Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1858
14 novembre 1858
Si l’on voulait nous permettre de parler un instant sans prétention, avec bonhomie, de nous-mêmes, nous relèverions les bruits auxquels, ces jours passés, a donné lieu la chronique de la Revue, et que nous ont rapportés les feuilles étrangères, véritables gazettes de Hollande de ce temps-ci. On a bien voulu nous donner quelques marques d’intérêt ; mais, sans marchander notre reconnaissance pour les sympathies qui nous ont été témoignées, la vérité nous oblige de confesser qu’en cette circonstance nous ne croyons point les avoir méritées. Les périls que l’on nous a fait courir sont imaginaires : on le comprendra aisément. Sans doute, nos principes libéraux ne sont un mystère pour personne ; nous savons ce que nous devons à ces principes, qui établissent, nous pouvons le dire avec une légitime fierté, les vieilles et nombreuses affinités de la Revue avec la France et avec l’Europe éclairée. Nous croyons que la cause libérale ne doit point être désertée par ses amis ; nous n’aimons l’émigration sous aucune forme. Nous sommes de l’avis de l’homme d’état illustre qui disait, il y a peu d’années, à la France qu’elle ne sait pas se servir des libertés qui lui restent. Nous voudrions, pour notre part, ne point mériter le reproche qu’enveloppait une observation si juste. Telle est notre ambition ; mais l’on accordera bien, nous l’espérons, que nous ne sommes pas dépourvus de sens pratique au point de nous laisser emporter par une ambition si simple et si désintéressée au-delà des limites du possible. Si donc quelques personnes nous avaient prêté la pensée de nous attaquer à la constitution de 1852, ainsi que le prétendent certaines correspondances étrangères, nous les avertissons qu’elles se sont trompées. Nous le disons sans orgueil comme sans modestie : il est absurde de prendre une part quelconque à l’activité politique de son temps et de son pays sans accepter comme point de départ la légalité actuelle. Ceux qui pensent différemment se condamnent au silence, à l’inaction, à cette émigration morale qui nous inspire à nous une répugnance presque aussi profonde que l’émigration matérielle qui fut si funeste à la France il y a plus de soixante ans. Certes, depuis qu’il existe des sociétés politiques, la controverse est ouverte sur le mérite des constitutions. Aristote a énuméré plus de trois cents constitutions différentes dans sa Politique, et qui sait le chiffre auquel un philosophe moderne pourrait porter le nombre de ses observations dans une étude de cet ordre? Aucun homme doué de raison ne revendiquera donc pour une constitution ces deux qualités refusées aux œuvres humaines : la perfection et la finalité. En revanche, tout homme qui ne sera point dépourvu de sens commun devra chercher et trouver des garanties dans la constitution établie de son pays, et sera tenu à ce titre de la respecter. C’est ce que nous sommes résolus à faire pour notre part. La constitution de 1852 se place elle-même sous l’invocation des idées toujours militantes de la révolution française : au lieu d’y voir des obstacles aux libertés dont nous poursuivons le développement, nous préférons donc y chercher un abri contre les hostilités que ces libertés pourraient rencontrer dans leur marche. Si cette opinion devait paraître paradoxale à quelques-uns, ce ne serait point en tout cas à ceux qui font état, suivant la vieille locution française, de défendre les institutions actuelles. Telle est notre profession de foi : on voit qu’elle ne nous expose point aux interprétations fâcheuses qui ont couru dans les correspondances étrangères. Après cela, avons-nous besoin de justifier auprès de nos lecteurs le ton de nos discussions? Avons-nous jamais, par quelque excès de langage, donné le droit de douter de la modération de nos sentimens envers les personnes? Et ferions-nous vraiment injure au caractère de nos adversaires, si nous avions jamais le malheur d’en avoir, en les supposant capables d’endurer une contradiction polie dans les discussions que la constitution autorise ou tolère?
Nous n’avons point à regretter par exemple d’avoir à plusieurs reprises, depuis la tragédie de la Regina-Cœli, signalé à l’attention du gouvernement et du public les graves inconvéniens du système des émigrations prétendues volontaires de la côte d’Afrique. Nous appelions les investigations d’une enquête sérieuse et la lumière de la publicité sur les circonstances du commerce des émigrans noirs inauguré en 1852. Une lettre de l’empereur au prince Napoléon, publiée dans le Moniteur du 8 novembre, vient de donner satisfaction aux vœux et aux généreuses sollicitudes dont nous n’avions point hésité à nous constituer les organes. La lettre de l’empereur prouve que les faits n’ont point répondu aux intentions qui guidaient le gouvernement lorsqu’il autorisa le trafic des émigrans noirs. Cette autorisation, vainement sollicitée par certains négocians de nos ports de mer sous le règne de Louis-Philippe et sous la république, ne fut obtenue qu’en 1852. Il est évident que le gouvernement avait espéré que la petite république noire du Libéria serait capable d’alimenter l’émigration libre; mais les résultats ont trompé cette espérance, et la lettre de l’empereur corrige noblement une méprise dans laquelle le sentiment de son honneur ne permettait point à la France de s’obstiner. Quant à nous, nous n’avons pas besoin d’attendre les résultats de l’enquête annoncée pour porter un jugement sur le système des engagemens des noirs sur la côte d’Afrique. Notre conviction est depuis longtemps arrêtée. Le Libéria, cela est démontré, ne peut fournir à l’émigration un nombre sérieux de travailleurs libres. Quant aux autres populations noires, elles n’ont aucun penchant pour l’émigration. « Aucun homme n’ira de lui-même à l’émigration, » disait naïvement le chef d’une de ces tribus, le roi de Calabar, dans une lettre lue par lord Brougham à la chambre des lords. Ce sont donc ces petits chefs qui, à l’exemple du roi de Calabar, se font les pourvoyeurs des recruteurs d’émigrans. En réalité, ils vendent des émigrans comme autrefois ils vendaient des esclaves. Qui pourrait sur ce point être dupe des mots, lorsqu’on voit le traitement qui accompagne et attend à bord ce malheureux bétail humain ? Singuliers engagés volontaires que l’on conduit au navire, les mains liées derrière le dos ! Étrange liberté qui choisit ses instrumens dans des monceaux de chaînes et de fers ! Mais s’il n’y a pas réellement d’engagemens volontaires, si les nègres ne sont fournis aux recruteurs que par les rois de la côte africaine, comment ces petits despotes sauvages se procureront-ils eux-mêmes la marchandise humaine qu’on leur demande et qu’on leur paie ? Par violence ou par ruse, par des guerres féroces, par des crimes : la conclusion est inévitable, et ce n’est point là une simple conjecture. Les faits qui établissent cette odieuse corrélation entre le système des engagemens et les désordres qui sont l’accompagnement obligé de la traite ne manqueront point à l’enquête annoncée. On peut voir un échantillon attristant des faits de cette nature dans une remarquable étude sur la traite des esclaves en 1858 que renferme le dernier numéro de l’Edinhurgh Review.
