Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1868

Chronique n° 878
14 novembre 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre 1868.

L’hiver approche, l’hiver est venu, et tous les fantômes qui ont obsédé pendant quelques mois les imaginations oisives vont peut-être s’évanouir devant les réalités de la vie publique. Voilà la saison des affaires, l’époque où, à défaut des diversions de l’été, il faut bien serrer de plus près la politique. Les hommes d’état commencent à ne plus se promener sur tous les chemins de l’Europe, portant dans leur valise les secrets du destin. Les parlemens se réunissent ou vont se réunir, et quelques-uns se renouvellent pour se remettre plus vivement à l’œuvre. En Angleterre, tout est agitation ; tories et whigs, gouvernement et opposition, s’arment du dernier bill de réforme pour garder ou pour conquérir une majorité qui décidera de l’existence de l’église protestante d’Irlande. La révolution espagnole est à la poursuite d’une assemblée constituante pour lui confier le soin de fonder une monarchie constitutionnelle et de choisir un roi, si elle finit par le trouver, à moins qu’elle ne préfère la république. Avant quinze jours, les chambres italiennes auront repris leur session à Florence, et l’opposition, M. Rattazzi en tête, se prépare à livrer bataille au ministère Ménabréa, qui paraît attendre l’assaut de pied ferme, avec la confiance d’avoir fait ce qu’il a pu au milieu des difficultés qui l’assiègent. A Vienne, le reichsrath n’a pas tant tardé, il s’est déjà réuni pour voter la loi sur la réorganisation militaire de l’Autriche, cette loi que M. de Beust soutenait l’autre jour par des argumens si bien faits pour ranimer la confiance en Europe, et qui vient de passer à travers toutes les répugnances. Et le parlement prussien, lui aussi, est rassemblé à Berlin depuis les premiers jours du mois ; il a été inauguré par un discours du roi Guillaume qui invite les « illustres et honorés messieurs des deux chambres » à faciliter la consolidation de la monarchie prussienne agrandie, qui les informe, sans désigner personne, que « de tous côtés » il n’a que des rapports satisfaisans avec les autres puissances. — Nous, en France, nous n’allons pas si vite, nous laissons un peu plus de repos à notre corps législatif, qui a déjà fourni cette année une laborieuse carrière, et qui ne sera probablement réuni qu’au commencement de janvier pour sa dernière campagne avant les élections. Nous n’entrons pas moins comme les autres dans une période d’activité politique renaissante.

De tout ce mouvement des premiers jours d’hiver, il ne se dégage pas encore des signes bien distincts. Le discours de notre voisin le roi de Prusse peut bien passer pour être un peu circonspect et un peu froid, quoiqu’il se termine par le mot de paix, et les récentes paroles de M. de Beust, malgré tous les efforts du chancelier d’Autriche, ne sont pas sans avoir laissé quelques traces. Quoi qu’il en soit cependant, un bon air pacifique souffle de nouveau depuis quelques jours. Cette terrible « campagne d’hiver » dont on a tant parlé lorsqu’on la voyait en perspective s’est évanouie par degrés à mesure qu’on approchait du moment où elle aurait pu commencer. Pour l’instant, il est de toute évidence que la trêve est signée, acceptée, et qui sait si cette trêve, en se prolongeant, ne finira point par devenir tout simplement une paix durable, en laissant à l’opinion et aux intérêts le temps de peser sur les résolutions suprêmes, de retenir des gouvernemens qui ne demandent peut-être pas mieux au fond que d’être retenus. Nous sommes donc à la paix, à la paix d’hiver au lieu d’être à la campagne d’hiver. D’ailleurs M. Disraeli vient de nous le dire dans le dîner du lord-maire, à Mansion-House, et il nous promet au besoin l’appui de sa politique médiatrice, pour peu que les élections le laissent vivre. Nous voilà complètement rassurés ; chacun peut revenir à ses affaires, la Prusse à l’assimilation de ses provinces annexées, l’Autriche à son organisation toujours branlante de quelque côté, l’Italie à la réforme de son administration, au moins aussi malade que ses finances, la France à ce pénible travail intérieur qui la met en guerre avec elle-même, quand elle n’est pas en guerre avec les autres.

Ce travail, à vrai dire, devient de plus en plus obscur, et de plus en plus ressemble à une énigme. Avançons-nous, reculons-nous sur le chemin qui conduit à ce que M. Thiers appelait si bien un jour les « libertés nécessaires ? » La question est étrange, et cependant elle s’élève à chaque pas, tant notre vie intérieure, assez laborieuse déjà, s’embarrasse de complications imprévues, de conflits soudains, tant nous paraissons novices quelquefois dans la pratique de cette liberté que nous revendiquons justement, tant enfin nous nous laissons aller à nous faire une sorte de point d’honneur de jouer avec toutes les difficultés. Assurément, s’il y a un incident bizarre et douloureux, c’est celui qui vient de surgir au moment où on y pensait le moins. Il faut dire simplement le fait. — Il y a dix-sept ans, le 3 décembre 1851, un représentant du peuple, M. Baudin, est tombé victime de la guerre civile, frappe d’une balle sur une barricade du faubourg Saint-Antoine. Il a eu après tout la fin la plus honorable en défendant la loi, et avec la loi la cause républicaine, à laquelle il était attaché. Il n’est pas seulement mort avec honneur, il est mort de la manière la plus cruelle, avec une poignante déception au cœur, en exhalant cette déception dans un mot d’une simple et belle amertume. Au moment où il appelait le peuple aux armes, un ouvrier lui criait : « Est-ce que vous croyez que nous voulons nous faire tuer pour vous conserver vos vingt-cinq francs ? » Et Baudin répondait : « Vous allez voir, mon ami, comment on meurt pour vingt-cinq francs ! » Pendant longtemps à partir de cette heure où il disparaissait dans Tobscurité d’un combat de rue et dans le désastre de sa cause, il n’a pas plus été question de Baudin que de bien d’autres. On se souvenait tout au plus qu’un représentant avait péri à cette époque ; puis un jour, tout récemment, un historien a remis en lumière cette fin tragique en racontant comment avait sombré la république. Le nom de la victime du 3 décembre a reparu ; on a recherché ses restes, on est allé le 2 novembre au cimetière Montmartre, où ces restes reposent. On s’est trouvé par hasard ou on s’est donné rendez-vous autour de cette petite pierre funèbre, et comme ni l’histoire ni le nom n’étaient parfaitement familiers aux visiteurs, il y a eu même des naïfs, à ce qu’il paraît, qui sont allés tout bonnement à la tombe de l’illustre et glorieux amiral Baudin. Bref on a voulu évidemment faire une manifestation de parti, et à la suite quelques journaux ont pris l’initiative d’une souscription destinée à élever un monument à la mémoire du vaincu du 2 décembre. Le gouvernement à son tour a cédé à un dangereux sentiment d’impatience en engageant des poursuites, et il a fait une chose plus grave, il a laissé planer une certaine obscurité sur la nature de ces poursuites, qu’on a pu croire dirigées soit contre la souscription elle-même, soit contre les droits de l’histoire. Alors cette souscription qu’on croyait attaquée est devenue une protestation plus générale, — assez vague pour réunir des adhérens dont les noms, il faut le dire, ont dû être étonnés de se trouver ensemble, de telle sorte qu’après dix-sept ans un épisode de guerre civile est tombé dans nos débats comme un événement d’hier, avec ses souvenirs douloureux et irritans. Voilà le fait. Il a un côté judiciaire dont nous ne pouvons parler que pour le regretter ; il a aussi et surtout un côté politique infiniment plus grave. Pour nous, quand on nous place en présence de tels incidens, nous les interrogeons avec une préoccupation pleine d’anxiété, nous leur demandons ce qu’ils peuvent pour le pays et pour la liberté.

