporté par son élan et grisé par les souvenirs de l’ancienne Rome dont il aime à se parer, il ne dépassât le but et ne tombât dans les excès d’un nationalisme intransigeant. Au Congrès de Naples, les fascistes revendiquaient la Dalmatie ; ils prétendaient soulever une question tunisienne ; ils poussaient le Gouvernement à revenir sur ses engagements au sujet du Dodécanèse ; dans cette voie périlleuse, au bout de laquelle on apercevait plusieurs conflits, M. Mussolini s’est déjà arrêté et ses déclarations aux diplomates étrangers ne laissent rien à désirer. On peut espérer que le nouveau Gouvernement sera, au contraire, fidèle aux amitiés de la Grande Guerre et comprendra la nécessité, en face de l’Allemagne et de l’Orient, d’une étroite solidarité entre les anciens Alliés.

Par ses grands aspects généraux, le phénomène fasciste intéresse tous les pays et se rattache à un mouvement européen qui, après les secousses de la Grande Guerre et parmi les souffrances d’une paix insuffisamment réparatrice, se dessine avec plus ou moins d’intensité dans la plupart des Etats. Ce mouvement n’a rien de réactionnaire, au sens étroit que les partis ont attaché à ce mot, mais il est conservateur dans la vraie acception de ce beau mot qui exprime le premier et le plus permanent besoin des peuples, celui de la stabilité et de l’ordre. C’est l’Angleterre qui, effrayée des dangers auxquels l’exposaient les fantaisies démagogiques de M. Lloyd George, se donne un ministère conservateur et se prépare, semble-t-il, à des élections conservatrices. C’est la Belgique, où les élections de 1921 furent un succès pour les adversaires du socialisme. C’est l’Autriche qui, au bord de l’abîme, fait appel à l’autorité bienfaisante de Mgr Scipel. C’est enfin la France qui, en 1919, élit la Chambre du Bloc national et qui, aujourd’hui, manifeste son dépit contre les députés qui, malgré leur bonne volonté, se sont laissé détourner, par les vétérans blanchis sous le harnois des batailles parlementaires, de l’œuvre de réparation nationale pour laquelle ils avaient été désignés. En février 1922, le pays manifesta sa satisfaction de l’arrivée au pouvoir de M. Poincaré dont il attend une politique plus ferme, moins attentive aux combinaisons parlementaires qu’aux intérêts permanents de l’État. Ce n’est pas seulement en Italie qu’on est las des tendances internationales et des coûteuses utopies du socialisme ; le bolchévisme russe a été, sous les yeux des peuples civilisés, l’ilote ivre dont les convulsions sont un avertissement et une leçon. Jamais on n’a été, chez nous, après le magnifique effort d’union nationale qui nous a fait gagner la guerre, plus généralement porté à une politique de justice sociale et de solidarité bienfaisante envers les travailleurs, mais jamais non plus on n’a senti avec plus d’intensité le besoin de travailler et de produire pour retrouver la prospérité et rétablir la stabilité financière ; des grèves comme celle des inscrits maritimes qui vient de faire, à la Chambre, l’objet d’un débat où le langage honnête et énergique de M. Rio, sous-secrétaire d’État à la marine marchande, a été très généralement approuvé, sont ruineuses pour la prospérité de la navigation et du commerce français ; désavouées par la majorité des travailleurs intéressés, elles sont l’œuvre de quelques meneurs, étrangers ou naturalisés, qui y trouvent la satisfaction de leurs intérêts ou de leurs passions. En présence de la grande angoisse financière, franchement exposée par M. de Lasteyrie, l’heure apparaît défavorable aux expériences sociales si elles doivent compromettre la production ou grever le budget.