Or l’Afrique mérite aujourd’hui d’autres traitemens de la part des nations civilisées. Ce siècle sera celui des grandes explorations et des grandes campagnes dans l’intérieur du continent africain. De toutes parts, l’Afrique est entamée. Tantôt ce sont d’héroïques voyageurs qui percent ses brûlantes solitudes, qui traversent ses populations barbares, et viennent glorieusement, comme Barth et Livingstone, apporter à l’Europe le fruit de leurs fécondes observations ; tantôt ce sont les gouvernemens européens eux-mêmes qui prennent pied sur ce continent, pressentant bien la belle moisson que promettent à l’avenir ses richesses inexploitées. Pour ne parler que de la France, nous attaquons l’Afrique par le nord et par l’ouest : nous y avons l’Algérie, dont il est permis de tout attendre ; nous y avons le Sénégal, où, sous l’active et heureuse administration de M. Faidherbe, s’agrandit chaque jour notre influence. Est-ce au moment où la France doit y poursuivre des desseins généreux et grandioses que nous pourrions de sang-froid contredire notre œuvre principale en perpétuant en Afrique, avec les perturbations qui accompagnent la traite, un foyer incessant de barbarie ? Le sol de l’Afrique est favorable à toutes les productions coloniales. Les noirs, lorsque la traite les laisse en repos, s’adonnent, au contact du commerce européen, à la culture et aux fructueux échanges. Pourquoi irait-on transplanter malgré elle cette race, lorsqu’elle peut tirer de son propre sol, sous l’influence humaine et pacifique du commerce régulier, les richesses qu’on la condamnait autrefois à exploiter ailleurs au prix de sa liberté ? Il suffit de signaler ce contre-sens à l’opinion française pour que le système des engagemens n’inspire qu’une médiocre confiance. Du reste, même avant que l’opinion fût éclairée, une vague inquiétude régnait sur ce point. Aussi la lettre du 8 novembre a-t-elle été un soulagement pour la conscience publique. La France de la révolution condamne l’esclavage et tout ce qui peut lui ressembler. La France de la révolution n’aime pas à laisser à d’autres peuples le monopole des sentimens généreux et l’initiative des émancipations civilisatrices. Nous ne voyons donc point seulement dans la lettre de l’empereur une concession honnête et habile aux justes susceptibilités de l’opinion publique dans un pays voisin : nous y voyons surtout l’inspiration des sentimens spontanés de la France.
La triste affaire du Charles-et-George ne laissera point un mauvais souvenir dans l’histoire contemporaine, puisque c’est à cet incident que nous serons redevables du résultat annoncé par la lettre impériale. Dans cet ordre d’idées, nous ne craindrons pas de dire que les ennuis causés par cette affaire au Portugal ne seront point sans compensation pour cette puissance. Nous écartons le fait de la restitution du navire réclamé. au Portugal; suivant nous, si des faits de traite avaient été commis par le Charles-et-George, et si ce navire eût été saisi dans les eaux portugaises, la juridiction du Portugal eût été légitime. Le Charles-et-George a-t-il été pris dans les eaux portugaises? Le Portugal disait oui, mais la France disait non. La France, ne considérant pas la saisie du navire comme opérée dans les eaux portugaises, ne pouvait abandonner le Charles-et-George à une juridiction étrangère. Rien dans une réclamation pareille n’était de nature à porter atteinte à l’honneur du Portugal, et on trouvera tout naturel que nous ayons, dans une question semblable, une prévention favorable pour la thèse soutenue par le gouvernement de notre pays. Ce fait écarté, le roi et le peuple de Portugal se sont honorés, nous le reconnaissons, même aux yeux de la France, par l’énergie avec laquelle ils ont, en cette circonstance, manifesté leur opposition à la traite et à tout ce qui lui ressemble. Dans le discours qu’il vient de prononcer à l’ouverture des chambres, le jeune roi de Portugal annonce que tous les documens relatifs à l’affaire du Charles-et-George seront publiés. Nous ne croyons pas trop nous avancer en disant que ces documens, lus partout avec intérêt, seront jugés avec une impartialité dont le Portugal n’aura point à se plaindre.
Si les peuples heureux sont ceux qui n’ont point d’histoire, rien ne manque, à l’heure qu’il est, au bonheur de la France, car nous ne sachions pas que, sauf l’importante lettre de l’empereur, dont nous venons de parler, nous ayons à mentionner aucun fait dans l’histoire au jour le jour de notre calme et silencieuse patrie. Sur ce point, l’Europe en ce moment ne suit pas tout à fait notre exemple. Quelques petits pays constitutionnels, tels que la Belgique et le Portugal, ont déjà repris leurs travaux parlementaires annuels. D’autres, comme l’Espagne et la Prusse, font des élections générales. L’Angleterre enfin, suivant son habitude, fait publiquement les préparatifs de sa prochaine session. Dans ce réveil de l’activité politique dont les symptômes apparaissent à peu près partout autour de nous, c’est la Prusse surtout qui attire l’attention, et appelle l’encourageante sympathie du libéralisme européen.
