Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1898

Chronique n° 1598
14 novembre 1898


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre.


Peut-être n’est-il pas mauvais pour un pays, même au prix d’une épreuve pénible, d’avoir l’occasion, ou plutôt l’obligation de faire un retour sur soi-même et sur sa politique. La triste affaire de Fachoda nous a imposé cette obligation, et nous serions malavisés de la laisser échapper. Un simple incident a quelquefois des conséquences disproportionnées avec son importance propre, et tel est sans doute le cas de celui qui vient de prendre fin. Il a soulevé, non seulement en France et en Angleterre, mais dans le monde entier, une émotion qui n’est pas encore calmée. L’Angleterre n’a d’ailleurs rien fait pour qu’il en fût autrement.

Il aurait été très facile de liquider à l’amiable cette très petite affaire ; mais elle ne l’a pas voulu. Dès la première conversation de M. Delcassé avec sir Edmund Monson, ou de M. de Courcel avec lord Salisbury, notre intention d’évacuer Fachoda n’a pu faire pour elle aucun doute. Nous lui demandions seulement d’y mettre, dans la forme, quelques ménagemens, comme ne refusent jamais de le faire deux nations amies, lorsqu’elles sont déjà d’accord sur le fond. Elle s’y est refusée. La question s’est alors posée de savoir si cette attitude imprévue de sa part devait nous amener à modifier la nôtre, celle que nous avions adoptée après réflexion comme la plus conforme à nos intérêts. Nous ne l’avons pas cru. Il y a quelques années, l’Allemagne a failli avoir, à propos des îles Carolines, un conflit avec l’Espagne : on se rappelle l’explosion de sentimens belliqueux qui s’est produite dans toute la péninsule. M. de Bismarck a déclaré qu’en pareille occurrence, c’était le plus raisonnable, celui qui avait conservé tout son sang-froid, qui devait céder. Il a cédé, et ni lui ni son pays n’en ont été diminués. Les Carolines ne lui paraissaient pas valoir une guerre : nous avons porté le même jugement sur Fachoda. L’Angleterre ne l’ignorait pas : faut-il croire qu’elle ait tenu à se procurer l’apparence d’un succès arraché de haute lutte ? Étant donné l’état de l’opinion, cela n’est pas impossible. Mais l’Angleterre a eu des vues plus profondes. L’incident de Fachoda une fois vidé, elle a continué ses arméniens. Lord Salisbury a expliqué que, lorsque des armemens étaient commencés, on ne pouvait pas les arrêter ou les suspendre sur-le-champ. Ces explications ont peut-être paru concluantes dans l’enceinte du Guild Hall ; encore n’en sommes-nous pas bien sûrs ; en tout cas, elles n’ont pas conservé ce caractère au dehors. Non seulement on aurait pu interrompre les armemens en vertu du vieil axiome : sublata causa, tollitur effectus, mais rien n’aurait été plus simple. Il faut donc croire, — en repoussant d’ailleurs toute idée d’une agression subite, que nous regardons comme invraisemblable de la part d’une grande nation civilisée, — que l’Angleterre a voulu prolonger pendant quelque temps encore l’effet d’intimidation qu’elle s’était proposé. Mais pourquoi ? Peut-être le discours du Guild Hall nous aidera-t-il dans cette recherche.