Au fond, de quoi s’agit-il ? Qu’un homme se soit enveloppé pour mourir dans le dernier lambeau d’une constitution déchirée, et qu’un jour ou l’autre ses amis ou ceux qui ont servi la même cause veuillent consacrer son souvenir par un monument, ouvrent une souscription, il n’y a là certainement rien que de simple, rien qui puisse tomber sous le coup d’une loi. Il n’y a pas de loi qui empêche d’honorer un mort, et le gouvernement avait son devoir tout tracé par cet aveu que l’auteur du 2 décembre a été le premier à faire en disant qu’il était sorti de la légalité pour rentrer dans le droit ; il avait son devoir mieux tracé encore par ce fait, s’il est vrai, que l’empereur lui-même se serait associé à des souscriptions pour d’autres vaincus du 2 décembre. En exerçant des poursuites dont il ne définissait pas la nature, le gouvernement paraissait accepter ce duel de souvenirs irritans ; en ayant l’air de vouloir supprimer une souscription que rien ne défend, il ne faisait qu’en aggraver le caractère. D’un autre côté, ce serait une prétention bien éirange, on en conviendra, de vouloir jeter un voile sur une date pour la soustraire au jugement de l’histoire. L’histoire a son droit, elle l’exerce ; la justice elle-même, dans un récent arrêt qui touche précisément à ces faits, n’a point contesté sa juridiction. On maintient ce droit de l’histoire aussi, bien que le droit d’ouvrir une souscription ; c’est tout simple, et le gouvernement, mieux inspiré, ne se serait pas laissé entraîner à paraître contester l’un ou l’autre. Racontez et souscrivez, c’est un droit devant lequel on s’arrêtera sans nul doute ; mais, pour dire toute notre pensée ce qui serait dangereux, ce serait de s’absorber, de se figer dans des souvenirs d’une autre époque au point d’en faire la raison de notre conduite dans les circonstances où nous sommes ; ce serait de faire aujourd’hui de la politique avec des protestations rétrospectives, de prétendre nous ramener au 1er décembre 1851 en croyant échapper aux nécessités d’une situation dont l’origine date de dix-sept ans déjà, et c’est là que nous nous demandons en toute sincérité ce que la liberté et le pays peuveut y gagner.

Ni le pays ni la liberté ne peuvent vraiment y trouver un grand avantage ; c’est tout simplement une question politique qu’on doit envisager au point de vue politique. M. de Talleyrand, qui n’était point, il est vrai, le meilleur des juges en fait de morale, mais qui avait certes le discernement des situations, avait coutume de dire que la nature avait été fort prévoyante, qu’elle avait placé nos yeux de façon à regarder en avant et non pas en arrière. Quel que soit le jugement qu’on porte sur le passé, on n’espère pas sans doute le supprimer. Des événemens se sont accomplis, ils se sont déroulés avec toutes leurs conséquences ; le pays lui-même s’y est associé d’une certaine manière par son vote. C’est la France après tout, et c’est une prétention d’un autre genre, on l’avouera, c’est une façon singulière d’agir sur le pays que de vouloir sans cesse lui prouver qu’il a eu tort, qu’il n’a été qu’un troupeau servile et moutonnier subissant la loi qu’on lui a faite, qu’on possède par privilège exclusif la vertu, la fierté, l’instinct du droit. Il y a trop souvent parmi nous un malheureux penchant à se précipiter sur les questions difficiles et insolubles, à déserter le terrain sur lequel on pourrait lutter avec avantage pour se jeter dans les manifestations et les protestations. On cède à une inspiration du moment, on suit un mot d’ordre venu on ne sait d’où. Et voyez où tout cela peut conduire : cette souscription Baudin, si parfaitement légitime en elle-même, peut avoir cependant de curieuses conséquences. Si, comme on l’a dit, le représentant du peuple tué le 3 décembre ne faisait qu’exécuter un décret de l’assemblée nationale au péril de sa vie, il s’est personnellement honoré sans aucun doute ; mais alors voilà une assemblée de sept cents membres singulièrement empressée à défendre d’une manière active des droits pour lesquels un seul représentant se dévoue ! Ce qu’a fait Baudin tourne dans ce cas contre ceux qui ne l’ont pas imité. Vous élevez un monument, l’acte le mérite, nous ne le contestons pas ; seulement-, en inscrivant sur ce monument la dernière parole exhalée des lèvres de la victime, vous rappelez tout à la fois le sacrifice de l’homme et l’indifférence du peuple qui l’entourait. Et voilà comment, sans y prendre garde, on risque de s’engager dans des contradictions dont le résultat est d’embarrasser nos luttes actuelles de ressentimens propres à tout compliquer. Que les partis s’honorent dans leur passé, dans ceux qui les ont servis, c’est le plus légitime des sentimens ; mais il faut bien songer aussi que dix-sept ans se sont écoulés, que depuis ce temps est née une France nouvelle, qui ne peut rien à tout cela, qui veut être libre parce qu’elle en a le droit, sans se laisser enchaîner à des souvenirs, et qui en définitive se fatigue de voir ses destinées jouées sans cesse à pile ou face par les prépotens de réaction et les prépotens de révolution. C’est la France libérale d’aujourd’hui ; c’est à elle qu’il faut parler sans prétendre faire peser sur elle le poids de toutes les fatalités du passé, en lui enseignant sans doute le respect du droit, en la prémunissant contre le fanatisme des coups d’état, mais en lui montrant aussi comment ces coups d’état deviennent quelquefois presque faciles, comment ils peuvent être préparés par ceux-là mêmes qui protestent ensuite, et qui auraient mieux fait de les rendre d’avance impossibles.

Voilà la cause que nous avons à servir, la cause sérieusement libérale, indépendante des formes et des passions avec lesquelles on l’identifie trop souvent. Le danger des abus d’autorité, nous ne le méconnaissons certes pas, nous l’avons assez fréquemment sous les yeux ; mais il y a un danger tout aussi redoutable, quoiqu’on soit naturellement moins porté à s’en préoccuper : c’est celui d’opposer aux pouvoirs qui abusent un esprit qui n’est point du tout libéral, qui ressemble étrangement lui-même à de l’absolutisme. On justifie ces pouvoirs et on leur donne des armes nouvelles. Rien n’est plus rare que le vrai sentiment libéral, et quand nous nous demandions si ce sentiment est en progrès ou s’il rétrograde, c’est que nous songions un peu aussi à ce qui se passe dans toutes ces réunions qui se multiplient aujourd’hui, et qui offrent d’ailleurs un spectacle curieux. La dernière loi sur le droit de réunion a favorisé cette efflorescence de toute sorte d’assemblées où l’on disente, où l’on pérore, où l’on s’échauffe surtout grandement, plus qu’il ne faudrait quelquefois. Sur tous les points de Paris, les salles de la Redouté, du Pré-aux-Clercs, du Vieux-Chêne, etc., se remplissent de temps à autre d’un auditoire aussi empressé que facile à émouvoir. Les fonctions du capital et le prêt à intérêt, les banques d’échange, l’association coopérative, même le droit des femmes, tout est abordé avec la vivacité et l’entrain qu’on met toujours en rentrant en possession d’un droit longtemps suspendu, et quelques-unes de ces réunions du reste sont assez sérieuses pour offrir un intérêt réel.

Que dans ces assemblées librement formées il y ait souvent de l’inexpérience, de la confusion, que les discussions prennent quelquefois les allures les plus vagabondes, ce n’est pas trop ce qui peut étonner. Que les opinions les plus excessives se produisent avec une légèreté imperturbable, ceux qui les expriment sont à la rigueur dans leur droit ; mais ce qui est un symptôme plus inquiétant, c’est la tendance de certaines opinions à s’imposer, à se montrer d’une intolérance despotique, à ne pas même souffrir la contradiction. Ceci, ce n’est plus l’usage d’un droit, c’est un despotisme dans un autre sens. Dans une de ces réunions, un député de Paris n’a pas pu arriver à se faire entendre ; dans une autre, un prédicateur connu pour le libéralisme de ses sentimens, le père Hyacinthe, a été mis en cause avec la plus étrange violence. Dans la plus sérieuse de ces assemblées, un orateur courageux a eu de la peine à aller jusqu’au bout de son discours, parce qu’il soutenait la légitimité du prêt à intérêt. Et, pour tout dire enfin, on ne se souvient nullement du sage et prévoyant conseil que donnait M. Édouard Laboulaye en ouvrant une de ces réunions. « Ayons bien soin, disait-il, par l’ordre et le calme qui présideront à notre discussion, de satisfaire les amis de la liberté, et de décourager ceux qui ne l’aiment pas… » C’est là le danger ; par l’intolérance, on fait ce qu’on peut pour inquiéter les amis sincères de la liberté ; par tous les désordres et les violences de parole, on ne décourage nullement ceux qui n’aiment pas la liberté ; au contraire, on fait de son mieux leurs affaires en compromettant un droit qu’ils ont vu reparaître avec ombrage, et qu’ils verraient disparaître avec un sentiment de triomphe. C’est là aujourd’hui la vraie question de notre vie intérieure.