Pourquoi ne le dirions-nous pas? Même pour un étranger, pourvu qu’il porte quelque intérêt à la cause de la liberté et de l’honnêteté dans le monde, le spectacle que donne en ce moment la Prusse est une grande consolation. La Prusse est le premier pays du continent qui échappe enfin à la réaction qu’ont provoquée les désordres de 1848. Bénie soit l’heure où quelque part en Europe la réaction libérale succède honnêtement et pacifiquement aux réactions absolutistes! Heureux le peuple qui jouit le premier de cette bonne fortune, et qui le premier donne ce bon exemple ! Arrêtons-nous un moment sur ces nobles commencemens de la régence du prince de Prusse. Pourquoi a-t-il été donné au prince de Prusse d’imprimer le signal d’une renaissance libérale? Pourquoi la constitution de 1850, par laquelle est réglé le gouvernement représentatif de la Prusse, cette constitution si mal reçue à son origine, si vivement attaquée depuis par les uns, si mollement négligée par les autres, et si mal observée par le gouvernement, est-elle devenue aujourd’hui l’espérance de la nation prussienne? Ce sont des questions qu’il vaut la peine d’examiner.
Nous attribuons la signification libérale qui s’attache à l’avènement du prince Guillaume à la constance d’esprit et de caractère que ce prince a montrée à travers les troubles et les incertitudes de ces dernières années. Il suffit d’un esprit droit et modéré uni à un caractère solide pour faire un libéral constant. Du roi Frédéric-Guillaume ou du prince de Prusse, lequel en 1848 paraissait le plus libéral? C’était le roi : le prince au contraire passait alors pour un conservateur froid et un réactionnaire déterminé. Quelques années plus tard, le prince était resté le même : il était pourtant devenu l’espoir du parti constitutionnel, tandis que le roi de Prusse s’était livré aux ennemis déclarés du régime constitutionnel. C’est que, par les temps de révolution, vous verrez toujours dans l’un ou l’autre excès les esprits légers et déréglés, les caractères faibles, ou les hommes sans scrupules : l’anarchiste ou le conservateur efféminé de la veille sera l’absolutiste du lendemain, tandis qu’une conviction ferme, unie à une conscience résolue, n’aura qu’à laisser couler le courant des choses qui passent et des hommes qui changent pour reprendre peu à peu dans l’opinion cette autorité persuasive qui distingue l’esprit libéral. Nous ne voudrions point établir entre le roi de Prusse et le nouveau régent un parallèle que ne justifieraient point les convenances. Nous savons tous les titres que les qualités généreuses ou brillantes de cœur et d’esprit que possédait le roi Frédéric-Guillaume lui assurent à l’indulgence de l’histoire ; après s’être laissé emporter par ses qualités mêmes à des chimères qui séduisaient les passions de la démocratie allemande, par une égale faiblesse d’intelligence et de caractère il s’est ensuite précipité dans la réaction féodale, à laquelle il avait fini par abandonner la domination de la Prusse. Le prince au contraire n’avait rien cédé aux rêves de 1848 ; il n’avait rien à sacrifier aux réactions qui ont suivi. Animé de ce patriotisme allemand qui a toujours distingué la maison de Hohenzollern, comprenant comme les meilleurs esprits de sa race que le pouvoir monarchique de la Prusse trouve sa force dans une étroite relation avec le sentiment national, il n’a eu qu’à rester fidèle à lui-même pour comprendre que la constitution était le pacte de cette alliance du pouvoir royal et du peuple, alliance aussi utile à la maison royale qu’à la nation. Il a fermement adhéré à la constitution. En récompense, ceux qui dans leur emportement chimérique dénonçaient en lui, il y a dix ans, un ennemi de la liberté sont forcés de saluer aujourd’hui dans son avènement la bonne fortune du libéralisme prussien.
