Chronique de la quinzaine - 14 mars 1916

Chronique n° 2014
14 mars 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous avons, ces dernières semaines, vécu de grandes heures. De toute la masse de ses divisions d’élite, de tout le poids de son artillerie lourde, de toute la puissance de sa chimie destructive, de toute la rage, en un mot, de la fureur teutonique, l’armée allemande s’est ruée contre Verdun. Nous étions prévenus depuis quelques jours. L’Empereur, et tel ou tel des princes confédérés, avaient de nouveau proféré des paroles truculentes devant l’Allemagne qui les supporte, annonçant comme prochaine « la plus formidable bataille que l’histoire ait jamais vue, » ajoutant que l’Allemagne avait 200 000 vies à y dépenser. Ces discours de hauts personnages sont rarement de simples extravagances. De Hollande, de Suisse, on signalait d’incessans mouvemens de troupes, une énorme accumulation de matériel. Nos services de renseignemens suivaient pour ainsi dire de nuage en nuage l’orage, bientôt tempête, puis cyclone, qui s’amassait, se fixait, crevait. Dès le 15 février, nous attendions, précisément là où elles ont sévi, les rafales des 105, des 210, des 305, des 380 et des 420. Il n’y a donc pas eu de surprise. Les Allemands sont venus. Nous les avons vus venir. Ils n’ont pas vaincu.

Le bombardement a commencé le 20, un dimanche (Guillaume II est plein d’attentions pour le « vieux dieu » germain, que réjouissent les hécatombes), sur un front d’une dizaine de lieues, de Montfaucon, en Argonne, à Étain, dans la Woëvre. Nos tranchées et les forts au Nord de Verdun furent donnés pour cibles à un feu d’enfer : la ville elle-même, devenue un vrai « nid à obus, » dut être, par ordre, vidée de ses derniers habitans. A partir de ce dimanche matin, l’action s’engage et se développe, implacable. Une vague allemande accourt, se brise en une écume de sang ; une autre vague suit, déferle, s’écroule, recule ; mais d’abord la marée avance ; elle gagne, du 21 au 26 février, deux, quatre, six kilomètres. Comme l’on peut, sur la plage, quand la mer s’est retirée, se représenter, aux épaves qu’ils y ont laissées, les lignes successives des flots, ici l’on peut, aux amoncellemens de cadavres sur le terrain, reconstituer les lignes successives du combat. La première lame ne couvre qu’un assez petit espace, de Brabant-sur-Meuse, par le sud d’Haumont et le bois des Caures, dans la direction de Grémilly (23 février). La deuxième, déjà plus large (jeudi 24), va de Samogneux à l’Herbebois. Le 25,1a troisième s’épand, de Champneuville, au-dessous d’Ornes, par le Sud de Beaumont. Enfin, le samedi 26, une quatrième vague s’élance de Vacherauville sur la côte du Poivre, passe au Sud du bois de la Vauche, bat le village et le fort de Douaumont, s’arrête au Nord du village et du fort de Vaux. En même temps, nos troupes de la Woëvre sont ramenées au pied des Hauts de Meuse. Alors, il semble bien que le Destin intervienne et dise à l’invasion : « Tu n’iras pas plus loin. »

Le samedi 26 marque le sommet de la courbe. C’est le point et l’instant critiques. Dans l’après-midi, pour une raison que, plus tard, nous connaîtrons mieux, — arrivée d’un homme ou de milliers d’hommes, arrivée d’un homme et de milliers d’hommes, — la bataille est fixée, clouée sur place, immobilisée. Elle s’apaise même pendant un jour ou deux, et l’on dirait que les armées épuisées s’endorment debout, l’une en face de l’autre, tandis que seul, par intervalles, le canon gronde. Il faut enterrer les morts, consolider les positions nouvelles, refaire les approvisionnemens de munitions. Sans doute, ce n’est qu’une pause, ce n’est pas la fin ; et l’ouragan, pour la seconde fois déchaîné, s’acharne autour de Douaumont, qui est pris, perdu, repris, reperdu, repris encore et reperdu encore. Mais, depuis le 26 février, sur ce front du Nord de Verdun, la bataille ne bouge plus. Depuis le 26, les Allemands ne nous ont pas enlevé un mètre, presque pas un pied, pas un pouce, de sol français. En se retournant, ils peuvent d’un coup d’œil mesurer toute leur conquête, six kilomètres à peine de largeur ; et ils peuvent mesurer aussi la hauteur, la profondeur de leur sacrifice : de cent mille à cent cinquante mille de leurs meilleurs soldats, jusque là épargnés par l’avare astuce de l’État-major, pour être jetés sans pitié dans un suprême coup de partie ; fils de la Poméranie et du Brandebourg qui n’auront point entendu le salut hâtif du roi de Prusse au Landtag de leur province, à qui ne sera point parvenu le remerciement un peu sec, et où l’émotion sonne aussi faux que le triomphe, dont devait être payée leur fidélité.

