Chronique de la quinzaine - 14 mars 1912

Chronique n° 1918
14 mars 1912


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La grève des ouvriers mineurs anglais est l’événement le plus considérable, non seulement de la dernière quinzaine, mais peut-être du temps présent. Il n’a d’ailleurs rien d’extraordinaire et on peut s’étonner que nos voisins aient été pris par lui au dépourvu. Ils ne s’étaient nullement préparés à y faire face : leurs stocks de charbon étaient de faible importance dans la plupart des industries qui en vivent, notamment dans celle des transports. On a dit, et cela est vrai, qu’une crise du même genre, si elle se produisait chez nous, n’aurait pas sur nos chemins de fer les mêmes conséquences immédiates. Nous sommes un pays continental, obligé de pourvoir à toutes les éventualités qui peuvent se présenter, y compris la guerre. Les mêmes obligations ne s’imposent pas aux Anglais qui vivent dans une île : aussi se contentent-ils d’assurer le lendemain sans étendre plus loin leur vue. Mais ce qui est suffisant en temps normal ne l’est plus lorsqu’un trouble profond vient bouleverser les anciennes habitudes et les Anglais en font aujourd’hui l’expérience. Le trouble dont nous parlons tend d’ailleurs à devenir normal à son tour. Les grèves, qui étaient autrefois des phénomènes économiques assez rares et circonscrits dans des limites étroites, sont devenues des phénomènes sociaux à la fois très fréquens et très étendus. Si le XXe siècle continue comme il a commencé, il portera dans l’histoire le nom de siècle des grèves. Il faut s’attendre à les voir se succéder à intervalles rapprochés jusqu’au moment où l’éducation des masses ouvrières sera faite et où l’expérience acquise au prix de grandes souffrances aura établi un équilibre plus stable entre les intérêts solidaires du capital et du travail. Cet équilibre, on croyait en Angleterre avoir fait plus que partout ailleurs pour le créer et le maintenir. On nous citait volontiers l’organisation du travail dans ce pays comme un modèle, presque au même titre que l’organisation politique. Ce langage sonne maintenant aux oreilles comme un anachronisme. L’Angleterre est bien changée et de celle d’hier il ne restera peut-être bientôt qu’un souvenir.

Quelle est la cause d’une transformation si rapide et si profonde ? Quelques années de gouvernement radical ont suffi pour la produire. Nous en parlons avec d’autant plus d’impartialité que nous n’avons qu’à nous louer de ce gouvernement qui, dans sa politique étrangère, a suivi la même voie que ses prédécesseurs et a maintenu intacte l’entente cordiale qu’ils avaient inaugurée. Nous avons les meilleurs motifs d’aimer l’Angleterre d’aujourd’hui et nous voudrions continuer de l’admirer, mais comment le faire sans réserves ? Le parti au pouvoir a fait entendre des paroles et adopté des méthodes qui devaient fatalement jeter dans l’imagination des masses ouvrières les élémens de fermentation dont on voit aujourd’hui les effets. Le milieu nouveau qui les entoure a agi sur elles, les imprégnant peu à peu de son influence dissolvante, éveillant chez elles des appétits de plus en plus exigeans. En même temps, la vie est devenue plus difficile et plus chère : le prix des objets de première nécessité s’est élevé toujours davantage ; les besoins ont augmenté sans que les moyens de les satisfaire aient suivi la même proportion. De ces causes réunies est sortie la crise actuelle.