La constitution de 1850 n’était point faite, il en faut convenir, pour conquérir une rapide et universelle popularité dans les circonstances où elle fut promulguée. Les partis étaient alors dans cet état d’effervescence qui leur fait perdre l’intelligence et le goût des transactions et des moyens termes. La Prusse subissait du reste une de ces humiliations qui ne permettent point aux peuples de conserver leur bonne humeur. Elle venait, après les visions de l’unité germanique et de l’empire allemand, de reconnaître, sous la pression de la Russie, la suprématie autrichienne dans la confédération. Du beau rêve de l’unité allemande tomber dans la constitution de 1850, c’était pour le parti démocratique une chute si cruelle qu’il dut confondre dans la même réprobation la constitution avec les causes de sa défaite. Quant au parti féodal, la constitution venait le surprendre dans son triomphe et mettre, ne fût-ce qu’en perspective, des bornes à ses envahissemens. La charte fut pour lui un objet de haine et de mépris. Ce parti, avec une audace qui ne peut s’expliquer que par les sympathies qu’il rencontrait dans les bizarres théories politiques du roi Frédéric-Guillaume, déclarait la guerre aux tendances les plus prononcées, aux aspirations les plus légitimes de ce siècle. Il détestait cette activité industrielle et commerciale qui n’accroît pas seulement la puissance collective des sociétés contemporaines, mais qui, au sein de ces sociétés, tire de l’océan populaire et fait monter sans cesse au plus haut niveau de l’influence sociale et politique une multitude d’hommes nouveaux et d’énergiques plébéiens. Il en était en religion aux intolérances du XVIe siècle. Sacrifiant le patriotisme à ses théories sociales, il voulait faire de l’empereur de Russie l’Agamemnon de l’Europe, le fléau impitoyable des idées et des intérêts de la liberté, le tuteur et le gardien invincible de tous les despotismes. Comment il accoutrait un pareil esprit de haine contre le génie du XIXe siècle, ce qu’il y mêlait de spéculations mystiques, d’oripeaux poétiques, de romantisme gothique, on l’a exposé plusieurs fois dans la Revue. Nous avons également montré à l’œuvre, notamment pendant les négociations qui ont accompagné la guerre d’Orient, le misérable esprit de commérage et d’intrigue que le parti féodal déployait à la cour de Berlin. Pour cette secte de hobereaux, la constitution n’était qu’une impertinence confiée à un chiffon de papier. La Prusse, suivant ces énergumènes, n’était point faite pour les constitutions. Qu’était-ce d’ailleurs qu’une constitution qu’on peut mettre dans sa poche, comme disait M. de Maistre? On s’en débarrasse quand on veut par un coup d’état. Mais, pour enlever son efficacité à la constitution de 1850, le parti de la croix n’avait pas même besoin de la force : la ruse lui suffisait. Secondé par un ministre qui ne lui appartenait pourtant point, mais dont l’esprit judicieux était perpétuellement trahi par un caractère faible et pliant, le parti féodal avait réussi à enchaîner la presse et à fermer ou à corrompre les issues de l’opinion publique par un système honteux de restrictions, d’espionnage et de police. En somme, où l’influence du parti de la croix, l’inconsistance affairée et effarée du roi, la docilité énervée de M. de Manteuffel avaient-elles conduit la Prusse? A l’intérieur, la nation perdait progressivement son énergie et l’initiative qui est sa vocation et sa gloire au sein de la race germanique; au dehors, la Prusse, n’osant prendre aucune résolution franche, assiégée de velléités d’amour-propre et de défaillances dans l’action, perdait ce rang de puissance de premier ordre dont elle est si justement fière. Son mauvais gouvernement l’avait fait déchoir à n’être plus que la première des puissances de second ordre. Elle ne trouvait plus l’emploi de ses forces que dans les insipides et sempiternelles querelles de ménage de la confédération.
Voilà le triste régime auquel la Prusse échappe enfin. Dans la crise bienfaisante qui vient de modifier sa situation, son bonheur n’a pas été seulement de rencontrer dans le prince de Prusse un ferme et honnête esprit, digne de gouverner un peuple actif, intelligent et généreux; la constitution de 1850, cette pauvre constitution dont les libéraux faisaient si peu de cas dans le principe, et qu’ils n’ont appréciée qu’à la longue, en y cherchant un abri contre les entreprises du parti de la croix, cette constitution a rendu un service décisif à la cause libérale, et a fourni le lien qui attache la nouvelle régence à cette cause. Comment la constitution a-t-elle eu cette efficacité? La chose mérite d’être racontée.
Tout le monde a rendu justice à la réserve qu’a montrée le prince de Prusse depuis que la maladie du roi Frédéric-Guillaume l’a appelé au pouvoir. Le prince de Prusse n’a témoigné aucune impatience de prendre la régence. Lorsque la maladie a altéré les facultés intellectuelles du roi, on a dû craindre que le rétablissement de la santé du souverain ne fut impossible. L’article 56 de la charte de 1850 avait pourvu à une éventualité semblable. En vertu de cette disposition constitutionnelle, le roi ne pouvant plus remplir les fonctions royales, « l’agnat le plus rapproché de la couronne devait prendre la régence. » Tel était, en vertu de la constitution, le droit du prince de Prusse dès que la maladie du roi paraissait aux médecins devoir durer quelque temps. Par un sentiment de haute convenance, le prince ne crut pas devoir user de ce droit tout d’abord. Il ne prit le gouvernement qu’à titre provisoire, sur une lettre portant la signature du roi, et qui, sans faire mention de régence ni de constitution, l’invitait à le remplacer dans la direction des affaires de l’état pendant trois mois. Le prince prit le pouvoir à ce titre, mais comme une simple suppléance, déclarant qu’il agirait au nom du roi, « suivant les intentions de sa majesté, telles qu’elles lui étaient connues, » ce qui signifiait que, se considérant comme remplissant un simple intérim, il ne se croyait point autorisé à apporter aucun changement dans le personnel du ministère ou dans la direction des affaires. Lorsque les trois mois furent expirés, la situation était changée. En continuant à gouverner au même titre, le prince de Prusse ne pouvait se dissimuler qu’il assumait la responsabilité du pouvoir, sans avoir cependant la liberté d’action que la responsabilité suppose. Gouverner indéfiniment « d’après les intentions connues du roi,» c’était abandonner indéfiniment la réalité du pouvoir au ministère en exercice au moment où le souverain avait été obligé d’interrompre ses fonctions royales. Il y avait dans cette situation une contradiction étrange, qui n’échappait ni au prince, ni aux ministres, ni au parti de la croix, ni surtout à l’opinion publique, laquelle attendait du prince l’inauguration d’un système libéral. La délégation royale fut pourtant renouvelée en janvier, en avril et en juillet. A chaque renouvellement, les difficultés de cette bizarre condition du pouvoir devenaient plus sensibles. Ceux qui étaient intéressés à ramener les choses à l’état régulier, les libéraux, demandaient la constitution d’une régence. Ceux qui étaient intéressés au maintien du statu quo, les ministres et le parti de la croix, s’ingéniaient à trouver des raisons pour empêcher qu’on n’eût recours à une régence, redoutant l’effet certain de l’antipathie qu’ils inspiraient au prince de Prusse. Le parti de la croix crut avoir trouvé un argument tout puissant contre la régence dans cette charte de 1850, si méprisée par lui. L’article 56, qui pourvoit à la nécessité d’une régence, limite cette nécessité au cas où le roi serait réduit à l’incapacité permanente de prendre part aux affaires. La camarilla et les hobereaux triomphèrent d’abord : qui oserait déclarer que la maladie du roi était inguérissable et créait une incapacité permanente? Ils ne s’apercevaient pas que, bonne ou mauvaise, l’objection était tirée de la constitution, leur ennemie. Ce fut le parti de la croix, qui, par un de ces contre-sens de conduite qui pullulent dans la vie des partis extrêmes, tira ainsi de l’oubli et remit en honneur la constitution, dont le texte était ignoré à peu près de tout le monde. La constitution eut, grâce aux absolutistes, une vogue soudaine. Les boutiques de libraires étaient assaillies de gens qui venaient l’acheter. En retournant dans tous les sens les mots invoqués par les hobereaux, « si l’incapacité est permanente, » on s’habitua de toutes parts à demander la régence en invoquant la constitution. Le mouvement de l’opinion devint bientôt irrésistible : les ministres durent y céder, et les hobereaux aussi, furieux d’avoir, par une maladresse, donné un éclatant prestige, aux yeux du public, à ce malheureux chiffon de papier où l’opinion libérale trouvait enfin un invincible talisman.
