Chronique de la quinzaine - 14 mars 1834

Chronique no 47
14 mars 1834


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 mars 1834.


Le drame politique qui se joue sous nos yeux marche rapidement, trop vite, comme disait M. Garnier-Pagès du haut de la tribune. La loi des associations a suivi de près la loi des crieurs ; d’autres suivront. On ne s’arrête pas en si belle route. D’ailleurs le ministère n’en est plus, comme autrefois, à se livrer par boutades à la colère et à l’humeur que lui causent la liberté de la presse, les rares absolutions du jury, les interpellations à la tribune, les railleries du théâtre, à la haine qu’il éprouve pour la plume et la parole, les deux instrumens qui ont élevé le trône, créé ce pouvoir et fait sortir de la poussière tous ces hommes qui manient aujourd’hui les affaires du pays. Maintenant, au dehors comme au dedans, c’est un système entier qui se développe. Une main habile, quoiqu’un peu grossière, étend partout ses fils. Les yeux clairvoyans la voient s’agiter et apparaître à Saint-Pétersbourg, à Madrid, à Londres, glisser ses doigts avides jusque dans les plus petites affaires, manier tout, flétrir tout, et n’abandonner les hommes dont elle s’est emparée qu’après les avoir livrés au mépris des autres et d’eux-mêmes. Les ministres actuels ont mis leurs petites et étroites passions au service de l’esprit calculateur et froid qui les domine, et l’on ne saurait dire s’ils entraînent ou s’ils sont entraînés dans la voie fatale où ils se jettent. Les uns, étonnés eux-mêmes de l’éclat et de l’audace de leur abjuration, cherchent à s’étourdir en reniant leur vie passée avec plus d’audace encore, et se vengent sur le pays tout entier du mépris qu’ils voient dans les regards de leurs anciens amis. M. Barthe, M. Thiers, savent de qui nous parlons. Les autres ont réellement et sincèrement fait pénitence des efforts qu’ils ont tentés autrefois en faveur de la liberté. Dans leur vie toute livrée à l’étude des théories, dans une longue existence politique qu’ils ont su rendre rêveuse et isolée, la connaissance véritable de l’homme, de la société actuelle, leur a échappé ; et, comme l’un d’eux l’avouait naïvement à la tribune, il y a peu de jours, se trouvant les mains trop faibles pour maintenir dans ses digues ce peuple qu’ils ont eu l’audace de vouloir gouverner, ils ont tourné leurs pensées vers l’illégalité, vers la force, vers ce qu’ils n’osent encore nommer, vers le despotisme. Que M. de Broglie le nomme nécessité, que M. Guizot l’appelle une ressource passagère qu’on abandonnera il ne sait quand, peu importe. Ils y courent néanmoins de toutes leurs forces, en invoquant tout bas le grand nom de Bonaparte que Mme de Staël leur avait appris à maudire. Derrière eux, au troisième rang, vient M. Soult, qui apporte sa pierre à l’édifice ministériel, et qui, de son côté, organise à petits coups le despotisme sous le nom de discipline. Puis M. d’Argout qui admire aussi Bonaparte à sa manière, et pour qui l’empire n’a pas de plus beaux souvenirs que ceux de Savary et de Fouché qu’il espère bien faire oublier un jour. Enfin, les suivant de loin, M. de Rigny et M. Humann s’accommoderaient de tout, et particulièrement d’un ministère sans contrôle. Voilà le pouvoir que la nation, représentée par ses députés, appuie de ses votes et de ses subsides.