Ce qui la rend particulièrement redoutable est le nombre énorme des grévistes : il y a en Angleterre plus d’un million de mineurs S’il s’arrêtait là, le mal serait déjà très grand, mais ses contre-coups vont plus loin. La plupart des industries anglaises vivent de charbon et leur fonctionnement est suspendu lorsqu’il manque. C’est le chômage imposé à un nouveau nombre d’ouvriers qui atteindra bientôt celui des mineurs. Chaque jour on annonce que de nouvelles usines se ferment et que, par conséquent, des centaines et des milliers de travailleurs sont sans travail. Aussi l’opinion publique commence-t-elle à se prononcer contre la grève. Elle ne l’avait pas fait au premier moment, elle était plutôt favorable aux revendications des ouvriers avec cette imprévoyance assez naturelle aux Anglais qui ne se rendent compte des choses que lorsqu’ils les voient réalisées et qu’en quelque sorte ils les touchent. C’est d’ailleurs sur l’opinion, et probablement sur elle seule qu’il faut compter, pour mettre fin à la crise. Elle est la reine de l’Angleterre ; personne n’échappe à ses prises, pas même les ouvriers. Quand elle se prononce avec une certaine force, elle est obéie. Le gouvernement peut être son organe, mais il ne la précède pas : on l’a bien vu par les déclarations de M. Asquith qui, après avoir rendu compte à la Chambre des Communes de ses efforts et de leur impuissance, a terminé en disant que « le temps était un facteur vital en pareille circonstance. » Attendons qu’il ait produit son effet.

Mais quelle est la cause immédiate du conflit ? Depuis quelque temps déjà, la crise se préparait. Les mineurs étant l’élément le plus nombreux du monde du travail, les agens d’agitation exerçaient principalement sur eux leur influence. Il semble bien que les chefs des trade-unions n’aient pas été les auteurs du mouvement ; il s’est fait sans eux et peut-être contre eux ; on les trouvait trop modérés, on les accusait d’être inactifs ; des meneurs plus hardis ont décidé que le moment était venu de proclamer une grève monstre et de l’étendre à toute l’industrie des mines. Ils ont demandé deux choses : l’établissement d’un salaire minimum et l’acceptation, pour salaire, du taux qu’ils avaient fixé eux-mêmes dans la Fédération du 2 février dernier. Ce minimum de salaires n’est d’ailleurs pas le même dans les divers districts, où les conditions de la vie sont différentes : ils varient de 4 shillings 11 deniers dans le Somersetshire jusqu’à 7 shillings 6 deniers dans le Yorkshire. On voit que les mineurs anglais n’ont pas poussé l’amour de l’uniformité aussi loin que l’auraient fait peut-être les nôtres en pareil cas. Les patrons ont résisté : aussitôt les ouvriers ont annoncé qu’ils se mettraient en grève à partir du 1er mars. Alors le gouvernement est intervenu. En présence d’une menace dont l’exécution devait être une calamité sociale, il a cru devoir s’entremettre entre les deux parties pour essayer de les concilier et, distinguant dans les revendications ouvrières le minimum de salaires et le taux auquel H s’élèverait, il a reconnu la légitimité du premier et contesté celle du second.

Sur le premier point, le minimum de salaires, M. Asquith s’est exprimé comme il suit : « Nous avons, a-t-il dit à la Chambre des Communes, écouté avec la plus grande impartialité les griefs réciproques et nous en sommes arrivés aux conclusions que voici : — Il y a dans l’industrie minière des cas où les travailleurs, par suite de causes indépendantes de leur volonté et dont ils ne sauraient être tenus pour responsables, ne peuvent pas gagner un salaire minimum raisonnable. Dans un tel cas, un salaire minimum est de rigueur, un salaire minimum de district. Ce salaire doit être soumis à deux conditions : varier de district à district et être raisonnable. Dans tous les districts, il doit être accompagné de sauvegardes adéquates pour protéger les patrons contre les abus et, en particulier, pour prévenir une diminution de production qui, à la longue, serait ruineuse pour les intéressés. » En conséquence le gouvernement a approuvé un minimum de salaires et conseillé aux patrons de l’accepter, mais il a ajouté que ce minimum, variable suivant les districts, devait être entouré de garanties indispensables pour prévenir les abus qui risquaient d’en résulter. On a vu déjà que, sur le premier point, la différence des salaires suivant les districts, les ouvriers ne faisaient pas de difficultés ; ils n’en ont pas fait non plus sur l’autre, sentant bien qu’un minimum de salaires devait assurer un minimum de rendement. Jusqu’ici tout allait bien, mais la pierre d’achoppement était proche : quel serait le taux des salaires ? M. Asquith s’est servi, pour le définir, d’un mot un peu vague, que les Anglais aiment à employer : il a dit que ce taux devait être « raisonnable. » Malheureusement chacun l’entend à sa manière. Pour les ouvriers, le taux raisonnable est celui que leur Fédération a fixé. M. Asquith, quelle que fût sa bonne volonté, sa condescendance même envers eux, n’a pas cru pouvoir accepter de leur part une pareille exigence. Il s’agissait d’un contrat entre patrons et ouvriers : en pareil matière, il est inadmissible qu’une seule des parties soit entendue et impose sa volonté à l’autre. C’est ce que M. Asquith s’est efforcé de faire comprendre aux mineurs, mais il n’y a pas réussi. Les mineurs ont tenu bon : ils avaient fixé l’échelle des salaires, ils ont déclaré qu’ils n’en démordraient pas. Là-dessus on a rompu, et la grève a éclaté.