Il faut rendre à la nation prussienne la justice qu’elle mérite : aucun mauvais sentiment ne s’est allié à l’élan pacifique qu’elle a pris dans cette circonstance vers la liberté constitutionnelle et l’honnêteté politique. L’opinion qui exigeait la, régence n’a pas voulu cependant, par un sentiment d’affection et de respect pour la personne du roi, que ce grand acte fût accompli en vertu seulement de la constitution et à l’exclusion de l’intervention royale. Comment a-t-on obtenu du souverain malade sa signature au bas de la lettre qui confère la régence au prince de Prusse ? C’est un mystère que nous n’essaierons point de pénétrer. La reine, qui approchait seule l’auguste malade, personne ne l’ignorait, favorisait la politique du parti féodal. Aussi n’est-il point surprenant que le document signé par Frédéric-Guillaume ne mentionne point la constitution. Mais la publication de cette lettre fut suivie d’une proclamation du régent où l’omission était amplement réparée. « En conséquence, disait le prince, de la requête de sa majesté et conformément à l’article 56 de la charte de 1850, je prends la régence. » Ainsi, on peut le dire, a été consacrée la constitution prussienne par l’invocation victorieuse que l’opinion publique en a faite, et par la série d’actes solennels qui, conformément à la charte, ont accompagné la proclamation de la régence : nous voulons parler de la convocation des chambres et du serment prêté par le régent. Tels sont les faits qui donnent à la charte de 1850 le caractère libéral d’un pacte constitutionnel entre le peuple prussien et la famille du prince de Prusse.
On voit qu’en dépit des sceptiques et des absolutistes, les constitutions, même les constitutions octroyées, même les constitutions écrites et qu’on peut mettre dans sa poche, peuvent encore de nos jours servir à quelque chose. Le prince de Prusse a loyalement inauguré sa régence par un changement de ministère qui assure un changement de système. Nous serions fâchés de commettre une injustice envers le chef du ministère tombé; mais la chute de son système est un bonheur pour la Prusse. On a pu avoir récemment une idée des pratiques mesquines et basses par lesquelles le cabinet déchu compromettait la dignité du gouvernement et le sens moral du pays. Nous ne faisons point seulement allusion aux entraves et aux tracasseries suscitées aux organes de l’opinion : nous voulons parler de cet espionnage de police dont les pratiques viennent d’être révélées dans un mémoire d’un ancien fonctionnaire important, M. Seiffart, qui fut compromis, il y a trois ans, dans le vol des lettres du chef de cabinet du roi, M. Niebuhr, et du général de Gerlach. Il est impossible de lire ce document sans dégoût et de ne pas gémir sur la dégradation que de telles pratiques infligent au caractère des hommes publics. Les noms seuls dont se compose le nouveau cabinet nous semblent déjà éclaircir et purifier l’atmosphère politique de Berlin. Le choix du nouveau président du conseil, le prince de Hohenzollern, indique, ce nous semble, le prix que le prince de Prusse attache à élever son cabinet dans l’estime de l’Europe. Le prince de Hohenzollern n’est pas seulement allié à la famille régnante de Prusse et beau-père du jeune roi de Portugal, c’est un général renommé pour ses connaissances militaires, un homme politique auquel l’opinion prête des vues éclairées et pénétrantes. Il appartient au culte catholique, et sa présence à la tête du ministère est une garantie du libéralisme que le gouvernement nouveau apportera dans les affaires religieuses. M. de Schleinitz et le général de Bonin ont déjà été ministres et ont marqué dans l’histoire contemporaine. On se rappelle notamment la disgrâce du général de Bonin pendant la guerre d’Orient. Le roi ne lui pardonna point d’avoir discuté devant une commission de la chambre les éventualités de la campagne que la Prusse pourrait avoir à faire contre la Russie dans l’hypothèse où elle aurait rempli ses engagemens envers les puissances occidentales. M. de Patow, le ministre des finances, est un libéral décidé, qui, nous l’espérons, réalisera l’égalisation de l’impôt, si vivement combattue par les féodaux, mais réclamée avec justice par les classes industrielles et commerçantes, et nécessaire aux progrès financiers de la Prusse. La liberté commerciale peut compter également sur l’intelligence et le bon vouloir de M. de Patow. Le ministre de l’instruction publique, M. Bethmann-Holweg, chef du centre gauche, appartient à cette élite d’hommes distingués qui aspirent à rapprocher autant que possible les institutions prussiennes des institutions anglaises. Le baron Bunsen, une des plus pures renommées politiques de l’Europe, et qui, dans sa retraite de Heidelberg, consacrait à la défense des principes de la liberté religieuse et à de nobles travaux d’érudition les loisirs de sa disgrâce politique, a été appelé aussi par le régent. Consulté sur la formation du ministère, il aurait, dit-on, refusé un portefeuille, préférant un siège indépendant dans la chambre haute. En somme, le ministère du régent aura en Prusse et en Europe un éclat que ne possédait plus depuis longtemps la cour de Berlin. Les élections qui s’accomplissent en ce moment apporteront à cette administration nouvelle une représentation neuve aussi des intérêts, et des sentimens publics. Tout porte à croire que le gouvernement sera facile avec des élémens si favorables. La Prusse est si satisfaite du changement qui s’opère dans le personnel et dans le système du pouvoir, qu’elle n’est point exigeante et ne manifeste aucune passion malveillante. Ce qui se passe en Prusse est comme un soulagement de la conscience publique; c’est le bonheur qu’éprouve tout un peuple de respirer librement après avoir été débarrassé d’un système mesquin qui l’étouffait et l’agaçait; c’est la confiance d’une nation fière qui sent que, dignement représentée, elle va reprendre sa place légitime dans le monde.