Le temps n’est pas non plus aux luttes de partis. Où sont les partis en France ? Nos journaux se le demandent à la suite de M. le sénateur Henri de Jouvenel. C’est M. Charles Reibel, ministre des Régions libérées, qui voit « le danger commun de toutes les démocraties dans le trop grand développement des partis extrêmes. » C’est M. Jonnart qui, dans une lettre au Congrès du « parti républicain démocratique et social », cherche la formule d’une collaboration des partis. C’est M. de Jouvenel lui-même qui conclut : « Tout le monde sentie besoin de procéder à la révision des idées. La guerre n’a donné complètement raison à aucun parti. Qui cherche à reprendre dans les cadres d’après-guerre la place d’avant-guerre, ne la retrouve pas. Il ne s’agit pas de revenir à nos vieilles habitudes, mais d’en changer. » L’instinct naturel des peuples va droit au nécessaire et néglige l’accessoire ; il demande avant tout l’autorité créatrice d’ordre, factrice de prospérité. C’est à ce point de vue que le succès du fascisme en Italie marque une date et apporte un enseignement ; il porte une atteinte grave au vieux dogme « libéral » du respect des constitutions et du gouvernement par la majorité parlementaire.

Que l’Europe reste troublée et la paix mal assise, les nouvelles d’Orient nous le rappellent chaque jour. L’armistice de Moudania, qui renferme toutes les garanties que les Turcs peuvent souhaiter pour leurs aspirations nationales, n’a pas suffi à apaiser les esprits excités par la victoire ; ils se demandent si l’Angleterre a renoncé à son hostilité à leur égard, et craignent que la loyauté française ne serve de paravent à une manœuvre qui consisterait à les désarmer pour mieux les tromper. Ce choix de Lausanne comme siège de la Conférence de la paix ne leur dit rien qui vaille ; ils redoutent, sans raison sérieuse, dans ce milieu suisse et protestant, les intrigues grecques ou arméniennes et les menées des pasteurs anglais ou américains ; ils se sentiraient plus en confiance à Paris. Les hommes prudents et raisonnables, comme le général Ismet pacha, ministre des Affaires étrangères, qui sera le premier délégué de la Turquie à la Conférence et Moustapha Kémal lui-même, sont obligés de résister à la constante pression de ceux qui leur représentent que le Gouvernement d’Angora dispose d’une armée mobilisée de plus de 200 000 hommes, qui se grossit chaque jour de contingents turco-mongols accourus de l’Asie centrale, et de l’immense matériel de guerre abandonné par les Grecs ; qu’enfin l’enthousiasme de la victoire et le désir de venger les atrocités commises par les Grecs constituent une force morale dont il faut se servir pendant qu’elle est à son paroxysme ; jamais, leur dit-on, les Turcs ne retrouveront pareille occasion de réaliser toutes leurs aspirations, de rester seuls maitres dans un Etat national purement turc. Il faut bien nous rendre compte que, dans ces conditions, la résistance du Ghazi Kémal au vœu de beaucoup de ses partisans et à l’élan de ses troupes, est méritoire et qu’il est nécessaire de l’aider en hâtant l’heure d’une paix juste et définitive.

Déjà l’État-major de l’armée d’Angora a cru discerner, dans l’entourage du Sultan Méhémet VI, les traces d’une intrigue anglaise pour maintenir la dualité des pouvoirs et empêcher l’entente de s’établir entre le Gouvernement de Constantinople et celui de la Grande Assemblée d’Angora ; la double invitation pour la Conférence de Lausanne envoyée par les Alliés à la Porte d’une part, et, d’autre part, à Angora, est venue aggraver ces défiances et c’est sans doute l’origine des mesures alarmantes que vient de prendre Moustapha Kémal. En vain le grand-vizir du Sultan, Tevfik pacha, proposait de se concerter avec le Gouvernement d’Angora pour l’envoi d’une seule délégation et offrait même de reconnaître la délégation kémaliste ; la Grande Assemblée, dans une séance de nuit, le 30 octobre, discutait la déchéance du Sultan ; le 1er novembre, après un discours de Kémal, la nouvelle loi fondamentale de l’État ottoman était volée à l’unanimité. Elle est ainsi conçue en substance :

Article premier. — A partir du 16 mars 1920 et pour toujours, le Gouvernement de la Nation est remis aux mains de l’Assemblée nationale. Aucune autre forme de gouvernement ne sera reconnue et le peuple ne reconnaîtra aucune autorité personnelle telle que celle de Constantinople.