Tout le monde sait que le banquet annuel du Lord-Maire a dans les traditions de nos voisins une importance politique considérable. C’est là que le Premier ministre de la reine a pris depuis quelques années l’habitude d’établir en quelque sorte le bilan de l’année écoulée, de marquer les étapes parcourues, et aussi d’indiquer celles qui restent à franchir. Ces discours ferment une addition et en ouvrent une autre. L’addition, cette année, a été particulièrement satisfaisante : la bataille d’Omdurman devait en grossir le total dans des proportions exceptionnelles. Il semblait donc que la joie de l’Angleterre aurait été complète, et que lord Salisbury l’aurait exprimée avec chaleur et confiance. Il y a des jours heureux dans la vie d’un peuple, et généralement on en jouit sans arrière-pensée. Eh bien ! non. Le discours de lord Salisbury est le plus pessimiste qu’un homme d’État européen ait prononcé depuis un très grand nombre d’années. Il n’y est question que des nuages qui s’amoncellent et des orages que, sans doute, ils renferment. Lord Salisbury, de quelque côté qu’il se tourne, n’aperçoit que des dangers, et nous serions encore plus alarmés de ceux qu’il prédit pour demain, s’il n’avait pas si fort exagéré ceux auxquels nous avons échappé hier. Il n’est pas jusqu’à l’entrée en scène des États-Unis qui ne lui paraisse devoir jouer un rôle inquiétant en Asie, et même en Europe, où il annonce pour un avenir prochain la probabilité de nouvelles complications. A la vérité, il ne s’en effraie pas pour l’Angleterre ; il croit même pouvoir dire dès aujourd’hui qu’elle est appelée à en profiter ; mais il ajoute, en termes très clairs, que cette action de l’Amérique est vraisemblablement appelée à s’exercer par la guerre. Il y a, à tout cela, des réserves et des atténuations de forme ; les orateurs anglais sont passés maîtres dans l’art de placer à côté d’une affirmation quelque chose qui ressemble presque à une négation ; leurs phrases se balancent entre le pour et le contre et le oui et le non, dans des conditions qui ne permettent à la pensée de s’en échapper qu’à demi ; mais cela suffit pour qu’on la reconnaisse, quand elle est d’ailleurs aussi explicite que l’est en ce moment celle de lord Salisbury. Comment pourrait-on s’y tromper lorsqu’on lit dans le discours du Guild Hall des phrases comme celle-ci : « Nous avons l’impression que des causes pouvant conduire à la guerre prévalent de tous côtés ? » Et ces guerres risquent d’éclater avec la plus tragique soudaineté. « Elles fondraient sur nous, dit lord Salisbury, sans avoir été annoncées, avec une rapidité effrayante. Un nuage de tempêtes s’élève à l’horizon avec une promptitude qui défie tous les calculs, et il se peut que, deux mois à peine après que vous aurez reçu le premier avertissement, vous vous trouviez engagés dans une guerre qui mettra votre existence en jeu. » Voilà un grave avertissement et, bien qu’il s’adresse spécialement à l’Angleterre, il sera entendu encore ailleurs.

Quant à savoir quelles sont ces causes de guerre auxquelles lord Salisbury fait allusion, son discours ne le dit pas, ou, s’il le dit, c’est dans des termes dont il est difficile de préciser le sens exact. Il constate qu’un certain nombre de gouvernemens dans le monde « sont si mauvais qu’ils ne peuvent se maintenir, et qu’ils n’ont ni la force de se défendre, ni l’affection de leurs sujets. » Plusieurs nations sont tombées en décadence. Et il ajoute avec une étrange philosophie : « Vous voyez, au moment où ce phénomène se produit, des voisins poussés par un motif ou par un autre, soit par haute philanthropie, soit par désir naturel de se créer un empire, toujours prêts ou disposés à contester entre eux quel sera l’héritier de la nation qui déchoit. » Nous avouons avec lord Salisbury que, parmi les motifs qu’il envisage, il est parfois difficile de distinguer à leurs effets la haute philanthropie du simple et naturel désir de se créer un empire : aussi les met-il sur le même plan. Quoi qu’il en soit, la guerre apparaît au bout de toutes les avenues où s’engage sa pensée, de toutes les périodes où s’aventure sa phrase, et, après avoir dit qu’il est impossible de suspendre des arméniens commencés, il en donne cette autre raison, beaucoup plus forte assurément, pour expliquer qu’on les continue. C’est d’ailleurs ce que le duc de Devonshire, président du conseil privé, disait le même jour à Eastbourne : « Tout le monde a compris que la question de Fachoda n’était qu’un incident d’une question plus importante. » Tout le monde l’a compris, certes ; seulement, on ne sait pas encore quelle est la question plus générale qui est en cause, ou du moins sur quels points particuliers l’intérêt immédiat portera et s’accentuera.