Les ouvriers, obéissant à un mot d’ordre, agissent tous comme un seul homme : la même unanimité ne s’est pas maintenue parmi les patrons au sujet du minimum de salaires. Ils ont tous pourtant le même intérêt. Les circonstances économiques ne sont pas les mêmes d’une année et quelquefois d’un mois à un autre ; elles sont mobiles » elles changent ; dès lors, le taux des salaires doit changer aussi ; il est l’objet d’un contrat à débattre librement entre patrons et ouvriers ; il n’y a pas lieu de le fixer ne varietur une fois pour toutes. Ces raisons sont assurément très fortes et il est à croire qu’elles auraient prévalu à une autre époque ; mais on n’en est plus aujourd’hui à respecter les vieux principes de la saine économie politique et sociale et M. Asquith estime, comme Philinte, qu’il faut fléchir au temps sans obstination. Il a trouvé, toutefois, chez certains patrons, plus obstiné que lui : si 65 pour 100 ont accepté le principe du minimum de salaires, 35 pour 100 l’ont repoussé. Ces derniers sont les Écossais et les Gallois ; leur énergie est restée inflexible. Les patrons gallois, en particulier, s’appuient sur un arrangement qu’ils ont fait avec leurs ouvriers et qui ne vient à échéance qu’en 1915 : jusqu’à ce moment, ils se refusent à toute transaction. Pousseront-ils leur résistance jusqu’au bout ? La pression gouvernementale ne finira-t-elle pas par l’emporter, même sur eux ? Nous ne saurions le dire, et personne sans doute ne le saurait plus que nous.