On ne peut en disconvenir, il y a des peuples pour qui la liberté est une laborieuse et difficile conquête, qui ont joué si souvent avec les révolutions qu’ils ne les font plus sérieusement. Il semble que dans un premier élan ils vont briser tous les obstacles et franchir toutes les limites d’un progrès ordinaire ; ils s’arrêtent bientôt, et ils s’immobilisent dans leur propre impuissance. La révolution espagnole a certes fait du chemin en quelques jours à sa première apparition ; depuis ce moment, die tourne sur elle-même, elle n’avance ni ne recule, et ce qu’il y a de plus étrange, c’est la facilité avec laquelle le gouvernement provisoire qui s’est institué à Madrid paraît se laisser aller à prolonger cette situation extraordinaire, sans se douter que tout s’aggrave par cela même que lout reste en suspens. Il se trouve bien, il fait des circulaires et prodigue les récompenses, il distribue les emplois et les croix d’Isabelle la Catholique, il nomme le général Prim capitaine-général, ce qui lui est bien dû, et même, dit-on, le fils du général Prim officier de l’armée, ce qui est peut-être un peu prématuré, surtout sous un régime démocralîque. Il agit, pour.tout dire, en gouvernement régulier qui ne doute pas de son omnipotence, qui se hâte d’autant moins qu’on le laisse faire, et il ne voit pas s’accumuler autour de lui les diflicultés de toute sorte inhérentes à une révolution, difficultés politiques, difficultés financières.

Jusqu’ici, on a vécu avec un mot, l’union des partis, l’union à tout prix, et c’était facile tant qu’on ne s’expliquait pas. Le moment vient cependant où il faut sortir de cette commode obscurité pour aborder les points délicats ; de toute façon il faut marcher, et c’est là que les antagonismes commencent à devenir embarrassans. Les républicains, après être restés au premier instant passablement inactifs, peut-être par impuissance, par le sentiment naïf de leur infériorité, les républicains en viennent à marquer leurs dissidences ; ils relèvent leur drapeau, ils gourmandent le gouvernement provisoire, et croient l’heure favorable pour reprendre une propagande plus active. Les républicains ont laissé passer le bon moment ; ils peuvent faire des prosélytes çà et là, au total ils ne sont pas en progrès dans la masse du pays, ils n’ont pas l’air du îout de triompher, et au contraire ce sont les tendances monarchiques qui s’accentuent de plus en plus. M. Olozaga, depuis son arrivée à Madrid, n’a cessé de se prononcer pour une monarchie largement constitutionnelle. Il a formé récemment un comité pour donner l’impulsion dans ce sens, et ce comité doit avoir ses ramifications dans les provinces. Il est vrai qu’après cela, et cette nécessité d’une monarchie constitutionnelle une fois admise, on n’est pas plus avancé, car M. Olozaga continue à être aussi muet que le général Prim sur celui qui dans sa pensée doit être appelé à occuper le trône d’Espagne ; le général Serrano sera sans doute de l’opinion qui conviendra à tout le monde ; l’amiral Topete a, dit-on, son avis, mais il ne peut guère se prononcer seul. Quel était le moyen le plus simple pour en finir avec toutes ces ambiguïtés ? On aurait dû évidemment se hâter de convoquer une assemblée constituante, et le gouvernement provisoire, après mûre réflexion, vient enfin de publier une loi électorale » C’est bien le suffrage universel sans condition de cens, mais avec la condition de vingt-cinq ans d’âge, ce qui diminue notablement le nombre des électeurs. Il reste maintenant à réunir cette assemblée, qui n’est point élue, qui ne le sera que le mois prochain, et pendant ce temps le ministre de l’intérieur, M. Sagasta, fait des lois pour réglementer le droit de réunion, le général Prim fait des circulaires pour exhorter l’armée à ne point se mêler de politique, à rester sourde aux suggestions factieuses. Les choses iraient on ne peut mieux, si tout cela ne formait pas une douce anarchie où l’on s’enfonce avec une humeur sereine, faute d’une idée, ou peut-être faute d’oser dire nettement ce qu’on pense.

La politique, c’est beaucoup, et ce n’est pas encore le plus grand danger ; c’est surtout par les finances que la révolution espagnole est dans l’embarras. Le ministre des finances, M. Figuerola, a dévoilé avec une courageuse franchise la gravité de la situation de l’Espagne. Dans son rapport, il a démontré la nécessité d’un emprunt de 2 milliards de réaux effectifs. 500 millions de francs, telle est la nécessité immédiate, impérieuse, et on pourrait même dire que cela ne suffit pas, que c’est un expédient bon tout au plus à pallier la détresse d’un moment. Il y a en effet un arriéré de 2 milliards 500 millions de réaux qu’il faut bien combler, et ce n’est pas tout. Avec la meilleure volonté du monde, on ne peut mettre au compte de l’année courante moins de 7 ou 800 millions de déficit, ce qui s’explique tout naturellement par les faux calculs de l’ancien gouvernement, par les diminutions d’impôts depuis la révolution, par les mesures des juntes, par la nécessité de faire face à la disette dans certaines provinces, à l’absence de travail pour les classes nécessiteuses. 800 millions de déficit, c’est vraiment très modéré ! D’un autre côté, d’après le dire de M. Figuerola, la dette espagnole s’est accrue depuis dix ans de 50 pour 100 en capital, de 130 pour 100 en intérêts, ce qui s’explique encore très bien par toutes les opérations ruineuses qui ont été faites. La dette figure aujourd’hui au budget pour près de 600 millions, plus que le quart des dépenses de l’Espagne. C’est dans ces conditions qu’il faut encore aujourd’hui se procurer, naturellement avec perte sur le capital, 2 milliards de réaux effectifs, qui, tout compte fait, coûteront quelque chose comme 10 pour 100 d’intérêt. Et quelle garantie sérieuse a-t-on à offrir pour rassurer ou attirer les prêteurs ? Des biens nationaux ou des ressources diverses pour 2 milliards 100 millions. Une maigre garantie, un budget déjà surchargé par la dette, des impôts désorganisés, des surcroîts de dépenses inévitables, voilà donc le cortège de cet emprunt qu’on ouvre aujourd’hui. Nous souhaitons bonne chance à M. Figuerola. Si c’est l’homme des miracles financiers, il a l’occasion belle ou jamais. Ce ne serait rien encore cependant, et l’Espagne s’en tirerait, si une impulsion énergique relevait sa politique, si un régime régulier et sensé s’établissait promptement au-delà des Pyrénées. L’Espagne est un pays qui prendrait vile un essor merveilleux sous un gouvernement intelligent ; mais on délibère à Madrid, on se repose dans la satisfaction de la victoire, on ajourne les affaires sérieuses, et on se réveille avec une insurrection à Cuba qui est aussi dangereuse qu’une insurrection sur le continent, car il s’agit d’une des plus riches possessions espagnoles d’outre-mer. Ce serait un peu trop fort que l’Espagne eût fait une révolution pour donner Cuba aux États-Unis.

