Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1850
14 novembre 1850
Nous avons d’abord à constater l’excellent effet produit par le message de M. le président de la république ; nous sommes heureux d’être à même d’exprimer ici, sans arrière-pensée comme sans réserve, l’hommage rendu de tous côtés à la noblesse de ses intentions et de ses paroles. C’est quelquefois une âpre besogne de traduire avec la fidélité dont nous nous faisons un devoir les impressions si mobiles en apparence, et au fond cependant presque toujours si justes du public en masse, du grand public qui ne prend pas le mot d’ordre des coteries ; on court le risque, à ce métier-là, de ne pas constamment charmer ses amis, tout en continuant de ne point agréer à ses adversaires. Par bonheur, on est bien dédommagé de cet inévitable chagrin le jour où l’on trouve sa liberté à son service pour publier franchement cette universelle et loyale approbation qui se forme en dehors des partis, qui ne marchande point, qui ne biaise point avec elle-même, qui va droit récompenser tout ce qu’il y a de bon et d’honnête, l’honnêteté fût-elle au pouvoir. Il est dans l’honnêteté politique un ascendant qui s’exerce d’une façon irrésistible sur la foule sincère des gens désintéressés. Cette immense majorité, qui voudrait le bien pour le bien, et qui a la juste appréhension d’être trop souvent égarée ou séduite par l’éclat des faux dehors, ce vrai peuple qui a trop de raison de se méfier des glorieux ou des habiles, se sent bientôt rassuré quand on vient au-devant de lui à cœur ouvert et en toute simplicité. Nous avons tant connu de fins joueurs qui cachaient leur jeu et n’y gagnaient pas plus, que nous sommes enchantés de voir quelqu’un qui ose jouer à peu près cartes sur table. On a promené sous nos yeux de si pompeuses machines, on a pavoisé les opinions de couleurs si magnifiques, mais si criantes, que l’on nous en a, pour ainsi parler, tourné la tête et donné le vertige ; aussi cela nous repose et nous touche, quand on veut bien user avec nous d’un langage naturel qui dise les choses comme elles sont, et nous mette en présence de la réalité toute seule. La réalité est plus puissante aujourd’hui sur le commun des esprits que les prestiges eux-mêmes, parce que tous les prestiges sont usés pour nos imaginations. La réalité, si prosaïque ou si triste qu’elle soit, a du moins cet avantage sur les prestiges, que, tandis qu’il suffit, pour exploiter les uns, des ressources du charlatanisme, il faut, pour exposer l’autre sans s’y embarrasser, toute la droiture d’une bonne conscience.
Oui, si nous essayions de juger d’un mot le message présidentiel, ce serait celui-là que nous emploierions ; nous dirions volontiers que le message est l’œuvre d’une bonne conscience, et c’est par là, c’est parce que ce caractère a frappé tout le monde, que le message obtient un si merveilleux succès. Il n’y a point de gouvernement qui ne commette des fautes. Autour des régions d’où l’on gouverne, il est une atmosphère spéciale qui ne permet pas de communiquer aisément avec le dehors, et qui cause ainsi mille erreurs de perspective. On ne tient pas toujours assez de compte de ce milieu grossissant à travers lequel passe tout ce qu’on fait, et l’on ne se figure pas les proportions que tout peut prendre au passage. Vous vous comportiez de votre mieux dans l’innocence de votre cœur, vous étiez si sûr de votre vertu, que vous ne craigniez pas d’être vertueux jusqu’à la témérité : eh bien ! ces témérités de l’innocence vont vous être imputées à crime dans le lointain d’où les spectateurs vous regardent ! Évidemment les spectateurs se trompent, mais vous n’en avez pas un moins grand tort de n’avoir point prévu qu’ils devaient se tromper. — S’il s’est rencontré quelque tort comme celui-là dans les détails de la conduite que M. le président de la république a menée depuis trois mois, il faut avouer que le message couvre tout bien largement. Le calme dont il est empreint, la vigueur avec laquelle il accuse un sens très pratique de la situation, répondent, et de reste, à ceux qui s’étaient offusqués trop vite de certaines démonstrations où l’on pouvait, il est vrai, soupçonner une autre tendance, la tendance au prestige. Le prestige, encore une fois, a fini son règne ; chivalry is over. Le plus fatal de tous les signes qui attestent désormais la décrépitude d’un parti, qu’est-ce, en vérité, sinon de recourir quand même au prestige ? Les hommes n’ont pas cessé d’être des hommes, et la Providence ne leur a pas retiré le don qu’elle leur a fait d’être naïfs par endroits ; mais la naïveté change d’objet avec les siècles, et l’erreur des partis déchus, qui ne sauraient se renouveler comme elle, est justement de toujours lui offrir, pour qu’elle les adore toujours, des reliques qui ne sont plus que des défroques. Chanter Vive Henri IV ou chanter le beau Dunois, c’est ce qu’on peut appeler viser au prestige, c’est chercher la naïveté où elle n’est plus, et provoquer l’ironie qui vient à la place. Il y a beaucoup de choses respectables et précieuses comme monumens de piété domestique, comme souvenirs d’histoire nationale, qui n’ont plus le même prix et n’attirent plus le même respect, pour peu que la politique veuille les utiliser sous forme de prestige sentimental. Le mal, dans les revues de Satory, c’était d’induire les esprits susceptibles à penser qu’elles procédaient de la politique du prestige. Le bon, le très bon résultat du message, ç’a été de rompre si solennellement avec cette politique, qu’il soit désormais inadmissible que quelqu’un dans l’état puisse en tâter, ou qu’on puisse la prêter à quelqu’un. Voilà pourquoi nous disons qu’on respire dans ce discours du premier magistrat de la république le parfum d’une bonne conscience ; cela tient à ce qu’il a fait un ferme propos au dedans de lui-même.
Ce ferme propos lui aura donné l’admirable netteté avec laquelle il apprécie sa position et celle de la France. Imaginez un instant par une hypothèse dorénavant sans raison, imaginez que le message eût évoqué si discrètement que ce fût et la grande mémoire impériale et le fameux sénatus-consulte qui règle l’ordre de succession dans la maison des Bonaparte : aussitôt quel surcroît à la confusion de nos idées, quelle ombre encore épaissie sur notre état présent, quelle difficulté de plus pour en avoir le mot ! Le mot au contraire, M. le président de la république n’hésite pas à nous le livrer, parce qu’après tout mieux vaut encore regarder en face et d’avance le mauvais quart d’heure qui nous attend un jour ou l’autre, dès qu’il est convenu entre tous que nul, pour y échapper, ne s’avisera de courir le risque non moins périlleux des voies souterraines et des portes de derrière. Le mot de la situation, ainsi dégagée de ses ambages par cette bonne foi dont le président a montré l’exemple, le mot, est bien simple : c’est qu’on a eu beau parler et reparler de solutions, solutions d’une manière ou d’une autre, mais toujours solutions, — ce qui veut dire en termes plus précis expédiens sommaires, guérisons à bref délai, médecines héroïques, — personne n’a de ces solutions-là, personne n’est l’opérateur infaillible qui doit, rien qu’en soufflant, nous envoyer jouer à la fossette, — et le président lui-même pas plus que personne.
On pouvait croire que ce mot lâché si hardiment et d’un si fier sang-froid aurait été, pour beaucoup de gens, une déception peu agréable. Le nombre n’est pas mince de ceux qui se couchaient tous les soirs avec la douce illusion qu’un matin, en s’éveillant, ils trouveraient la patrie sauvée, sauvée par un drapeau ou par l’autre, qu’importe ? mais sauvée du moins sans qu’on eût beaucoup plus à faire qu’à déployer le drapeau. Ceux-ci voyaient déjà dans la main du neveu de l’empereur l’épée de son oncle, une épée magique, devant laquelle tout à la minute se fût prosterné, si peu qu’on l’eût seulement tirée du fourreau. Ceux-là rêvaient de Monck, et se prenaient bonnement pour d’adroits enjôleurs, quand ils offraient au général de leur prédilection ce rôle ingrat d’un très médiocre patriote et d’un très douteux royaliste ; ils n’avaient qu’à frapper du pied sur la terre, Monck allait en sortir. À tous ces conspirateurs in petto, qui attendaient patiemment que leur complot s’exécutât de lui seul, à tous ces effarés qui, par ennui d’un mal chronique, se souhaitaient un mal aigu et se confiaient dans cet espoir, le président dit aussi haut que possible : « Sachons faire à la patrie le sacrifice de nos espérances… Quelles que puissent être les solutions de l’avenir, entendons-nous, afin que ce ne soit jamais la passion, la surprise ou la violence qui décide du sort d’une grande nation ! » Ce qui signifie, si nous ne nous trompons : Le tempérament de la France n’est plus aux coups de main, pas même aux coups de main de bonne intention ; il faut se priver des bons pour ne pas autoriser les mauvais. Il faut apprendre une autre vie publique que cette vie d’aventures où l’on dépense toute son énergie en un effort d’exaspération après lequel on retombe épuisé. Il faut apprendre la véritable condition du citoyen, qui est de restaurer ou de maintenir la cité pas à pas, au jour le jour, avec ces solides vertus qui ne reculent jamais. Il faut, pour user des expressions mêmes du message, « inspirer au peuple la religion du droit et lui créer des mœurs politiques.. »
Ce n’est pas là certainement l’affaire d’un clin d’œil, et cette morale conservatrice n’entre point dans la chair et dans le sang d’un peuple avec autant de facilité qu’on en a pour lui expédier une révolution par le télégraphe. Comment donc cependant ceux qui escomptaient avec le plus de candeur les chances futures d’une révolution ainsi improvisée pour le bon motif, comment les solutionistes à heure fixe et à recette absolue s’accommodent-ils si bien du veto que le président jette en travers de tous leurs songes ? Comment sont-ils plus disposés à le remercier qu’à lui en vouloir ? Il y a là une de ces contradictions qui ne s’expliquent que dans une société battue et désemparée comme la nôtre. Ces plans par trop impétueux d’une reconstruction immédiate, la violence même de ces grands moyens de salut public, proviennent pourtant d’un fond très pacifique, d’un immense amour du repos : on a la soif du repos ; un peu plus, on en aurait la fureur. On s’est dit que, pour être sûr de se reposer tout-à-fait, il faudrait peut-être encore se soumettre à quelque opération laborieuse, et l’on en aurait voulu finir plus tôt que plus tard. Maintenant, le message du président écarte et ajourne toute opération de cette sorte avec une autorité si haute et si persuasive, que cette autorité devient tout d’un coup le gage inespéré du repos après lequel on soupirait si ardemment. Au lendemain de ce bruit agaçant que faisaient encore hier de trop pitoyables querelles, on est aussi ravi qu’étonné de se trouver comme transporté dans une ère nouvelle où personne n’opposera plus aux incertitudes de l’avenir que la vigilance d’un dévouement patriotique et le calme d’une attente résignée. Cette sécurité imprévue, garantie par l’abnégation généreuse dont le président de la république a pris l’initiative, elle est elle-même un véritable et durable apaisement : — sécurité provisoire, soit ; mais aussi confirmation de ce provisoire, et confirmation d’autant plus solide qu’elle est plus honorable. Il est entendu et reçu que tout le monde en a maintenant pour jusqu’en 1852 ; cette seule assurance d’un répit auquel il est désormais interdit de ne pas croire a suspendu la fièvre dont on ne pouvait se défendre à la pensée d’éventualités plus prochaines.