Cette incertitude même contribue à nous inquiéter ; et quand nous parlons de nous, nous ne parlons pas seulement de la France ; toutes les nations dont la politique n’est pas étroitement confinée dans leurs frontières doivent prendre pour elles le solennel Caveant consules ! que leur envoie lord Salisbury. Il les invite à des compétitions prochaines autour de grands corps qui commencent à se décomposer, ou qui achèvent de le faire. Quels sont-ils ? C’est d’abord la malheureuse Espagne : personne ne menace son existence continentale, mais il est évident que sa puissance coloniale est finie. Nous aimons mieux ne rien dire du Portugal. Mais sans doute les allusions de lord Salisbury portent encore sur l’Empire ottoman et sur la Chine ; peut-être aussi sur la Perse ; et qui sait s’il n’a pas pensé au Maroc ? Une fois entré dans cette voie confuse, où l’esprit de conquête et la philanthropie sont les guides des ambitions européennes, il est plus facile d’aller très loin que de s’arrêter à mi-route. Sont-ce là les perspectives que nous ouvre lord Salisbury ? On pourrait le croire à lire son discours : mais alors à quoi auraient servi tous les sacrifices qui ont été faits, depuis quelques années, au maintien du concert européen ?

Ce concert, dont lord Salisbury a parlé au uild Hall avec l’ironie qui lui est familière, a eu effectivement bien des infirmités, et il a manifesté souvent une regrettable impuissance : toutefois il a eu un mérite, qui a été de maintenir la paix. C’est pour cela qu’il lui sera beaucoup pardonné. En revanche, l’humanité et l’histoire pardonneraient difficilement à ceux qui, de propos délibéré, soit par ambition, soit même par une prétendue philanthropie, compromettraient un bien si précieux. Telle n’est pas, assurément, la pensée de lord Salisbury ; il n’a rien personnellement de l’homme de proie ; ses aspirations ne sont pas du côté de la guerre ; il a même repoussé l’idée d’établir sur l’Egypte le protectorat britannique, parce qu’on ne pourrait pas la réaliser actuellement sans déchaîner ce fléau. Mais faut-il l’avouer ? Nous ne sommes pas sûrs que cet argument, si fort sur son esprit, l’ait été au même degré sur celui d’un assez grand nombre de ses auditeurs ; et ce doute est confirmé par la lecture des journaux anglais. Beaucoup blâment lord Salisbury, et son discours, si alarmant qu’il ait été, n’est pas allé au-delà, mais est resté plutôt en deçà de l’opinion britannique.

Nous avons déjà signalé à plus d’une reprise cette exaltation croissante des esprits de l’autre côté du détroit. « La grande majorité de l’opinion anglaise, a déclaré lord Salisbury, abhorre la guerre. » Nous voulons le croire ; mais elle l’abhorrait, il y a quelques années encore, d’une haine plus pratique. Elle avait confiance dans d’autres moyens pour augmenter la puissance et la richesse de l’Angleterre. La guerre restait à ses yeux cette dernière raison des peuples et des rois, qu’on doit toujours tenir prête, mais à laquelle il ne faut pourtant recourir presque jamais. Dans ces temps, encore si rapprochés de nous, un discours comme celui du Guild Hall aurait été impossible. Quand on pense qu’aujourd’hui il a pu être prononcé, et qu’il Ta été précisément par lord Salisbury, on est bien forcé de reconnaître qu’il y a quelque chose de changé dans l’esprit public. Et puisqu’on parle si volontiers de nuages et de tempêtes, peut-être n’est-ce là qu’une bourrasque passagère ; nous l’espérons même fermement ; le ciel, un moment voilé, pourra se rasséréner ; mais il est des avertissemens qu’on serait coupable de négliger, et celui-là est du nombre. Nous avons à en prendre notre part, bien qu’il ne s’applique pas seulement à nous, et que l’incident de Fachoda semble un peu rapetissé dans le vaste tableau qu’a tracé lord Salisbury. Quoi qu’il en soit, après avoir examiné la situation dans son ensemble, il faut reporter nos regards sur nous-mêmes, scruter notre politique antérieure, et nous demander quelle est celle que nous devons suivre désormais. Ici encore, par son discours, lord Salisbury peut faciliter nos recherches.

