Chronique de la quinzaine - 14 mars 1915

Chronique n° 1990
14 mars 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La situation militaire, qui était bonne, s’est encore améliorée ces derniers jours. Sans doute nos progrès sont lents, mais ils sont continuels et ne sont niés que par les communiqués allemands, qui prennent systématiquement le contre-pied des nôtres et de la vérité. A d’autres momens, ils ont été plus sincères : pourquoi le sont-ils aujourd’hui si peu ? Le motif en est dans la période critique, et sans doute décisive, où nous arrivons. La guerre du printemps ne ressemblera probablement pas à celle de l’hiver. Des symptômes nombreux annoncent que l’usure allemande augmente et s’aggrave. Le ravitaillement en vivres et en munitions se fait de plus en plus difficilement dans l’Empire. Nous ne voulons rien exagérer : il est trop tôt pour parler de disette, encore moins de famine ; mais la gêne est incontestable, et l’avenir n’est pas sans inspirer des inquiétudes. En même temps, de nouveaux champs de bataille s’ouvrent à l’action militaire. Le canon des Alliés tonne dans les Dardanelles, et les forts du détroit tombent les uns après les autres. Le monde oriental est ébranlé dans ses œuvres vives, et d’autres questions se posent à côté de celles qui se pressaient déjà dans les esprits. Aussi importe-t-il plus que jamais à l’Allemagne, pour traverser cette phase ardue, d’entretenir coûte que coûte le prestige qu’elle a dû si longtemps à l’idée qu’on se faisait de sa force invincible. C’est ce sentiment qui paralyse encore les énergies des pays neutres, au moment même où il serait de leur intérêt de les manifester. Les occasions qui s’offrent et ne sont pas saisies passent, peut-être sans retour. On comprend que l’Allemagne fasse des efforts presque désespérés pour faire croire au monde que sa puissance est toujours intacte et que, à défaut de la foi qui est ébranlée, elle s’applique à entretenir au moins des doutes dans les esprits. Mais, qu’elle le veuille ou non, la vérité finira par percer les nuages. Nos progrès en Champagne et dans l’Argonne apparaîtront bientôt à tous les yeux. De l’autre côté de l’Europe, les Russes réparent l’échec qu’ils avaient éprouvé et les manœuvres du maréchal de Hindenbourg, quelque habiles qu’elles aient paru être, sont déjouées. Enfin, l’entreprise hardie des Alliés sur Constantinople à travers les détroits aura des effets dont tout le monde pressent l’importance. C’est pourquoi la diplomatie de l’Allemagne n’a jamais été plus active et jamais non plus elle n’a eu un plus grand besoin d’entretenir dans les esprits l’illusion d’une toute-puissance, qui a pourtant déjà subi quelques atteintes.