Pourquoi, d’autre part, éviterions-nous de le reconnaître ? le message ne change rien en somme à la situation : elle est après le message ce qu’elle était avant, le bout n’en est pas plus clair, et ce qu’il a d’obscur serait plutôt au contraire plus formellement dénoncé que jamais. La situation par elle-même n’est donc pas meilleure, voilà qui est certain ; mais il n’est pas moins certain que le message ajoute sensiblement aux titres personnels de M. le président de la république, et ce bon point, si j’ose ainsi dire, acquis à sa personne relève en même temps la situation. La conduite dont il s’est tracé publiquement le programme pourrait bien être un système ; le système, en tout cas, a quelque chose de grand et de loyal. On ne serait pas homme sans doute, si, en renonçant de son chef à telles ou telles perspectives éclatantes qui semblaient sous la main, l’on n’avait la satisfaction secrète d’en boucher d’autres qui faisaient une diversion peu agréable. Il n’est pas impossible qu’on se soit résolûment fermé les Tuileries pour être plus à même de n’y laisser asseoir personne, et peut-être ne marche-t-on si décidément sur le chemin de l’abnégation que parce qu’on coudoyait trop de monde sur celui de la persévérance. Mais à Dieu seul appartient de sonder les reins et les cœurs l’histoire ne consiste pas dans les mystères des intentions, elle est écrite dans les actes. L’acte du président, car de pareils discours sont plus que des paroles, l’acte a été noble et noblement accompli. Ce n’est pas tout. Pour se placer avec cette froide et ferme raison au-dessus d’une situation plus embarrassante peut-être que pas une, pour la dominer de haut avec une tenue si parfaite, il faut une puissance de caractère qui est une qualité de gouvernement, et ce pays, qui, tout en se rendant ingouvernable, ne demande jamais qu’à être trop gouverné, se sent vite porté vers quiconque ne barguigne pas en lui parlant. Nous n’avons point, on le sait, la moindre tendresse pour la théorie des hommes nécessaires : ceux-là seuls sont nécessaires qui le deviennent sans le savoir, et dicter d’avance à quelqu’un la théorie du métier, c’est faire une poétique en pensant faire un poète ; or le vrai poète vient toujours avant la poétique. Et puis, grace au ciel, il ne passe pas beaucoup d’hommes nécessaires dans le monde, on pourrait même dire qu’il lui en faut le moins possible, parce qu’ils coûtent cher ; mais il a toujours besoin d’hommes utiles, et cette utilité toute pure n’est pas encore un si petit honneur. On n’est point capable d’être utile, si l’on n’a bien du sérieux et de la suite dans ses volontés. M. le président de la république avait beaucoup à prouver de ce côté-là au début de son administration ; il serait difficile de méconnaître qu’il a maintenant fait ses preuves et mérité par sa propre consistance le droit qu’il ne tenait d’abord que du miracle d’un scrutin, le droit à la fois glorieux et modeste de servir la France au poste que la loi lui confie. Il est des esprits qui se tourmentent et se faussent dans l’inaction, mais qui se corrigent, qui s’ouvrent, qui s’éclaircissent, dès qu’ils ont du champ devant eux. C’est ainsi que l’exercice du pouvoir aura été plus sain à l’ame du président que les loisirs forcés de sa jeunesse. Comme on est très gai jusque dans ce gâchis où nous sommes, et que nos désarrois même sont pour les plaisans un inépuisable sujet de mystifications, on a trouvé l’heureuse idée d’un message de Ham. Cette malice n’était pourtant ni plus ni moins qu’un argument sans réplique qui démontrait le vigoureux empire avec lequel l’auteur du message de l’Elysée s’est réformé lui-même au contact des événemens. Toutes les intelligences ne sont pas trempées pour un pareil triomphe. Nous avons vu et trop vu les prisonniers politiques au pouvoir : combien en est-il que le pouvoir ait grandis ?
Le président a donc gagné, et c’est en cela, disions-nous, que la situation est meilleure, mais en cela seulement. Encore une de ces contradictions dont nous parlions plus haut ! En effet, la sagesse du président a été de se renfermer à propos dans la constitution de 1848, et de déclarer en très bons termes, pour mettre fin à toutes les suspicions, à tous les conflits, que ni lui ni personne ne sortirait de là, sinon par la belle porte. Et cependant, étrange retour des œuvres révolutionnaires ! d’où viennent ces conflits, ces suspicions, tous ces orages à huis-clos ou en plein air, si désastreux pour la paix publique ? Viennent-ils d’autre part que de la constitution elle-même, qui semble avoir méchamment organisé l’antagonisme au lieu de la concorde ? Ce qui n’empêche pas, et arrangez cela, que la sagesse, que la vertu soit pour le quart d’heure de faire face aux difficultés engendrées à plaisir par la constitution, en adoptant comme une égide cette constitution traîtresse, en s’abritant, pour diminuer le mal, derrière les clauses qui le produisent. Aussi, tout en usant de cet abri quelconque, le président de la république ne se pique pas d’une politesse très reconnaissante envers la charte qu’il invoque. Il sait qu’elle a été faite contre lui, et tout l’attachement qu’il a eu le bon goût et la bonne politique de lui manifester ne va qu’à ne point souffrir qu’il soit rien fait contre elle. Il ne nourrit pas d’illusions à l’endroit des services qu’elle rend : « elle a des vices, des dangers ;… elle ne garantit qu’une stabilité médiocre. » Ainsi le désir qu’il éprouve de la conserver ne l’aveugle pas sur ce qu’elle vaut ; il ne se gêne point pour désirer beaucoup qu’on la change. Le président ne tient pas du tout à la constitution pour elle-même, il n’y tient que pour la stricte garniture du temps qu’elle doit occuper dans les fastes de notre droit public ; il lui suffit qu’elle soit là pour que jusqu’à nouvel ordre il n’y ait rien d’autre. Ce n’est pas nous qui le blâmerons de se contenter à si bon marché sur ce chapitre, et de n’affirmer si résolument l’inviolabilité de la constitution de 1848 que pour mettre l’assemblée législative en demeure de la réviser sous le plus bref délai consenti par la loi. La légalité dans la révision pour ôter à l’anarchie ses ressources de violence, mais aussi la révision de la légalité pour ôter à l’anarchie ses ressources légales, voilà le problème posé devant les représentans de la nation par l’élu du 10 décembre. Puissent-ils l’aborder tous avec autant de franchise et de patriotisme qu’on en a mis à les appeler sur ce terrain délicat !
Le message, dont le côté politique et moral nous a déjà si long-temps retenus, n’est pas moins important au point de vue des questions d’ordre matériel et d’économie financière, de négoce et d’industrie. Il faudrait pouvoir s’étendre maintenant sur toutes ces questions ; mais ce n’est ici ni l’occasion ni le lieu, chacune d’elle aurait besoin d’un examen trop approfondi. Nous devons remarquer néanmoins, comme un symptôme digne de tout l’encouragement des hommes sensés, que le gouvernement, dans cet exposé détaillé de nos affaires, semblerait vouloir désormais témoigner une sollicitude plus active pour les besoins de notre commerce. On ne se persuade pas assez généralement en France que les intérêts commerciaux mériteraient d’être mieux traités et de ne pas venir toujours après les intérêts politiques, que souvent même il serait opportun de les ranger dans l’ordre inverse et de reléguer ces derniers au second plan. L’Angleterre ne se conduit pas autrement ; elle sait qu’une bonne entente des voies et des ressources du commerce national peut épargner bien des agitations stériles, et partout elle met sa diplomatie à la suite de ses négocians, au lieu de laisser ses négocians à la discrétion de ses diplomates. Les nôtres sont instruits à des habitudes plus gentilhommières. On dirait que nos agens politiques dédaignent d’intervenir dans les relations commerciales, et il arrive trop souvent que nos agens consulaires négligent leur véritable mission pour se livrer à des préoccupations trop purement politiques. C’est là, sans qu’il y paraisse peut-être assez, la source de plus d’un malaise dans notre grande industrie, de plus d’un embarras au sein de nos grandes villes ouvrières, de plus d’un échec regrettable sur les marchés extérieurs.
Le message présidentiel a visiblement l’intention de réagir contre une incurie si fâcheuse : il annonce à l’assemblée des enquêtes et des projets de loi sur quelques points épineux de nos opérations commerciales ; de nouveaux traités ont été conclus dans un esprit que nous ne saurions trop approuver. Nous voulons parler, entre autres, de la convention toute récente avec la Sardaigne, spécialement indiquée dans le message. Nous avons quelque droit de le faire, car c’est à notre littérature que celle-ci vient en aide, et ce sera la première fois qu’on aura entendu dans une occasion aussi solennelle, dans un document émané des hautes régions du pouvoir, condamner sévèrement l’odieux abus de la contrefaçon étrangère, qui depuis tant d’années lèse si cruellement l’imprimerie et la librairie françaises. Le message nous apprend que des négociations nombreuses attaquent à la fois sur beaucoup de points cette piraterie trop long-temps tolérée ; sur quelques-uns même, elle est déjà vaincue. M. Ferdinand Barrot, durant sa courte résidence auprès du roi de Sardaigne, a su avec habileté mener à bien un traité réellement efficace qui ferme le Piémont à la contrefaçon belge ou autre, et abaisse de près de 40 pour 100 les droits d’entrée sur les livres français. On a même l’espoir qu’une convention postale heureusement commencée par M. Barrot achèvera de resserrer les liens que nous aimerons toujours à voir nouer entre la France et ses bons voisins du Piémont.
Ajoutons par circonstance, puisqu’on s’occupe décidément de cette louable entreprise de fermer ses débouchés à la contrefaçon, qu’il n’importe pas moins de l’atteindre dans les lieux mêmes où elle a ses officines, à Bruxelles surtout, en Suisse, à Leipzig, puis à Milan et jusqu’en Amérique, où elle commence à travailler. La convention commerciale entre la France et la Belgique expire en 1851 ; le moment est venu d’entamer des négociations qui ne peuvent manquer d’avoir un heureux résultat, puisque le cabinet de Bruxelles est tout disposé à les accueillir, et qu’au sein même des chambres belges il s’est élevé naguère une réprobation formelle pour cette contrefaçon des livres français, exercée le plus souvent par des étrangers qui n’ont pas de racines dans le pays. Il serait aussi à désirer que la France, en tâchant de faire respecter sa propriété littéraire au dehors, fît respecter chez elle la propriété littéraire de l’Angleterre et de l’Allemagne. Il serait d’un bon exemple d’avoir une loi qui nous interdît à nous-mêmes la contrefaçon des livres étrangers : l’exemple ne nous coûterait pas cher et nous profiterait sur-le-champ, car la Prusse a posé d’avance en principe dans sa loi qu’elle assurerait la propriété littéraire de tout état qui reconnaîtrait la sienne.
Ce n’est pas au hasard que nous insistons sur cet ordre de faits ; c’est un point que nous avons pris, parce qu’il était de notre ressort, pour montrer combien il serait essentiel d’appeler l’attention du public et l’action du gouvernement sur ce solide terrain des affaires véritables. Nous ne pensons pas qu’il soit jamais besoin de tramer quelqu’une de ces prétendues conspirations des intérêts matériels contre les intérêts moraux, et de viser par système à l’étouffement des uns sous les autres ; mais nous ne sommes non plus partisans d’aucune logomachie, et nous croyons fermement qu’il y a telle heure dans la vie d’une société où la résurrection énergique de ses intérêts matériels devient la meilleure garantie de son assiette morale. Lorsque les passions et les chimères ont bouleversé les cervelles des hommes, lorsque leur raison menace, pour ainsi dire, de s’évaporer dans l’ébullition des fausses doctrines et des paroles creuses, c’est une œuvre sainte de les ramener, s’il est encore possible, à la glèbe salutaire du travail. Leur esprit s’assainit à mesure que leur corps se fatigue, et le goût leur revient peu à peu de cette fatigue bienfaisante qui chasse de leur tête les fantômes dont la peuplaient les délires de l’oisiveté. Ils travaillent de meilleur cœur au sortir de ces intermèdes orageux que leur font les révolutions. Ce n’est pas à coup sûr le prodige phalanstérien du travail attrayant : c’est l’effet d’une loi plus vieille et plus haute qui attache éternellement à l’assiduité dans le devoir la plus prompte des récompenses, la satisfaction de soi-même, récompense encore plus chère quand on la recouvre après l’avoir perdue par sa faute.