Ce qui se passe en Prusse excite à juste titre les applaudissemens de l’Angleterre. Le mariage du prince de Prusse, fils du régent, avec la princesse Victoria, mariage dont les cérémonies s’accomplirent au milieu des manifestations les plus cordiales et les plus expansives de l’enthousiasme populaire, a été comme le prélude du nouveau régime. L’établissement de la régence en Prusse n’est donc pas seulement un fait purement intérieur : c’est aussi un changement dans le système des affinités politiques, pour ne pas dire des alliances, où s’équilibrent les états européens. Les auteurs des brochures qui se multiplient parmi nous contre l’Angleterre feraient peut-être bien de tenir compte de cet incident, et de prendre garde que, dans les jugemens qu’ils portent sur l’état actuel de l’Angleterre, ils sont tous en arrière d’une année. La situation de l’Angleterre a bien changé depuis un an : dans l’improvisation brillante dont il a animé le banquet du lord-maire, lord Derby vient de le constater avec une patriotique satisfaction. La révolte des cipayes pourra laisser pendant des mois, et peut-être des années, des fermens de troubles dans les vastes possessions anglaises d’Asie ; mais la grande insurrection, la rébellion organisée, la guerre qui mettait en péril la domination de l’Angleterre, peut être considérée comme terminée. La crise commerciale, qui sévissait si cruellement il y a un an, est finie depuis plusieurs mois. L’industrie a repris ses travaux; le commerce a recommencé ses armemens, et les revenus publics ont recouvré leur élasticité croissante. Ce n’est point le seul conseil que nous donnerons aux auteurs des brochures contre l’Angleterre. Nous avons sous les yeux un nouvel écrit de ce genre, qui porte ce titre : l’Angleterre et la Guerre. L’objet de l’auteur est celui-ci : prouver que l’Angleterre ne serait point en mesure aujourd’hui de faire dans une guerre contre la France le déploiement de forces qu’elle a pu accomplir durant les luttes du premier empire. Nous pourrions demander s’il y a quelque opportunité à soulever une pareille question, et si ce n’est point être dupe de la superstition et de la fatalité des noms que d’évoquer sans cesse le souvenir des luttes du premier empire et le cauchemar de ces guerres sanglantes contre lesquelles protestent aujourd’hui la conscience et les intérêts du genre humain. Nous nous contenterons de faire deux représentations à ces anglophobes. Pourquoi d’abord parlent-ils de ce qu’ils ignorent? Pourquoi veulent-ils juger l’Angleterre sans savoir l’anglais? Pourquoi cherchent-ils leurs statistiques et les élémens de leurs opinions dans des livres de seconde main, dans des traductions incorrectes et incomplètes, dans des compilations qui ont vieilli et qui n’ont plus aucun rapport avec les faits actuels ? C’est ce qui arrive notamment à l’auteur de l’écrit que nous venons de signaler. Cet écrivain inexpérimenté, malgré le luxe de ses citations, ignore absolument les questions qu’il veut traiter. Mais passons sur l’incompétence des écrivains atteints de l’anglophobie; supposons qu’ils atteignent l’objet qu’ils poursuivent, supposons qu’ils réussissent à persuader à la France que l’Angleterre serait hors d’état de nous résister : pensent-ils qu’ils auraient rendu un grand service à leur pays? Nous croirions à notre force, nous serions convaincus de la faiblesse de nos rivaux. Endormis dans le sentiment d’une supériorité imaginaire, à quel désastreux réveil ne nous exposerions-nous point? Le procédé des Anglais est entièrement différent de celui qu’emploient chez nous leurs ennemis. Plus fiers et plus pratiques, plus appliqués à combler leurs lacunes et à accroître leurs ressources, ils dénoncent eux-mêmes avec fracas leurs défauts, leurs vices, les points faibles de leur organisation politique et militaire, et par contre ils exagèrent systématiquement les avantages de leurs rivaux. Telle est la tactique anglaise; nous voudrions qu’elle lut imitée chez nous, et, si l’on veut, nous allons donner l’exemple. C’est la légitime ambition de la France d’agrandir sa marine. Nous avons sans doute une magnifique escadre; mais la force maritime d’un peuple n’est point seulement dans le matériel naval dont il a la disposition actuelle : elle réside surtout dans l’abondance et l’organisation des ressources qui lui permettraient de renouveler promptement ce matériel en cas de guerre. Que l’on compare à ce point de vue la situation de l’Angleterre et celle de la France. Le tonnage de la marine marchande anglaise est quatre ou cinq fois plus considérable que le tonnage de la marine marchande française. La conséquence pratique de cette différence est celle-ci : la nation qui, par ses chantiers de construction, entretient un tonnage commercial quatre ou cinq fois plus considérable est une nation qui a quatre ou cinq fois plus de ressources que sa rivale pour renouveler en temps de guerre son matériel naval. Est-il patriotique de dissimuler sur ce point notre infériorité, et la dissimuler, ne serait-ce point s’y résigner avec une triste abnégation? Ayons donc le courage de voir où est notre faiblesse, et nous aurons peut-être aussi le courage et la force de travailler au moins à la faire disparaître. Il n’y a qu’un seul moyen, c’est de nous occuper de notre marine marchande. Sans doute la marine marchande d’un pays doit être proportionnée à l’importance de son commerce extérieur : la marine marchande française reste bien en-deçà de cette proportion ; mais, au lieu de l’encourager et d’exciter ses efforts, nous l’entravons dans son développement. Nos constructeurs ne peuvent soutenir la concurrence étrangère qu’à une condition, c’est qu’ils ne paieront point les matières qu’ils emploient plus cher que leurs concurrens. Une des matières les plus importantes dans les constructions navales, c’est le fer. Or que se passe-t-il en ce moment? Les décrets qui avaient dans ces dernières années abaissé les droits sur les fers sont périmés. Le système protecteur reporte ses faveurs sur les maîtres de forges, au détriment des constructeurs maritimes, et au préjudice, on le voit, d’un des premiers intérêts de la puissance et de la sécurité nationale, au préjudice de l’intérêt qu’a la France, dans l’hypothèse d’une guerre avec l’Angleterre, d’assurer sur la plus vaste échelle l’entretien et le renouvellement de son matériel naval. Voilà des aperçus que l’on ne rencontre point dans les vulgaires pamphlets que produit l’anglophobie, anglophobie qu’attise d’ailleurs de toutes ses forces le parti prohibitioniste. Soyons jaloux des Anglais, nous le voulons bien, mais soyons-le de la bonne façon. Excitons-nous à les égaler; nous ne demandons pas mieux : travaillons-y du moins avec le sens, la résolution et la logique qui conviennent à un peuple sérieux.