« Souvenons-nous, dit-il, que nous sommes une grande nation coloniale et maritime. Il y a eu avant nous de grandes nations coloniales et maritimes. Quatre ou cinq d’entre elles sont tombées parce qu’elles avaient des frontières terrestres par lesquelles l’ennemi a pu s’approcher, et par lesquelles leur capitale a pu être frappée. » Cette observation a une plus grande portée dans le fond que dans la forme. Si on s’arrêtait à la forme, on se demanderait combien il peut rester de grandes nations maritimes et commerciales, puisque quatre ou cinq ont déjà cessé de l’être, et il faudrait conclure qu’il ne reste que l’Angleterre. Cette conclusion serait pourtant excessive. L’Angleterre est la plus grande des nations commerciales et maritimes, mais elle n’est pas la seule. Au surplus, il ne suffit pas qu’une nation soit frappée dans sa capitale pour être perdue sans retour. Nous sommes entrés pour notre compte dans presque toutes les capitales de l’Europe, ce dont les pays envahis se sont parfaitement relevés. A notre tour, notre capitale a été atteinte à trois reprises différentes, en 1814, en 1815 et en 1871, et nous n’avons pas cessé pour cela d’être une puissance maritime considérable. Notre expansion coloniale a même pris, depuis nos derniers malheurs, un développement qu’elle n’avait pas auparavant. Il n’en est pas moins vrai qu’une nation obligée par sa situation géographique de faire front de divers côtés à la fois est amenée à diviser ses forces. À ce point de vue, la situation de l’Angleterre est heureuse et privilégiée entre toutes. Le ruban d’argent qui l’enveloppe de toutes parts lui assure une inappréciable sécurité. Toute sa défense peut être maritime. Il lui suffit, comme l’a justement rappelé lord Salisbury, d’avoir une flotte pour défendre ses rivages, et, si cette flotte est assez nombreuse, nul danger sérieux ne peut la menacer. Nous, au contraire, si nous avons une longue étendue de côtes à surveiller, nous avons aussi de longues frontières terrestres, et derrière ces frontières, cinq voisins immédiats, petits ou grands, que nous ne pouvons ni oublier, ni négliger. La distance entre notre capitale et notre frontière la plus exposée a été encore amoindrie en 1871. Ce sont là des considérations dont nous devons tenir grand compte, car si le danger maritime, si faible qu’il soit actuellement pour l’Angleterre, pourrait devenir contre elle un danger de mort, c’est le danger terrestre qui le serait contre nous. Ayant affaire à une redoutable coalition de grandes puissances, nous avons été réduits pendant de longues années à nos seules forces pour y faire équilibre, et nous avons dû par conséquent consacrer la plus grande partie de nos ressources au maintien et au développement de notre armée continentale. Depuis, l’alliance que nous avons contractée a pu, dans une certaine mesure, modifier cet état de choses ; mais ce serait une illusion de croire qu’il a été profondément changé. Bon gré, mal gré, les conditions d’existence d’un peuple lui sont imposées par sa géographie ; il y a là une fatalité à laquelle il ne peut pas échapper ; il peut seulement en atténuer les conséquences par une bonne politique. Mais est-ce une bonne politique que de laisser subsister un double danger, l’un sur terre et l’autre sur mer, et d’avoir l’ambition d’y faire face avec une égale efficacité ? Quelle que soit notre puissance, elle s’affaiblit d’un côté de ce qu’elle gagne de l’autre, et nous risquons, faute d’avoir fait un choix et d’avoir su nous y tenir, de nous montrer insuffisans partout. C’est une vérité qu’il serait inutile de nous déguiser plus longtemps, d’autant plus que nous serions seuls à la méconnaître : le plus sage est de l’envisager résolument.