Rien ne seconda mieux la restauration consulaire que cet appétit de travail qui s’empara des classes laborieuses après les épouvantes et les orgies de la convention et du directoire. Ce fut l’honneur de Bonaparte, premier consul, d’avoir discerné qu’il y avait là un élément considérable pour un ordre plus moral et plus régulier, d’avoir donné carrière à cette activité réparatrice. Il n’y a qu’à jeter les yeux autour de soi pour découvrir aujourd’hui des dispositions toutes pareilles dans les masses serrées de la population ouvrière, et le gouvernement ne saurait, sans manquer à sa tâche la plus sacrée, différer beaucoup de répondre par ses soins à cet appel du peuple. Il ne s’agit pas ici de refaire la fortune impériale au profit d’un individu ; il s’agit de reconstituer une force qui serve et sauve le pays entier. Le message l’a dit avec une éloquence supérieure à toutes les chicanes comme à tous les dénigremens : « Le but le plus noble et le plus digne d’une ame élevée, ce n’est point de rechercher, quand on est au pouvoir, par quels expédiens on s’y perpétuera, mais de veiller sans cesse aux moyens de consolider, à l’avantage de tous, les principes d’autorité et de morale qui défient les passions des hommes et l’instabilité des lois. » Où donc prendre plus de solidité pour l’édifice qu’en l’appuyant à sa base sur la discipline volontaire d’une nation occupée, d’une nation reconnaissante envers le gouvernement qui aurait favorisé son labeur ? Quel gouvernement plus réellement fondateur que celui qui saurait protéger ce réveil fécond des intérêts positifs, qui se déclarerait le chef du travail, non point pour l’ordonner à la façon des sectaires, mais pour l’aider et lui préparer les voies dans sa liberté ? On cherche de la force : elle est toute prête à se donner ; mais encore faut-il mériter qu’elle vous vienne. N’est-ce point une force sérieuse que cette constance avec laquelle on a vu les ateliers demeurer appliqués et indifférens au milieu des émotions désolantes qui ont troublé depuis quelque temps les régions supérieures de la politique ? Qu’est-ce à dire ? Les ateliers pourtant n’on pas encore abjuré toutes les erreurs de 1848, et ce n’est pas, en vérité, la manière d’achever leur conversion, que de répandre jusqu’en bas les tristes rumeurs des dissensions et des petitesses d’en haut. Les ateliers croient encore peut-être en principe aux faux dieux ; ils ne les servent plus en fait. L’ouvrage donne, et ils vont à l’ouvrage, et ils s’y tiennent, même quand le bruit court qu’on va faire dans les salons les révolutions qu’ils ont renoncé à faire dans la rue ; ils s’y tiennent en maudissant les révolutionnaires à gants jaunes, ce qui ne redouble pas leurs sympathies pour les aristocrates. Que serait-ce pourtant si, au lieu d’irriter, par le spectacle de cette mauvaise attitude, des humeurs qui s’apaisaient insensiblement dans le travail, on les adoucissait encore en aidant à leur retour ? si, lorsque l’ouvrage donne, on lui donnait aussi le bon appui et le bon exemple ?
Nous serions volontiers restés sur cette impression d’optimisme que nous a laissée le message ; nous nous trouvons ramenés presque malgré nous au souvenir de la crise dont le message a subitement dissipé le plus gros, sans en effacer peut-être toute l’aigreur. Nous n’avons pas cependant la fantaisie de nous y arrêter beaucoup ; nous nous sommes bien promis de ne point asservir la Chronique aux procès-verbaux de ces querelles de ménage ; nous ne nous soucions pas de nous mettre périodiquement à cette amère ration de commérages intimes, et, n’étant de l’intimité de personne dans la bagarre, nous n’avons pas de raison d’être plus curieux que le public. Nous nous trouvons même assez bien de ne pas regarder de plus près que lui, et nous nous déclarons satisfaits du seul honneur de formuler les commentaires qu’il hasarde à distance. Ainsi donc à quoi bon raconter qu’il y a maintenant sur le tapis une question-Yon, qui feignait de devenir aussi formidable que la question-Neumayer, si la grande sérénité du message présidentiel n’avait déplissé les sourcils trop froncés des administrateurs de la bourse et de la dignité parlementaires ? Cela nous conduirait tout au plus à refaire connaissance avec M. Antony Thouret, qui a voulu soulever cette question, comme disait son honorable collègue M. Baudin, ce qui prouve, comme semblaient le comprendre nos représentans égayés, que la question, en effet, était lourde à porter, puisqu’il y fallait ce robuste athlète. Les législateurs nous arrivent de province d’un air très décidé à se priver le plus possible de ces questions scabreuses dont on n’excuse plus rien à vingt lieues de Paris. Ils les enterrent sans dire gare, et M. Estancelin lui-même a été tout étonné de voir prendre au mot la pétulance avec laquelle il ajournait à six mois la question d’Hautpoul. Il va de soi que parmi tant de questions nous n’en regrettons aucune, et que nous savons très bon gré qu’on nous débarrasse sommairement de ces mauvaises queues de méchans scandales.
Nous ne pénétrons donc pas dans le détail des brouilles qui ont failli nous coûter cher pour s’être mises fort mal à propos entre le législatif et l’exécutif, mariés tellement quellement l’un à l’autre par la constitution de 1848. Tâchons pourtant de remonter aux causes générales de ces incidens trop répétés ; nous serions bien aises d’indiquer à peu près où sont les torts, à cette seule fin qu’on le sût mieux, si l’on veut du moins les éviter. Les torts à notre sens ne sont proprement chez l’un ni chez l’autre des deux conjoints ; ils appartiennent soit aux tiers qui s’interposent trop entre eux, soit au régime sous lequel ils sont unis. Nous aimons à croire qu’il n’y a pas sérieusement d’incompatibilité d’humeur entre le président et l’assemblée : le bon accueil que celle-ci a fait au message l’a montré bien clairement ; mais les amis de la présidence ne sont pas le président, pas plus que la commission de permanence n’était rassemblée. Or, M. le président de la république a des amis qui sentent plus que lui les griefs qu’il peut avoir, et qui en parlent comme il n’en parlerait certainement pas, ce qui n’aide à les faire oublier de personne. Ces amis compromettans sont à la fois trop pressés et trop attardés, ils tirent toujours avant l’ordre, et leurs fusils partent encore quand la paix est conclue. Il suffit de connaître un peu l’espèce des amis en général, pour être sûr que le président n’est pas responsable de tout le zèle des siens. Il y a quelque analogie avec tout cela dans la position de la commission de permanence par rapport à l’assemblée : la commission était d’autant plus jalouse des droits du parlement, qu’elle n’était pas le parlement lui-même. Si les esprits élevés, si les hommes habitués au maniement des affaires réduisaient la commission à sa juste valeur, ceux qui n’étaient pas aussi bien préparés pour leur poste croyaient presque que le pouvoir législatif avait augmenté d’intensité en se concentrant dans leurs personnes. Ils ne pensaient jamais avoir fait assez ce qu’ils avaient à faire, et, chargés de surveiller la situation, ils l’ont trop surveillée, au point, en vérité, de se troubler la vue. Les effarés se sont mis à la besogne avec les importans, et peu s’en est fallu que tous de concert n’aient fait d’assez mauvaise besogne, pour s’être trop hâtés d’en appréhender de trop vilaine.
Maintenant que voici l’assemblée réunie dans le calme d’une heureuse arrivée, dans la possession de meilleurs auspices, il est permis d’espérer qu’il ne lui reste plus qu’une seule de ses deux difficultés de ménage avec le président, — celle, hélas ! qui ne dépend ni du président ni d’elle, celle qu’on a systématiquement insérée dans le contrat, la difficulté de la constitution faite exprès pour les empêcher l’un et l’autre de vivre en bon accord. À celle-là le remède n’est pas tout prêt ; mais il est certain en son temps, et tout le monde est intéressé à ce qu’il réussisse. Le remède, c’est la révision. Armons-nous donc d’avance pour aller jusque-là ; armons-nous de bonne volonté, de bonne entente mutuelle, pour gagner, quand elle sera venue, cette difficile journée. Qu’il n’y ait plus alors qu’une règle de conduite parmi les honnêtes gens, non pas de voter les uns contre les autres pour la plus grande gloire de telle ou telle opinion particulière, mais de voter tous ensemble pour la conservation des intérêts et des principes qu’ils ont en commun. Sinon, la démagogie est là qui veille encore, et n’aspire qu’à frayer sa route dans les interstices de nos rangs débandés. Lisez les prédications de Mazzini, les décrets révolutionnaires lancés à travers les barreaux de Doullens, les correspondances des conspirateurs de Lyon : vous verrez s’il est bon de se précautionner contre ces surprises-là ! Lisez le dernier rapport de la cour des comptes sur l’exercice 1848 : vous verrez le taux auquel on paie la sottise de s’être laissé surprendre !
Quoi qu’il en soit, il est pour nous, pour l’Europe entière, un danger plus immédiat que cette propagation, tantôt sourde et tantôt bruyante, des mauvaises doctrines sociales : c’est la guerre, et peut-être la guerre universelle, toujours en suspens de l’autre côté du Rhin. Les dernières nouvelles paraissent, il est vrai, donner un meilleur espoir de conciliation, et, si les deux puissances aux prises écoutent la voix de leurs plus graves intérêts, elles comprendront que de part et d’autre la sagesse la plus simple leur ordonne des concessions réciproques. La Prusse, avertie par tant d’échecs successifs de la témérité de ses ambitions, ne se déshonorerait pas pour y renoncer dans ce qu’elles ont d’impossible ; mais il ne faudrait point que l’Autriche lui rendit la renonciation trop difficile par pure envie d’infliger un outrage de plus à des rivaux abattus.
On dirait que les conseils de la cour de Berlin sont en proie à une fatalité implacable. L’esprit du souverain, si rudement éprouvé par tant de contradictions et de secousses, ne sait plus s’arrêter à aucun parti ; la mort elle-même semble s’unir à sa mauvaise fortune pour lui retirer ses appuis naturels, et le précipiter plus avant que jamais, au moment le plus critique, dans les terrible incertitudes où flotte sa conscience. Le 3 novembre, il acceptait la retraite de M. de Radowitz, ce fidèle compagnon des chimères et des déceptions de sa vie ; c’était comme un adieu qu’il disait à regret sur le bord de l’abîme aux vastes rêveries qui l’avaient conduit jusque-là. À la place de M. de Radowitz, il désignait, pour le tirer de ce pas terrible, le vieux comte de Brandebourg, son oncle, un brave et loyal gentilhomme dont le sens très rassis eût peut-être conjuré le péril en n’y apportant pas d’amour-propre à sauvegarder. Président du conseil, le comte de Brandebourg prenait en même temps la charge des affaires étrangères, et il en tenait à peine le portefeuille, qu’il écrivait aussitôt à Vienne pour offrir de transiger ; la lettre écrite, il succombait à la fatigue, à la douleur, à cette cruelle influence du mauvais sort qui, dans les choses humaines une fois compromises, accumule toujours tous les malheurs ensemble. Le jour même, avant toute réponse aux propositions de M. de Brandebourg, le roi, changeant de volonté comme si cette mort soudaine était un signe qui eût frappé son ame, lâchait la bride aux colères de l’orgueil prussien, et donnait l’ordre de maintenir par la force les lignes prussiennes, non pas seulement sur les routes d’étapes, mais dans tout le territoire de ce pauvre pays de Cassel, victime, on peut le dire, des discordes jalouses de plus grands que lui. La force avait commencé son triste office, des coups de fusil s’échangeaient déjà aux avant-postes entre les Prussiens et les Austro-Bavarois, on était au 8 novembre ; — le 9, les Prussiens rétrogradaient et livraient le passage qu’ils avaient fait mine de défendre ; des ordres venus de Berlin commandaient ce mouvement au général Groeben.