L’Angleterre marche aujourd’hui à grands pas vers le dénoûment de la crise d’élection où elle est engagée depuis quelques semaines. Nous nous servons de ce mot de crise parce que dans le fait c’est bien une des phases les plus sérieuses et les plus décisives pour la politique anglaise, car autrement rien ne ressemble moins à une crise que cette agitation légale, pacifique, d’un peuple accoutumé à exercer librement tous ses droits, d’un pays où les partis luttent à armes égales pour se disputer la prépondérance. Encore quelques jours, et la question sera souverainement tranchée. La proclamation royale qui dissout le parlement vient d’être lancée. Un instant, il est vrai, avec cet empressement qu’on met à tout admettre de la part d’un homme qui n’en est plus à son premier tour d’habileté, on avait supposé M. Disraeli capable d’imaginer quelque léger ajournement de façon à se trouver le plus tard possible, après les fêtes de Noël, en face du nouveau parlement. On ne prête qu’aux riches, et en Angleterre on est toujours disposé à prêter beaucoup d’intentions à M. Disraeli. Si le chef du ministère a eu cette idée, il ne l’a pas eue longtemps. La proclamation qui dissout le parlement est venue dissiper tous les doutes, elle tombe comme un dernier signal de combat au milieu d’adversaires tout prêts pour la lutte ; elle ne prend en vérité au dépourvu ni les libéraux ni les conservateurs. Depuis plus d’un mois, les uns et les autres sont en campagne et multiplient les efforts pour tirer tout le parti possible du reform-bill. M. Gladstone, comme chef de l’opinion libérale, ne s’est point ménagé ; il a payé de sa personne en vaillant leader. Il y a eu des semaines où il n’a point passé un jour sans haranguer les électeurs à Leigh, à Ormskirk, à Liverpool, à Wigan, à Warrington, reprenant une à une avec une singulière énergie et une inépuisable abondance toutes ces questions des finances, de l’établissement de l’église d’Irlande, de la réforme parlementaire. M. John Bright, le fougueux orateur qui se modère à mesure qu’il approche du pouvoir, a fait, lui aussi, comme M. Gladstone et M. Stuart Mill, l’éminent philosophe, se comporte comme les autres dans les meetings, soutenant avec sa nuance de radicalisme la cause libérale. La reform-league a donné tout entière dans cette campagne, non sans quelque confusion, et en définitive plus on avance vers les élections plus il semble que les chances du cabinet diminuent. On en est à supputer déjà les chiffres de la majorité libérale, et on dirait vraiment qu’il ne reste plus d’incertitude que sur l’importance de cette majorité. Entre les deux chefs d’opinion qui sont plus particulièrement en lutte, c’est M. Disraeli qui est en déclin, c’est M. Gladstone qui monte ; on le voit déjà au pouvoir à la tête d’une masse compacte prête à le soutenir dans la réalisation de ses idées sur l’église et sur les finances. L’opposition triomphe avant le combat.

Ce n’est pas que le ministère ne fasse bonne contenance et qu’il s’abandonne dans la lutte. Il stimule le zèle de ses amis, qui font ce qu’ils peuvent pour rallier la grande armée conservatrice et protestante, et lui-même il s’adresse au pays, il fait des discours. Il y a quelque temps, lord Stanley parlait avec une mesure habile dans une réunion à Liverpool, et ces jours derniers encore M. Disraeli saisissait l’occasion du banquet du lord-maire de la Cité de Londres pour relever les succès de la politique du cabinet. Il a eu un de ces mots comme il en a quelquefois, qui respirent une confiance pleine de naïveté ou de calcul. Il a rappelé avec complaisance qu’il y a déjà douze mois à pareil jour il annonçait que la paix ne serait pas troublée sur le continent ; il a laissé entendre que FAngleterre, qui n’était pas étrangère à ce résultat, s’y emploierait encore plus que jamais, et il a continué avec bonne humeur : « J’espère que l’année prochaine, lorsque j’aurai l’honneur, à l’occasion de ce même banquet, de vous rendre votre toast, il me sera permis de vous rappeler ces observations, et que les ambassadeurs de France et de Prusse, qui seront peut-être présens, se lèveront alors, et donneront à notre réunion cet intérêt tout particulier que le ministre d’Amérique lui a donné cette fois-ci par son important discours. » Il paraît que l’auditoire, en applaudissant à cette promesse, n’a pu contenir un mouvement d’hilarité devant un homme qui parlait si bien, qui semblait si parfaitement sûr de se voir encore premier ministre dans un an.

Le cabinet anglais triomphe de sa politique extérieure, et dans le fait il a aujourd’hui un succès qui vient à propos. Le différend qui existait depuis la guerre de la sécession entre l’Angleterre et les États-Unis au sujet de la construction des navires corsaires vient d’être définitivement arrangé par lord Stanley et le nouveau ministre américain, M. Reverdy Johnson. Quant à la médiation anglaise qui doit dissiper tous les ombrages entre la France et la Prusse, c’est peut-être un peu pour la beauté du discours que M. Disraeli l’a laissé entrevoir ; mais, quand cela serait, la question n’est pas là pour le moment. Ce n’est pas la politique extérieure qui met aujourd’hui les partis aux prises en Angleterre. Le système que lord Stanley suit avec une habile tenue, le ministre des affaires étrangères d’un cabinet Gladstone le suivrait dès demain, parce que c’est une politique essentiellement anglaise depuis quelques années ; — c’est cette politique de désintéressement et de paix que M. de Beust l’autre jour trouvait trop peu dessinée, trop inactive, et dont aucun parti en Angleterre n’est disposé à s’écarter.

La vraie question est tout intérieure ; elle est dans cette première application du reform-bill. Il y a deux choses dans les élections anglaises : il y a le succès infiniment probable du parti libéral, et il y a les circonstances mêmes qui accompagnent ce succès. Il n’est point douteux que la réforme qui vient de s’accomplir a mis en fermentation la société anglaise tout entière, et que le mouvement actuel laisse entrevoir le progrès du travail démocratique. Déjà en Angleterre, comme en Amérique et même comme en France, on voit poindre le droit des femmes, dont M. Stuart Mill s’est fait le galant avocat, qui se produit avec une tournure toute britannique, que M. Gladstone lui-même a été obligé de traiter sans rire, quoiqu’en faisant ses réserves. Et d’un autre côté les candidatures ouvrières ont fait leur apparition sur le turf électoral : elles n’ont pas de bonheur, il est vrai, jusqu’ici ; elles ne semblent pas même destinées à un succès très prochain, si on en juge par la mésaventure d’un ouvrier cordonnier, homme intelligent d’ailleurs, auxiliaire actif de la reform-league, M. Odger, qui avait eu l’idée de se présenter à Chelsea en concurrence avec un autre candidat libéral, sir Henry Heare. Le cas a été soumis à trois arbitres, MM. Stansfeld, Hugues et Taylor, qui, malgré leurs sentimens très démocratiques, n’ont pas laissé d’écarter la candidature de M. Odger. Le baronnet l’a emporté sans peine sur l’ouvrier. Ce n’est pas moins un singulier symptôme dans l’aristocratique Angleterre. Après tout, c’est là encore une affaire d’avenir. La démocratie anglaise a plus d’une lutte à soutenir pour arriver à exercer une influence décisive. Pour l’instant, ce qui apparaît de plus clair dans le mouvement électoral, c’est la victoire probable du parti libéral désarçonnant M. Disraeli, et portant au pouvoir M. Gladstone, peut-être avec M. Gladstone M. Bright lui-même. Cette victoire est dès aujourd’hui en quelque sorte dans le sentiment public, et on peut bien ajouter que M. Gladstone n’aura pas de petites difficultés à vaincre le jour où il serait ainsi triomphalement ramené au pouvoir ; mais il aura été l’instrument pacifique d’un grand progrès dans les institutions comme dans les mœurs de l’Angleterre.

Le combat électoral est fini aux États-Unis, du moins la première opération du scrutin présidentiel ne laisse plus aucun doute sur l’issue définitive de la lutte. Des trente-sept états de l’Union, trente-quatre seulement devaient prendre part à la formation du collège électoral chargé de désigner le président et le vice-président. Les trois autres, le Mississipi, la Virginie orientale et le Texas, n’ont pu concourir au vote faute de s’être soumis jusqu’ici aux lois de reconstruction. Sur les trente-quatre états votans, le général Grant, comme président, et le speaker Schuyler Colfax, comme vice-président, l’ont emporté dans vingt-cinq états nommant 206 électeurs ; les candidats du parti démocrate, M. Horatio Seymour et M. Franck Blair, sont restés avec le maigre appoint de neuf états et 88 électeurs. La majorité du parti républicain se dessine du premier coup dans des proportions qui la rendent irrésistible.