Le ministère n’est cependant pas content de la chambre. Il a hâte d’arriver aux élections, et il en espère de meilleurs résultats. La chambre actuelle, dit le ministère, n’est bonne que lorsqu’elle a peur, et c’est un sentiment qu’il n’est pas toujours facile d’exciter, qui coûte cher à entretenir, et qui perd d’ailleurs de sa vivacité quand il est employé trop souvent. Quand on ne lui fait pas une émeute, quand on ne lui déroule ni déclarations de la société des droits de l’homme, ni circulaire des sections ; quand on se dispense pendant huit jours seulement de lancer M. Persil ou M. Barthe à la tribune, la chambre profite de son loisir pour examiner le budget, pour vérifier les dépenses de chaque ministère ; elle s’informe, elle prétend juger, elle veut des pièces et des explications souvent impossibles à donner. C’est alors un embarras que cette chambre, et il ne reste d’autre alternative que celle de la dissoudre ou de l’épouvanter. Dernièrement encore, avant que les assommeurs ne vinssent faire une agréable diversion à ses études financières, n’a-t-elle pas, par sa fatigante inquisition, failli envoyer M. le maréchal Soult sur le lit de douleur où elle avait déjà jeté M. le duc de Broglie. On assure même que M. Soult eut à son tour sa petite attaque d’apoplexie, au sortir de la séance de la commission du budget, où un député mal appris s’était avisé de lui faire remarquer de singulières distractions dans ses comptes. Il s’agissait simplement de quelques doubles emplois, commis sans doute maladroitement dans les bureaux du ministère de la guerre, et dont l’illustre maréchal ne pouvait être responsable. Il se trouvait que plusieurs officiers-généraux, en assez grand nombre, il est vrai, étaient portés au chapitre des aides-de-camp du roi pour la solde de leur grade, puis portés encore, pour la même solde, au chapitre des officiers-généraux. Cette double masse d’officiers-généraux, dont une partie se trouvait ainsi fictive, enflait, il est vrai, quelque peu le budget de la guerre, mais l’explication à laquelle cette remarque donna lieu fut si naïve et si sincère, que tout le monde s’y rendra. Il paraît que quelques militaires qui siègent à la chambre reçoivent une indemnité proportionnée à leur grade et à l’importance de leurs votes. Comment résister à de pareilles raisons ?

Nous annonçâmes, il y a quelque temps, que l’alliance de la France et de l’Angleterre subissait un refroidissement. Deux causes principales contribuent à ce changement. D’abord la persévérance que met le ministère anglais à exiger l’accomplissement d’une promesse verbale du roi, relative à Alger, qui lui fut transmise par M. de Talleyrand. L’évacuation prochaine d’Alger fut alors solennellement promise, malgré les représentations de M. Molé, qui était ministre des affaires étrangères ; et comme l’Angleterre ne cesse de la réclamer, le cabinet des Tuileries a jugé qu’il était temps de porter plus loin ses offres d’alliance et ses promesses. L’Angleterre demande en outre que la France s’unisse activement à elle pour faire des représentations à la Porte et à la Russie au sujet du traité de Constantinople. Mais la France de 1834 ne se met pas ainsi en avant, et le ministère français s’est encore trouvé bien embarrassé de ses liaisons avec l’Angleterre dans cette circonstance. Ce fut alors qu’on chargea le maréchal Maison de porter les promesses les plus flatteuses à Saint-Pétersbourg, et les lettres qui partirent directement du château des Tuileries, sans passer par le ministère des affaires étrangères, étaient, dit-on, encore plus conciliantes que les paroles de notre ambassadeur. On assure qu’on y fixait, avec beaucoup d’exactitude, l’époque où la royauté de juillet aurait perdu son caractère révolutionnaire, et rendu la sécurité aux rois de l’Europe, en anéantissant la propagande, et en gouvernant sans contestation, d’après les principes de la Sainte-Alliance ; et pour plus de garantie, on offrait à l’empereur de cimenter ce rapprochement par le mariage du duc d’Orléans avec la jeune grande-duchesse impériale, qui aura bientôt seize ans. À l’époque du congrès de Vienne, quand la France était encore courbée sous la main des rois de l’Europe, Louis xviii avait refusé une princesse russe pour le duc de Berry, en disant qu’elle n’était pas d’assez bonne maison ; mais la royauté citoyenne n’a pas le droit d’étaler des sentimens aussi aristocratiques, et on se serait volontiers contenté de la fille de l’empereur Nicolas.