Était-ce la réponse enfin arrivée de Vienne qui déterminait cette marche en arrière ? Cette réponse était-elle accommodante, ainsi que l’affirment ceux qui croient encore au maintien de la paix ? n’était-elle, au contraire, qu’un ultimatum inadmissible, comme le veulent ceux qui désirent la guerre pour venger la fierté prussienne, ou pour le profit des causes révolutionnaires, que la guerre seule peut favoriser ? Souhaitons du moins que ces dernières espérances avortent ; mais s’il était authentique que l’Autriche exigeât de prime abord l’évacuation de la Hesse en huit jours, celle de Hambourg et de Bade en six semaines, la rétractation solennelle et formelle de l’union du 26 mai, souhaitons aussi qu’elle ne persiste pas à outrance dans ce dur parti qu’elle prétend faire à la Prusse, car il ne faudrait pas tenir compte des souvenirs militaires du peuple prussien pour supposer que le drapeau noir et blanc s’abaissera si humblement devant l’Autriche. On doit toujours craindre de toucher d’une main trop rude aux fibres profondes de l’ame d’un peuple. Il n’est pas de fibre plus irritable et plus vibrante en Prusse que le sentiment de la gloire acquise par les armes à ce pays, dont les armes ont fait la grandeur. Ce sentiment date de plus d’un siècle ; il s’est abusé quelquefois à force de s’exagérer lui-même, mais il s’exagère à froid et n’en reste pas moins intraitable pour avoir été déçu. Lorsque les Prussiens allèrent se faire battre à Iéna, ils étaient encore tout pleins des souvenirs de Rosbach, et se croyaient invincibles ; il faut n’avoir jamais vu de soldats prussiens en face d’autres Allemands pour se persuader qu’ils se rappellent moins vivement 1813 en, 1850 que Rosbach en 1806. Cette vive et fraîche mémoire des campagnes de l’émancipation abdiquerait-elle tout à point, lorsque, tant de susceptibilités froissées doivent la tenir en éveil ?
Voici donc l’Allemagne entière sur pied et de toutes parts dans l’inséparable émoi de ce cruel dénoûment qui est venu si vite, quoiqu’on dût bien l’attendre, quoiqu’on tienne à se flatter encore qu’on pourra l’arrêter. Le roi de Wurtemberg, poussant à bout sa politique anti-prussienne, dissout son parlement pour être plus libre de faire au besoin la campagne à côté du jeune empereur dont il s’est proclamé le soldat. D’un autre côté, le roi de Hanovre, plus embarrassé de son voisinage que le roi de Wurtemberg de ses propres sujets, trompe toutes les conjectures par un nouveau revirement. M. Stuve a bien enfin déposé son portefeuille ; mais sa retraite n’a été une victoire ni pour l’Autriche ni pour M. Detmold. Il est remplacé par M. de Munchhausen, qui a reçu ou affiché pour mot d’ordre de ne rien changer aux directions de son prédécesseur, et le Hanovre a décidément refusé de s’associer aux mesures exécutoires de la diète contre les Hessois. Serait-ce que le vieux monarque consulte ici ses goûts personnels pour la Prusse plutôt que ses tendances politiques vers l’Autriche ? ou bien ne serait-ce pas que le Hanovre est un peu, selon le mot d’un diplomate, comme un enfant mort dans le ventre de la Prusse, et qu’il ne peut guère bouger dans tout ce conflit ?
À qui maintenant le conflit pourrait-il profiter ? L’Autriche ne doit point l’oublier, c’est la pensée qu’elle doit avoir le plus présente, si elle en est une fois à dicter ses conditions définitives ; c’est la pensée qui l’empêchera de les rendre inacceptables : il n’y a que les démagogues et les Russes qui aient à gagner au désespoir où l’on réduirait les Prussiens. Les camps de la landwehr et le parlement qui va bientôt siéger à Berlin seraient tout de suite une arène ouverte aux fauteurs de désordres, si la Prusse était trop manifestement mise en péril de son honneur ou de son existence. Si l’Autriche, de son côté, ne voulait pas laisser libre carrière chez elle aux mêmes passions, elle serait bien obligée de souffrir encore garnison russe en Hongrie, en Gallicie, peut-être à Vienne. Où serait alors le bénéfice de la victoire, fût-on entré soi-même à Berlin ?
L’Espagne était plus heureuse que la Germanie au temps même de ses guerres civiles ; elle se consumait dans son propre sein, et elle n’avait que des voisins intéressés à l’aider : elle n’en avait point qui épiassent sa faiblesse pour en recueillir l’avantage. On revient toujours volontiers au noble spectacle que présentent maintenant, au lieu de sa faiblesse, sa force et sa prospérité. La reine a ouvert, le 30 octobre, la session des cortès, et le discours du trône expose avec une simplicité plus éloquente que ne seraient de grandes phrases les résultats accomplis ou préparés par son gouvernement, Nous en avons déjà mentionné quelques-uns ; la nomenclature complète de ces différentes mesures est un honorable bilan de l’administration qui les a proposées ou exécutées. Des décrets sur la comptabilité financière destinés à bannir la concussion et le péculat, ces deux vices mortels de l’ancienne bureaucratie espagnole ; des ordonnances qui simplifient les rouages des conseils provinciaux ; des règlemens pour l’amélioration des routes, la création d’écoles de tout genre, la publicité mensuelle donnée aux recettes et aux dépenses de l’état, la substitution d’un nouvel ordre judiciaire aux vieux tribunaux trop décriés, la promulgation d’un code civil et d’un code de procédure criminelle, telles sont les réformes qui sont déjà ou vont être introduites en Espagne, toutes réformes pratiques, positives et sensées, qui élèvent le pays et ne le bouleversent pas, qui lui donnent le niveau, de la civilisation européenne et ne lui ôtent pas son caractère national.
Cette sage intention de tout améliorer avec mesure et avec à-propos se révèle encore dans une importante affaire que les cortès vont prochainement avoir à discuter ; nous parlons de la vente des propriétés communales (bienes de propios), qui ne sera pas moins qu’une révolution complète dans l’état de la fortune publique. Les propios, à présent fort mal administrés, accaparés ou pillés par les coqs de village, ont une valeur collective de 500 millions de francs, 2 000 millions de réaux. On croit qu’on trouverait à les vendre trois fois leur valeur actuelle, comme il est arrivé pour les biens des couvons. L’état indemniserait les communes en leur payant annuellement les 3 pour 100 de la valeur actuelle des propios. Le produit de la vente serait consacré exclusivement à des entreprises de chemin de fer et autres travaux publics. Les municipalités, consultées dans une enquête officielle, ont de toutes parts répondu favorablement et reconnu l’utilité de la vente, à la seule condition que les travaux pavés sur les fonds qu’elle produirait auraient lieu dans les localités auxquelles appartiendrait chaque propriété vendue. Les conséquences morales, politiques et financières de cette grande mesure sont incalculables.
L’Orient voit se réveiller un différend que l’on croyait apaisé entre les schismatiques grecs et les catholiques pour la possession des chapelles attachées à l’église du Saint-Sépulcre. Naguère on avait résolu la difficulté par une transaction. Cependant les catholiques se sont laissé peu à peu déposséder entièrement. Aujourd’hui les grecs sont les maîtres à Jérusalem, et ne paraissent point disposés à céder le terrain qu’ils ont conquis.
Il y eut un temps où la France était la protectrice reconnue et sans rivale du christianisme dans l’empire ottoman : cette protection n’était point exclusive, elle s’exerçait au profit de toutes les communions, en faveur de l’église orientale aussi bien que de l’église latine. Depuis que les grandes puissances de l’Europe ont été admises à suivre les voies que la France avait ouvertes en Orient, et à entrer, pour leur propre compte, en rapports directs avec les Turcs et les chrétiens de la Turquie, l’influence de la diplomatie française a beaucoup souffert de cette rivalité, et, il faut le dire, un peu par sa faute. Préoccupée de se montrer catholique plutôt que chrétienne, elle a peu à peu rétréci le cercle de son action, sans s’apercevoir qu’il n’allait plus lui rester qu’un terrain d’une médiocre étendue. Le catholicisme, en effet, est peu de chose en Orient, et là même où il règne, parmi les Maronites du Liban, dans une fraction minime des populations arméniennes et bosniaques, il n’a, pourrait-on dire, qu’une existence précaire. L’église latine, nous sommes bien forcés de le reconnaître, n’a jamais été populaire parmi les peuples chrétiens de l’Orient. Alors même qu’ils en acceptaient le symbole, ils ne subissaient pas la suprématie romaine sans marquer un attachement très vif pour un rite particulier. Le peu de catholiques qui aient échappé à cette tentation innée de se renfermer dans l’enceinte d’une église nationale ne l’ont fait qu’en échange de grandes concessions, et par malheur, l’église romaine n’a pas toujours compris qu’il fallait en faire. Aussi la diplomatie française, en se latinisant plus qu’elle ne le pouvait sagement, s’est-elle enlevé en partie les moyens d’action qu’elle tenait du christianisme. Les puissances rivales en ont fait leur profit. Tandis que l’Autriche catholique essayait de partager avec la France le petit nombre de catholiques dont celle-ci avait embrassé la cause, tandis que l’Angleterre et la Prusse protestantes se réservaient le protectorat des Juifs et des païens du pays druse, la Russie s’emparait tout naturellement du vaste patronage de la communion grecque. La diplomatie russe se substituait ainsi dans tout l’empire ottoman à la diplomatie française. L’église latine n’a pas plus de six cent mille prosélytes en Turquie, l’église grecque en compte pour le moins quatre millions. Comment les grecs, forts de leur nombre et du concours hardi de la Russie, n’auraient-ils pas songé à faire la loi aux autres communions ? On pourra, comme sous le ministère de M. Guizot, obtenir des concessions partielles et temporaires ; mais le général Aupick a beau faire, il ne rendra point à notre pavillon l’influence qu’il a perdue à Jérusalem. Nos fautes ont fait trop beau jeu à la Russie : la place que nous avons laissée vide lui appartient désormais ; il lui faudrait, pour en céder, ne fût-ce qu’une partie, plus de désintéressement que l’on n’en peut exiger d’elle.
Nous l’ajouterons à regret, son influence religieuse en Orient, au lieu de diminuer, est en voie de s’accroître par la désunion des catholiques eux-mêmes, et peut-être par la désertion de quelques-uns. En général, le clergé latin ignore profondément l’état de l’église en Orient ; il semble n’avoir que de la répulsion et de la défiance pour les catholiques du rite grec. C’est à peine si leurs prêtres sont accueillis par les nôtres ; tout au plus sont-ils un objet de curiosité, heureux s’ils échappent au soupçon d’hérésie. C’est une justice à rendre au pape Pie IX, qu’avant les catastrophes qui sont venues le frapper dans ses intentions généreuses, il avait ouvert l’oreille aux avertissemens qui lui étaient donnés au sujet de l’église catholique d’Orient. Il avait, assure-t-on, promis, non-seulement d’étudier le déplorable abandon dans lequel on laisse les grecs-unis, mais aussi de nommer un cardinal de ce rite parmi les Slaves de Russie ou d’Autriche, afin de relever leur courage abattu. Autorisés par ces promesses dont les événemens ont jusqu’à ce jour retardé l’exécution, quelques membres du clergé français se sont eux-mêmes prêtés à l’érection à Paris d’une chapelle gréco-catholique slave qui se rattache à la même pensée. Les lazaristes, de leur côté, depuis quelques années très solidement établis à Constantinople, mieux instruits des choses de l’Orient, ont quelquefois dérogé à la froide réserve du clergé latin à l’égard de l’église grecque-unie. Cependant, trompés peut-être par la facilité avec laquelle ils ont obtenu la liberté de se fixer et d’agir dans l’empire ottoman, ils ont écouté leur zèle encore plus souvent que la prudence ; eux aussi quelquefois se sont mépris sur les conditions réciproques de la bonne entente de ces peuples avec Rome. En résumé, l’église romaine ne sait pas assez ménager la susceptibilité nationale des grecs-unis, et si elle n’y prend garde, elle perdra peu à peu l’autorité qu’elle a conservée chez eux jusqu’à ce jour.