A vrai dire, malgré l’incertitude qu’il y a toujours jusqu’au dernier moment dans des élections où se déploient toutes les forces de la liberté, toutes les passions d’une démocratie vivace et un peu confuse, la victoire n’était guère douteuse ; elle était à peu près infaillible, surtout depuis les élections locales récemment faites dans la Pensylvanie, dans l’Ohio, dans rindiana, et toutes favorables au parti républicain. Les démocrates l’avaient bien senti, et ils en avaient été ébranlés. Les uns voulaient faire revivre la candidature du chief-justice, M. Chase, les autres parlaient de se retourner vers le président Johnson ; il y en avait qui songeaient à un coup de tactique, et auraient admis la pensée de se rallier au général Grant lui-même pour atténuer l’effet d’une victoire républicaine trop complète. Au dernier moment cependant, ils ont retrouvé leur ardeur pour aller jusqu’au bout ; ils ont redoublé d’efforts dans le combat, ils n’ont pu arriver qu’à ce médiocre résultat : neuf états et 88 électeurs, juste ce qu’il faut pour rehausser la victoire du parti républicain. Les démocrates n’ont eu un avantage sérieux que dans l’état de New-York, qui représente le plus clair de leurs forces dans cette lutte qui passionne l’Union depuis quelques mois. Dans les autres états les plus importans, la Pensylvanie, l’illinois, le Massachusetts, ils ont été complètement battus. Ce n’est pas que les démocrates cessent d’être un parti puissant. Vaincus dans l’élection présidentielle, ils ont au contraire depuis quelque temps regagné des voix dans le congrès, de telle sorte que du même coup le parti républicain se trouve à son tour affaibli dans la représentation nationale. Au fond, ce qui a décidé de cette élection présidentielle, ce qui a singulièrement aidé le parti républicain dans sa dernière campagne, c’est le choix d’un candidat assez haut placé par sa popularité et par ses services pour emporter par lui-même la moitié de la victoire.

L’élection du général Grant, quoiqu’elle soit l’œuvre d’un parti, ne représente pas cependant le triomphe exclusif d’un parti ; elle est un grand acte de bon sens national, le couronnement de la politique de reconstruction dans ce qu’elle a de moins agressif, de moins blessant pour les vaincus, et on peut dire qu’elle offre pour les États-Unis des garanties de paix que n’aurait offertes aucune autre candidature. Le succès d’un autre candidat républicain eût été sans doute supporté avec peine par les démocrates ; le triomphe d’une candidature démocrate eût par trop ressemblé à un désaveu de la dernière guerre, et serait devenu peut-être en peu de temps le signal d’un déchirement nouveau. Par son passé, par sa position, comme par tous ses instincts, le nouveau président est le mieux fait pour résister aux entraînemens extrêmes, pour rester une sorte de médiateur relevant par son propre prestige Tautorité qu’il reçoit. C’est un grand Américain sorti des entrailles de la société américaine, et le mieux placé, s’il est à la hauteur de sa position, pour achever par la politique la pacification dont il a été l’instrument heureux par la guerre.

Le général Grant arrive au pouvoir dans la force de l’âge. Il a quarante-six ans à peine. Il est né en 1822 dans un petit village de l’Ohio, à Point-Pleasant. Il ne faudrait pas trop s’arrêter à ces histoires qui font de lui dans sa jeunesse un tanneur ou un bûcheron comme Lincoln. Il y a un peu de vanité démocratique dans ces légendes qu’on se plaît à aller chercher quand les hommes sont arrivés. Le fait est que le général Ulysse Grant est né sans doute d’un père faisant le commerce des cuirs, et que plus tard il a été lui-même, pendant quelques années, fermier aux environs de Saint-Louis, mais qu’il a été premièrement élevé à l’école militaire de West-Point, qu’il a fait la guerre du Mexique avec le général Taylor, avec le général Scott en 1846, qu’il servait encore comme capitaine dans la Californie en 1854, et que, si la guerre civile de 1861 est venue depuis le tirer de sa ferme de Saint-Louis, elle ne trouvait pas du moins en lui un novice. Il reprit son métier en homme qui le connaissait, comme colonel de volontaires dans l’Illinois, et c’est alors qu’il commençait à se signaler par ses premières opérations dans le Kentucky et le Tennessee, surtout par la prise des forts Henry et Donelson. Modeste, résolu et opiniâtre, il grandissait vite dans cette campagne qui dévorait tant d’hommes, et il révélait bientôt les talens d’un général de premier ordre à l’attaque de Wickburg, la grande place des confédérés dans l’ouest. Dès ce moment, il était désigné au président Lincoln comme un des chefs les plus capables de conduire la guerre dans la Virginie, et c’est alors que, concentrant tous ses efforts contre Richmond, le cœur de la confédération, il engageait avec le général Lee ce duel où les deux adversaires étaient faits pour se mesurer ensemble.

Un des mérites de Grant après une victoire qui le rendait populaire et un des signes caractéristiques de cette puissante démocratie américaine, c’est la facilité avec laquelle le chef qui commandait à près d’un million d’hommes s’employait lui-même à dissoudre cette armée qui était sa force. Il restait commandant en chef de l’armée, mais sans rechercher un rôle dans les affaires publiques, affectant au contraire de se tenir en dehors de la politique, aussi soigneux de maintenir son indépendance que de remplir son devoir. C’est le secret de son attitude auprès du président Johnson, aux ordres duquel il obéissait, mais en résistant à ses excentricités, en demeurant le simple et fidèle exécuteur des lois dont le congrès était à ses yeux le suprême organe. Grant n’est pas un orateur, il ne fera pas de discours ; il a montré cependant, même en politique, depuis deux ans, de la fermeté, de la tenue, un esprit modéré et impartial, et il n’a laissé voir qu’une idée fixe, celle de maintenir la paix et la liberté : beau programme assurément, dont la réalisation suffit à la gloire d’un président des États-Unis, car pour le reste les Américains s’en chargent et n’ont pas besoin qu’un chef fasse leurs affaires. ch. de mazade.




THÉATRES.

Chaque théâtre prépare sa campagne d’hiver, monte sa pièce capitale de fin d’année. En attendant le moment d’engager cette grande partie, il tâte le public et le tient en haleine en lui offrant des ouvrages de moindre importance. Le public du reste n’a point à se plaindre, et il est tel de ces spectacles intérimaires oi il s’amuse de bon cœur. En même temps qu’il reprenait des pièces consacrées par le succès, Mercadet entre autres et Paul Forestier, le Théâtre-Français nous a donné un proverbe de MM. About et de Najac. Le Gymnase de son côté doit à une série de jolies pièces en un acte d’heureuses soirées. Bien que Mercadet affrontât de nouveau le feu de la rampe après une assez longue disparition, il n’y avait point de doute que, discrètement allégé de quelques enchevêtremens inutiles, il ne se tirât avec honneur de cette seconde épreuve. C’est le meilleur ouvrage dramatique de ce talent vigoureux, quelquefois théâtral, mais presque jamais scénique, dont les romans contiennent de si saisissans tableaux de la société d’il y a trente ans. Certes ce n’est pas une pièce de tous points excellente. On aurait beau jeu d’y relever les écarts d’une imagination riche, inquiète, à l’étroit dans les trois actes où elle doit se renfermer. On n’en est pas moins subjugué par la vérité de cette figure de spéculateur aux abois et par la verve intarissable du dialogue. Les invraisemblances mêmes d’une action au moins bizarre ne frappent qu’à la réflexion, tant les scènes où elles se déroulent sont brillantes de détail et saisissantes de justesse. M. Got a pris le rôle de Mercadet d’une tout autre façon que jadis M. Geoffroy au Gymnase, et nous ne saurions lui en faire un reproche, car un acteur a toujours le droit de donner à un rôle la physionomie la plus appropriée à la nature de son talent.