Car ce triomphe télégraphique sonne faux. Sans attendre davantage, nous savons combien peu la gigantesque tentative des Allemands a réussi, encore qu’ils l’aient redoublée et triplée, reportée sur la rive gauche de la Meuse, vers l’Ouest, par Forges et Regnéville : arrêtés de nouveau devant la Côte de l’Oie, ils ne la monteront point au pas de parade. Pour savoir combien ils ont échoué, il faudrait savoir positivement ce qu’ils s’étaient proposé ; mais ce n’est qu’une question de plus ou de moins, et le moins sera déjà d’une immense conséquence. Au début de l’offensive allemande sur Verdun, on s’est étonné du choix d’un tel lieu et d’un tel moment. Quant au moment, il est choisi au mépris des préceptes de l’art de la guerre, lesquels « recommandaient jadis de ne point faire la guerre au printemps, » c’est-à-dire en cette saison froide et pluvieuse où nous sommes, qui est, au propre et au figuré, comme la liquidation de l’hiver ; préceptes qu’un vieux traducteur résumait par antiphrase dans cette formule : « Qui veut par ainsi que les forces, l’ordre, la discipline et la vertu militaire ne lui profite et vaille rien, qu’il fasse hardiment la guerre au printemps ; » mais il y a des siècles de cela, et les conditions de la guerre ont tant changé ! D’ailleurs, les Allemands n’ont peut-être pas été (écrivons prudemment : peut-être) ils ne sont peut-être plus les maîtres de l’heure. L’Allemagne a pu être pressée par diverses raisons ; et de ces raisons, qui sont des aiguillons, on en pressent, on en devine de toute sorte.

Raisons politiques : elle va émettre son quatrième emprunt de guerre, qu’il serait urgent de soutenir et de chauffer par la victoire ; le Reichstag est convoqué pour le 15 : il serait à la fois agréable et utile de lui sonner un réveil en fanfare. L’esprit public, sinon l’opinion parlementaire, toute de style officiel, paraît en avoir besoin. Raisons dynastiques, un peu plus menues ou plus égoïstes : l’Empereur, dans l’intérêt de la famille, aurait voulu procurer à son fils, dont le prestige est ébranlé, l’occasion d’un éclatant succès, lui faire gagner un bâton de maréchal plus long que ceux d’Hindenburg et de Mackensen, le ceindre, par anticipation d’hoirie, de la couronne de laurier : Heil dir im Siegerkrantz ! Raisons plus générales et plus graves, les unes d’ordre économique : l’Allemagne, si elle n’est pas réduite à la famine, est certainement très gênée ; si elle ne souffre pas d’une disette absolue, elle manque de bien des choses considérées comme nécessaires, en ce sens au moins qu’elle n’en possède, n’en produit et n’en reçoit pas une quantité suffisante : elle n’est pas encore à la diète, mais elle est depuis des mois déjà à la ration. Bien que, contre son gré, elle n’achète pas au dehors autant que d’autres nations, la valeur du mark allemand continue de baisser, dans les pays Scandinaves comme à Amsterdam, et à Genève comme à New-York. Les matières premières dont elle alimentait son industrie, elles-mêmes, se font rares. Dire et répéter cela, c’est dire sûrement la vérité, d’un ton probablement au-dessous de la vérité.