Peut-être à son tour l’empereur de Russie a-t-il trouvé que les d’Orléans ne sont pas d’assez bonne maison ; toujours est-il qu’il a refusé sa fille, mais sans morgue et sans rudesse, et pour adoucir ce refus, il a même laissé entrevoir qu’il verrait sans déplaisir l’union du prince royal avec sa nièce, la princesse de Wurtemberg. Après cette ouverture, on a remarqué que des soirées d’ambassadeurs, et d’ambassadeurs de la Sainte-Alliance seulement, ont lieu au château des Tuileries. Ce jour-là, on n’invite que des hommes de naissance et de bonne maison, des hommes que la restauration eût avoués, et qui puissent satisfaire aux idées qu’apportent dans ce cercle les représentans des puissances étrangères. Il va sans dire que M. Viennet et les autres commensaux ordinaires du château en sont écartés. Les dîners se multiplient aussi, et M. Pozzo di Borgo y trouve toujours sa place près de la reine, au grand mécontentement de M. Appony et de lord Grenville, à qui les deux premières places appartiennent de droit, selon l’usage qui veut que les ambassadeurs n’aient de préséance les uns sur les autres, en ces occasions, que d’après l’ordre alphabétique des pays auxquels ils appartiennent. On parle même du retour de M. de Talleyrand qui voit les difficultés se multiplier autour de lui à Londres, et qui menace de demander son rappel, si l’on abandonne le système d’alliance anglaise qui a été le rêve de toute sa vie. Mais M. de Talleyrand en parle fort à son aise ; on voit bien qu’il n’a pas de fils à marier.

Les explications données par M. d’Argout à la chambre au sujet des assommeurs de la place ont amené de singulières révélations. Le ministre n’a pas craint d’avouer que des agens de police et des sergens de ville, déguisés et armés de bâtons, s’introduisaient par ses ordres dans la foule les jours d’émeute, ou, pour parler plus exactement, les jours de police. Or il a été prouvé que la foule qui se trouvait dernièrement sur la place de la Bourse se composait de promeneurs et de curieux, et il est bien permis de supposer que le tumulte qui a occasionné les violences de la force armée a été suscité par ces agens. Au reste, tous les détails de cette affaire ont paru hideux et déshonorans pour le pouvoir : un ministre qui présidait en personne, au milieu des sergens de ville et des hommes lancés dans les rues par la police, aux coups que ceux-ci portaient aux citoyens ; des malheureux assommés par le bâton, frappés de coups de crosse et de baïonnette ; puis des dénégations audacieuses à la tribune et des démentis formels donnés presque en présence du cadavre d’un pauvre ouvrier resté sur la place ! — Une enquête a été ordonnée, mais en attendant le ministre est venu demander à la chambre un supplément de fonds secrets de 1,500,000 francs. C’est là sans doute le seul résultat que produira l’enquête. Au reste, nous pouvons affirmer que le célèbre Vidocq, qui se trouvait près de la place de la Bourse au moment des rassemblemens, a déclaré reconnaître parmi les assommeurs un grand nombre de forçats libérés, et Vidocq est une autorité respectable en pareille matière. Vidocq est en ce moment à Londres, où il est allé présenter à la banque d’Angleterre un papier de sa fabrique, à l’aide duquel on peut déjouer les contrefacteurs de billets. M. de Talleyrand, qui avait jadis un intérêt dans la fabrique de faux billets de banque d’Angleterre créée à Hambourg avec l’autorisation du gouvernement impérial, ne verra peut-être pas de bon œil cette négociation.