Article 2. — Le Khalifat continuera à être exercé par la famille d’Osman, mais l’Assemblée choisira un prince que les qualités morales, le talent et la conduite rendront digne de ce choix. Le Gouvernement turc sera le principal soutien du Khalifat.

Telle est cette loi historique qui marque le commencement d’une nouvelle ère dans l’histoire ottomane. Le Sultanat, par la volonté de l’Assemblée d’Angora et de Moustapha Kémal, cesse d’exister comme pouvoir politique ; bien plus, cette décision a un effet rétroactif et doit dater du 16 mars 1920, c’est-à-dire du jour ou les Anglais eurent l’étrange idée de faire une entrée en armes dans Constantinople et d’affirmer leur suprématie en dispersant l’Assemblée, en exilant à Malte ses membres les plus en vue et tout d’abord ceux qui passaient pour les amis de la France. Le gouverneur de la Thrace pour le compte de l’Assemblée d’Angora, Réfet pacha, a donné, dans plusieurs allocutions ou conversations publiées dans les journaux de Constantinople, quelques explications sur le caractère du Gouvernement de la Grande Assemblée. Il est une sorte de superdémocratie, de gouvernement direct de la nation par elle-même ; pas de monarchie, pas non plus de république, ce qui impliquerait un président, des ministres ; seulement la nation elle-même, seule souveraine, dont la souveraineté s’exerce par l’Assemblée qui a le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Le régime constitutionnel est dangereux parce qu’il comporte une fonction irresponsable ; il faut supprimer l’idée de responsabilité et on y arrive en instituant le gouvernement direct par l’Assemblée ; « l’homme est faillible, mais la communauté a une âme, et l’âme de la communauté a su trouver le droit chemin... » L’œuvre d’unité que Selim le Grand n’a pu réaliser, le Turc, continuant son histoire, va l’achever. Ce n’est pas une personnalité qui l’accomplit, c’est l’Idéal, « l’idéal qui jaillit de derrière les nuages comme les lumières et les clartés... Cet idéal de nation, de nationalisme, c’est l’idée fondamentale de la souveraineté de la Nation. » Cette forme nouvelle de gouvernement démocratique, c’est la découverte du génie oriental ; Nous sommes Orientaux et nous resterons tels : sous ce titre un journal turc, le Tevhidi-Efkiar, commentant ma chronique du 15 octobre et cherchant à y répondre, s’efforce de démontrer que les malheurs de la Turquie ne sont pas dus, au contraire, à son manque de civilisation européenne ; la civilisation orientale lui est de beaucoup supérieure au point de vue moral, du caractère et de la force. Les Turcs n’ont besoin d’imiter aucune autre civilisation : au contraire, c’est maintenant d’autres qui doivent venir apprendre la civilisation chez eux, en acceptant leur religion et leurs coutumes ; il leur suffira, à eux, de se perfectionner sous le rapport technique. — Nous ne souhaitons, pas, tant s’en faut, que les Turcs deviennent des Occidentaux ; nous leur demandons seulement, dans leurs rapports avec les autres peuples, d’accepter les règles que l’unanimité des peuples civilisés considère comme la sauvegarde des droits des États comme des individus. Il y a, dans ce débordement d’orgueil national, beaucoup d’inexpérience et de jeunesse : mais c’est un état d’esprit dangereux contre les impulsions duquel l’Europe serait obligée, s’il prévalait, de prendre certaines précautions défensives.

Quant à la question du Khalifat, elle intéresse avant tout les musulmans ; il ne nous appartient pas de décider en leur lieu et place si l’élection du Khalife par une assemblée politique donne à son autorité religieuse des garanties suffisantes d’indépendance, ni de savoir si les fonctions de Khalife peuvent, après tant de siècles, être exercées désormais par un personnage qui ne serait pas en même temps un souverain temporel. Une telle controverse nous reporte aux premiers successeurs du Prophète, au temps où le Khalife politique Mohawiah faisait assassiner les enfants de son prédécesseur Ali, Khalife religieux et gendre de Mahomet.