Raisons graves aussi d’ordre diplomatique : l’hésitation même de la victoire, promise à grand fracas, fait hésiter les neutres, et certains alliés qui se fatiguent à mesure que la décision s’éloigne : qui sait si elle ne pourrait, par une espèce d’effet contraire, déterminer à l’action hostile des Puissances qui se réservaient par crainte plus que par sympathie, et qui, tenues, dans l’orgueil de la force, pour secondaires, seraient capables, à l’heure où la Fortune penche, de fournir l’appoint, de donner la chiquenaude qui la précipiterait ? Point de temps à perdre : il faut les arrêter, en frappant un coup dont la terre tremble. D’autant plus, et voici des raisons militaires, — pourquoi n’y en aurait-il pas ? — d’autant plus que la prise d’Erzeroum par les Russes et les opérations qui l’ont suivie, celles qui vont amener vers Trébizonde, sur les rivages de la Mer-Noire, les cosaques du grand-duc Nicolas, et qui, au pays de l’aurore, marquent pour les bons guetteurs le lever d’un autre soleil, ont fait ou inclinent à faire, dans l’Orient le plus proche, changer de camp la peur et le sourire. Pour ceux-là mêmes dont il n’y avait point à transformer les sentimens, la tournure et l’allure des événemens modifient, fortifient les possibilités. Sous l’empire de ces préoccupations, en face de Salonique occupée solidement par les Anglo-Français, de Vallona défendue par les Italiens, de l’armée serbe reposée, réorganisée à Corfou, de l’armée roumaine chaque jour plus complètement mobilisée, de l’armée grecque impatiente de l’injure bulgare, le coup de Verdun, à l’autre extrémité de l’Europe, qui dans une si grande catastrophe est toute petite, serait la réponse, le défi, le gros juron de l’Allemagne, riche en jurons horrifiques et prodigue de la menace de son poing.

Laquelle de ces raisons est la bonne ? ou lesquelles ? ou toutes ensemble ont-elles poussé l’Allemagne à choisir ce moment, quelque peu indiqué qu’il parût par la météorologie ? Mais justement ne l’a-t-elle pas choisi parce qu’il n’était pas indiqué ? En avançant le printemps, en décrétant qu’il s’ouvrirait militairement au mois de février, n’a-t-elle pas songé surtout à devancer l’offensive concertée que les Alliés, dont le conseil de guerre commun devait se réunir en mars, lui promettaient pour le printemps vrai ? De même, quant au choix du lieu. Les experts se demandent encore si l’attaque de Verdun n’est qu’une « feinte, » au prix de laquelle on n’aurait pas regardé, afin de mieux couvrir un dessein différent, un plan qui se déroulerait ailleurs, ou si c’est une attaque « à fond, » après quoi, la malice allemande serait provisoirement à bout d’invention ou de ressources.

Nous ne les suivrons pas, on le comprend, en des considérations techniques d’où nous risquerions de ne point sortir. Mais supposons, comme il devient de plus en plus vraisemblable par la durée et par l’intensité de l’effort, que l’attaque sur Verdun soit bien le grand coup, l’attaque « à fond. » Ce serait une erreur de conclure : les Allemands nous ont attaqués à Verdun, quoique ce soit un des points les plus forts de nos lignes. Il serait plus logique et plus psychologique de dire : les Allemands nous attaquent à Verdun, parce que c’est un de nos points les plus forts. Les argumens purement militaires ne manqueraient pas, et la presse d’outre-Rhin, pour pallier un échec qu’elle prévoit, en a déjà rassemblé plusieurs : Verdun s’enfonce comme un coin entre deux positions allemandes d’une importance particulière, la forêt de l’Argonne et la dent de Saint-Mihiel ; des hauteurs de la Meuse et de la plaine de la Woëvre, les Français peuvent à leur aise troubler les communications de l’ennemi, et, l’assaillant à l’improviste, mettre en danger d’être isolées les troupes allemandes qui occupent des positions plus avancées.