En attendant, l’Angleterre, rassurée sur ses difficultés extérieures et coloniales, satisfaite d’avoir, par l’habileté d’un des membres les plus remarquables de son aristocratie, lord Elgin, ouvert à son commerce les deux débouchés du plus extrême orient, la Chine et le Japon, va reprendre l’élaboration de ses institutions politiques. Plus que jamais, la nouvelle réforme électorale paraît devoir être la grande affaire de la prochaine session. Les discours que M. Bright a prononcés à Birmingham sur cette vaste question ont soulevé sans doute des protestations bruyantes au sein de l’aristocratie et même des classes moyennes. M. Bright n’en a pas moins été choisi par les réformistes radicaux, réunis au café de Guildhall, pour préparer un projet de réforme et le présenter à la chambre des communes au nom des libéraux indépendant. En acceptant cette mission, M. Bright a témoigné plus de modération qu’il n’en avait montré dans les meetings de Birmingham. Il n’a plus répété ses éloquentes déclamations contre l’aristocratie territoriale et les pairs ecclésiastiques; il s’est au contraire montré préoccupé des difficultés pratiques qu’il devait rencontrer même dans les rangs de son parti. Cette modération de M. Bright est très digne de remarque. Elle illustre une fois de plus une vérité que nous avons trop souvent négligée en France, à savoir qu’une part de pouvoir, d’initiative, de commandement, de responsabilité, donnée aux esprits en apparence les plus téméraires, les calme aussitôt, et les oblige à compter avec ces difficultés multiples que présentent les affaires humaines, et dont la conciliation successive est tout l’art du gouvernement. C’est en effet un pouvoir véritable qui vient d’être conféré à M. Bright par ses amis. On lui assigne le rôle d’un chef parlementaire : on lui donne une autorité qui entraîne, comme toutes les autorités, la nécessité des tempéramens et la responsabilité d’une conduite générale. La mission nouvelle acceptée par M. Bright nous paraît de nature à rassurer le cabinet de lord Derby sur l’issue des luttes de la session prochaine. Elle rend en effet définitives les scissions opérées l’année dernière dans le parti libéral. Trois bills de réforme différens se trouveront en présence : celui du ministère, celui de lord John Russell et celui de M. Bright. Aucun de ces projets ne peut compter sur une majorité assurée. La question sera donc résolue par une transaction qui sans doute ne coûtera pas le pouvoir à lord Derby. Dans tous les cas, il n’est pas possible que lord Palmerston conserve à travers ces débats la direction du parti whig, laquelle sera probablement reprise avec autorité par le chef naturel du parti libéral, lord John Russell.
E. FORCADE.
Nous avons déjà signalé l’édition des œuvres complètes de M. Edgar Quinet, et nous y avons trouvé l’occasion d’une étude sur les différentes phases qu’a traversées ce généreux esprit. Le dixième volume, qui vient de paraître et qui termine cette publication, contient des pages inédites où l’auteur a mis toute une part de lui-même. Sous ce titre : Histoire de mes idées, M. Quinet raconte les impressions de son enfance et de sa première jeunesse. Une œuvre nouvelle de M. Quinet a toujours le privilège d’éveiller l’attention des intelligences élevées; celle-ci présente un double attrait, puisqu’elle nous initie à l’éducation morale d’un homme qui a pris une part active au mouvement philosophique et religieux de notre siècle. Cette simple histoire, où l’art de l’écrivain n’enlève rien à l’ingénuité des confidences, peut être rangée au nombre des plus intéressantes productions de l’auteur. Ce sont bien des mémoires sincères, en même temps que c’est un travail d’artiste. De graves problèmes sont ingénieusement dissimulés sous la sobriété du récit et le charme familier des détails. L’histoire est d’un enfant, mais c’est un homme qui la raconte. « Avant d’entrer dans ces intimités, dit M. Quinet, je m’interroge encore une fois; je me demande s’il est bon, s’il est convenable de donner son secret, comme je le fais dans ces pages. Je me réponds sans doute avec trop de complaisance que cette appréhension serait naturelle, si je composais de ces souvenirs un livre destiné à affronter le grand jour; mais relégué à la fin de mes œuvres, il me semble que je parle chez moi, incognito, porte close, sans avoir à craindre aucune indiscrétion. » Cette sécurité, que M. Quinet s’est préparée ainsi, il en profite avec une parfaite mesure. Dans ce tableau des premières impressions de son âme, il n’y a ni complaisance ni contrainte ; l’auteur sait ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire, dicenda tacendaque callet. On remarquera surtout trois influences très diverses dans les vingt premières années de la vie du poète, le souvenir de la vie militaire aux bords du Rhin, les enchantemens de la nature au sein d’une solitude agreste, et l’éducation librement religieuse donnée par une mère protestante à un enfant catholique. Vous voyez se former ici une à une les inspirations qui entraîneront plus tard l’auteur de Napoléon et de Prométhée. Le poète, le publiciste, le penseur, sont annoncés déjà dans ces émotions juvéniles :
Qui viret in folüs, viget in radicibus humor.