Un point, dans l’attitude du gouvernement anglais, a surtout attiré l’attention et fait naître beaucoup d’inquiétudes. Si M. Asquith ne l’a pas dit positivement, il a fait entendre clairement que, dans le cas où les patrons ne céderaient pas, il présenterait un bill au Parlement pour établir par cette voie et imposer à tous le minimum de salaires. Certes, ce ne serait pas de gaieté de cœur qu’il prendrait une résolution aussi grave, car il ne se fait aucune illusion sur les inconvéniens redoutables qu’elle présenterait ; il s’y résoudrait cependant s’il n’avait pas un autre moyen de sortir de peine. Cette menace, de la part du gouvernement actuel, devait être prise très au sérieux, car il a déjà montré ce dont il est capable en pareille matière. Le fait est d’hier, il suffit de le rappeler. La Chambre des Lords refusant de se laisser guillotiner par persuasion, M. Asquith a déclaré qu’il imposerait au Roi, qui s’y soumettrait, l’obligation de noyer sa résistance sous un flot de quatre ou cinq cents Lords nouveaux qui changeraient la majorité et la feraient passer d’un côté à l’autre. Les Lords se sont inclinés. Après avoir forcé la main aux Lords, pourquoi M. Asquith ne la forcerait-il pas aux patrons ? Ce serait sans doute une violation de la propriété, d’autant plus grave qu’en Angleterre les propriétaires de mines sont des propriétaires dans toute l’acception du mot, et non pas des concessionnaires auxquels on peut faire des conditions comme en France. Ils sont aussi beaucoup plus nombreux que ces derniers ne le sont chez nous. Mais si ces considérations peuvent troubler un moment la conscience du ministère radical anglais, elles ne sont pas de nature à l’arrêter. De tels procédés font apparaître un mal plus profond que celui d’une grève, quelque gigantesque qu’elle soit, car il est dans le gouvernement lui-même et, quand le gouvernement menace le droit d’une partie des citoyens au lieu de le garantir, où sera le frein pour l’avenir ? Mais M. Asquith a-t-il positivement fait cette menace ? Il faut bien le croire, puisqu’il a reproché aux ouvriers d’en avoir rendu l’exécution difficile. Rapportant à la Chambre des communes ses conversations avec eux ainsi que les argumens par lesquels il a, d’ailleurs sans succès, essayé de les faire renoncer à leur prétention au sujet des chiffres de salaires qu’ils entendaient fixer seuls : « Je me suis borné, a-t-il dit, à leur poser cette question : Quelle possibilité a un gouvernement, qui a reconnu le principe d’un minimum de salaire raisonnable, de demander au Parlement de contraindre telle des parties qui présente des critiques et des objections formidables à l’échelle de salaires proposée par les mineurs, à accepter non seulement le principe du minimum, mais les chiffres proposés par les mineurs, et cela sans enquêtes, ni négociations ? » Que signifie ce langage, sinon que M. Asquith est prêt à faire voter par le Parlement le principe d’un salaire minimum, à condition que les ouvriers ne le lui rendent pas impossible en compliquant cette première question d’une seconde qui offre plus de difficultés encore ? Peut-être réussira-t-il dans la tâche qu’il s’est donnée ; peut-être les patrons, tous les patrons, céderont-ils ; peut-être aimeront-ils mieux accepter le principe du salaire minimum que de se le laisser imposer ; peut-être imiteront-ils la résignation de la Chambre des Lords ; peut-être même, au point où en sont les choses, faut-il souhaiter qu’il en soit ainsi. Mais qui ne voit l’inconvénient ? On n’a pas manqué de le signaler et on a reproché à M. Asquith d’avoir dit que l’octroi du salaire minimum aux mineurs était le premier pas vers le salaire minimum pour toutes les autres industries. « Je n’ai rien dit de semblable, a-t-il protesté : il n’est pas dans mes habitudes de flirter avec les socialistes et de cacher mon jeu au public. » M. Asquith n’a pas tenu ce langage, soit, nous aurions été surpris du contraire ; mais si on a pu le lui prêter, c’est que ce langage était dans la logique de son attitude. Il n’ira pas aussi loin, soit encore, et nous en sommes très convaincus ; mais qui sait si d’autres ne le feront pas ? Et s’ils le font, ils ne manqueront pas de lui attribuer le triste mérite de leur avoir donné l’exemple et ouvert la voie.