Assurément, l’entreprise est aventureuse, mais la guerre, qui est calcul, est aussi aventure. De même qu’il faut réfléchir et préparer, il faut oser. Ou plutôt, de même qu’il est des temps de réfléchir, de même il est des temps d’oser. Au surplus, les Allemands se flattent d’avoir si parfaitement combiné leur affaire, qu’ils ne pensent qu’au succès et à ses bénéfices, dont le moindre ne serait pas de réintimider l’univers en démontrant par le plus difficile l’invincibilité allemande. Qu’importe, en regard de ce résultat, un aléa réduit au minimum, la part infime de hasard qu’on ne saurait éliminer par conseil et sagesse, et qui du reste peut s’appeler la chance ? Sans doute, si l’on se trompait... ; mais c’est de certitude qu’on doit se remplir les yeux et l’esprit ; or, c’est la certitude allemande, que l’Allemagne est au-dessus de tout. Et peut-être, d’autre part, que l’Allemagne n’y pense plus tant, ni de si loin ; peut-être maintenant ses mouvemens sont-ils moins commandés, moins coordonnés qu’on ne le croit ; peut-être y entre-t-il plus qu’on ne le croit d’impulsions et de réactions instinctives. On a, à son endroit, usé jusqu’à en abuser de comparaisons peu avantageuses. On l’a comparée au taureau piqué de banderilles et qui fonce, à la bête en cage cherchant une issue et se cassant la tête contre le mur. Au lieu du cirque et de la cage, je verrais assez bien une salle de jeu. Il est tard ; voici les dernières parties, la dernière occasion de « se refaire, » de sauver sa mise. Le coup de Verdun est pour l’Allemagne ce qu’est pour le joueur le coup de quatre heures du matin.

Mais s’il en est réellement ainsi, quel jour jeté sur sa situation ! Comme les raisons politiques de son va-tout militaire s’accusent et s’imposent ! Elle n’a plus qu’une carte à abattre : l’aube blanchit, elle est obligée d’aller vite. Seulement, nous, nous ne sommes point obligés de brûler de sa fièvre. Nous avons appris depuis vingt mois que nos deux principaux alliés sont l’espace avec la Russie et le temps avec l’Angleterre. Tout en les aidant de notre mieux, nous pouvons patiemment les laisser travailler. Pour dire les choses comme elles sont, sans exagération et sans atténuation, les Allemands se sont un peu rapprochés de Verdun : il leur en a coûté des pertes effroyables Mais nous les contenons, nous nous maintenons, nous tenons.

Longwy, Mangiennes, Damvillers, Vauville, Ormont, Samogneux, Malancourt, Clermont-en-Argonne, Maisons-de-Champagne, Massiges, Somme-Tourbe, tous ces noms apparaissent en août et septembre 1792. Et c’est le 22, après Valmy, — qu’est-ce que les dix mille coups de canon tirés alors de chaque côté ? — que Goethe écrivit la page demeurée célèbre : « Ainsi s’était écoulé le jour ; les Français restaient immobiles... On rappela nos gens du feu, et ce fut comme s’il ne s’était rien passé. La plus grande consternation se répandit dans l’armée. Le matin encore, on ne parlait que d’embrocher et de manger tous les Français... Maintenant, chacun paraissait rêveur ; on ne se regardait pas, ou, si cela arrivait, c’était pour détester et maudire. A la nuit tombante, nous avions par hasard formé un cercle, au milieu duquel un feu ne put même être allumé comme d’ordinaire. La plupart se taisaient ; quelques-uns discouraient... Enfin, on m’interpella... Je répondis : « De ce lieu et de ce jour date une nouvelle époque dans l’histoire du monde, et vous pourrez dire : « J’y étais. »