On ne lira pas sans profit l’histoire de la légende napoléonienne chez une
âme de quinze ans. M. Quinet, en exposant les contradictions naïves de son
intelligence au sujet de l’empereur, trace l’histoire de l’élite généreuse du
XIXe siècle. L’éducation religieuse de celui qui écrira un jour le Génie des Religions, l’éducation poétique du futur poète d’Ahasvérus, le tableau d’un
collège sous l’empire, les révoltes de l’enfant contre les influences extérieures
et même contre les visions de son cœur et de son esprit, ses efforts pour reprendre possession de soi-même, ce sont là autant de peintures qui provoquent la méditation. Si M. Quinet fut souvent vainqueur dans ces luttes, il
est bien forcé aujourd’hui de reconnaître qu’il succomba plus d’une fois. Au
moment même où il se débarrassait de la fascination de la gloire pour embrasser l’idéal de la justice et de la liberté, il lui arriva de subir la fascination de la nature, et de compromettre dans les enivremens du panthéisme
l’indépendance qu’il venait de conquérir. Un des épisodes les plus caractéristiques de ce récit, c’est l’action exercée sur le jeune rêveur par les solitudes de la Bresse. « Moi qui devais tant accorder à l’influence des choses
inanimées sur l’homme, je ressentis cette influence autant que créature au
monde peut l’éprouver. Elle me possédait, elle me tyrannisait… Encore aujourd’hui,
je me sens le fils de nos grands horizons dépeuplés, de nos landes,
de nos bruyères, de nos sillons de pierres de granit roulées dans la Grau,
de nos maremmes inhabitées, de nos étangs solitaires, lacs boisés qu’aucun
vent ne ride jamais, et dont la sérénité est si trompeuse… Toute ma jeunesse
a été embarrassée, enveloppée de cette influence d’une nature primitive,
qui n’était pas encore domptée, réglée, asservie par l’homme. Elle agissait
sur moi en souveraine… J’étais égaré dans un vague infini tracé autour
de moi. Quel long circuit avant de revenir à un point précis, à un objet distinct !
Quels efforts pour me régler, quand tout était déréglé autour de moi,
quand les choses ne m’offraient que l’image d’un monde où la main de l’homme
ne se faisait presque pas sentir ! Je méprisais l’art comme un artifice. Tout
ce qui n’était pas inculte me semblait apprêté. On m’accusait de vague, de
germanisme ; que n’accusait-on aussi les lieux, les choses, les bruits indistincts,
les plages sans bornes, les nuées, filles voilées, vagabondes, de nos
lacs souterrains ? Voilà mes vrais complices. C’était beaucoup d’échapper au
vertige. » Cette dangereuse ivresse des solitudes et des brouillards, M. Edgar
Quinet la ressentit au moment même où il allait entrer dans le domaine de
la pensée et se préparer à sa carrière d’écrivain. Hélas ! sous une forme ou
sous une autre, chacun a ses nuages et ses brumes dont il faut se dégager.
Toute la vie est une marche vers la lumière. Pour la société comme pour
les individus, il y a des saisons et des climats redoutables. Heureux celui qui
connaît si bien son mal ! M. Quinet ne craint pas de décrire le sien avec une
poignante exactitude, parce qu’il s’en affranchit de jour en jour… Et nous-mêmes,
nous tous, dans quelque ordre que ce soit, écrivains ou citoyens,
si nous traversons aussi des maremmes, si le matérialisme nous envahit,
saurons-nous retrouver la lumière et reprendre goût à la vie ? Ces réflexions
naissent ici naturellement ; un souffle moral anime ces pages touchantes.
J’aurais pu signaler dans les confidences de M. Quinet des scènes variées,
des tableaux pleins de grâce, des portraits vivement tracés, et qui se gravent
dans le souvenir : ici les portraits de famille, figures austères et douces,
là les profils des professeurs de Lyon, les joyeuses silhouettes des écoliers
du collège, Jules Janin, le docteur Trousseau, et M. Jayr, l’un des derniers
ministres de la monarchie de Louis-Philippe. J’aurais pu citer de belles pages
sur les premières lectures de l’auteur, sur son amour du génie italien, sur
son goût des sciences exactes, sur le ravissement que lui causait la « pureté
incorruptible de la géométrie et cette langue de l’algèbre, mystérieuse et lumineuse,
la langue du dieu de l’esprit. » J’ai mieux aimé mettre en relief
ce qui est le fond de l’ouvrage, l’inspiration virile de l’écrivain, l’effort continu
d’un esprit qui cherche la vérité, et qui, pour l’atteindre avec fruit,
veut s’élever d’abord à la pleine possession de lui-même. saint-rené taillandier.
V. de Mars.
- ↑ Xe volume, Histoire de mes Idées, chez Pagnerre.