La loi du 1er novembre implique, aux yeux des Turcs, la nullité de tous les actes du Gouvernement de Constantinople postérieurs au 16 mars 1920, par conséquent du Traité de Sèvres et de tous les autres accords, emprunts ou conventions négociés depuis cette date. Le 3 novembre, Ferid bey, représentant à Paris du Gouvernement d’Angora, a notifié par lettre cette nullité à M. Poincaré.

Quelle serait, en présence du vote de l’Assemblée, l’attitude du Sultan et de ses ministres ? Plusieurs des ministres étaient acquis d’avance aux volontés d’Angora ; les autres, menacés d’être jugés comme coupables de haute trahison s’ils s’obstinaient à rester en fonctions, donnèrent leur démission le 4 novembre. Refet pacha, déjà chargé de l’administration de la Thrace, déclara assumer également l’administration de Constantinople, supprima tous les organes de l’ancien Gouvernement ottoman et prétendit même rejeter le contrôle des hauts-commissaires alliés. On s’attend à l’abdication prochaine du Sultan. La situation semble devenir de plus en plus menaçante. Refet pacha a remis, le 5, aux hauts-commissaires une note demandant l’évacuation immédiate de Constantinople par les troupes alliées ; ceux-ci, se référant à l’accord de Moudania, ont refusé. Môme refus à une nouvelle note demandant, contrairement à l’armistice de Moudros qui stipule l’ouverture des Détroits, que les navires de guerre soient tenus de demander l’autorisation de franchir les Détroits et obligés de saluer dans le port le nouveau Gouvernement de la Turquie. Il semble que le Gouvernement d’Angora soit pressé, avant l’ouverture des conférences de Lausanne, de placer les Alliés devant des faits accomplis. D’autre part, des troubles ont éclaté à Constantinople où la surexcitation des musulmans devient inquiétante ; on signale que des officiers et des soldats turcs passent chaque jour plus nombreux en Thrace ; d’autres auraient débarqué dans la péninsule de Gallipoli. Les Gouvernements alliés ont dû autoriser leurs hauts-commissaires à établir, au besoin, l’état de siège.

La paix en Orient ne tient qu’à un fil, ou plutôt à la volonté-pacifique de Moustapha Kémal et des Alliés. Puisse l’ouverture de la Conférence apaiser bientôt les esprits ! Les chefs des Gouvernements balkaniques échangent des visites qui décèlent leurs appréhensions. M. Politis, ministre des Affaires étrangères de Grèce, s’est rendu à Belgrade ; M. Stamboulisky, président du Conseil de Bulgarie, est allé à Bucarest et se dispose à partir pour Belgrade ; on signale, dans les Balkans, notamment en Jougo-Slavie, des préparatifs militaires. Le péril turc, chaque fois qu’il deviendra menaçant, aura pour effet de reformer le bloc balkanique. Est-ce ce résultat que Moustapha Kémal veut atteindre ? Ou ne voit-il pas qu’une nouvelle guerre, déchainée par les Turcs, ne profiterait qu’aux éternels ennemis de la Turquie, les Russes, et que les Turcs perdraient l’appui de la France, le seul sur lequel ils aient le droit de compter, bien qu’ils ne ménagent guère ses intérêts ni ses susceptibilités les plus légitimes. Les plaies que l’on néglige de soigner et que l’on envenime à plaisir deviennent difficilement guérissables ; c’est l’effet que la politique de M. Lloyd George et la mésintelligence franco-anglaise ont produit en Orient ; il n’y a de remède que dans une étroite entente des trois Grandes Puissances alliées pour une solution rapide et juste. Le cabinet Bonar Law, que les élections imminentes vont, on a le droit de l’espérer, consolider au pouvoir, s’est donné pour tâche de réparer les fautes de son prédécesseur ; il ne parviendra, en Orient, à en pallier les conséquences qu’en laissant, dans l’intérêt commun, la France prendre les décisions et conduire les négociations qui assureront la paix.


RENÉ PINON


Le Directeur-Gérant :

René Doumic.