Tandis que, chez nous, elle contracte à l’extrême et crispe son visage de violence, en Suisse, l’Allemagne découvre une autre de ses faces. On la sentait derrière la porte du prétoire du tribunal militaire de Zurich où s’est débattu le procès des colonels Egli et de Wattenwyl. Ces officiers étaient poursuivis pour avoir : 1° le colonel Egli, en sa qualité de sous-chef de l’état-major de l’armée fédérale, communiqué aux deux attachés militaires d’un des groupes de Puissances belligérantes tout ou partie des bulletins quotidiens de la section des renseignemens de l’état-major (à l’un, l’attaché allemand, le bulletin complet, depuis le mois de février 1915 ; à l’autre, l’attaché autrichien, une partie de ce bulletin, depuis le printemps) ; 2° le colonel de Wattenwyl, rétabli l’équilibre, en ordonnant, pendant une absence du colonel Egli, la communication du bulletin entier à l’attaché militaire qui jusque là n’en avait reçu qu’une partie ; 3° tous deux, le colonel Egli elle colonel de Wattenwyl, porté à la connaissance d’un des attachés militaires (l’allemand) des documens étrangers échangés entre ces gouvernemens et la Suisse, ou entre ces gouvernemens et leurs organes officiels en Suisse (dans l’espèce, le gouvernement russe, sa légation à Berne, ou ses attachés militaires à Londres, Stockholm et autres villes du Nord). » Disons tout de suite que le Tribunal a écarté le troisième chef d’accusation, comme ne reposant que sur des raisonnemens ou inductions sur lesquels ne peut se fonder la preuve juridique. Il a retenu les deux premiers, considéré la preuve comme faite et déclaré cet acte « contraire à l’article premier de l’ordonnance du Conseil fédéral sur la neutralité ; » mais il a estimé que si « la communication du bulletin constitue une violation de la neutralité, dans le sens d’une violation des devoirs de service, » il était difficile de lui appliquer les dispositions pénales, très rigoureuses en temps de guerre, qui visent le service des renseignemens en faveur d’une Puissance étrangère ; qu’au demeurant, les colonels Egli et de Wattenwyl avaient agi avec une bonne foi qui ressort du fait que la communication du bulletin avait lieu ouvertement. En conséquence, il les a acquittés, en les renvoyant devant leurs supérieurs pour un jugement disciplinaire. Des arrêts de rigueur leur ont été, par suite de cette décision, récemment infligés. Le colonel de Wattenwyl a donné sa démission. Le colonel Egli prend sa retraite. L’affaire est donc réglée et il n’y aurait pas à y revenir, si le procès de Zurich, comme on l’a dit en Suisse même, ne comportait pas une philosophie, ne se rattachait pas à des causes, n’enveloppait pas des conséquences, ne prêtait pas à des observations qui le dépassent singulièrement.

Non seulement il s’est déroulé en une atmosphère surchauffée, agitée durant toute l’année 1915 par des incidens répétés, qu’il ne nous convient pas de rappeler ici, et dont nous nous bornerons à dire avec regret que notre mauvaise étoile a permis qu’ils fussent tous dirigés dans le même sens ; mais il a posé pour la Suisse, ou révélé qu’il se posait pour la Suisse de graves problèmes de politique intérieure ; l’un qui touche aux rapports du Conseil fédéral et du général en chef ; en termes qui nous sont familiers, aux relations du gouvernement et du commandement ; l’autre, beaucoup plus vaste encore, et qui n’est rien de moins que le problème des rapports des différentes nationalités ou des différentes races ou des cantons de différentes souches dans la Confédération helvétique.