Avant que le rideau ne se relevât pour la représentation de Mercadet, le public avait déjà eu à juger la petite pièce de MM. About et de Najac, une Histoire ancienne. C’était comme un jeune page précédant un vieux seigneur. La comparaison s’offre d’autant plus naturellement à l’esprit que les spectateurs du premier soir n’étaient pas éloignés de trouver ce proverbe d’une espièglerie assurément spirituelle, mais légèrement effrontée. Il y a dans les allures de M. de Grailles, dans la déclaration cavalière qu’il adresse à la femme qu’il aime, la croyant mariée, dans le regard oblique dont il lorgne le portrait du mari en voyant cette déclaration acceptée, dans son comique désespoir en apprenant qu’il a en face de lui une veuve, une nuance de grivoiserie un peu trop marquée, et que la vivacité du dialogue, la dextérité de l’exécution et du style, ont eu quelque peine à sauver. Quand une indiscrétion peu justifiable a révélé au même M. de Grailles que la jeune veuve est encore une jeune fille, il se répand aussi en démonstrations d’une joie si expansive qu’au parterre les sourcils se sont un moment froncés. Tout est bien qui finit bien, et en somme l’événement a donné raison aux auteurs, puisqu’ils ont fini par conquérir la salle, soit; mais ils ont dû s’apercevoir que plus d’un incident qu’on accepte assez facilement à la lecture prend à la lumière brutale de la rampe un relief compromettant, et ils feront bien désormais de se préoccuper davantage de ces effets d’optique théâtrale. Peut-être aussi M. Coquelin n’était-il pas tout à fait l’homme de ce rôle. Les qualités qui le servent si bien ailleurs se tournaient contre lui. Son jeu nerveux, incisif, déluré, accentuait hardiment des détails qu’il eût été plus sage d’atténuer. Mme Madeleine Brohan, qui lui donnait la réplique, a nuancé avec un instinct délicat de femme et de comédienne le personnage de la jeune veuve.

Une pièce qui ne laisse pas d’être hardie, mais dont l’audace est plus heureuse, c’est celle où M. Edouard Pailleron nous initie aux mystères du Monde où l’on s’amuse, qu’il a eu la bonne fortune de découvrir. Ce monde de mœurs libres et d’apparence correcte, voici la définition qu’en donne un explorateur compétent : ce n’est pas le demi-monde à cause des maris, ce n’est point le vrai monde à cause des femmes. Il est charmant du reste, et aussi agréable à parcourir que difficile à galamment représenter. M. Pailleron nous y introduit en écrivain qui possède les secrets de son métier. L’ayant découvert, il ne cède pas à la tentation de vous faire part à mots explicites de sa trouvaille. Il vous mène dans un salon élégant, les meubles sont riches, les domestiques irréprochables, le ton des maîtres parfait; cependant mille symptômes, mille riens furtifs, vous avertissent que vous êtes en présence d’une variété de grands seigneurs très particulière. C’est un geste à demi réprimé, un signe d’intelligence échangé avec une soubrette, c’est la faconde de ce coiffeur dont émane je ne sais quel parfum de familiarité obséquieuse, qui vous mettent sur vos gardes. La première scène n’est pas finie que l’auteur et le spectateur sont d’intelligence et s’entendent à demi-mot. M. Pailleron s’est ainsi donné le moyen de pouvoir faire entendre beaucoup en disant peu, et de rester vrai dans une donnée scabreuse sans que la pudeur la plus éveillée trouvât le moindre prétexte à s’effaroucher. Il a usé du bénéfice que lui assurait cette habile exposition par voie de renseignemens indirects.

L’hôtel de M. le baron Brunner est dans un certain désarroi. Ce n’est point parce qu’on y donne un grand bal le soir, c’est parce que depuis deux jours M. Paul de Bussac n’y a point paru. Comme il est depuis quatre ans l’âme et le génie familier de la maison, sans lui tout semble vide. Les domestiques ne savent à qui demander des ordres, le baron ne sait à qui conter ses procès, qui envoyer chez son avoué; la baronne aussi est songeuse. M. Paul méditerait-il de rompre son ban? M. Paul est en effet décidé à le rompre. Dans un récent voyage en province, il a vu, aimé, demandé en mariage sa jeune cousine. «Je te la donne, a répondu son oncle, qui sait la vie et le monde, comme on va voir; mais je te la donne à une condition, c’est que tu ne sois enchaîné dans aucune liaison sérieuse qui risque d’engager ton avenir. Ne nie point, je verrai bien; dans deux mois, je serai à Paris, et je ferai mon enquête. D’ici là, liquide ton passé. » Ce diable d’oncle est arrivé le matin même, un mois plus tôt qu’on ne l’attendait; il sera au bal du soir, et rien n’est encore liquidé. Il faut lui donner le change au moins pour un jour. Paul a recours à un ami remuant qui a bien assez d’esprit pour le tirer d’affaire, et qui, sous les traits de M. Landrol, anime toute la pièce de sa gaîté. Cet ami consent à s’improviser factotum en titre de la maison, tandis que Paul se donnera les allures d’un simple invité. Si on parvient sans encombre jusqu’à la fin de ce bal, tout est sauvé. Paul s’approchera de la baronne, il ouvrira avec une petite clé qu’il a dans sa poche le fermoir d’un bracelet d’or qu’elle porte au bras, et tout sera dit. C’est un signe convenu entre eux. L’anneau ouvert, leur amour est fini. — Le comte de Bussac arrive, c’est un vieux gentilhomme vert, spirituel jusqu’au bout des gants, et dont M. Ravel fait ressortir à merveille la physionomie piquante et distinguée. Si Paul a espéré lui en remontrer, il s’est abusé grandement. Au cas où il épouserait sa cousine, je lui conseille de marcher droit dans les sentiers du devoir sous les yeux vigilans de ce perspicace beau-père. Celui-ci est à peine entré que son tact d’homme du monde, son flair d’ancien viveur, lui font diagnostiquer avec une précision désespérante et l’état des gens qui le reçoivent et la situation de son neveu dans la maison. Le pauvre garçon ne s’acharne pas moins à déjouer cette pénétration impitoyable. Il n’est pas de force, cela va sans dire; mais la belle résistance qu’il fournit, les complications qui se jettent à la traverse dans ce salon où l’intrigue pousse et fleurit à souhait, le zèle de l’ami remuant qui cherche à brouiller les pistes, non sans chasser pour son propre compte sur ce terrain giboyeux, tout cela donne lieu à une suite de scènes des plus amusantes. Une des plus gaies est celle où le comte de Bussac, jetant son hameçon au hasard pour tâcher d’accrocher le mot de l’énigme, voit trois jolies personnes se précipiter sur l’appât à la fois, et au lieu d’un secret se trouve maître de trois. Enfin Paul reste seul avec la baronne, il cherche à son bras le symbolique anneau ; l’anneau n’y est plus. Sa défection a été devinée et devancée. Il sort le cœur joyeux entre son oncle, qui triomphe, et son remplaçant dans les fonctions de majordome. Par suite d’événemens où intervient une aventure un peu alambiquée de bal d’Opéra, l’hôtel Brunner en effet a un nouvel intendant.

Il fallait beaucoup d’art et de ressource pour mener jusqu’au bout sans encombrement et sans secousse cette action osée et touffue. M. Pailleron y a pleinement réussi. Cette petite comédie, d’une conception ingénieuse et d’une exécution serrée, a obtenu un succès très franc, auquel a aidé une interprétation qui laisse peu à désirer. Mlle Pierson, après s’être longtemps contentée d’être une jolie femme, ce qui est insuffisant pour une carrière dramatique sérieuse, s’affirme de plus en plus comme comédienne de mérite. On peut dater des représentations du Chemin retrouvé, de M. Leroy, l’ère de ses progrès marqués. Cette jolie pièce, écrite avec une rare entente de la scène, était tout à fait propre à faire valoir les interprètes à qui elle fut confiée. Mlle Angelo a aussi donné une grâce fière à un personnage épisodique du Monde où l’on s’amuse.