Les choses en sont là Chaque matin, en ouvrant son journal, le lecteur va tout de suite aux nouvelles anglaises pour savoir où en est la grève et il lui est difficile de s’en faire une idée très nette. Un jour, les nouvelles sont un peu meilleures, le lendemain elles le sont moins. Au dernier moment, nous apprenons que les délégués des patrons et des ouvriers ont accepté de se rendre à une nouvelle conférence. Aussi le gouvernement ne désespère-t-il pas et, après avoir librement exprimé les regrets que nous causent ses faiblesses, nous lui rendrons la justice qu’il s’emploie de son mieux à amener la fin d’un conflit qui a déjà coûté très cher à l’Angleterre, matériellement et moralement. On fera un jour la statistique des pertes matérielles que la grève lui a causées : elle s’élèvera à de très gros chiffres. Mais ce qui n’est pas moins grave, c’est que l’Angleterre aura perdu quelque chose du prestige moral qu’elle exerçait sur le monde : on se demande si le vieux navire, ayant brisé ses ancres, ne va pas à la dérive vers un port inconnu. Sans doute l’esprit pratique de nos voisins finira-t-il par l’emporter, mais il est à craindre que ce ne soit qu’après des épreuves qui pourront être pour eux des leçons. Elles pourraient en être aussi pour nous si nous savons en profiter.


Nous parlions, il y a quinze jours, non sans quelque pessimisme, du scrutin de liste et de la représentation proportionnelle : des incidens récens ont encore augmenté nos appréhensions. L’attitude du gouvernement, qui nous avait jusqu’ici paru très nette, a tout d’un coup cessé de l’être. Nul doute que M. Poincaré ne soit resté personnellement fidèle aux principes, aux idées, aux convictions qu’il a si souvent et si fortement exprimés ; il est toujours partisan de la représentation proportionnelle, mais il semble avoir perdu quelque chose de la confiance qu’il avait ou qu’il semblait avoir de la faire aboutir. Il s’est d’ailleurs créé à lui-même des difficultés presque inextricables en s’imposant l’obligation de faire la réforme avec les seules gens qui n’en veulent pas, c’est-à-dire avec les radicaux-socialistes.

On connaît le problème : après le scrutin qui a attribué aux diverses listes les sièges auxquels elles ont droit en vertu du nombre de fois qu’elles ont obtenu le quorum électoral, que faire des restes ? Cette question est devenue le casse-tête chinois du gouvernement, de la Commission et de la Chambre. On la résout facilement dans les pays où on pratique tout simplement la représentation proportionnelle ; on y attribue les sièges restans aux listes qui ont obtenu les plus fortes moyennes ; mais notre Chambre, sous l’influence des radicaux-socialistes, n’a pas voté le principe de la représentation proportionnelle, elle lui a substitué celui de la représentation des minorités, et ce n’est pas la même chose. La représentation proportionnelle n’a pas besoin d’être définie, le mot dit tout, chaque liste a un nombre de sièges proportionné au nombre de voix qu’elle a recueillies. Il est regrettable que la Chambre ne se soit pas tenue à ce système, mais les radicaux-socialistes ont estimé qu’il ne leur donne pas ce à quoi ils prétendent puisqu’il ne leur donne que ce qui leur est dû, et ils ont émis la prétention de rogner la part de la minorité au profit de la majorité qui, sur cette part normale et légitime, prélèverait et conserverait pour elle une prime. Cette prime serait prise sur les sièges non attribués par le scrutin ; la majorité aurait sur eux un droit privilégié. Quel serait au juste ce droit ? Comment s’exercerait-il ? Dans quelles proportions ? Dans quelles conditions ? On était dans le domaine de l’arbitraire, les solutions pouvaient donc beaucoup varier du plus au moins, et c’est ce qui est arrivé. Pour compliquer encore l’affaire, on a inventé l’apparentement, que la Chambre a repoussé à une grande majorité, mais auquel la Commission n’a pas renoncé à revenir et que M. Jaurès, à bonne intention d’ailleurs, a proposé de compliquer encore un peu plus en l’étendant à plusieurs départemens, à une région. On a eu alors l’apparentement intra-départemental et l’apparentement inter-départemental qu’on peut pratiquer séparément ou cumulativement. C’est à s’y perdre. Chaque jour a vu naître un nouveau système : le choix entre eux est difficile. Il y en a cependant de moins mauvais que d’autres, mais comment les distinguer avec certitude ? Cruelle énigme !