L’article 85 de la Constitution du 29 mai 1874, en son paragraphe 4, attribue à l’Assemblée fédérale, — pouvoir législatif résidant en deux Chambres, Conseil national et Conseil des États, — « l’élection du général en chef de l’armée fédérale ; » en son paragraphe 6, il lui reconnaît le droit de prendre « les mesures pour la sûreté extérieure, ainsi que pour le maintien de l’indépendance et de la neutralité de la Suisse. » Ce serait en vertu de cet article (combiné avec les paragraphes 9, 10, 11 et 12 de l’article 102), que de pleins pouvoirs auraient été, le 3 août 1914, conférés au Conseil fédéral, sorte de Directoire, formé de sept membres, en qui s’incarne le pouvoir exécutif, ministres que préside le propre président de la Confédération, et qui sont, à ce titre, la plus haute expression du pouvoir civil. En somme, c’est au pouvoir civil, en leurs personnes, et en tant que Conseil fédéral, non pas au général en chef, non pas à l’État-major, non pas au pouvoir militaire, s’il n’est pas incorrect en droit de parler d’un « pouvoir militaire, » que ces pleins pouvoirs ont été accordés. Le premier usage que le Conseil fédéral en a fait, dès le lendemain 4 août, a été de proclamer, avec une netteté qui ne souffre aucune équivoque, ce principe de neutralité absolue : « L’impartialité la plus stricte sera observée à l’égard de tous les belligérans : on devra donc s’abstenir de tout acte favorisant l’un ou l’autre d’entre eux. » — A quoi, en dépit de la règle, l’État-major en était arrivé, on l’a vu au procès de Zurich par l’attitude des deux colonels, qu’est venu couvrir et approuver le chef de l’État-major lui-même, le colonel de Sprecher, dont certaines phrases mériteraient d’être relevées, s’il n’était plus sage et plus digne de les oublier. Encore les accusés n’avaient-ils pu être amenés jusqu’au tribunal militaire que parce que l’opinion publique irritée n’avait pas toléré qu’on les y dérobât. Il n’a pas fallu moins d’un mois. C’est le 8 décembre 1915 que le colonel Egli et le colonel de Wattenwyl avaient été dénoncés. Le 11 décembre, le général en chef avait été saisi ; il répondit en réglementant les relations entre les attachés étrangers et l’état-major. Le 20, l’affaire fut soumise à la délégation du Conseil fédéral, qui demanda des sanctions plus sévères. Le 23, le général en chef déplaça de l’état-major, en leur confiant d’autres commandemens, les officiers qu’il était contraint d’écarter. Jusqu’au 11 janvier 1916, le Conseil fédéral ignora tout. On conçoit que, traité de la sorte, il ait trouvé que ses « pleins pouvoirs » étaient en réalité peu de chose et qu’il ait eu de la peine à croire à la « prépondérance du pouvoir civil. « Le Conseil fédéral et le général en chef, dans la situation fausse où ils se sont vus brusquement placés l’un vis-à-vis de l’autre, ont pris le bon moyen : ils se sont expliqués. Le Conseil fédéral a revendiqué ses droits. Le général en chef a protesté de son respect. La Commission compétente a enregistré ce nouveau pacte mutuæ defensionis et associationis civicæ. Nul doute que l’Assemblée fédérale, saisie à son tour, ne s’empresse de résoudre par une conclusion aussi heureuse une querelle qui eût pu s’aigrir.

Mais, si sérieuse que fût cette première difficulté, la seconde est pire. Elle a des racines plus profondes, des ramifications plus étendues. Elle n’est pas seulement d’ordre constitutionnel, mais d’ordre national. Il faut avoir toujours présentes à la pensée la configuration géographique de la Suisse et sa formation historique, les conditions naturelles et les circonstances politiques de son existence et de son développement. La Suisse, divisée à l’intérieur par ses montagnes et ses vallées en de nombreux compartimens, s’ouvre, vers le dehors, sur trois nations : la France, l’Allemagne et l’Italie. Ce sont trois civilisations, ou du moins deux, la germanique et la latine, dont elle subit les attractions divergentes, d’autant plus fort qu’elle use couramment et même officiellement des trois langues, le français, l’allemand et l’italien. La pente des relations commerciales, qui suit celle des voies de communication, l’entraîne aussi de ces trois côtés à la fois. Au dedans, la croissance de la Confédération s’est accomplie en cinq périodes : les trois Cantons, les Huit Cantons, les Treize Cantons, les Dix-neuf Cantons, les Vingt-deux Cantons. Le noyau primitif, était allemand (les Trois cantons forestiers, de 1291 à 1351) ; allemands encore, les Huit cantons (de 1351 à 1481) ; allemands toujours, à la presque unanimité, les Treize cantons (de 1481 à 1803) ; allemands enfin entrés grande majorité, sauf le Tessin (italien), Vaud (romand), les Grisons (pour partie, latin ou romanche), allemands quinze ou seize des Dix-neuf cantons (1803-1814). Ce n’est qu’au Congrès de Vienne que sont introduits les trois cantons romands, d’affinité française, du Valais, de Neuchâtel et de Genève, par l’accession desquels s’achève « l’intégration » de la Suisse en ses Vingt-deux cantons. Mais, avant cette intégration, et même après, des forces de dissociation ne cessent de travailler et de tirailler les membres du Corps helvétique. Dans l’ancienne Confédération, toute allemande pourtant, c’étaient la rivalité des cantons urbains et des cantons ruraux ; l’opposition des courans qui drainaient les mercenaires vers le service de l’Empereur, ou du roi de France, ou des princes et des républiques d’Italie ; les disputes religieuses, portées souvent jusqu’à la guerre et à l’extermination.