Nous qualifions de hardie l’entreprise des Alliés sur Constantinople : elle l’est en effet, car elle est difficile ; mais nous ne mettons pas en doute que l’exécution en a été soigneusement étudiée et préparée et que, si on y rencontre des obstacles, on n’y trouvera pas de surprises. Dès que la première nouvelle s’en est répandue, l’impression a été vive et profonde dans le monde entier. On ne s’y attendait pas. Il semblait que les Alliés eussent déjà assez à faire pour tenir tête à l’ennemi depuis les Carpathes jusqu’à la mer du Nord. La Turquie, qui, sous l’impulsion de l’Allemagne, avait pris l’offensive sur les frontières de l’Arménie et de l’Egypte, n’avait pas prévu que sa capitale serait bientôt en danger. Elle comptait que, l’Allemagne étant venue prendre position à côté d’elle avec son armure étincelante, comme s’exprimait naguère l’empereur Guillaume, ses ennemis terrorisés auraient trop de peine à se défendre pour oser attaquer. C’est en quoi la Turquie s’est trompée. Elle s’est déjà relevée de bien des échecs, en y laissant toujours quelque lambeau de chair, c’est-à-dire de territoire ; elle a survécu à bien des fautes, en y perdant chaque fois un peu de ce qui lui restait de considération politique ; elle a durement expié chacune de ses erreurs ; mais jamais jusqu’ici elle n’avait été exposée à un péril aussi grand que celui qui la menace. Elle sent comme un vent de mort passer sur sa tête. Dans le cours du dernier siècle, il s’en est quelquefois fallu de peu que la débâcle finale l’emportât en Asie. Sauvée alors par la France et l’Angleterre, elle se tourne aujourd’hui contre ses sauveurs d’hier. Il est vrai que, depuis la guerre de Crimée, une nouvelle grande Puissance est venue au monde. Les fautes de la France, les négligences de l’Angleterre ont permis à l’Allemagne de se développer et de grandir jusqu’au point où elle s’est enivrée de sa force et a perdu son équilibre mental et moral. Elle n’a pas été la seule à éprouver cette influence malsaine d’une fortune acquise trop vite et dont elle a mésusé. Le mal a été contagieux et beaucoup d’autres nations, petites ou grandes, en ont éprouvé un éblouissement, qui est devenu, pour quelques-unes, un aveuglement véritable. Mais de toutes celles qui ont subi cette fascination étrange, aucune n’en a été plus profondément dominée et comme imprégnée que la Turquie. Adulatrice de la force matérielle, elle a cru que cette force s’était accumulée entre les mains de l’Allemagne, et qu’il n’en restait plus que quelques débris entre celles de l’Angleterre, de la France et de la Russie.

Cette vue prodigieusement simple et superficielle a fait de cruels ravages à Constantinople. Le sultan Abdul Hamid s’y est trompé le premier, et on sait quels progrès il a laissé faire à l’Allemagne dans l’empire. Mais c’est surtout depuis sa chute que ces progrès sont devenus effrayans. Le vieux Sultan avait le cœur craintif, poltron même, mais son intelligence politique était fine et souple, et, s’il laissait trop souvent pencher la balance, il s’arrangeait toujours pour qu’elle ne tombât pas définitivement du côté de l’Allemagne : il la redressait du côté des autres Puissances, en accordant à chacune d’elles des concessions qui étaient des compensations, et maintenait ainsi une sorte d’équilibre. Sa politique était peut-être la seule qui convint à la Porte dans sa décrépitude. La Turquie actuelle ne pouvait se maintenir que grâce à des ménagemens impartialement observés envers tout le monde. Incapable de reconquérir une force assez grande pour s’imposer militairement, elle ne pouvait vivre que pacifiquement, diplomatiquement. On la tolérait parce qu’on la savait relativement faible et inoffensive. On la laissait, on la conservait volontiers à Constantinople comme gardienne des détroits, sous la condition tacite qu’elle n’y serait pas autre chose et que, cantonnée dans cette position unique au monde, elle n’y deviendrait un danger pour personne. C’est ce qu’Abdul Hamid avait compris et ce dont ses successeurs ne se sont rendu aucun compte. Égarés par des rêves de grandeur, ils ont recherché une alliance puissante et en sont finalement devenus les esclaves. En même temps qu’ils ont affaibli la Turquie, ils l’ont déconsidérée. En fin de compte, ils ont tourné contre elle la formidable coalition de l’Angleterre, de la Russie et de la France, autrefois désunies par cette même question d’Orient qui les unit maintenant, dans une entreprise où l’Empire turc a toutes chances de sombrer. Ce n’est pas de gaîté de cœur que les trois Puissances alliées s’y sont engagées ; mais elles ne pouvaient pas tolérer plus longtemps une politique de provocations où elles apercevaient distinctement l’Allemagne derrière la Porte. Elles ont dû faire ce qu’elles ont fait. Et il était temps qu’elles le fissent, car on commençait à dire un peu partout que, dans cette guerre, toutes les initiatives énergiques étaient du côté de l’Allemagne et de ses alliés. A leur tour la France, l’Angleterre et la Russie portent la guerre chez l’ennemi.