L’affaire de l’enlèvement de M. Hanno, par la garnison de Luxembourg, se trouve heureusement terminée, et nous n’aurons pas à mettre nos soldats en campagne, pour venger l’honneur belge une seconde fois offensé. Cette affaire a failli cependant en susciter une autre, et l’on a parlé de quelques mésintelligences qui s’étaient élevées à ce sujet entre M. de Broglie, et l’ambassadeur de Prusse, M. de Werther. Dans les explications qui eurent lieu, M. de Broglie avait dit que cette affaire était un véritable guet-à-pens. La vivacité avec laquelle ce mot fut prononcé, donna à penser au ministre allemand que ce mot, qu’il comprenait mal, avait quelque gravité. Il sortit de la chambre et alla consulter un dictionnaire, dans lequel il trouva cette explication du mot guet-à-pens : « Action d’un homme qui en attend un autre pour l’assassiner. » Il s’ensuivit une longue conférence entre les ambassadeurs et M. de Broglie, qui se termina heureusement par des concessions réciproques. Nous avons vu d’ailleurs à la chambre que M. de Broglie sait fort bien se tirer d’affaire par une rétractation.

Quel nom M. de Broglie donnerait-il à ce qui s’est passé dernièrement au Brésil ? Un souverain d’un royaume d’Europe, personnage très connu par la finesse et les ressources de son esprit, se trouvait embarrassé des promesses amicales qu’il a faites à don Pédro au moment de son départ pour le Portugal ; irrité surtout de voir le père de dona Maria s’opposer à un mariage que le souverain dont nous parlons avait projeté, il imagina d’envoyer au Brésil un agent chargé d’y attirer don Pédro sous de fausses promesses. Dans ce but, on s’adressa à quelques débris du parti militaire qui a conservé un reste d’attachement pour l’auteur et le violateur de la charte brésilienne, et on les décida à écrire à don Pédro pour l’engager à tenter à Rio-Janeiro une expédition semblable à celle d’Iturbide au Mexique. Heureusement pour lui, don Pédro a soupçonné à temps le piége, et il a formellement refusé de tenter cette glorieuse entreprise. Le souverain dont nous parlons en a été pour ses frais d’agent. La démission que la régence brésilienne a exigée de M. d’Andrade, gouverneur du jeune don Pédro ii, se rattache à cette mystérieuse affaire.

Les projets sinistres du pouvoir, les lois des crieurs et des associations, les illégalités de toute espèce, les assommeurs et les énormes demandes de crédits supplémentaires et de fonds secrets, n’ont pas diminué la folle gaîté qui a éclaté à Paris le jour de la Mi-Carême. On s’occupait surtout de deux grands bals qui ont eu lieu la veille, donnés, l’un par M. Baudon, un de nos plus riches receveurs-généraux, l’autre par le marquis de Châteauvillars. L’histoire du premier de ces bals est singulière. Mme de Châteauvillars avait, dit-on, oublié d’inscrire sur ses lettres d’invitation Mme la vicomtesse L… qui se plaignit beaucoup de cet oubli en présence de M. Baudon. Le receveur-général, aussi galant que Bouret et La Popelinière, promit alors à Mme L… de donner ce jour-là, à son intention, une fête qui effacerait celle de l’hôtel Montholon, où demeure M. de Châteauvillars. Il fit en effet construire en toute hâte une galerie dans la cour de l’hôtel qu’il habite, une salle de bal dans le jardin ; et, malgré les représentations du propriétaire, avec lequel il aura sans doute un procès, il fit enlever par ses pourvoyeurs, chez Chevet et chez Mme Bernard, le gibier, le poisson, les arbustes et les fleurs que faisait demander partout son compétiteur, invita dix-huit cents personnes, et parvint, à force de dépenses, d’activité et d’efforts, à remplir sa promesse. Le bal de l’hôtel Montholon, tout brillant qu’il était, fut inférieur à celui-ci. Qu’on dise encore que nos financiers sont tout positifs.

— Le concert donné le 7 mars à la salle Chantereine par M. Hauman, violoniste belge, n’a pas trompé l’attente des amateurs éclairés qui se pressaient dans cette étroite enceinte. Les variations composées et exécutées par M. Hauman ont révélé dans son talent une verve et une énergie remarquables. Seulement nous devons dire que le style de ses compositions manque généralement d’enchaînement et d’unité. Mais plusieurs passages nous ont vivement frappés par l’élégance et la hardiesse des phrases.