On sait avec quel art consommé Diderot a tracé un jour le portrait étrange d’un homme qui avait réduit l’abjection en préceptes et composé à son usage une morale qui est justement l’envers de la nôtre. Il a obtenu avec cette peinture profonde et amère des effets d’une originalité et d’une puissance qui confondaient Goethe. MM. Carré et Deslandes ont eu la singulière idée de travestir ce logique gredin tout d’une pièce en un agréable mauvais sujet capable de trouver au fond de lui-même, quand il est ivre, des trésors d’héroïque abnégation. C’est traiter avec sans façon une œuvre magistrale et consacrée. Cette tentative ne leur a pas porté bonheur. La prose nerveuse et colorée de Diderot enchâssée par places dans le dialogue ne suffit point à donner à la pièce tout le mordant que le titre. Une Journée chez Diderot, permettait d’attendre des audacieux qui l’avaient choisi. M. Pujol a donné du caractère du philosophe une interprétation consciencieuse, contenue et fort convenable. M. Pradeau a tiré ce qu’il a pu du personnage hybride qu’on lui donnait à représenter. Sa rondeur, sa gaîté, ses jeux de physionomie, ont trouvé à s’employer plus utilement dans Suzanne et les deux vieillards, pièce amusante où M. Henri Meilhac a su tirer d’une idée subtile, un peu trop subtile même, des effets inattendus et des scènes pleines de gaîté. Vivant entre deux vieux garçons qui veulent la fixer dans leur intérieur par des liens indissolubles, la petite Suzanne est sommée d’épouser l’un ou l’autre, et, sur son refus de faire un choix, elle est à l’amiable dévolue à l’un d’eux. La petite personne a de la tête, et le moyen qu’elle emploie pour déjouer cette persécution est profondément politique. Elle feint pour l’un des barbons une passion aussi subite qu’ardente. Voilà la vanité de nos deux égoïstes aux prises. C’était tout à l’heure entre eux à qui ne se mettrait pas une femme sur les bras, c’est maintenant une lutte à qui ruinera son ami dans l’esprit de la belle enfant. Ainsi désunis, ils sont facilement vaincus, et Suzanne épouse son jeune amoureux. Écrit et joué avec entrain, ce petit acte a lestement enlevé le rire et les applaudissemens.




ESSAIS ET NOTICES.


UN MOT SUR LA FÊTE INTERNATIONALE DE SAINT-RÉMY DE PROVENCE.

On a beaucoup parlé dans ces derniers temps de la fête littéraire internationale célébrée à Saint-Rémy de Provence. Les lecteurs de la Revue connaissent déjà notre opinion sur cette renaissance de la poésie provençale au XIXe siècle ; ils savent à quelles conditions, dans quelle mesure, avec quelles idées et quelles espérances nous avons approuvé les tentatives que représentent ces trois noms, Joseph Roumanille, Frédéric Mistral, Théodore Aubanel[1]. L’épisode nouveau qui vient de se produire méritera une nouvelle étude. Il montre en effet que cette renaissance provençale n’est pas un vain jeu, puisqu’elle éveille de tels échos au-delà des Pyrénées ; il montre aussi combien la renaissance provençale de notre midi diffère de la renaissance provençale en Catalogne. On sait que les fêtes de Saint-Rémy ont eu pour objet la fraternité littéraire de ces deux contrées ; il y a longtemps que la Catalogne et la Provence parlaient deux dialectes de la même langue ; elles y sont constamment demeurées fidèles à travers les vicissitudes qui ont donné la prééminence à un idiome plus heureux, elles y sont revenues depuis quelques années avec un redoublement de tendresse filiale, et un jour, des circonstances fortuites ayant rappelé aux deux provinces leur antique parenté, des fêtes auxquelles le peuple même a contribué, des fêtes littéraires et populaires, furent organisées de part et d’autre en vue de perpétuer ces souvenirs. Voilà le rapport de la renaissance catalane et de la renaissance provençale ; voici maintenant la différence : la Catalogne a toujours prétendu rester elle-même, non-seulement au point de vue de la langue et des mœurs, mais au point de vue politique ; dans l’organisation future de l’Espagne, le gouvernement qui lui conviendrait le mieux ce serait une fédération, quelle qu’en fût d’ailleurs la forme, monarchique ou républicaine. La Catalogne est passionnément attachée à ses franchises particulières. Son histoire l’atteste dès les plus lointaines origines, et tout récemment encore n’est-ce pas la junte révolutionnaire de Barcelone qui s’est dissoute la dernière ? Le président de cette junte était précisément l’un des poètes catalans qui venaient de figurer avec éclat aux fêtes de Saint-Rémy, l’éloquent Victor Balaguer.

La renaissance catalane a donc un intérêt politique autant qu’un intérêt de poésie et d’art aux yeux des hommes d’action qui la dirigent. La renaissance provençale n’a jamais eu de pareilles visées, et pour toute sorte de raisons elle n’aura jamais ce caractère. C’est une œuvre morale avant tout. Entretenir la vie du foyer, empêcher que le niveau de la centralisation ne fasse disparaître les souvenirs des ancêtres, charmer et instruire des intelligences naïves dans l’idiome même qui berça leur enfance, voilà la seule pensée de ces chantres rustiques à qui la petite patrie ne saurait faire oublier la grande. Nous avons pu les critiquer, nous avons pu, quand ils s’adressaient aux lettrés plutôt qu’au peuple des campagnes, leur demander d’écrire dans la langue de nos grands poètes ; la déclamation seule et la routine verront dans cette tentative si digne d’intérêt un péril pour l’unité du pays. Cette unité est indestructible, et ici comme ailleurs elle est hors de cause. L’auteur de Mireille et de Calendal, en chantant les mœurs de sa province, ne manque jamais une occasion de célébrer les souvenirs communs à tous les enfans de la France. Il fallait l’entendre aux fêtes de Saint-Rémy faire retentir aux oreilles des Catalans les noms dont la Provence est fière et qui rappellent des serviteurs illustres de la grande culture nationale, de notre unité politique et de notre unité littéraire. On ne parle pas ainsi des Massillon, des Vauvenargues, des Mirabeau, des Thiers, des Guizot, des Mignet, quand on couve secrètement ce que nos voisins d’Allemagne appellent des pensées de particularisme.

C’est dans le même sentiment que M. Mistral vient de recueillir et de mettre en lumière une tradition de son pays, le Tambour d’Arcole. Ces vers doivent paraître bientôt dans un cycle de poèmes qui montreront sous un jour nouveau le talent de l’auteur de Mireille. Nous en donnons d’avance une traduction française. Quand le recueil dont cette page est détachée aura été livré au public, ce nous sera une occasion toute naturelle de revenir sur les fêtes de Saint-Rémy, de comparer les poesias catalanas de MM. Victor Balaguer, Albert de Quintana, Antoni de Torrès, Manuel de Lasarte, avec les poésies provençales de MM. Mistral, Roumanille, Aubanel, Roumieux, Bonaparte-Wyse, d’étudier enfin ces deux renaissances pour en marquer plus complètement les affinités et les contrastes. Voici en attendant l’œuvre nouvelle de M. Frédéric Mistral.


le tambour d’arcole.
I. — PROLOGUE.

« Allons ! enfans de la patrie ! » chantaient les beaux régimens. Provençaux, Champenois, Flamands et Bretons, tous camarades, sous les trois couleurs, au pas, terribles, soulevaient la poussière, et contre l’Autriche marchaient.

Éclair formidable déchirant le ciel sombre ! Les peuples de France, ayant trempé de leur sueur, qui plus, qui moins, les vignes du terroir, s’étaient dit : « Le raisin est mûr ; debout, frères ! Faisons-le fermenter dans la même cuve ! le vin nouveau sera plus corsé et se conservera. »

Et en avant le feu ! que tout s’embrase ! En avant la vendange à pleins barils ! Puis tour à tour ils avaient bu le vin de Crau à la gourde unitaire, et, prenant du champ autour de l’arbre de la liberté, ils avaient dansé le branle.

Or voyant cette effervescence, ce débordement de moût, de jeune sève, de vie, d’enthousiasme, les voisins allemands, les buveurs de bière, passèrent le fleuve avec leurs princes blonds ; mais, pour mettre à l’ordre ces gens ivres, ils trouvèrent, dit-on, assez de gerbes à lier.

II. — LE PONT D’ARCOLE.
À l’armée d’Italie est un petit tambour qui frétille d’amour pour la république.

C’est un ver de terre sorti de Cadenet ; mais à cette heure vont en guerre les grands et les nains.