Cette vérité n’a d’ailleurs rien d’absolu. Les vérités politiques ont rarement ce caractère, qui est celui de l’algèbre et de la géométrie. Les choses humaines conservent quelque chose de relatif. Nous avons toujours été partisans d’une sage politique coloniale : une politique coloniale peut être sage de notre part, si elle est contenue dans de certaines limites. Elle peut même servir de preuve à notre sagesse, si on y voit la marque de nos résolutions pacifiques, et c’est bien ainsi qu’on l’a quelquefois jugée en Europe. Mais c’est là une démonstration qu’il ne faut pas faire avec excès, car nous devons garder la disponibilité de nos forces continentales, et rester prêts à tout événement. Est-ce bien ce que nous avons fait ? Non pas toujours, assurément. Notre politique coloniale est plus d’une fois sortie des bornes prudentes. Nos entreprises se sont succédé avec une rapidité et multipliées avec une abondance inconsidérées. Nous en avons fait, depuis quelques années, l’objet principal et presque exclusif de notre politique extérieure, sans même avoir pris la peine de nous assurer l’instrument d’action qui nous aurait été le plus indispensable. Ce n’est pas d’un ministère des Colonies que nous voulons parler, mais d’une armée coloniale : nous avons fait le ministère, nous n’avons pas fait l’armée, qui aurait peut-être été plus utile. Mais ce n’est là qu’un détail dans l’ensemble. Lorsqu’on écrira l’histoire de notre politique coloniale depuis environ dix-huit ans qu’elle est entrée dans sa période active, on verra que nous avons commencé par l’entourer de toutes les précautions possibles et que nous avons fini par les négliger à peu près toutes. Nous avons débuté par la Tunisie, qui reste encore notre chef-d’œuvre, bien que la conquête militaire ne se soit pas faite sans quelques difficultés imprévues, et bien qu’elle nous ait presque brouillés avec l’Italie : il a fallu longtemps pour effacer cette impression à Rome, et peut-être y existe-t-elle encore. Mais, du moins, nous avions pris nos garanties du côté de l’Angleterre et de l’Allemagne, et tout le monde sait que nous sommes allés à Tunis avec le consentement de la première et avec les encouragemens de la seconde. Une entreprise ainsi préparée présentait le minimum d’inconvéniens possible. Voilà ce que nous avons fait en 1880 ; depuis, nous avons procédé autrement. Mais l’heure serait mal choisie pour énumérer les fautes que nous avons pu commettre. La plus considérable peut-être est d’avoir voulu trop faire en même temps. Si Paris avait été la Rome antique, le temple de Janus ne se serait pas fermé pendant plusieurs années de suite. Nos guerres, coloniales étaient de petites guerres sans doute, mais elles étaient continuelles. Après la Tunisie, l’Annam et le Tonkin ; puis nous avons établi notre protectorat sur le Cambodge : puis sont venues les difficultés du Laos et du Siam ; puis nous avons eu Madagascar ; puis le Dahomey, sans parler de nos expéditions éternelles dans le Haut Sénégal ; puis le Congo ; puis le Niger. Nous en oublions sans doute. La somme d’énergie dépensée dans toutes ces entreprises est extraordinaire : les résultats ont-ils été en proportion de l’effort accompli ? Oui, peut-être, si on se contente de mesurer l’étendue des territoires passés sous notre domination ; non, certainement, s’il s’agit du parti que nous avons su en tirer. Notre colonisation est restée plus militaire que commerciale. Le pays avait le sentiment qu’il s’étendait sans se fortifier, et surtout sans s’enrichir. Mais il subissait une sorte d’entraînement, contre lequel il protestait quelquefois, pour finir toujours par y céder. L’attitude des Chambres, et du gouvernement devant elles, est à cet égard significative. Le gouvernement ne prononçait pas un discours sans promettre de ne pas aller plus loin ; notre domaine colonial était complet, disait-il, et n’avait plus besoin que d’être bien administré : c’est à quoi on allait procéder. Et, quand le gouvernement tenait ce langage, il était couvert d’applaudissemens. Puis, lorsqu’il manquait à sa promesse, et que, en invoquant l’honneur du drapeau ou quelque grand intérêt national, il demandait la confiance du Parlement, celui-ci l’applaudissait encore et lui donnait tout ce qu’il voulait. Combien de fois n’avons-nous pas vu les choses se passer ainsi ? La politique coloniale semblait obéir à une poussée qui venait on ne sait d’où, beaucoup plus du hasard assurément que d’une pensée politique, calculée et réfléchie. Il fallait faire un second pas parce qu’on en avait fait un premier, sans que personne pût dire comment le premier s’était fait. Le malheur de cette politique, si c’en est une, est d’abord que nous sommes devenus vulnérables sur un très grand nombre de points à travers le monde, et le second est que nous avons provoqué contre nous des susceptibilités de plus en plus vives, dont la dernière manifestation pèse aujourd’hui si péniblement sur nous. Il était facile à un observateur attentif de voir venir le danger ; tout le monde pourtant en a paru surpris.