Aussitôt la diplomatie allemande s’est appliquée à inspirer des inquiétudes aux Puissances neutres qui gravitent autour de Constantinople. Que deviendrait la grande ville, si l’entreprise des Alliés réussissait ? Ne tomberait-elle pas fatalement entre les mains de la Russie, et alors, que d’espérances seraient trompées ! que d’ambitions seraient déçues ! que d’intérêts seraient sacrifiés ! Le jour où les Turcs en seront chassés, Constantinople risque en effet de devenir une pomme de discorde en Orient, et de cette discorde tout l’Occident sentira inévitablement le contre-coup. C’est même à cause de cela qu’on a été si longtemps d’accord pour laisser Constantinople aux Turcs, et cette situation aurait pu se prolonger pendant de longues années encore, si les Turcs eux-mêmes ne l’avaient pas compromise. A qui donc reviendra Constantinople ? On a dit que M. Sazonoff, dans le discours qu’il a prononcé à l’ouverture de la Douma, l’avait revendiquée pour la Russie. Cette assertion devait faire naître ailleurs qu’à Pétrograd des susceptibilités et des inquiétudes, et c’est bien pour ce motif qu’elle a été perfidement énoncée et répandue. Le gouvernement anglais a été interrogé à ce sujet, et sir Edward Grey a répondu, à la Chambre des Communes, qu’il n’avait rien pu trouver dans les comptes rendus du discours de M. Sazonoff d’où l’on pût inférer que la Russie avait l’intention d’occuper la Turquie d’une manière permanente. « La version que je possède, a-t-il ajouté, porte que les événemens qui se déroulent sur la frontière russo-turque achemineront la Russie vers la réalisation d’importans problèmes économiques qui sont liés à son accès sur une mer ouverte. Ce sont là des aspirations avec lesquelles nous sommes en pleine sympathie. » Le temps est loin, en effet, où l’Angleterre posait en axiome de sa politique que la Russie ne devait pas avoir d’accès dans la Méditerranée. Les intérêts ne sont pas.les mêmes, les politiques non plus. Il n’en est pas moins vrai que la question de Constantinople est une de celles qui troublent et enfièvrent le plus les imaginations, et on comprend que la diplomatie allemande s’en empare pour la faire servir à ses vues.

Nous ne sommes pas prophète ; nous n’avons aucune prétention à dire ce qu’il adviendra de Constantinople après la guerre ; mais, pour peu qu’on écoute les voix qui s’élèvent de partout, il semble bien que le consentement général soit prêt à adopter une solution transactionnelle qui, si elle ne donne satisfaction absolue à personne, ne découragera et ne lésera non plus personne : les détroits seront neutralisés et Constantinople sera internationalisée. Les fortifications que la flotte anglo-française détruit en ce moment le long des Dardanelles ne pourront pas être relevées, et il en sera de même de celles, moins nombreuses, qui défendent le Bosphore. Tous les navires pourront circuler librement à travers les détroits. Sans même attendre la fin des hostilités, il y aura une situation de fait, qui sera immédiatement avantageuse à la Russie et à la Roumanie : elles pourront enfin écouler les stocks de marchandises que la guerre a bloqués dans leurs ports. Ce sera un précieux avantage économique pour la Russie, et non pas pour elle seule, car l’Italie, par exemple, traverse en ce moment une crise pénible, faute de blé pour faire du pain. Le blé existe, il est en Russie, il ne demande qu’à venir en Italie ; mais la guerre s’y oppose, on ne peut pas traverser les détroits. Il n’en sera plus de même à l’avenir, si les détroits sont neutralisés, comme l’a été le canal de Suez. Quant à Constantinople, il n’est nullement impossible d’en faire une ville libre sous la garantie des Puissances. La solution est délicate, mais elle n’est pas au-dessus des ressources inventives de la diplomatie, pourvu qu’on y apporte, partout, une égale bonne volonté. La tâche du futur Congrès sera longue et laborieuse et nous aurions préféré qu’elle ne fût pas encore compliquée par la nécessité de résoudre tant de problèmes délicats, compliqués, dangereux que posera l’effondrement de l’Empire ottoman. S’il était encore possible de l’arrêter sur le penchant de sa ruine, il faudrait le faire. Mais le peut-on et la folie de la Porte ne frappe-t-elle pas d’impuissance les concours qui l’ont sauvée autrefois ? La Turquie, l’Autriche ont manqué l’une et l’autre à leur mission, qui était, pour la première de maintenir la liberté des détroits et pour la seconde, de contribuer à l’équilibre de l’Europe. Ce n’est plus la Porte qui garde les détroits, c’est l’Allemagne ; et quant à l’Autriche, devenue elle aussi un prolongement de l’Allemagne, elle a cessé d’être un instrument d’équilibre pour participer à une entreprise de domination. Les conséquences sont là ; nous n’y pouvons rien changer et peut-être la Turquie et l’Autriche ne peuvent-elles non plus y rien changer désormais. On verra plus tard ce qu’il sera possible de faire : pour le moment, la parole est au seul canon.