Ils marchent droit comme des lis. Le monde est stupéfait. Le monde est tout entier contre eux, mais ils ont la liberté !

Les chamades sonnent, les corbeaux ont faim... Armées contre armées s’avancent, s’approchent.

Les fleuves, les montagnes, les séparent encore ; le pont d’Arcole aujourd’hui les réunira.

Par quatre couleuvrines le pont est défendu. Oh ! mais dans les poitrine il y a des cœurs qui leur répondent. Malheur ! la première file qui veut passer le fleuve plonge abattue tout entière dans la foudre et l’éclair.

La seconde brigade qui paraît sur le pont, — malheur ! malheur ! — pulvérisée, accroît le nombre des morts.

Splendide, Bonaparte saisit le drapeau : « Le pont ! dit-il, il faut enlever le pont ! » et l’épée haute :

« Grenadiers, en avant ! » Les plus forts baissent la tête, et, sombres, se laissent insulter par le sort.

Donc, héroïque France, tes fils aujourd’hui lâcheront pied, tes fils, ô république, épouvante des tyrans !

Non ! un enfant de troupe perdu dans la fournaise, un enfant, voyez ! se courbe ardent sur son tambour.

Effaré, l’âme en fête, battant, battant le rappel, il court et se place en tête, devant le général.

Ce n’est qu’une fauvette, pauvret ! Mais son tambour, d’une voix terrible, parle, parle de liberté, d’honneur.

En colère, en furie, il parle des vieillards, il parle des enfans, il parle de la patrie, et fait dresser les cheveux.

Et beaux jeunes hommes qui soudain ont des larmes dans les yeux, des sanglots dans le cœur, et vieux soldats qui grognent sous leurs catogans,

Tous ensemble, battant, battant la charge, tous il les fait bondir, il les pousse, il les lance pêle-mêle éperdus.

Dans la sombre bordée qui tonne sur le pont, l’armée s’engouffre en désordre, toute de front ;

Avec le sang qui fume, les cris, les râles, la poudre qui s’allume, la mort, le tourbillon.

Au chant de la Marseillaise, au chant de la liberté, par l’armée française le pont est emporté.

III. — LE PANTHÉON.

Ah ! le petit tambour eut du succès ! devant toute l’armée, en plein soleil, pour étoiler son front d’un rayon de gloire, l’illustre général lui donna deux baguettes d’honneur, deux baguettes d’or et d’ivoire, et le certificat dans un tableau.

Partout, dans les journaux, dans les écoles, on le cita pour modèle et pour leçon. Son nom franchit la mer et les montagnes, presque jumeau avec celui des plus grands, et même, du petit tambour d’Arcole, on en fit des images et des chansons.

Puis triomphalement l’ère martiale au ronflement des canons se déploya ; du Tage ensoleillé aux mers de glace, l’aigle sur les nations plana éblouissante, et dans les splendeurs impériales l’étoile du tambour s’évanouit.

Puis il passa de l’eau au Rhône et de l’eau au Rhône. L’empire prodigieux s’écroula tout d’une pièce (qui veut tout avaler doit en pâtir !). Il passa, il passa des rois petits et grands, et le tambour nagea, coque de noix, sur le flot qui engloutissait les souverains.

Or, à Paris, un jour qu’il se promenait couvert de cicatrices, perclus, les cheveux blancs, car il était vieux, et que, songeur, en lui-même il repassait son jeune temps, sa gloire et ses déceptions, quatre-vingt-neuf, ce débordement de sève, la république en branle, la mort du roi.

Et la voix tonnante de notre Mirabeau, et les Marseillais marchant sur Paris, et les clameurs de la révolution, et la levée en masse, et les Anglais, les Allemands, les Russes, pêle-mêle secoués, repoussés tous à la fois,

Et lui-même par le bruit, par le son en flamme, par le frémissement hardi de son tambour, faisant, ô patrie, entendre ton rugissement et s’abreuver les hommes à ta saveur, faisant chanter les âmes dans l’enthousiasme et tressaillir les cœurs dans ton flamboiement !

Il se voyait renonçant à la femme, douce nostalgie, pour aimer son pays à corps perdu ; il voyait ses compagnons de guerre entraînés par lui à la victoire et au comble des honneurs : Masséna le Niçois taillant l’histoire, Lannes le Gascon devenant duc,

Roi de Suède là-haut Jean Bernadette, roi de Naples Murat l’enfant de Cahors, Bonaparte empereur de sa botte foulant nations et rois comme raisins, — et le pauvre tambour après la fête tambour comme devant. Ainsi vont les choses.

Et puis l’oubli, la vieillesse amère, l’éternelle abnégation d’où naît le dégoût, la gamelle enfin comme les moines avec la solitude et le découragement. « Oh ! s’écria-t-il soudain, la gloire ! songe, folle ivresse, vain décor !

Qu’il valait bien mieux laisser la guerre, et sur les bords de la Durance, à Cadenet, aller tranquillement bêcher la terre, et me procurer femme et enfans, comme font tant d’autres, là-bas où était le nid, la paix de Dieu, quand j’étais jouvenceau ! »

Et une larme mouilla la joue du vieux conscrit. Pourtant, chemin faisant dans les longues rues à parois hautes et dans le va-et-vient tumultueux de Paris, il était arrivé lentement, l’âme malade, au pied du Panthéon éblouissant.

Là-haut, dans les airs, — sainte Marie ! — du fronton géant tout neuf alors sortaient en relief les statues symétriques, et sur la frise des lettres d’or disaient : « Aux grands hommes la patrie reconnaissante ! — Ce que c’est que le sort !

— « Tambour, hausse la tête ! lui crie un passant. Celui qui est là-haut, l’as-tu vu ? » — Vers le temple qui se dressait magnifique, le vieillard leva son front ébloui… À ce moment, le soleil secouait tout joyeux sa chevelure d’or, sur Paris enivré.

Quand le soldat vit le Panthéon élever sa coupole dans les deux, et qu’avec son tambour en bandoulière, battant la charge comme si c’était vrai, il se reconnut, lui, l’enfant d’Arcole, là-haut, à côté de Napoléon,

Ivre de sa naïveté première, en se voyant si haut, en plein relief, sur les ans, sur les nues, sur les orages, dans la gloire, l’azur et le soleil, il sentit en son cœur un doux gonflement, et raide mort tomba sur le carreau.

frédéric mistral.

Les Parcs et les Jardins, par M. Duvillers.
L’ouvrage de M. Duvillers n’a rien de théorique ; ce sont des compositions mêmes de l’auteur qui, au nombre de plus de neuf cents, formeront un bel album de plans de toute nature accompagné d’un texte explicatif. Le caractère pratique de cette publication consiste en ce qu’elle s’occupe aussi bien du jardinet de la plus modeste maison de campagne que des plantations dont s’entourent les châteaux et les villes. Potagers, vergers, pépinières, parterres, écoles de botanique, parcs, jardins publics, promenades, rendez-vous de chasse, tous les genres figurent dans la collection de M. Duvillers, qui depuis plus de trente ans multiplie ses œuvres par centaines, en France, en Algérie, en Angleterre. Créer un jardin n’est point une chose aussi facile qu’on pourrait se l’imaginer. Ce n’est pas tout en effet que de connaître la théorie des assolemens, de savoir assez de botanique pour faire des plantations raisonnées, de pouvoir distribuer convenablement les eaux, calculer les pentes, lever des plans, bâtir des kiosques ou des palais, faire en un mot du cadastre et de l’architecture ; il faut encore ce sens spécial qui ne s’acquiert pas, cette faculté innée qui du premier coup devine l’ordonnance d’un paysage, recule les horizons, varie les perspectives, réalise enfin par intuition tout ce que prescrivent les lois de l’esthétique décorative. De ces qualités diverses, M. Duvillers en possède plusieurs. Ses plans sont élégans, ses courbes gracieuses ; l’œuvre respire une sorte d’harmonie qui satisfait l’esprit et charme le regard.
  1. Voyez dans la Revue du 15 octobre 1859, l’étude intitulée : la Nouvelle poésie provençale.