Nous voulons, au surplus, parler le moins possible de Fachoda. La Chambre des députés s’est tue sur la question, et elle a bien fait : il y a de certaines obligations qu’il vaut mieux accomplir dans le silence. En ce moment, les récriminations manqueraient de dignité. Le gouvernement actuel n’avait d’ailleurs aucune responsabilité dans l’affaire. Si nous voulions rechercher les responsabilités premières, peut-être ne les retrouverions-nous pas facilement, et d’ailleurs que nous servirait-il de les attribuer à celui-ci ou à celui-là ? C’est notre politique générale qui est coupable. Il nous est difficile de croire que personne en France ait pu avoir le projet, assurément peu sérieux, de reprendre de biais la question d’Egypte, et, n’ayant pas pu la résoudre au Caire, d’aller en chercher la solution à Fachoda. Ce mouvement tournant, pratiqué sur un aussi long rayon et avec des forces aussi notoirement insuffisantes, était condamné à un échec certain. Il est plus vraisemblable, comme notre gouvernement l’a d’ailleurs déclaré, que nous avons voulu nous assurer un débouché sur le Nil, et y choisir un point pour en faire le centre des intérêts français. Notre colonie du Congo et du Haut Oubangui se serait trouvée ainsi en communication avec un autre grand fleuve africain, le plus européanisé de tous, venant se déverser dans la mer européenne par excellence.

A la supposer réalisable, cette pensée pouvait être intéressante ; mais, si on l’adoptait, il fallait renoncer à soutenir avec intransigeance qu’en vertu des « droits dormans, » invoqués plus tard par lord Salisbury, tout le Soudan continuerait, quoi qu’il arrivât, d’appartenir à l’Egypte et à la Porte. Si l’on croyait que ces droits pourraient être utilement opposés à l’Angleterre, qui du reste s’en servait à son tour ou les combattait suivant son intérêt du moment, on commettrait une erreur un peu naïve : l’Angleterre devait passer à travers ces prétendus obstacles comme à travers une toile d’araignée. La vérité est qu’il aurait fallu grouper d’autres intérêts avec les nôtres sur le Haut Nil, et établir entre eux une intime solidarité. Il y a eu un moment où cela n’était pas impossible. On était loin de la bataille d’Omdurman, et l’Angleterre n’avait pas encore d’idées arrêtées sur ce qu’elle ferait par la suite. Le roi du Congo a essayé alors de s’entendre avec nous : il avait à la vérité des exigences qui n’étaient pas toutes acceptables, mais ce n’était pas une raison pour les repousser en bloc, et pour refuser a priori l’accord qu’il nous offrait. On l’a fait pourtant, non seulement à cause des exigences auxquelles nous faisons allusion et qui n’étaient sans doute pas irréductibles, mais parce qu’il s’agissait, disait-on, d’occuper des territoires qui appartenaient au Khédive et au Sultan. C’était la politique du chien du jardinier, qui garde bravement contre les autres le potager de son maître, sans d’ailleurs en profiter lui-même. Comment y avons-nous renoncé ? Comment, après avoir refusé de faire avec le roi Léopold un acte qui nous paraissait illégitime et dangereux, l’avons-nous fait sans lui ? Comment, n’ayant pas voulu aller à deux à Fachoda, y sommes-nous allés tout seuls ? C’est ce que nous renonçons à expliquer. Si nous avions été deux sur le Nil, nous aurions peut-être pu en appeler d’autres. Les ambitions de l’Italie n’avaient même, en les envisageant ainsi, rien qui dût nous déplaire. Lorsqu’on est en présence d’une très grande puissance, il est de politique élémentaire de se mettre à plusieurs pour lui faire équilibre. C’est ce que nous aurions peut-être pu faire, à la condition de nous y prendre en temps opportun. L’Angleterre elle-même, à ce moment où tout était incertain, même dans son esprit, et où elle n’avait pas encore accompli l’immense effort d’où elle tire son droit actuel, n’aurait pas pu voir là un acte non amical. Sir Edward Grey n’avait pas encore prononcé son fameux mot. Cette politique n’était pas sans inconvéniens, mais elle avait des avantages : ce n’est pas celle que nous avons suivie. Nous sommes allés sur le Nil dans les conditions que l’on sait. Le commandant Marchand et ses quelques compagnons ont déployé le plus admirable héroïsme, mais le plus vain. Nous avons poursuivi un but mal défini avec des moyens tout à fait impropres à l’atteindre. Il fallait ne rien faire, ou procéder comme nous venons de le dire. Ne rien faire sur ce point aurait pu nous permettre de porter notre effort sur un autre mieux choisi : agir comme nous l’avons indiqué aurait pu nous permettre d’établir sur le Nil un noyau d’intérêts européens. Nous n’avons fait ni l’un ni l’autre. On peut malheureusement échouer, même dans une politique bien combinée ; mais on est sûr de le faire lorsque tous les élémens de succès manquent à la fois.