Dans la nouvelle, ce fut, il n’y a guère qu’un demi-siècle, en 1847, le Sonderbund, né, du moins comme prétexte, d’une histoire de jésuites, de couvens et d’université. Comment, sur un pareil État, si divers d’origines, d’intérêts, de sympathies, le grand conflit, qui met aux prises les trois nations auxquelles les cantons sont apparentés, ne se répercuterait-il pas ? Il est curieux de noter que, même en ce qui concerne les rapports du pouvoir militaire et du pouvoir civil, les cantons se groupent sous l’influence allemande, d’un côté ; de l’autre, sous l’influence française. Prenons, par exemple, la dernière discussion au Conseil national : ici, MM.  Bueler (de Schwytz), Bühlmann et Kœnig (de Berne) ; là, MM.  Fazy (de Genève), Chuard (de Vaud), Henri Calame (de Neuchâtel), Borella (du Tessin), encadrent respectivement le rapporteur de langue allemande, M. Spahn (de Schaffouse) et le rapporteur de langue française, M. Secrétan (de Lausanne). Mais le lien fédéral subsiste néanmoins intact, et des forces de cohésion combattent et maîtrisent les élémens de dissociation, si bien qu’on a eu tort de dire : « les cantons allemands, » et qu’on aurait tort de dire « les cantons français. » Il n’y a que des cantons « alémaniques » et des « cantons « romands, » également suisses en leur ensemble, qu’ils soient en leur particulier romands ou alémaniques. Le président du Conseil national, M. Eugster, s’est écrié, pour clore sa harangue : « Au cours de cette guerre, nous nous sommes voués aux œuvres de charité. Tout nous convie à la concorde. Nous voulons nous retrouver et nous tendre la main. Nous voulons être Suisses, et rien que Suisses. » Pour nous, Français, nous ne voulons voir que cette Suisse charitable, qui nous a si généreusement donné des occasions de la connaître. Qu’elle soit la Suisse, et rien que la Suisse ! Nous n’aurions pas l’indiscrétion de lui demander davantage.


À Washington, troisième aspect de la figure allemande : belliqueuse et farouche chez nous, insinuante et tentatrice à Berne, voici maintenant l’Allemagne chicanière, ergoteuse, tracassière : elle n’est pas plus belle. Alors que l’affaire du paquebot la Lusitania semblait en voie de s’arranger, et que quelques-uns jugeaient peut-être que le président Wilson et M. Lansing, son secrétaire d’État, se montraient un peu trop faciles, le gouvernement impérial a eu l’impertinente idée de lui adresser un mémorandum, dans le style d’un ultimatum. Quand on le lit attentivement, on n’aperçoit pas bien ce que ce mémorandum du 8 février 1916 changeait ou ajoutait à la déclaration du 4 février 1915. L’Allemagne, il y a un an, fit savoir à tous ceux qu’il appartiendrait « qu’à partir du 15 février prochain (1915) elle considérerait comme zone militaire les régions maritimes qui touchent à la Grande-Bretagne et à l’Irlande ; et qu’à partir de cette date les navires de guerre allemands de tout genre détruiraient tout navire qu’ils rencontreraient dans ces eaux, même s’il n’était pas possible de sauver l’équipage et les passagers, et qu’aucune garantie ne serait accordée aux navires neutres. » Ses ambitions ont grandi, avec les sous-marins de M. de Tirpitz. Elle rêve d’amplifier colossalement la sphère de sa malfaisance. Elle ne cache pas que sa marine possède à présent des engins perfectionnés qui pourront, sans se ravitailler, faire le trajet de New-York et retour. L’avertissement n’est pas galant, mais il est clair. La zone dangereuse ne sera donc plus limitée au voisinage des Iles Britanniques : tout l’Océan et tous les Océans, s’il ne dépend que de l’Allemagne, deviendront inhabitables. Elle les frappe d’interdiction. La place nous manque aujourd’hui pour exposer, comme nous l’aurions désiré, cette question capitale de la police des mers, de la liberté et de la sécurité des neutres. Les prochains attentats de l’Allemagne nous y ramèneront nécessairement. Pour l’instant, les neutres sont prévenus : s’ils ne veulent pas faire la mauvaise rencontre de l’Allemagne et de ses œuvres, qu’ils restent chez eux ; qu’ils ne confient surtout ni leurs personnes, ni leurs biens, à des navires marchands « armés » des nations en guerre contre l’Empire allemand. Armés, ces navires le seront, même s’ils ont à l’arrière ce qu’on nommait autrefois une coulevrine, ou un fusil de bord, la pièce la plus faible, la plus impuissante, de quoi effrayer une bande de requins ; ils seront armés, même sans armes, si l’Allemagne soupçonne et décide qu’ils le sont. Elle est l’Allemagne, il suffit : son caprice est la loi du monde.