Quelque haut qu’il parle, sa voix n’est pas encore bien entendue, ni bien comprise de tout le monde. On avait cru que son retentissement à travers les Balkans amènerait certains pays à sortir de la neutralité un peu inquiète et perplexe où ils se sont enfermés jusqu’ici, pour s’unir à la croisade des trois Puissances alliées. On avait, notamment, compté sur la Grèce : elle n’a pas tardé à démentir ces prévisions. On peut s’en étonner, mais non pas s’en inquiéter Lorsque l’Angleterre, la France et la Russie se sont engagées dans l’entreprise qu’elles poursuivent avec vigueur, elles avaient pu penser que la Grèce les y suivrait, mais elles n’avaient pas fait entrer le concours de la Grèce, en ligne de compte dans leurs calculs : leurs mesures étaient prises pour ne devoir le succès qu’à leurs seules forces. Il leur aurait été agréable que le drapeau hellénique se montrât avec les leurs devant Constantinople, mais elles peuvent s’en passer, et ni leur force ni leur confiance n’en sont en quoi que ce soit diminuées. Nous ne parlons que de la Grèce, parce que c’est la seule qui, jusqu’à présent, se soit prononcée pour le maintien de sa neutralité : son exemple pourra influer sur l’attitude des autres nations balkaniques, mais, au total, nous n’en savons rien et l’avenir reste à nos yeux enveloppé de voiles. Nous sommes à un moment où on peut avoir des surprises dans les sens les plus divers. Tout porte à croire, néanmoins, que le corps expéditionnaire restera composé des seuls élémens qui le constituent aujourd’hui. Nous n’en serons que plus forts, après la victoire, pour imposer la paix dans les conditions qui nous paraîtront les plus favorables, sans être obligés de reconnaître des sympathies qu’on ne nous aura pas manifestées, ou de récompenser un appui qu’on ne nous aura pas donné.

Ceci dit, nous avouerons que l’abstention de la Grèce nous parait difficile à expliquer. Il faut cependant que les raisons en soient bien fortes, ou du moins qu’elles aient paru telles, puisque la Grèce s’est exposée, pour y rester fidèle, à une crise politique intérieure du caractère le plus grave. On sait en effet que M. Venizelos a donné sa démission et que M. Zaïmis, que le Roi avait chargé de former un nouveau Cabinet, a décliné cette tâche. Le Roi a fait alors appeler M. Gounaris, qui a accepté la mission qui lui était confiée : en quelques heures, il a fait un ministère. MM. Venizelos, Zaïmis et Gounaris sont tous les trois des hommes distingués : on nous permettra cependant de dire que, dans les circonstances actuelles le second ne vaut pas le premier et que le troisième ne vaut pas le second. Depuis cinq ans, M. Venizelos fait figure d’homme d’Etat aux yeux du monde entier ; M. Zaïmis a laissé de bons souvenirs de lui quand il a succédé au prince Georges comme haut-commissaire en Crète ; M. Gounaris a été ministre des Finances. Le nouveau président du Conseil passe en Grèce pour un homme capable et peut-être connaît-il l’Europe, mais l’Europe ne le connaît pas encore. Aux yeux de celle-ci, M. Venizelos était non seulement difficile, mais impossible à remplacer sans déchoir.