Le septuor de Hummel a été rendu par M. Listz avec autant de force que de précision, M. Conynx mérite les mêmes éloges et les mêmes conseils que M. Hauman. Il exécute bien, mais il néglige dans le style de ses compositions la progression et l’unité. Nous espérons que cette visite de M. Hauman à la France ne sera pas la dernière.

M. Savoye, littérateur allemand distingué, doit ouvrir le 15 mars, à 7 heures du soir, son cours de littérature allemande, rue de Richelieu, no 21. Cette première séance sera publique et gratuite.

— Sous le titre de Littérature et philosophie mêlées, il paraîtra lundi à la librairie de Renduel, deux volumes de M. Victor Hugo ; nous rendrons compte de cette publication.


CRINGLE’S LOG, AVENTURES D’UN LIEUTENANT DE MARINE, PAR WILSON[1].

Un fragment inséré, il y a peu de temps, dans la Revue, a pu donner à nos lecteurs une idée de cet ouvrage d’un écrivain de l’Angleterre dont le nom figure avec honneur dans le travail que nous avons donné sur la littérature de ce pays. Poète et critique distingué, Wilson ajoutera peu à sa réputation par cette excursion maritime.

L’auteur n’a pas eu évidemment assez de place dans ces deux volumes pour y faire entrer à l’aise les innombrables aventures dont il s’est proposé d’entretenir son lecteur.

Dans la peinture rapide, tour à tour magique, burlesque, horrible, qu’il fait passer sous nos yeux, les objets apparaissent et s’évanouissent un peu confus, mais doués d’une puissance irrésistible qui ne permet pas au regard de se détourner. C’est dans cette attraction puissante, qui laisse toujours la curiosité haletante, que se trouve l’excuse du défaut que nous venons de signaler. Nous ne doutons pas que ce livre ne soit lu avidement.


A JOURNEY FROM LONDON TO ODESSA, BY JOHN MOORE[2].

Ce voyage a été exécuté en 1824, et nous regrettons, par intérêt pour l’auteur, qu’il ait gardé si long-temps en portefeuille ses observations qui sont empreintes d’un caractère de vérité et qui pourront être très utiles à ceux qui suivront la même route que lui pour se rendre sur les bords de la mer Noire. Le public aime plus que jamais qu’on lui serve les choses dans leur primeur, surtout en fait de voyages, et il a raison ; cependant, même pour l’Europe où tout marche si vite, il y a des exceptions, et la Russie en est une. Dans un pays où l’espèce humaine est systématiquement tenue au point où la trouve chaque gouvernement qui succède à celui qui vient de passer, sept années ne peuvent apporter de changemens appréciables dans l’aspect général du peuple, et nous sommes convaincu que le voyageur qui traverserait en ce moment la Podolie et l’Ukraine, y verrait identiquement les mêmes sales auberges, les mêmes chaumières, les mêmes figures de Juifs que celles auxquelles a eu à faire M. Moore. C’est dans cette partie de son voyage que sa relation offre une lecture attachante et un intérêt qui va toujours croissant à son arrivée à Odessa.

On sait les progrès merveilleux de cette ville dont l’emplacement était occupé par une demi-douzaine de misérables huttes et un fort de même apparence, lorsque le général Ribas sous les ordres de Potemkin s’en empara en 1789. On connaît également les motifs qui engagèrent Catherine ii à planter sur ce rivage à moitié désert ses avant-postes contre la Turquie. La corruption inhérente à l’administration russe arrêta long-temps l’essor de la nouvelle ville, et ce ne fut que lorsqu’elle fut confiée à un homme habile et intègre, le duc de Richelieu, qu’elle devint en peu d’années ce qu’elle est aujourd’hui. M. Moore a raconté en peu de mots l’histoire d’Odessa et celle des autres établissemens que la Russie possède sur la mer Noire, et qui lui ont été si utiles pendant la dernière guerre contre la Porte. Son récit contient en substance ce qu’on ne trouve que dans de volumineux ouvrages, rarement consultés surtout par les voyageurs.