À ces complications déjà si grandes viennent s’en joindre encore de nouvelles, qui résultent des votes que les radicaux-socialistes émettent tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, avec la seule intention de créer une situation inextricable et d’y étouffer la réforme. Leur but est de procréer un monstre qui ne sera pas viable, et que le Sénat laissera effectivement mourir de sa belle mort. Ils étaient toutefois un peu gênés, du moins jusqu’ici, par la fermeté qu’ils sentaient ou croyaient sentir chez le gouvernement. Une de leurs délégations étant allée trouver M. Poincaré, un de ses membres les plus représentatifs, M. Breton, a invoqué l’intérêt supérieur de la République ; à quoi M. Poincaré a répliqué avec quelque irrévérence : « Mais, monsieur Breton, vous n’êtes pas la République. » Parole très remarquable et qui a été très remarquée ; M. Breton en a été tout abasourdi. Le jour où il ne sera plus la République, beaucoup de choses seront changées en France : mais serait-il vrai qu’il ne le fût plus ? Il a persisté à n’en rien croire et l’événement lui a donné raison. Sur ces entrefaites, en effet, M. Poincaré a été appelé devant la Commission de la réforme, afin de dire décidément quel système avait sa préférence. Il était sans doute un peu fatigué, un peu énervé, un peu irrité même ; quoi qu’il en soit, lorsqu’il a eu parlé M. Breton était redevenu la République, ce dont ses amis et lui se sont empressés de remercier avec emphase et de féliciter M. le président du Conseil. Qu’avait donc dit M. Poincaré ? Il avait dit, montrait une certaine indifférence à l’égard de tous les systèmes qu’on lui présentait, que le meilleur à ses yeux serait celui qui conviendrait à la majorité républicaine, avec laquelle il était, coûte que coûte, résolu à faire la réforme. Nous négligeons ses autres propos : peut-être n’avaient-ils pas un lien étroit avec la question et ont-ils exprimé seulement l’état d’âme où il était à ce moment. Le point important, le seul qui mérite d’être relevé et retenu, est que M. le président du Conseil, dans la question de la réforme électorale comme dans toute autre, entend ne pas se séparer de la majorité républicaine, en d’autres termes du groupe radical-socialiste. Le malheur est que ce groupe ne voulant à aucun prix de la réforme électorale, ne la vouloir qu’avec lui, c’est y renoncer. Il accepterait sans doute de la faire en la dénaturant, en la falsifiant, en la rendant méconnaissable et inopérante ; mais ses partisans sérieux, paraphrasant un mot célèbre, inclinent à dire : Qu’elle soit ce qu’elle est, ou qu’elle ne soit pas. Ils aiment mieux porter à nouveau la question intacte devant le pays aux élections prochaines, que de lui en donner la contrefaçon, ou même la caricature, en l’invitant à y reconnaître l’expression de sa volonté.