Tout le monde connaît sa carrière, d’abord aventureuse et accidentée, et finalement prudente, habile, glorieuse pour lui, fructueuse pour son pays. Rarement homme politique s’est élevé aussi rapidement à une situation aussi haute dans l’estime universelle, et on s’expliquerait mal que le roi Constantin s’en soit séparé, si on ne savait pas qu’il n’a jamais eu pour lui qu’une sympathie médiocre et qu’il l’a subi plutôt qu’accepté. M. Venizelos n’a pourtant pas rendu moins de services à la dynastie qu’à la Grèce elle-même : il suffit, pour s’en convaincre, de se rappeler dans quel état elles étaient l’une et l’autre lorsque, arrivant de Crète, il est monté rapidement sur la scène politique. Le mécontentement était partout et plus particulièrement dans l’armée. Une ligue militaire s’était formée et elle exerçait un pouvoir tout révolutionnaire. Le premier usage qu’elle en avait fait avait été de mettre les princes à la porte de l’armée, à commencer par le diadoque, devenu aujourd’hui le roi Constantin. Il n’avait pas encore remporté de victoires, et était loin de jouir de la juste popularité qu’il a acquise depuis. Aussi avait-il jugé plus sage de quitter la Grèce pour quelque temps. La crise militaire avait perdu de sa violence lorsque M. Venizelos est arrivé à Athènes, mais la crise politique battait son plein. Les partis qui s’étaient longtemps succédé au pouvoir étaient usés et dépréciés. Les hommes qui les représentaient, et que nous voyons reparaître aujourd’hui, étaient repoussés par l’opinion. Le roi Georges, sceptique, adroit, infiniment souple, avait louvoyé au milieu de la tempête, sacrifiant tantôt ses fils, tantôt les officiers qui lui étaient restés fidèles : il s’était sauvé, il n’avait pas grandi. C’est alors qu’apparut M. Venizelos : on ne le connaissait pas encore très bien, mais on voyait en lui un homme nouveau qui n’avait aucune compromission avec le passé, et il y a des momens dans la vie d’un peuple où c’est précisément ce dont il a besoin et ce qu’il cherche. Il ne le trouve pas toujours, il l’a trouvé cette fois. Un heureux hasard a voulu que M. Venizelos fût ce qu’on avait espéré, ce qu’on avait attendu. Il a fait les réformes nécessaires, il a raffermi la monarchie, il a apaisé l’armée, il y a fait rentrer les princes, il a rendu aux institutions et aux hommes la considération qui leur est si nécessaire. Sur ces entrefaites, une crise extérieure s’est produite avec une gravité et une intensité dont personne n’a oublié le souvenir. Les Balkans ont pris feu ; la Grèce, la Bulgarie, la Serbie ont déclaré la guerre à la Turquie et, à la surprise générale, l’ont battue sur tous les champs de bataille. M. Venizelos n’a pas été inférieur aux circonstances. Il a uni dans une juste mesure la fermeté, l’énergie, l’esprit de conciliation, et la Grèce est sortie de l’épreuve plus grande et plus forte que ses meilleurs amis n’avaient osé l’espérer. Elle a conquis l’Épire, Janina, Salonique ; elle a obtenu Cavala ; elle détient Chio et Mitylène, elle touche déjà aux rivages de l’Asie. Il serait injuste de dire que M. Venizelos a accompli à lui seul cette œuvre immense, mais sa pensée directrice a constamment veillé à son développement, et l’estime de l’Europe, qu’il avait su obtenir, a contribué pour une large part au succès de ses efforts pour la grandeur de son pays. C’est pourtant cet homme qui a été sacrifié après deux conseils de gouvernement où il a soutenu que la Grèce devait sortir de la neutralité pour se joindre aux Alliés qui forçaient les Dardanelles. Le Roi a été d’un avis contraire. M. Venizelos a donné sa démission. Le Roi l’a acceptée. Tout cela s’est passé en quarante-huit heures, sans que le peuple y ait rien compris. Il était convaincu que le Roi et M. Venizelos étaient d’accord et, les voyant ensemble à la sortie du Conseil, il les couvrait, de confiance, l’un et l’autre, des mêmes applaudissemens. Le malentendu ne devait pas tarder à se dissiper.