Par bonheur, « le vieux Dieu » qui l’a faite terrible la fit encore plus maladroite. Redoutant de ne point avoir en M. Wilson un ami assez complaisant, elle a songé aux bons germanophiles, aux bons progermains du Congrès. Elle les a priés de déposer au Sénat et à la Chambre des représentans une motion invitant le Président à conseiller aux citoyens américains de ne pas s’embarquer et de ne pas embarquer de marchandises sur des navires armés, sous peine de perdre la protection du drapeau. M. Woodrow Wilson a saisi la balle au bond. Quelle étourderie aussi, ou quelle témérité, d’appeler sur le terrain de la procédure parlementaire l’auteur du Gouvernement congressionnel ! N’y est-il pas maître passé ? Dès qu’en M. Wilson, le juriste a senti que l’on s’attaquait au juriste, il a repris sa tranquillité, et, avec elle, sa supériorité. Par une lettre à M. Stone, président de la Commission des Affaires étrangères du Sénat, il a demandé l’avis de ce Comité, qui, il l’avait enseigné dans sa chaire de Princeton, est le grand moteur de la politique extérieure des États-Unis.

Ensuite, il a réclamé, du Sénat et de la Chambre des représentans, un vote formel et immédiat, sur le fond des résolutions de M. Gore et de M. Mac Lemore, champions de l’arrogance germanique. Ce vote a eu lieu : les motions ont été rejetées, au Sénat par 54 voix, à la Chambre des représentans, par 133 voix de majorité. Le Président, raffermi et encouragé, s’applaudit d’avoir haussé le ton. « Il m’est impossible de consentir à aucune restriction des droits des Américains. L’honneur et la renommée de la nation sont en jeu. Nous désirons la paix ; mais empêcher notre peuple de maintenir ses droits, par crainte d’avoir à les défendre, serait une abdication... Nous soutenons, en cette affaire, l’essence même des choses qui ont fait de l’Amérique une nation souveraine. Nous ne pouvons y renoncer sans avouer notre impuissance en tant que nation et abdiquer notre position indépendante parmi les autres nations. » Peut-être M. Woodrow Wilson se souvient-il d’une boutade où il s’amusa naguère à vanter « cette force de caractère, cette promptitude d’esprit, cette clarté de vision, cette puissance d’intelligence, ce courage dans les convictions, cette ferme volonté dans les résolutions, cet instinct et cette capacité pour diriger, qui sont les huit chevaux qui traînent le char triomphal de tous les chefs marqués pour gouverner des hommes libres. » De ces huit chevaux symboliques dût-on n’en pouvoir atteler que six, espérons que le Président, la route étant libre désormais, va faire avancer sa voiture. Quoi qu’il arrive, ainsi que, de Berne, on a répondu » Suisses, et rien que Suisses, » on répond, des États-Unis : « Washington, et non Berlin. » Les Allemands ont la tête dure : mais, tout de même, il faudra bien qu’ils finissent par comprendre.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENÉ DOUMIC