Certes, la situation de M. Poincaré est difficile et ses perplexités se comprennent. Ayant fait un ministère qui a suscité de grandes espérances et a reçu, en France et à l’étranger, un accueil dont aucun autre n’avait bénéficié depuis longtemps, il veut le faire vivre et a besoin, pour cela, d’une majorité qui, elle-même, soit viable, en un mot d’une majorité de gouvernement. Celle qui s’est formée autour du scrutin de liste avec représentation proportionnelle a-t-elle ce caractère ? Non. C’est une majorité infiniment hétérogène et disparate, allant de l’extrême-droite à l’extrême-gauche : elle peut s’appliquer à un cas donné, suffire à une circonstance provisoire, atteindre un but particulier, mais elle est destinée à se débander le lendemain et ne peut servir ni de pivot, ni d’instrument à un gouvernement qui aspire effectivement à gouverner : et c’est à quoi M. Poincaré aspire. De là son embarras en présence de la représentation proportionnelle. Il y a, à la Chambre, une majorité qui peut faire la réforme, mais qui ne peut pas faire autre chose et est condamnée à mourir de sa victoire, et il y en a une seconde qui ne veut pas de la réforme, mais qui est homogène et durable. Entre les deux il faut choisir. M. Poincaré a choisi la seconde, ce qui est naturel de sa part et de celle de ses collègues, car cette majorité est la leur ; mais avec elle il a la prétention de faire la réforme qu’elle repousse de toutes les forces de son instinct et c’est un problème presque aussi difficile à résoudre que celui de la quadrature du cercle. A parler franchement, pour faire la réforme il aurait fallu un ministère qui ne se serait pas assigné une autre tâche et qui aurait été, non seulement résigné, mais décidé à disparaître après l’avoir accomplie. Ce ministère, de courte durée peut-être, aurait rendu un grand service au pays dont la reconnaissance l’aurait accompagné dans sa retraite. Mais le ministère Poincaré ne pouvait pas être celui-là, puisque les hommes distingués qui le composent sont profondément divisés sur la réforme électorale. Ce n’est pas en vue de cette question qu’ils se sont unis : ils ont obéi à une préoccupation patriotique qui était très pressante au moment où ils ont accepté le pouvoir et qui l’est encore. Ils ont fait acte de bons citoyens, et il faut leur en savoir gré. Leur mauvaise fortune a voulu qu’ils aient dû mettre la réforme électorale dans leur programme, car la question était déjà à l’ordre du jour de la Chambre et on ne pouvait pas l’en éliminer ; mais ils ne peuvent pas non plus la résoudre, ou du moins la bien résoudre, et c’est la grande difficulté de l’heure présente. Il n’est d’ailleurs pas douteux que si la réforme n’est pas faite avant les élections prochaines, elle pèsera lourdement sur elles et les radicaux eux-mêmes le sentent si bien qu’ils sont les premiers à vouloir faire quelque chose qui y ressemble : mais le pays prendra-t-il l’apparence pour la réalité ?

Que faire donc ? Si une transaction est encore possible, il faut s’y rallier. Le malheur est que le langage de M. le président du Conseil devant la Commission a donné une telle confiance aux radicaux-socialistes qu’ils se considèrent désormais comme les maîtres de la situation, et, quand ils se croient les maîtres, ils ont l’habitude d’en abuser. Les partisans de la réforme sont cependant allés très loin dans la voie des concessions, et peu s’en faut qu’ils n’aient fait toutes celles qu’ils pouvaient faire. Ils ont pourtant annoncé qu’ils accepteraient encore toutes celles qui ne porteraient pas atteinte aux principes fondamentaux de la réforme, à savoir le scrutin de liste et la représentation sincère et loyale des minorités. Si les radicaux-socialistes veulent davantage et si le gouvernement, ne voulant pas se séparer d’eux, confond sa cause avec la leur et déclare que la seule réforme acceptable pour lui est celle qu’ils auront eux-mêmes acceptée, tout deviendra incertain. Le gouvernement ne s’est-il pas désarmé vis-à-vis d’eux, puisqu’il a déclaré d’avance qu’il ne ferait rien qu’avec eux ? Nous avions voulu espérer qu’il aurait assez d’autorité pour arbitrer une solution et la faire agréer par les uns et par les autres. Mais les radicaux-socialistes ont été, comme toujours, intransigeans, ils ont voulu tout avoir. Que pouvait faire M. Poincaré ? Qui sait même, dans le cas où il aurait persisté dans son altitude première, si son ministère ne se serait pas disloqué ? M. Léon Bourgeois n’a-t-il pas dit dès le premier moment à la Chambre que, le jour où ses principes seraient en cause, il reprendrait sa liberté ? Il est fâcheux pour le gouvernement que la première question qu’il ait eu à traiter soit précisément celle qui divise le plus la Chambre et sur laquelle il est lui-même le plus divisé. Sera-t-il juste de ne pas tenir compte à M. Poincaré de toutes ces circonstances ? Il est bien obligé d’en tenir compte lui-même, car il n’est encore qu’au début de son œuvre, et nous souhaitons qu’il dure assez pour l’accomplir.