La querelle survenue il y a quelque temps à Constantinople et encore aujourd’hui pendante entre les Arméniens catholiques et leur primat est une preuve irréfragable de cette regrettable disposition de l’église romaine. Le primat des Arméniens appartient à la Propagande de Rome. Élevé à Rome comme un grand nombre de jeunes étrangers que la Propagande y attire, afin de les renvoyer plus tard dans leur pays pour y être les agens de sa pensée, il s’est de bonne heure, par cette raison même, rendu suspect de latinisme auprès de ses corn citoyens. Chaque fois d’ailleurs que l’occasion s’en est présentée, il n’a point dissimulé son but, qui est d’empiéter le plus possible sur l’indépendance du catholicisme arménien. Une société s’était formée pour l’éducation des enfans c’est une question de la plus haute gravité pour les populations arméniennes, car on sait le besoin d’agir qui les possède et les facultés très grandes que les capitaux immenses amassés par quelques-uns leur offrent pour prendre une position honorable et influente dans les affaires de l’empire ottoman. Dans toute la force du mot, les Arméniens sont avides de science. En même temps, fidèles à leurs traditions, ils sont préoccupés de conserver un caractère national à l’instruction que les enfans cherchent dans les écoles du pays ou au dehors. Pour être plus sûre que les écoles ne perdront point ce caractère, la société dont il est question a pris le soin de les surveiller en les encourageant. L’existence de cette société, formée pourtant de prêtres aussi bien que de laïques, le but qu’elle se propose, ont causé au primat des inquiétudes telles qu’il n’a rien négligé pour la perdre. Le peuple arménien en grande majorité a embrassé la cause de la société d’éducation. Dès-lors le primat, calculant mal les conséquences de sa conduite, semble avoir pris à tâche de blesser en toute occasion le sentiment national. Soit qu’il ait reçu de Rome des instructions imprudentes, soit qu’il ait dépassé les intentions de la Propagande, il a voulu récemment sacrer plusieurs évêques connus pour partager son zèle et suspects aux populations. N’ayant pu le faire en plein jour, à l’heure ordinaire de ces grandes cérémonies, parce que la force l’en eût empêché, il a profité de la nuit et de la solitude, tenant ainsi à avoir le dernier mot, au risque de compromettre follement son caractère et celui de Rome, qui passe pour l’appuyer. Il est encore permis d’espérer que la question, aujourd’hui soumise à la cour de Rome, recevra la solution la plus modérée et la plus prudente ; que si, par malheur, il en arrivait autrement, ce serait un coup mortel porté à l’influence latine chez les Arméniens, déjà si peu disposés à la reconnaître.
ALEXANDRE THOMAS.
JOURNAL D’UN VOYAGE AU LEVANT, par l’auteur du Mariage au pont de vue chrétien[1]. — Voyager n’est point assurément la plus vive des passions qui puisse entrer dans l’ame d’une Française. Ce n’est parmi nous ni un instinct de race, ni un goût venant à l’appui d’une politique, ni une habitude dérivant des tendances sociales. Si vous voulez voir se lever toute une armée de hardies voyageuses, c’est l’Angleterre qu’il faut observer. Depuis cette spirituelle lady Montagu, qui visitait et décrivait la Turquie au commencement du XVIIIe siècle, combien d’héroïnes de cet esprit d’exploration universelle propre à nos voisins ! Ouvrez les livres dus à cet esprit : ils révèlent la présence des femmes anglaises sur toutes les latitudes, dans tous les incidens de cette gigantesque observation du globe tentée par l’Angleterre. Ces singulières touristes bravent aisément les fatigues et les épreuves périlleuses des climats. Tandis que les unes bornent leurs excursions à l’Italie, à la Suisse ou à la France, d’autres, plus ardentes et plus résolues, cinglent vers l’Océan indien ou vers l’Amérique du Nord ; elles vont à Calcutta, à Madras ou à la Nouvelle-Orléans ; elles touchent à l’Australie ou aux archipels inconnus. Ce n’est point le hasard, sans doute, qui pousse chaque anaée, chaque jour, cet essaim d’intrépides voyageuses dans les contrées les plus diverses. Elles doivent ce goût à leur pays semblable à un vaisseau à l’ancre ; elles obéissent au génie cosmopolite de leur race, qui est de suppléer à l’absence de grandeur territoriale par l’active propagande de son commerce, de ses mœurs et de ses richesses, de se croire chez elle là où elle met le pied, de se répandre dans toutes les régions, emportant partout avec elle l’orgueil de la patrie. Les femmes, en Angleterre, ne font que participer du caractère national soit par le goût inné des voyages, soit par cette facilité qu’on rencontre souvent dans les rangs inférieurs du peuple à se jeter dans les cadres des émigrations, comme pour aller réchauffer dans un peu de sang anglais le sang des peuples vieillis ou encore enfans.
Il n’en est pas de même en France, où de bien autres élémens composent l’essence du génie national. Voyager, — voyager au loin surtout, — entre peu dans nos calculs et dans nos habitudes. Cette nature française, pleine de vigueur, de souplesse et d’action, semble trop souvent manquer de ce ressort intérieur qui fait que l’homme se livre, sous la seule sauvegarde de sa responsabilité, aux périls obscurs, aux chances mystérieuses des expéditions lointaines. Voyager, c’est, pour une femme française surtout, la plus exceptionnelle des aventures. Que sera-ce de voyager en missionnaire, en apôtre du méthodisme, en semant sur son chemin la Bible et toutes sortes de petits livres religieux ? C’est pourtant dans ces dispositions que l’auteur du Mariage au point de vue chrétieti semble avoir voulu aller déployer sa tente voyageuse dans le Levant, recueillant jour par jour, heure par heure, chacune de ses impressions, parcourant successivement la Grèce contemporaine, où la lueur divine des souvenirs n’éclaire encore qu’une renaissance superficielle ; l’Egypte, où toute l’opiniâtreté d’un homme n’a pu créer qu’une prospérité factice et extérieure en jetant quelques idées européennes dans le moule turc ; la Nubie, la Syrie et la Palestine. Imaginez le journal d’une excursion de ce genre, écrit d’ailleurs par une femme d’un esprit qui n’est point vulgaire, d’un talent littéraire qui ne manque point de relief : ce sera un livre curieux à plus d’un titre, où éclatera une simultanéité étrange d’impressions et de couleurs, où le courant de la vie en voyage, le caractère des objets et des lieux seront souvent dépeints d’un trait familier et hardi, et où se retrouveront à côté les préoccupations d’une sectaire ardente ; ce sera un mélange singulier de peintures franches et vives où se fera sentir une certaine originalité d’observation et de sensation, et de saillies genevoises où ce n’est plus la curieuse touriste qui se révélera, mais l’écrivain méthodiste du Mariage au point de vue chrétien, une sorte d’héroïne mondaine du prosélytisme protestant en voyage : le tout composant un ouvrage qui aurait toujours un intérêt assez rare, celui de nous montrer une femme française ranchissant le cercle ordinaire où se promène la fantaisie de nos spirituelles compatriotes.
La Grèce et l’Égypte, que Mme de Gasparin décrit à vol d’oiseau, et les régions diverses de ce commencement d’Orient qui est à nos portes, n’ont point sans doute aujourd’hui pour nous la fraîcheur d’une nouveauté vierge ; elles ont appelé sur elles, épuisé l’attention et l’intérêt de l’Europe par leurs luttes singulières, par des tentatives inattendues et des apparences de résurrection, l’une livrée à sa propre inspiration, l’autre aux mains d’un homme d’une ténacité rare, qui a su illustrer à quelque degré son despotisme turc par des bienfaits de prospérité matérielle. C’est le côté général « ur lequel vit la politique européenne en y imprimant la marque de ses passions, en dénaturant, souvent au profit de ses préjugés, le sens profond des mouvemens qui se produisent en dehors d’elle-même. La politique européenne popularise parfois le nom de certains pays en transportant ses antagonismes sur ces théâtres lointains ; elle ne les fait point connaître ; elle les travestit, au contraire, en s’obstinant à y poursuivre son propre reflet ; elle crée amsi des pays de fantaisie et d’imagination à l’usage de ses tribunes et de ses journaux si bien en fonds, comme on sait, de notions exactes et sûres, et elle a souvent aussi à expier ses entrainemens et ses illusions. Il y a, par malheur, plus d’un exemple de ceci : l’Egypte n’a-t-elle pas été un des mirages de votre politique ? Etes-vous bien sûrs de ne nourrir encore aucune illusion de cette espèce dans toutes ces questions sans solution qui vous arrivent parfois du fond de l’Amérique du Sud ? Le charme le plus vif d’une relation de voyage, c’est d’éviter la confusion prétentieuse de ces données générales ou artificielles de la politique, c’est que la réalité vivante et actuelle s’y manifeste sans effort, et qu’on puisse y retrouver un peuple dans son originalité caractéristique, dans l’intimité de son foyer domestique, de ses mœui-s et de ses usages. Le Journal d’un Voyage au Levant, en vous faisant pénétrer dans l’intérieur de la Grèce moderne ou de l’Égypte, en promenant votre pensée dans les campagnes de la Messénie et de l’Eubée, sur les bords du Nil ou dans les déserts de la Syrie, arrive parfois à cet intérêt qu’ont aisément les peintures où l’affectation laborieuse ne vient point effacer le trait primitif et la spontanéité des impressions. Mme de Gasparin raconte librement et familièrement ses excursions à Mégare, à Corinthe, à la plaine d’Abydos ou au Jourdain. Au milieu des descriptions pittoresques qui se succèdent ainsi et vous familiarisent avec quelques-unes des réalités originales de ces contrées, il pourra même vous arriver de rencontrer quelquefois des digressions brillantes, des pages empreintes d’une certaine verve d’observation humoristique qui n’est point sans charme.