On sait peu de chose sur ce qui s’est passé dans ces conseils de gouvernement, où M. Venizelos avait demandé lui-même que les anciens premiers ministres fussent convoqués ; mais il est aisé de le deviner. M. Venizelos a montré en maintes circonstances qu’il a le sens profond des intérêts de l’hellénisme et il lui a paru qu’en vue de l’avenir, il convenait que la Grèce fût représentée auprès des trois Puissances alliées dans une entreprise qui, devant achever la chute de l’Empire turc, ouvrirait un grand nombre de questions où elle avait un mot à dire et un intérêt à défendre. Son droit serait en rapport avec l’effort quelle aurait fait. Tout le monde aujourd’hui ne pense pas ainsi : bien des gens estiment qu’il vaut mieux laisser les autres prendre toute la peine, courir tous les dangers, recevoir tous les coups, sauf à intervenir au dernier moment, la main tendue dans un geste de réquisition. L’exemple de la Roumanie après la seconde guerre balkanique a exercé sur les esprits une séduction qui pourrait bien être trompeuse. Quoi qu’il en soit, la théorie du moindre effort est en faveur et, plus grand est le conflit qui met le monde à feu et à sang, plus l’espoir des profits faciles s’empare de certaines âmes. Non pas de celle de M. Venizelos. Il se rappelle qu’autrefois Cavour a ouvert la grande carrière politique à son pays en envoyant une poignée d’hommes participer à l’expédition de Crimée. Cela lui a permis ensuite de figurer au Congrès de Paris et d’y parler de l’Italie ; on l’a écouté parce qu’il avait acquis le droit d’élever la voix. Ce souvenir a probablement agi sur M. Venizelos, mais il a laissé le Roi insensible. Le Roi a écouté d’autres conseils. Les militaires sont aujourd’hui plus prudens que les diplomates, et le colonel Metaxas, chef de l’état-major général, a déclaré avec force qu’on ne pouvait pas détacher un seul homme de l’ensemble de l’armée, étant donné l’attitude équivoque de la Bulgarie et le danger éventuel qu’elle recelait. M. Théotokis, un de ces hommes d’autrefois dont nous avons rappelé le rôle, a insisté sur ce danger qui sert de prétexte à toutes les abstentions dans les Balkans. D’autres sont convaincus, et telle est sans doute l’opinion de M. Venizelos, que si la Grèce s’était prononcée dans le sens des Alliés, la Bulgarie n’aurait pas pu se dispenser de sortir de son impressionnante immobilité, pour marcher sur Andrinople. La Roumanie alors aurait-elle pu rester seule dans l’abstention ? Rien n’est plus improbable. Tous les Balkans se seraient engagés dans le sens de leurs destinées. Mais ce sont là des vues qui nous sont personnelles ; il est à croire que M. Venizelos n’a parlé que de l’intérêt de la Grèce, et cet intérêt, dans le cas actuel, peut s’exprimer en deux mots : en agissant, la Grèce n’avait aucun risque sérieux à courir et beaucoup à gagner. On n’a pas cru M. Venizelos. L’Allemagne, même aujourd’hui, continue de faire peur à ceux qui ont pris l’habitude de trembler devant elle. Nous ne saurions dire quelle est, de toutes ces considérations, celle qui a agi le plus fortement sur l’esprit du Roi. Bref, il a notifié à M. Venizelos que le désaccord était entre eux irréductible, et il a pris la responsabilité d’ouvrir, dans un moment comme celui où nous sommes, une crise intérieure et extérieure dont on aperçoit la gravité.