Nous n’avons pas parlé jusqu’à ce jour de la révolution chinoise parce qu’il était difficile, à la distance où nous en sommes, de se rendre compte des lois particulières auxquelles obéit son évolution ; mais on lira aujourd’hui, dans une autre partie de la Revue, un article sur la psychologie de cette révolution, c’est-à-dire sur les causes qui, après l’avoir préparée, l’ont rendue possible et en ont précipité le dénouement. Rien n’est plus extraordinaire, pour nous autres Occidentaux, ni plus imprévu que ce dénouement, à supposer que c’en soit un et qu’on doive le considérer comme définitif. Sans doute la monarchie mandchoue était depuis longtemps menacée de ruine et il fallait s’attendre à ce qu’elle éprouvât des convulsions qui la mettraient en danger ; mais qui aurait cru qu’elle sombrerait si vite, qu’elle proclamerait elle-même en termes pompeux sa déchéance et qu’elle serait enfin remplacée par la République ? Tout cela apparaît de loin quelque peu fabuleux : nous aurions de la peine à l’accepter comme vraisemblable si on nous le racontait dans un conte, et cependant c’est de l’histoire. Dans ce temps de surprises, celle-là dépasse toutes les autres.

Une fois le premier étonnement passé, on se demande ce qu’il y a à faire en présence du phénomène. Très sagement, les Puissances ont été d’avis de s’abstenir de toute intervention le plus longtemps possible et toujours même, si on le pouvait. Que nous importe que la Chine soit en monarchie ou en république, pourvu que nos droits et nos intérêts y soient respectés ? Ils l’ont été jusqu’à présent. On pouvait craindre que la révolution ne fût accompagnée d’une explosion de haine contre les étrangers : la haine existe peut-être, mais l’explosion n’a pas eu lieu, et cela est dû sans doute à la prudence des hommes qui ont pris la direction du mouvement et en ont été jusqu’ici à peu près maîtres. Nous ne savons pas ce que sera l’avenir, même le plus prochain : pour le moment, le danger n’est pas dans la xénophobie, il est dans l’anarchie. Depuis que l’article de Pierre Khorat a été écrit, des troubles ont eu lieu à Pékin et dans la province du Pé-tchi-li ; ils ont même pris un caractère de gravité assez sérieux et, s’ils ont été réprimés, il est à craindre qu’ils ne se renouvellent. Yuan-Shi-Kaï, l’homme le plus important de la Chine en ce moment, le président un peu équivoque et paradoxal de la nouvelle république, comptait surtout sur son armée pour maintenir l’ordre, et c’est précisément de son armée qu’est venu le danger. Ses soldats se sont révoltés sous prétexte qu’ils ne touchaient pas régulièrement leur solde : pour y suppléer, ils se sont mis à piller. Aucun symptôme ne saurait être plus alarmant. Yuan-Shi-Kaï lui-même a invité les représentans des Puissances à prendre des mesures pour assurer leur sécurité et celle de leurs ressortissans, et les ministres étrangers ont appelé à Pékin les troupes qui, depuis la révolte xénophobe, sont restées à Tientsin. Des vaisseaux ont été envoyés dans les eaux chinoises. Pour le moment, ces précautions sont suffisantes, et il faut toujours se borner à celles qui sont indispensables : la situation toutefois demande à être surveillée avec soin. Les Chinois sont libres de se gouverner comme ils l’entendent ; c’est une liberté que nous devons respecter scrupuleusement ; mais tant d’intérêts divers se mêlent et se croisent sur leur immense territoire que les regards des Puissances s’y portent naturellement. L’échiquier européen est peu de chose, au moins comme dimensions, comparé à l’échiquier asiatique, et les questions qui se posent sur ce dernier auront peut-être bientôt, proportionnellement à celles qui nous agitent, la même grandeur que lui.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.