C’était là pour l’auteur, sans nul doute, une voie heureuse ; c’étaient là des élémens naturels et suffisans d’intérêt. Par quelle fantaisie étrange Mme de Gasparin, qui a du moins ce mérite de ne point vouloir nous donner une solution nouvelle de la question d’Orient, et de ne point se croire tenue, d’un autre côté, de rivaliser avec un archéologue dissertant sur l’emplacement de Sparte on sur l’aiguille de Cléopâtre, est-elle allée se jeter contre un écueil bien autrement inattendu ? Par quel commandement d’en haut s’est-elle crue obligée de se faire l’émule d’un missionnaire, évangélisant à tout venant, convertissant tout ce qui peut s’offrir, moines, paysans grecs ou bédouins ? Bisogna s’empare il vangelo, poi leggerlo, poi darlo, poi metterlo nel cuore ! dit le compagnon de voyage de Mme de Gasparin à un pauvre religieux du Saint-Sépulcre, et, en vérité, cela pourrait bien servir d’épigraphe au livre tout entier. En parcourant le Journal d’un Voyage au Levant, vous sentez, à chaque instant, une saveur genevoise qui s’exhale en élans lyriques, en exaltations, en imprécations, entre deux peintures familières, entre deux descriptions pittoresques. Il circule dans toutes les pages un souffle permanent de prédication protestante qui se mêle au récit, et ne fait que s’accroître à mesure que l’auteur pénètre dans la Palestine et approche de Jérusalem même. On se trouve, en vérité, trop partagé entre l’attrait qu’inspire la touriste et l’impression un peu différente que fait naître cette intensité de préoccupation méthodiste. La voyageuse ne vise à rien moins, en effet, qu’à l’héroïsme chrétien, au rôle d’une missionnaire volontaire de la Société biblique. Elle ne court point, sans doute, de rares périls, et n’a point à subir de persécutions. Elle voyage même, si vous voulez, assez commodément sur son petit cheval grec, auquel elle donne le nom un peu ambitieux peut-être de Porteur de malice, ou sur la cange du Nil, se plaignant au besoin de l’absence d’œufs frais et prenant ses précautions pour avoir de l’eau pure. Elle n’en accomplit pas moins sa mission propagatrice, distribuant d’une main libérale le Nouveau Testament, le Petit Joseph ou le Chrétien de Bunian. Braves descendans d’Alcibiade dispersés dans les campagnes de la Grèce, pauvres nègres de l’Egypte, Arabes de Syrie, savez-vous lire ? Ce serait un grand bonheur ; si vous ne le saviez pas par hasard, ce ne serait pourtant pas encore un motif pour arrêter les distributions de l’ardente touriste. L’auteur du Journal se livre ainsi, chemin faisant, à une véritable pêche miraculeuse des âmes, ce qui ne laisse point que d’être tranquillisant pour une bonne conscience méthodiste qui a soif de convertir le monde.
Les missions anglaises ou américaines, qui cherchent à prendre racine en Orient, trouvent, on le pense, dans Mme de Gasparin un zèle inépuisable d’admiration et d’apologie ; elle décrit minutieusement la vie de l’évêque protestant qui siège à Jérusalem, des missionnaires établis en Grèce ; elle nous initie à leurs vertus domestiques, à leurs œuvres, à leurs luttes héroïques ; elle nous raconte même comment son compagnon de voyage a cru devoir assister l’un de ces derniers dans un procès soutenu contre le gouvernement grec, et il faut voir, au contraire, comment les couvens où l’auteur reçoit l’hospitalité, les pauvres moines de Syrie, le paysan grec qui tient à son image de la Vierge fixée sur le mur, tout ce qui, en un mot, porte quelque reflet de catholicisme est malmené par cette verve de bon goût, cette humeur vive et légère, cette délicate et élégante ironie, qui sont, comme on sait, les qualités dominantes de l’esprit méthodiste. Il y a sans doute dans cet attachement jaloux à son propre culte, dans cette candeur de foi passionnée et exclusive, dans cette ardeur de prosélytisme, un sentiment qu’il faut respecter ; mais n’y a-t-il pas aussi une limite au-delà de laquelle, outre le bon goût qu’on brave, on risque de tomber dans l’injustice envers les autres croyances ou dans la puérilité ? Rien n’est plus équitable que de reconnaître le zèle avec lequel les missionnaires anglais et américains s’efforcent de propager leur foi par la prédication, par la dissémination de leurs livres, par l’instruction des enfans dans les pays où ils s’établissent. Et que direz-vous de ces prêtres répandus aujourd’hui au Maduré, dans le Tong-King, dans la Chine, dans la Cochinchine, à Siam, dans la Tartarie, qui baignent de leur sang ces contrées barbares et trouvent toujours de nouveaux successeurs ? Les caprices du dilettantisme protestant de Mme de Gasparin, à l’égard de tout ce qui touche à la pensée catholique, me rappelaient involontairement quelques lettres que j’ai eues sous les yeux, écrites par un pauvre prêtre qui est en ce moment encore dans la Cochinchine. Ces lettres n’étaient point rédigées avec art et ne portaient l’empreinte d’aucune prétention littéraire ; elles racontaient seulement la vie des missionnaires, les supplices auxquels, chaque jour, quelqu’un d’eux succombait ; elles se taisaient surtout sur les souffrances — cependant réelles — de leur auteur même et respiraient la sérénité. Celui qui les écrivait n’avait point été conduit dans ces contrées mortelles par la passion des explorations lointaines, par un espoir de gloire, par l’ambition d’un rôle éclatant ; il n’était point dans une de ces conditions où le dévouement est en quelque sorte obligatoire. C’était un pauvre prêtre de village, riche dans sa médiocrité, content dans sa sphère modeste. Quel était son unique mobile ? C’était l’impulsion désintéressée, la pensée religieuse du sacrifice ; c’était cette notion simple du devoir qui semble chaque jour s’altérer, s’effacer et ne trouve de refuge que dans le cœur du prêtre et du soldat. Dites-moi avec sincérité : où est le miracle visible de la foi religieuse ? Est-ce dans ces missionnaires de la Cochinchine ? est-ce dans M. Pritchard ? À cela, Mme de Gasparin nous répondrait peut-être par une dissertation sur les inconvéniens du célibat ecclésiastique. Son idéal, à n’en pas douter, c’est le digne évêque anglican faisant son entrée à Jérusalem à côté de sa femme et de ses enfans.
Le côté puéril de ce prosélytisme nomade, c’est d’attacher une idée singulière d’efficacité religieuse ou morale à cette distribution, faite en courant, de petits livres dont notre voyageuse a une ample provision, c’est d’être assez plein de lui-même dans son ardeur novice et de croire facilement à ses succès, comme ce bon et héroïque don Quichotte croyait à ses victoires. Quelques-uns des épisodes du Journal d’un Voyage au Levant peuvent offrir, en passant, de curieux témoignages de ce que j’appellerais le dilettantisme protestant de Mme de Gasparin, dilettantisme un peu lourd, empreint d’une humeur genevoise qui atteint difficilement à la grâce et ne parvient pas toujours à éviter le ridicule. Comment exprimerais-je ma pensée ? Est-ce l’esprit qui manque dans le Journal d’un Voyage au Levant ? Non, ce n’est point l’esprit assurément ; il apparaît au contraire dans plus d’une page empreinte de verve et de liberté humoristique. Est-ce le goût qui est absent ? Oui, on pourrait le dire, l’absence de goût se fait sentir dans plus d’un récit où il échappe à l’auteur des crudités singulières, des naïvetés qui parfois vraiment dénotent d’étranges préoccupations. Je crains surtout que vous ne cherchiez un peu trop vainement dans le Journal de Mme de Gasparin une qualité qui n’est, à tout prendre, qu’une des nuances du goût, le tact, ce don heureux de la mesure en toute those, cet art merveilleux d’éviter tout ce qui choque, tout ce qui est hors de propos, tout ce qui affaiblit l’intérêt au lieu de l’accroître, et vous éloigne au lieu de vous attirer ; l’art, dirai-je, dans ce cas-ci, de ne point substituer un certain fanatisme de prédication aux impressions vives et spontanées d’un voyage d’agrément. Et remarquez-le bien : c’est une qualité plus précieuse, plus enviable qu’il ne vous semble au premier abord. Combien de causes sont perdues par des serviteurs dépourvus de tact ! Je voudrais pouvoir compter celles que ce singulier genre d’infidélité a menées à mal ; ce serait, j’imagine, à côté de la solennelle histoire, une histoire aussi curieuse et aussi véridique des défaites qu’ont journellement à essuyer les idées et même les gouvernemens. Mme de Gasparin ne risque-t-elle pas d’en agir ainsi avec la propagande méthodiste ?
L’auteur du Journal d’un Voyage au Levant, on le voit, pourrait passer, en certains momens, pour un spécimen assez curieux de la touriste missionnaire, ce qui ne veut pas dire, par malheur, la plus amusante des touristes. C’est, du reste, un motif légitime de regret de voir cette teinte obstinée d’inspiration, de prédication méthodiste, élément étranger dans un récit de voyage, se mêler au Journal de Mme de Gasparin, car plus d’une page, je l’ai fait pressentir, révèle un talent qui n’est point vulgaire, et qui sait arriver à un intérêt d’un autre genre : on sent, dans plus d’un passage, courir une veine d’observation libre, dégagée, animée, qui se joue dans la description d’une fête grecque ou d’une noce de fellahs, et qui s’empreint parfois de poésie sous le coup d’un spectacle naturel. Un paysage revit en quelques traits sous la plume de l’auteur, et on n’aurait presque qu’à le transporter sur la toile. Voyez, à vos pieds, s’arrondir, comme une coupe cette petite vallée emprisonnée par les montagnes ; les cailloux qui la couvrent laissent à peine deviner les champs ; trois colonnes d’ordre ionique s’élèvent au milieu : c’est Némée. Ne sentez-vous pas aussi comme une poétique et mystérieuse émotion, en suivant la voyageuse dans la cange qui glisse, les voiles doucement enflées, sur les nappes du Nil où tremble déjà la première étoile du soir, tandis que l’équipage chante sa plus douce chanson : « Mon amie est restée à Scandaria ; — je suis Africain, je suis Africain de Tunis ; je monte des bracelets pour les jolis poignets blancs des femmes. — Votre vaisseau, ô roi, votre vaisseau vole sur des roues ! » Il y a même une certaine verve comique qui n’est point absente dans le Journal d’un Voyage au Levant, et qui se décèle par un croquis, par un portrait ironique, par une libre enluminure de quelque apparition grotesque.
À l’heure même où l’auteur du Mariage au point de vue chrétien visitait cet Orient enfin rapproché de nous en touriste souvent intelligente et instructive, parfois puérilement passionnée, toujours curieuse de l’originalité locale et des moindres indices de la régénération morale et matérielle de ces contrées, on pouvait voir d’autres sources d’émotion se rouvrir pour l’Europe assoupie et trompée. Les révolutions qu’on croyait closes et qui n’étaient qu’interrompues avaient repris leur cours : ce coup de foudre énigmatique de février retentissait au loin, et Mme de Gasparin pouvait en poursuivre les échos jusque dans la Palestine, à Jérusalem même, où l’attendait cette petite nouvelle de la déchéance de tous les monarques européens. Qu’y a-t-il d’étonnant ? Cette déchéance ne nous était-elle pas annoncée d’heure en heure à nous-mêmes ? Le premier bruit de février arriva à la voyageuse en pleine Égypte, et l’auteur nous peint, avec une ironie triste, tous les marmitons de l’hôtel français du Caire se décorant aussitôt d’une immense cocarde rouge, le signe des révolutions socialistes. Si on les interroge sur le sens de cette démonstration : « Puisque c’est la république ! » répondent-ils. Je signale cet argument de l’instinct marmiton à ceux qui prétendent que république et socialisme c’est une seule et même chose. Est-ce, au surplus, fantaisie subtile d’imagination ou manie singulière de rapprochemens, si l’esprit s’arrête à cette coïncidence entre l’excursion dans le Levant d’une simple touriste voyageant pour son plaisir et nos commotions occidentales ? Non certes ; c’est parce qu’elle laisse voir une fois de plus le caractère réel et indélébile de notre temps, de cette heure où nous vivons et qui s’enfuit ; parce qu’elle révèle, à sa manière, cette incertitude générale, à laquelle n’échappent pas même les pays qu’on croit le plus assurés dans leur existence ; parce qu’elle nous ramène au sentiment exact des luttes, des épreuves, des troubles profonds, des embarras de toute espèce de la civilisation universelle : crises sociales, fusion laborieuse des races, chocs des intérêts, rivalités immortelles des nationalités et des génies divers !