Ce n’est pas là une excuse pour l’Angleterre. Nous n’avions eu aucune intention agressive à son égard, et la faiblesse même de notre action aurait dû la porter à nous traiter avec plus de ménagemens. Elle a préféré profiter de la situation fausse où nous nous étions mis, en même temps que de notre volonté déclarée de ne rien pousser à l’extrême, pour nous infliger ce qu’elle regardait sans doute comme une leçon. Y trouvera-t-elle elle-même grand profit ? Rien n’est plus douteux : elle n’aura que Fachoda, qu’elle aurait pu avoir à meilleur compte. Mais il importe que, nous du moins, nous retirions de l’incident tout l’enseignement qu’il comporte. L’incident, nous l’avons dit, perd beaucoup de son importance après le discours de lord Salisbury. S’il s’agit de nous dans ce discours, il s’agit aussi de beaucoup d’autres. Ces dangers de guerre que le ministre anglais aperçoit partout à la fois ne viennent donc pas de nous seuls. Il y a là pour tout le monde ample matière à réflexions. Le mal n’est peut-être pas aussi grand que le croit l’orateur du Guild Hall. Nous ne dirons pas que la guerre peut être évitée demain puisqu’elle l’a été hier, car nous ne croyons pas qu’il y ait eu hier un vrai danger de guerre. L’exagération même que lord Salisbury a donnée à un fait de portée médiocre permet de penser qu’il exagère également les craintes que doit inspirer l’avenir. Tout cela révèle seulement, de la part de l’Angleterre, un état de nervosité, d’inquiétude, d’impatience, qui n’avait pas encore pris ce degré d’acuité. Heureusement, toutes les autres puissances, sans exception, ont conservé leur sang-froid, et dès lors les périls signalés au banquet du Lord-Maire pourront une fois de plus être conjurés.