Les conséquences, nous laissons à M. Venizelos lui-même le soin de les prévoir : il serait téméraire de nous en charger nous-même. Interrogé par des députés de ses amis, il n’a nullement atténué l’expression de ses sentimens. « Le Roi, a-t-il dit, m’a demandé quel homme politique pouvait prendre le pouvoir dans les circonstances actuelles : j’ai désigné M. Zaïmis. Un Cabinet Zaïmis suivra une politique de neutralité. J’espère que cette politique ne mettra pas en péril les territoires nouvellement acquis. Pour ce qui est de l’occasion perdue, le mal est irréparable. Reviendrais-je aux affaires que je ne pourrais pas moi-même le réparer. Notre parti ne soutiendra aucun gouvernement. Le ministère qui nous succédera ne convoquera pas la Chambre. » S’il le faisait, il serait en effet mis aussitôt en minorité, car la majorité appartient à M. Venizelos. Le Roi a demandé à celui-ci de soutenir son successeur : M. Venizelos s’y est refusé. Il désapprouve trop fortement une politique qu’il a qualifiée de désastreuse, pour pouvoir s’y associer de quelque manière que ce soit. Convoquer la Chambre obligerait à faire tout de suite de nouvelles élections, ce qui serait un danger de plus et un danger redoutable. Nous ne savons si, comme l’a dit M. Venizelos, le mal qui a été fait est irréparable, mais il faudra un bien plus grand effort pour le réparer qu’il n’en aurait fallu pour le prévenir.

Nous le répétons, l’incident grec ne peut avoir aucune influence sur les opérations des Alliés dans les Dardanelles et bientôt dans la mer de Marmara. La participation hellénique aurait pu faire naître des questions qu’il vaut peut-être mieux ajourner. Elle aurait eu un effet moral que nous aurions hautement apprécié ; son effet matériel sur l’expédition elle-même aurait été de mince importance. Gardons nos regards fixés sur les détroits : c’est là que se joue la vraie partie, et les Alliés ont tous les moyens de la gagner.


Celle qui se joue dans la Manche et dans la mer du Nord n’a pas un moindre intérêt, mais on est un peu embarrassé pour en parler, car elle fait peu de bruit. Faut-il l’avouer ? nous en sommes surpris. Nous ne nous attendions pas à cela ; nous étions convaincu qu’après le 28 février il arriverait quelque chose, non pas sans doute de très important, mais qui serait tout de même très appréciable. Les Allemands ayant fait avec leurs sous-marins tout ce qu’ils étaient capables de faire avant le 28 février, ne pourraient pas faire beaucoup plus après, mais il semble vraiment qu’ils font moins encore. On se rappelle les menaces bruyantes qu’ils avaient notifiées à toutes les nations neutres. Il leur était défendu de faire passer leurs navires de commerce dans les mers qui enveloppent l’Angleterre et jusqu’à une longue distance des côtes. Une vaste étendue de mers était complètement interdite, et cette interdiction, s’il n’en était pas tenu compte, risquait d’avoir les pires conséquences pour les navires neutres : si un sous-marin allemand les rencontrait, ils étaient exposés à être torpillés et coulés sans autre avertissement. Le but avoué était d’affamer l’Angleterre par ce blocus d’un nouveau genre qu’aucun traité de droit des gens n’avait prévu et qui était contraire à tous les principes qu’ils énoncent. Le langage de l’Allemagne avait quelque chose de farouche ; il dénotait une volonté irréductible, un parti pris implacable. L’Allemagne déclinait toute responsabilité dans ce qui pourrait arriver. Elle avait fait connaître la loi nouvelle : c’était aux autres à l’observer. Naturellement, tous les neutres ont protesté et les États-Unis se sont distingués dans ce concert par la netteté et la vigueur qu’ils y ont mises. Comment ne pas leur donner raison ? L’Allemagne n’avait nullement les moyens de bloquer toutes les côtes de l’Angleterre avec une trentaine de sous-marins et, quand bien même elle en aurait eu davantage, elle n’avait pas le droit de détruire les navires neutres avec leur cargaison et de condamner à mort équipages et passagers. Des énormités de ce genre devaient soulever la réprobation universelle. Mais on n’avait pas prévu, on ne pouvait pas prévoir qu’une menace aussi retentissante serait suivie d’un aussi médiocre effet. Que s’est-il donc passé ? Que sont devenus les sous-marins allemands ? Nous savons bien que quelques-uns ont péri, et même en assez grand nombre ; mais les autres ? Certaines gens commencent à croire qu’il leur est arrivé des malheurs obscurs dont on n’a point parlé. Quoi qu’il en soit, la date du 28 janvier ne partagera pas l’histoire de la guerre maritime en deux périodes bien tranchées, une avant, l’autre après, et ce sera pour l’Allemagne une déception de plus.