Ce n’est pas sur un point du monde en effet et sous une forme unique que se déroule ce drame mystérieux et sans dénoùment prochain. Le problème est partout où il y a des hommes, sous toutes les latitudes, et ne fait que s’étendre et se compliquer à mesure que la facilité des communications s’accroît ; il est dans l’Inde, où le génie anglo-saxon consume sa prodigieuse énergie à conquérir matériellement une race qui résiste à toute assimilation morale ; il est à nos portes, dans cette Afrique où vous voyez l’héroïsme des vaincus égaler l’héroïsme des vainqueurs, en jaillissant périodiquement de ses foyers inconnus. Franchissez l’Océan, — il est dans ces régions du sud de l’Amérique où il y a des habitudes, des passions, des instincts de race, mais point de nationalités compactes encore, et où notre présence ne se manifeste trop souvent que par des négociations sans effet, des expéditions sans prévoyance et des abandons sans dignité. — Jetez les yeux autour de vous : il y a des peuples qui se forment à l’heure où nous sommes, il en est d’autres qui tendent à disparaître, qui luttent contre leur destin, et ne peuvent ni vivre ni mourir ; des contrées barbares s’éclairent et s’adoucissent, tandis que la lumière pâlit à d’autres horizons et que les jours de certains empires sont comptés. La Grèce et l’Egypte, démembremens d’un de ces empires sans avenir, peuvent bien aussi être rangés, dans la mesure de leurs destinées, au nombre des théâtres où s’agite ce même problème de la civilisation contemporaine, et l’Europe libre, qui croyait l’avoir résolu dans sa science et dans sa sagesse, le voit se relever pour elle aussi redoutable qu’il fut jamais, et sous des aspects qu’elle n’avait point osé prévoir.
Les phénomènes qui caractérisent ce mouvement immense du monde contemporain peuvent sans doute être explorés avec fruit par les touristes savans, par les esprits politiques, par les économistes voyageurs : ils peuvent être l’objet d’investigations utiles ou d’éludés sérieuses et éloquentes ; mais n’est-il point aussi un côté de ces phénomènes à la peinture duquel se trouve merveilleusement, naturellement propre ce génie original et vif d’observation que les femmes ont reçu comme une qualité distinctive ? C’est le côté des mœurs, des usages, de ces mille nuances qui composent la physionomie de chaque société ; c’est le côté intime, domestique de la vie nationale dans les divers pays. Les femmes voient souvent ce que nous n’apercevons pas ; elles excellent à saisir ce qui est presque insaisissable pour le regard de l’homme, elles pénètrent sous tous les voiles avec une hardiesse familière, elles s’informent avec curiosité, jugent d’un coup d’œil prompt, sentent vivement et reproduisent leurs sensations avec une spontanéité qui ne peut parvenir à se contraindre. Ces dons heureux, peu de femmes françaises, il est vrai, ont eu jusqu’ici à les appliquer à des relations de voyage. Il n’est point impossible pourtant que, sous la pression des circonstances sociales, quelques-unes n’arrivent à contracter l’habitude des excursions plus lointaines, et ne cèdent plus souvent au désir de raconter ce qu’elles auront vu. C’est une tendance qui se fait jour encore timidement, et dont Mme de Gasparin est un récent exemple. Pour réussir d’ailleurs dans le nouveau domaine offert à leur activité, qu’ont à luire les femmes de notre pays, si ce n’est à rester ce qu’elles ont été dans plus d’un genre où elles ont brillé, à demeurer fidèles à elles-mêmes, à leurs traditions, à cette délicatesse ingénieuse, à cette sûreté de goût, à cette humeur charmante dont elles ont laissé la trace lumineuse dans la civilisation française, et, ajouterai-je, à se faire le moins possible les missionnaires d’une religion quelconque, fût-ce même en n’admettant que le meilleur des livres, — la Bible, parmi leurs provisions de voyage ? Entre Mme Aulnoy, cette spirituelle touriste du Versailles de Louis XIV, et l’auteur du Journal d’un Voyage au Levant, près de deux siècles se sont écoulés ; bien des causes sociales qui, au XVIIe siècle, tendaient à faire du voyage d’une femme du monde et d’une femme d’esprit une choses exceptionnelle ont disparu, la face même des pays a changé. Ce qui devrait bien n’avoir point disparu pour notre gloire et notre enchantement, ce qui n’a perdu ni de son à-propos ni de son intérêt, c’est cette grace facile de verve et d’observation digne d’être rappelée de nos jours, et auprès de laquelle pâliraient assurément les déclamations, les prétentions à la science, les prédications de tout genre, les élans lyriques, les enthousiasmes factices, qui sont trop souvent le piège de nos contemporaines abusées. Ch. de Mazade.
Le Roman de la Charrette, d’après Gauthier Map et Chrestien de Troies[2]. — La poésie du moyen-âge, qui a si vivement préoccupé l’érudition du XIXe siècle, continue à être l’objet de laborieuses et persévérantes recherches. On sait combien d’études spéciales ont été publiées sur ce point, combien de monographies ont été entreprises, combien de manuscrits précieux arrachés à la poussière des bibliothèques. Il s’en faut bien que ces travaux soient toujours ce qu’ils devraient être ; les défauts de la littérature courante, la légèreté, la précipitation et même un certain charlatanisme ont trop souvent envahi ces calmes domaines de la science. Heureusement pour le succès défailli de ces tentatives diverses, une illustre et savante compagnie est occupée en ce moment même à y porter la lumière d’une critique sérieuse. L’Académie de inscriptions et belles-lettres, chargée de continuer le vaste monument dont le bénédictins du dernier siècle ont posé les assises, va mettre bientôt sous presse le vingt-deuxième volume de l’Histoire littéraire de la France. Une foule de questions importantes ont déjà été résolues dans cette publication que notre pays connaît si peu, et que toute l’Europe savante nous envie ; le volume, qui achèvera le tableau du XIIIe siècle, reviendra avec de nouveaux et inappréciables documens sur les problèmes les plus compliqués de cette grande époque. Les ardens débats soulevés à l’occasion de la poésie provençale, question de savoir si les romans en prose ont précédé les poèmes, la part qui revient à la France du midi et à la France du nord dans cette littérature inépuisable qui a alimenté l’Europe du XIIIe siècle, tout cela sera éclairé d’une vive lumière par les travaux inédits de M. Fauriel, par la science philologique M. Littré, de M. Paulin Pâris, de M. Lajard, par la critique patiente et la sûre direction de M. Victor Leclerc. En attendant que nous puissions rendre à ce grand travail l’hommage qui lui est dû, nous voulons signaler rapidement un excellent mémoire qui a obtenu les encouragemens de l’Académie des inscriptions, et qui fournit des renseignemens intéressans pour l’histoire des lettres françaises au moyen-âge.
L’auteur de ce mémoire est un Hollandais, M. le docteur Jonckbloet, professeur à Deventer. La bibliothèque royale de La Haye possède une traduction manuscrite du roman de Lancelot du Lac, document précieux à double titre, qui intéresse vivement l’histoire spéciale de la littérature hollandaise et les problèmes plus généraux qui se rapportent à notre ancienne poésie. M. Jonckbloet a été chargé, par le gouvernement de son pays, de la publication de ce Lancelot hollandais. Le premier volume a paru en 1847 ; la seconde partie exigeait des recherches nombreuses sur plus d’un point et la solution préalable de maintes difficultés philologiques, car le texte hollandais présente çà et là de graves lacunes, et pour essayer de les combler, il fallait comparer entre elles les différentes formes connues de ce vieux poème si cher à nos ancêtres. Or, cette comparaison, dès qu’elle est faite avec intelligence, évoque immédiatement les problèmes les plus ardus de l’histoire littéraire du moyen-âge, ces problèmes qui ont tenu si long-temps en haleine l’érudition conquérante de Fauriel, et sur lesquels le scrupuleux écrivain a laissé en mourant des conclusions toutes différentes de celles que renferment ses publications antérieures. M. Jonckbloet n’a pas reculé devant les obstacles ; il est venu à Paris, il a cherché dans les riches manuscrits de la Bibliothèque nationale tout ce qui pouvait éclairer son sujet, et il est arrivé à des résultats qui ne manquent pas d’importance. C’est l’introduction de ce second volume, publiée à part et rédigée en français sous ce titre : « le Roman de la Charrette, d’après Gauthier Map et Chrestien de Troies, » que nous recommandons à l’attention des esprits studieux.
Le roman ou conte de la charrette est un épisode de ce roman de Lancelot, qui, sous tant de formes différentes, en prose, en vers, en latin, en langue romane, en provençal, dans presque tous les idiomes de l’Europe, en grec même, a ravi l’imagination des vieux âges. On connaît les vers du poète florentin
Noi leggiavamo un giorno, per diletto,
Di Lancilotto, corne amor lo strinse :
Soli eravamo, e.senza alcun sospetto.
Il y aurait de bien charmans détails littéraires à donner sur le poème qui attendrissait ainsi la voix austère de Dante. Les investigations érudites en un tel sujet ont aussi leur avantage et leur prix. M. Jonckbloet s’est attaché, dans son travail, à deux questions principales. On avait déjà longuement discuté, en Angleterre et en France, sur l’auteur de ce roman et sur l’origine des poétiques traditions d’où il est sorti. M. Paulin Pàris, qui a eu le mérite de pénétrer un des premiers ces mystérieux arcanes, ne pensait pas, il y a quelques années, que le Lancelot appartînt aux traditions bretonnes ; lady Guest dans son édition du Mabinoyion, et M. de la Villemarqué dans ses Contes populaires des anciens Bretons, ont soutenu avec succès l’opinion contraire. Quant au nom de l’auteur, les recherches de M. Paulin Pàris (les Manuscrits français) et de M. Thomas Wright (Biographia britannica literaria) ne permettent pas de douter que ce ne soit Gauthier Map ou Walther Map, savant prêtre gallois, auteur du curieux livre de Nugis curialium, qui joua dans les lettres et dans la politique un rôle assez considérable sous le roi d’Angleterre Henri II. Ces points élucidés, restaient encore plusieurs problèmes, dont la solution intéressait spécialement l’éditeur du Lancelot hollandais. Gauthier Map a-t-il écrit son roman en latin ou en français ? la rédaction de Lancelot en prose française est-elle antérieure ou postérieure au Lancelot en vers de Chrestien de Troies ?