Mais nous devons, nous, prendre parti entre les politiques diverses qui s’offrent à notre choix : les suivre toutes en même temps serait le plus sûr moyen de n’aboutir dans aucune. Quelle que soit d’ailleurs notre préférence pour celle-ci ou pour celle-là, le moment est passé de nous laisser aller au décousu qui a caractérisé jusqu’ici nos entreprises coloniales. Après avoir répété si souvent que nos ambitions étaient satisfaites, que notre domaine était assez vaste, que notre expansion au-delà des mers avait atteint les limites que nous avions voulu lui assigner, il serait temps de faire de cette affirmation une réalité. Nous avons pris d’immenses territoires que personne ne nous dispute plus ; dans les uns, la pacification est complète, dans les autres, elle est tout près de le devenir ; le jour est donc venu de mettre en valeur ce que nous avons acquis, et nous aurons besoin pour cela d’un nombre d’années d’autant plus grand que le véritable esprit colonial a grand besoin d’être réveillé ou restauré chez nous. Nous avons l’habitude de le confondre avec l’esprit de conquête, qui en est très différent. Les héros ne nous manquent pas, et le commandant Marchand n’est pas une exception en France ; ce qui est beaucoup plus rare, ce sont les colons qui, sans la moindre idée de devenir fonctionnaires, vont dans un pays lointain pour en exploiter les richesses naturelles et y faire du commerce. Il faut les encourager et leur inspirer confiance, problème difficile pour nous, et qui est depuis longtemps résolu en Angleterre. Consacrons-lui les années qui vont suivre : personne alors ne pourra nous considérer avec appréhension, et nous pourrons à notre tour regarder les autres sans jalousie.

Cette politique réservée et prudente ne nous empêchera pas de développer notre puissance maritime, car de ce côté est l’avenir. Le discours de lord Salisbury révèle une pensée qui est encore à l’état flottant : il faut déterminer et préciser la nôtre. Il serait difficile de dire ce que signifie exactement telle ou telle phrase d’une harangue qui comporte deux ou trois acceptions différentes ; beaucoup de choses y sont indiquées, que l’orateur a voulu laisser dans le vague ; mais ce vague même inquiète. On est plus rassurant lorsqu’on est rassuré. Le ton de scepticisme qui règne dans tout son discours est assez habituel à lord Salisbury, mais il y est de plus en plus accentué. Lorsque lord Salisbury s’associe à une initiative quelconque, il semble que ce soit pour la décourager. Que l’Italie, par exemple, émue de nombreux attentats, propose de se mettre d’accord sur une législation internationale en vue d’en prévenir le retour, lord Salisbury ne demande pas mieux que de s’y prêter, mais il se hâte de dire que le succès lui paraît impossible. Que l’empereur de Russie parle d’une conférence internationale où l’on rechercherait les moyens d’arrêter le développement excessif des armemens militaires, lord Salisbury applaudit et il déclare que cette date sera très grande dans l’histoire, mais il s’empresse d’ajouter que les circonstances les plus malencontreuses ont accompagné la proposition russe et que le monde marche en sens inverse d’une généreuse inspiration. Peut-être n’a-t-il pas tort, et il paraît devoir se charger lui-même d’aider, dans un cas comme dans l’autre, à l’accomplissement de ses prédictions. De tout cela il reste un discours morose, ni satisfaisant, ni satisfait, où tout le monde peut se sentir plus ou moins atteint, bien que personne n’y soit positivement visé. Et l’Angleterre continue d’armer : simple expérience de mobilisation sans doute, mais entourée de singuliers commentaires.

Puisqu’il en est ainsi, et tout en évitant avec le plus grand soin ce qui pourrait servir de prétexte contre nous, nous devons veiller à nos relations avec les puissances continentales et les resserrer autant que possible. Dans l’évolution qui emporte le monde, l’aspect des choses change avec une rapidité inconnue jusqu’à ce jour : nous devons pourtant nous astreindre, au moins pendant quelques années, à une politique un peu stable, et lui consacrer la plus grande somme de nos efforts. C’est le seul moyen de ne pas dépendre de tous les incidens. Rien d’ailleurs ne saurait dispenser de ne pas créer ces incidens soi-même, lorsqu’on n’a pas la résolution d’y faire face. M. Charles Dupuy, dans la déclaration ministérielle qu’il a lue à la Chambre et que celle-ci a approuvée, a dit qu’il convenait toujours de proportionner l’effort à la valeur du but. Sans doute ; mais c’est au moment de s’assigner un but, et non pas au moment d’accomplir l’effort pour l’atteindre, qu’il faut méditer ce sage conseil.


FRANCIS CHARMES

Le Directeur-gérant,. BRUNETIERE.