Les Puissances neutres avaient protesté par des notes, mais les Puissances belligérantes devaient opérer autrement : elles ne pouvaient pas envoyer des notes au gouvernement allemand avec lequel, elles n’ont plus aucune relation diplomatique. Au surplus, à des coups, en temps de guerre, on ne peut répondre que par des coups. La France et l’Angleterre devaient user de mesures de rétorsion. Puisqu’on avait voulu les affamer, elles ont résolu de rendre la pareille à l’Allemagne avec des moyens autrement puissans que ceux dont celle-ci dispose. En conséquence, elles ont annoncé l’intention « d’arrêter et de conduire dans leurs ports les navires transportant des marchandises présumées de provenance, de destination ou de propriété ennemies. » Ce sont là sans doute des mesures sévères, et nous reconnaissons qu’elles sont en partie nouvelles, mais ne sont-elles pas justifiées par toutes les nouveautés que l’Allemagne a introduites la première dans le droit des gens ? En tout cas, les mesures prises par l’Angleterre et par la France ne feront courir aucun risque à la vie des équipages. Les Alliés ne détruiront même ni marchandises ni bateaux. Ils saisiront les marchandises qui sont qualifiées contrebande de guerre : quant aux autres, si elles sont destinées à l’Allemagne ou si elles en viennent, elles seront saisies aussi sans doute, mais les neutres de bonne foi seront indemnisés suivant des règles à déterminer. Quelle différence avec les menaces sauvages de l’Allemagne !

Il est vrai que l’Allemagne a montré, en fait, qu’elle n’avait pas les moyens d’exécuter ces menaces, tandis que les Alliés sont mieux outillés pour exécuter les leurs. Ils ont des bateaux sur les mers alors que tous ceux de l’Allemagne sont prudemment cachés dans les ports, les canaux et les fleuves. Leurs menaces sont moindres, mais l’effet en est mieux assuré. Aussi les neutres s’en sont-ils préoccupés, et la presse américaine en a manifesté des craintes qui n’étaient pas exemptes de quelque mauvaise humeur. La situation des neutres est sujette en temps de guerre à des limitations évidemment pénibles ; mais n’y a-t-il pas pour eux des compensations et, si leur commerce souffre d’une certaine manière, n’a-t-il pas, d’une autre, quelques avantages imprévus ? On annonce une note des États-Unis ; au moment où nous écrivons, elle n’est pas encore arrivée ; quand elle le sera, on peut être assuré à Washington que la France et l’Angleterre feront tout ce qui dépendra d’elles pour diminuer, — sans se désarmer, — les inconvéniens que cause aux neutres une guerre à laquelle ils ne prennent pas part. Dans la pratique, les règles des blocus ne peuvent pas être aujourd’hui tout à fait ce qu’elles étaient autrefois : de nouvelles armes ont rendu nécessaire une législation nouvelle qu’il faudra faire après la guerre. En attendant, une égale bonne volonté est indispensable de part et d’autre pour concilier les droits des neutres et ceux des belligérans, car ils en ont tous les deux et ni ceux-ci ni ceux-là ne doivent être sacrifiés. Ils ont tous pour limite les droits sacrés de l’humanité.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.

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