Sur le premier point, M. Jonckbloet, malgré l’opinion contraire de plusieurs érudits célèbres, cite et commente des textes irrécusables. Gauthier Map lui-même raconte que c’est par l’ordre du roi Henri II qu’il a écrit ce roman en français, et le traducteur hollandais parle de l’œuvre française de Gauthier Map. C’est donc en français, c’est dans cette parlure plus délitable que nulle autre, comme dit Brunetto Latini, que le roman de Lancelot a été rédigé par un prêtre du pays de Galles : nouveau et précieux témoignage de l’influence exercée déjà par notre idiome, même en ces âges lointains ! La seconde question, plus compliquée et aussi importante peut-être à cause de tout ce qui s’y rattache, n’est pas moins heureusement débrouillée. M. Jonckbloet a confronté pour la première fois les pièces du procès ; il publie un extrait du roman en prose de Lancelot du Lac intitulé li Contes de la Charete, et il met en regard le même conte versifié à la fin du XIIe siècle par Chrestien de Troies et son continuateur Godefroy de Leigny. L’exacte analyse que M. Jonckbloet donne de ce double travail et les judicieuses remarques que lui suggère cette comparaison ne laissent aucun doute sur la question de priorité. Le récit en prose, plus simple, plus clair, parfaitement lié aux autres parties du roman, est manifestement le fond primitif sur lequel s’est exercée la versification élégante et légère de Chrestien de Troies. Chrestien de Troies a choisi un épisode pour en faire une œuvre à part ; il supprime tout ce qui unit l’épisode au roman, ou bien même, n’étant point gêné par la logique unité de l’ensemble, il ne s’inquiète pas de contredire çà et là les événemens et les situations antérieures. Il est évident, en un mot, que ce Conte de la Charrette est un fragment du Lancelot en prose que le brillant trouvère a essayé de s’approprier par droit de poésie. Cette preuve habilement présentée, l’auteur en déduit toutes les conséquences ; on a remarqué, par exemple, certaines relations entre un autre roman de Chrestien de Troies, Perceval, et le Lancelot de Gauthier Map ; or, le Perceval du trouvère étant postérieur à son Conte de la Charrette, c’est toujours au Lancelot en prose qu’il faut revenir, comme à la source originale des poèmes de Chrestien de Troies. Je crois que cette thèse est démontrée d’une façon péremptoire dans le travail de M. Jonckbloet ; il me paraît incontestable que les rédactions en prose du Merlin, du Saint-Graal, du Lancelot, ont précédé les poèmes de Chrestien de Troies sur le même sujet. Est-ce à dire cependant que M. Jonckbloet ait résolu la question tout entière, la question de savoir si les romans du moyen-âge ont été rédigés en prose avant d’être mis en rimes ? Dans ce débat particulier, — élevé par les érudits entre Chrestien de Troies et Gauthier Map, l’hésitation n’est plus possible ; mais il y a un autre problème, un problème plus étendu que celui-là, et M. Jonckbloet ne paraît pas avoir assez nettement distingué ces deux aspects de la discussion. Parce qu’il a bien établi que le roman en prose de Map a précédé, le conte versifié de Chrestien de Troies, a-t-on le droit de conclure du particulier au général ? est-on autorisé à affirmer que partout, au moyen-âge, les poèmes chevaleresques ne sont que des remaniemens d’ouvrages en prose ? Quelques lignes de son mémoire sembleraient indiquer cette prétention, non justifiée encore, et qu’une critique sévère ne saurait admettre. Que le patient investigateur puisse arriver un jour à ce résultat, nous ne voulons pas le nier absolument ; il est difficile d’avoir une opinion arrêtée sur ce point, et la circonspection est le premier des devoirs dans l’étude si compliquée de la poésie du moyen-âge ; toujours est-il que cette question exigeait un examen spécial et tout un ensemble de preuves que ne donne pas le savant mémoire dont nous parlons. Nous inclinerions même, s’il faut le dire, vers la solution opposée. M. Paulin Pàris a très bien montré qu’il s’est accompli, vers la fin du XIIe siècle, une complète révolution dans la poésie. Nombre de vieux poèmes, dont la rudesse ne convenait plus à la culture nouvelle des esprits, ont été refondus par les trouvères du temps de Philippe-Auguste, et présentés à une société plus délicate sous une forme neuve et brillante. C’est là une curieuse découverte, désormais acquise à l’histoire littéraire. Le poème de la Chanson d’Antioche, refait et rajeuni au temps de saint Louis par le trouvère Graindor, est un des plus intéressans exemples de ces révolutions de la poésie et du langage au sein d’une époque dont nous ne sommes guère habitués à distinguer les phases diverses. Pourquoi les poèmes chevaleresques de la Table-Ronde ne seraient-ils pas aussi une confirmation de cette règle ? Pourquoi ces rédactions en prose, qui ont précédé les œuvres de Chrestien de Troies, ne seraient-elles pas elles-mêmes une transformation de poèmes plus anciens ? Nous soumettons ces simples demandes à M. Jonckbloet. Les savantes recherches dont son mémoire est rempli prouvent qu’il comprend tous les problèmes de cette vieille littérature, et, après les résultats qu’il a obtenus, il est permis de lui signaler des difficultés nouvelles.
Ce n’est pas seulement l’introduction de M. Jonekbloet que nous avons voulu recommander au public français ; le texte hollandais du Lancelot qu’il a publié contient des choses très précieuses pour nous. Ce sont, par exemple, des fragmens du cycle d’Arthur, qui ont disparu de nos bibliothèques, ou qui du moins ont échappé jusqu’ici à toutes les investigations. Le traducteur hollandais, d’après l’usage du temps, a inséré dans son texte maints épisodes de cette épopée amoureuse et chevaleresque, de ces brillantes Mille et une Nuits du moyen-âge. Il nous a révélé ainsi des richesses que nous pensions perdues ; elles n’étaient que dérobées aux regards sous les voiles de la vieille langue hollandaise. M. Jonekbloet, qui aime la France et qui se sert assez facilement de notre idiome, nous doit la traduction de ces documens. Si nos paroles le décidaient à entreprendre ce travail, nous serions heureux d’avoir attaché à notre pays, par un lien de plus, un esprit laborieux et modeste qui peut apporter un utile concours au débrouillement de nos origines littéraires.
AVENIR DES ARMÉES EUROPÉENNES, par M. le général Roguet[3]. — La guerre des rues avait, et depuis trop long-temps, ses annales : elle devait avoir aussi sa théorie répressive. M. le général Roguet vient d’écrire sur cette triste matière un livre utile et pratique. En traitant un sujet qui réveille dans tous les cœurs des souvenirs douloureux, l’auteur a voulu oublier que ses préceptes militaires pussent jamais devenir applicables en France : c’est aux armées européennes qu’il s’est adressé, et les leçons qu’il donne sont de celles qu’on a intérêt à méditer en tout pays. Aux hommes d’ordre, ce livre doit inspirer une sécurité nouvelle, en leur apprenant jusqu’où peuvent aller les ressources de la répression ; — aux révolutionnaires incorrigibles, il démontre, avec la précision de la science, que les émeutes, les tours de main, n’ont plus de chances de succès au milieu de sociétés trop cruellement averties. Dans un rapide historique, l’auteur retrace, du point de vue spécial où il s’est placé, les plus mémorables épisodes des guerres civiles qui ont ensanglanté l’Europe depuis le moyen-âge jusqu’à nos jours. Cette étude lui fournit les bases principales du système qu’il applique à la guerre des rues. Il recherche d’abord quel parti il convient de prendre pour réprimer la révolte. Faut-il occuper et défendre toute la ville, se concentrer dans un grand quartier militaire ou dans une position contiguë, prendre une position extérieure de ralliement ou enfin s’éloigner tout-à-fait de la capitale ? Il y a là cinq solutions techniques entre lesquelles la science militaire doit se prononcer : c’est à la première de ces cinq solutions, c’est-à-dire à la défense et à l’occupation de la ville entière, que sont consacrés les principaux développemens du livre. L’auteur traite le système de l’occupation de manière à ce qu’à un moment quelconque de la crise, et suivant les circonstances, on puisse nécessairement adopter un ou plusieurs des autres plans. Il donne une statistique neuve et complète des forces de l’émeute comme des moyens de la répression, ainsi qu’une série de principes fondamentaux dans ce genre de guerre. Il étudie ensuite les mesures générales de défense dans toute la ville supposée occupée, l’emploi de la troupe de ligne et de la garde nationale, les dispositions à observer pour l’emplacement de mairies-casernes-magasins dans chaque arrondissement : ces établissemens, toujours groupés de la manière la plus convenable, forment, sous les ordres des généraux de brigade revêtus des pouvoirs de l’état de siége, autour des quartiers-généraux et des réserves divisionnaires, un réseau de positions secondaires, véritables citadelles actives, fortes de la réunion la plus complète de tous les moyens de défense et d’approvisionnement. Autour de chacune de ces positions principales, un cercle de positions tertiaires est occupé par des détachemens mixtes de troupes de ligne et de gardes nationales de l’arrondissement. Le réseau du quartier-général central, des positions principales ou divisionnaires, des positions secondaires ou subdivisionnaires, des positions tertiaires, est approvisionné en vivres et munitions de tous genres pour toutes les éventualités. Enfin des principes sont posés pour le fractionnement des troupes et du commandement, pour la division et la subdivision du théâtre de la lutte, tant entre les murs de la ville révoltée que hors de son enceinte.
Telles sont les dispositions générales préliminaires et invariables en cas d’émeute. Viennent ensuite les prescriptions de détail pour la marche et l’établissement des troupes, lorsque les circonstances ordonnent de les mettre en mouvement. M. le général Boguet indique la manière de diriger ces nouvelles opérations ; il traite des cheminemens le long des rues, à travers les places, de maison en maison, de chambre en chambre, — de l’attaque des barricades et des positions diverses. Il ne perd jamais de vue, au milieu des complications de cette guerre des rues, que les deux camps appartiennent à la même nation ; il éloigne toute pensée d’antagonisme politique ce sont les devoirs du soldat citoyen qu’il trace, devoirs souvent rigoureux, mais que la passion ne domine jamais. Les intérêts à défendre sont trop importans pour qu’il soit nécessaire de faire appel à d’autres sentimens qu’à ceux du patriotisme.
Un dernier chapitre résume et complète les dispositions permanentes ou accidentelles indiquées dans le livre : nous avons remarqué tout un ensemble de mesures proposées pour qu’en cas de révolte, et au premier signe du télégraphe, de grandes circonscriptions administratives et militaires s’établissent dans le pays, protégées par des forces imposantes, et formant, sous la direction du gouvernement central, autant de gouvernemens éventuels. Il y a là un essai de solution, au point de vue militaire, de cette question de la centralisation si souvent agitée depuis quelque temps. Quelques pages sur les causes générales de l’anarchie terminent cet intéressant traité, où les considérations politiques et morales viennent à chaque page éclairer et fortifier les considérations militaires. À lire de pareils écrits, empreints d’un sentiment élevé d’ordre et de discipline, on reprend confiance dans le temps et le pays où les devoirs militaires sont encore si noblement compris, et où le soldat est prêt à servir au besoin la civilisation de sa plume comme de son épée.
— Le Théâtre-Italien a fait son ouverture par la Sonnanbula de Bellini, chantée par Mlle Sontag et M. Calzolari. Mlle Sontag est toujours une charmante cantatrice, et M. Calzolari nous promet un ténor distingué ; la cantatrice dans le rôle d’Amina et le ténor dans le rôle d’Elvino ont mérité et obtenu les applaudissemens de la salle. C’est ce que nous avons à dire de plus flatteur pour l’administration. En somme, le début de la nouvelle troupe n’a pas tenu les promesses des journaux : Morino ne fera pas oublier Morelli, qu’il eût été habile de retenir, et peut-être eût-on mieux fait de fortifier les chœurs que de rafraîchir la salle. Nous ne voyons pas non plus venir encore les talens nouveaux qu’on nous annonçait pour justifier la révolution opérée au Théâtre-Italien depuis l’ouverture, et déjà nous sommes à la moitié de novembre, la Sonnanbula seule a paru sur l’affiche vraiment lilliputienne, — fort peu anglaise par bon goût sans doute, — du Théâtre-Italien, et nous craignons quelque peu de ne voir, en fait de nouveautés, que cette trop fameuse Tempesta pour défrayer l’hiver. Cependant on assure que l’on va répéter l’opéra de Ricci, Crispin et la Mort, qu’on applaudissait à Venise l’hiver dernier. Pour nous, qui nous intéressons à la prospérité de ce beau théâtre, nous le souhaitons vivement ; nous souhaitons surtout que les artistes éloignés forcément ou volontairement reviennent apporter le secours de leur talent à la nouvelle direction : Mlle Alboni, Mlle Véra, Mario, Morelli, Ronconi même, qu’il serait beau à M. Lumley de rendre à la scène italienne, si déjà un autre théâtre ne l’a enlevé, comme le bruit en a couru. Il ne faut pas que cette manie de division et d’éparpillement qui a fait tant de ravages dans d’autres régions pénètre au Théâtre-Italien ; il ne faut pas que la présence de M. Lumley soit une cause ou un prétexte d’éloignement pour aucune grande renommée. Cest en cela que la véritable habileté se montre effectivement, et sans doute on n’y fera pas défaut au Théâtre-Italien ; c’est par là surtout qu’on peut nous rendre cette grande école de chant que la révolution de février est venue disperser. Telles sont les seules réflexions que nous inspire pour le moment le Théâtre-Italien, sur lequel nous aurons l’occasion de nous étendre davantage, lorsqu’il nous aura montré les richesses qu’il doit tenir en réserve, s’il ne veut pas tromper nos espérances.