En peignant l’état actuel d’Odessa et des provinces russes qu’il a traversées, M. Moore s’attache surtout à donner une idée de la corruption profonde qu’il a observée dans toutes les classes de la population, et qui arrive à son dernier période dans les plus élevées. Il voit dans cette corruption une cause permanente et sourde de faiblesse pour l’empire russe, et par une conséquence naturelle, un motif de sécurité pour l’Europe. En cela, nous croyons qu’il pose la question d’une manière trop absolue, faute de distinguer entre les divers genres de corruptions. Celle dont il parle, et qui consiste à amasser de l’argent par des voies sordides et déshonnêtes, n’est pas la plus mortelle pour les états ; elle a été de tout temps de l’essence des gouvernemens despotiques, et comme elle s’allie fort bien avec l’obéissance passive, le respect absolu pour la personne du prince, et toute espèce de fanatisme, elle sert, au contraire, le chef qui lui montre du doigt des pays voisins à envahir et à piller. Les barbares du moyen âge en font foi. Un atome de pensées libérales porté par les vents d’ouest sur le sol de la Russie ferait certainement plus de mal à son gouvernement que la vénalité effrontée de ses tribunaux.

Comme nous désirons citer quelques passages du livre de M. Moore, nous choisirons ce qu’il dit de la corruption de l’armée et de la justice :

« La paie du soldat russe est d’environ dix roubles en papier, ou neuf shellings par an, neuf pence par mois, et ce que coûte sa nourriture au gouvernement est si peu de chose, que je m’abstiendrai d’en parler. Ce qu’il y a de révoltant dans cette affaire, c’est que les chefs s’arrangent de manière à détourner à leur profit une partie du salaire de ces pauvres malheureux. Ils font également (du moins on me l’a assuré) de faux contrôles de revue sur lesquels se trouvent portés un beaucoup plus grand nombre d’hommes qu’il n’y en a réellement de présens sous les armes. Le surplus de paie qui en résulte entre dans la poche des chefs qui s’entendent également avec les fournisseurs pour la nourriture de ces combattans imaginaires. De ces faits on doit conclure que les forces de la Russie ont été considérablement exagérées ; ses armées sont, sans doute, très nombreuses, mais beaucoup moins qu’elles ne le paraissent sur le papier. Si, par conséquent, vous tenez compte de l’immense étendue des états de l’autocrate, de la force effective et non nominale des régimens dispersés sur ce vaste territoire, de la corruption et de l’absence d’honneur chez les officiers en général, de l’état de dégradation où sont plongés les soldats, des semences d’insubordination qui existent parmi eux et qui se développeront quand le moment sera venu, je crois que vous penserez, comme moi, que les moyens de la Russie ne lui permettront jamais, sans une coalition, de troubler le repos de l’Europe.

« Malheureusement je puis parler par expérience de l’absence complète de justice dans ce pays. J’ai eu à conduire une affaire très compliquée et très désagréable, et quoique j’aie fait tous mes efforts pour éviter un procès, j’ai regardé comme un devoir de prendre des informations exactes sur ce que j’aurais à attendre dans le cas où je serais obligé d’en venir à cette extrémité. Hélas ! j’ai trouvé que la loi si glorieusement incertaine ailleurs l’est doublement ici. Les tribunaux russes sont tous corrompus, les juges reçoivent des présens du demandeur et du défendeur à la fois, et le plus haut enchérisseur gagne ordinairement son procès ; mais, disais-je à mon interlocuteur, les lois sont là, les juges doivent décider conformément à ce qu’elles ordonnent. — Ah ! mon cher monsieur, répondit-il, vous parlez bien comme un Anglais ; mais la jurisprudence de ce pays est basée en entier sur les ukases impériaux. Votre avocat trouvera un ukase parfaitement applicable à votre cas et qui vous donne gain de cause sans coup férir : il vous sera clairement démontré dans votre esprit que la décision doit être en votre faveur ; mais l’avocat de votre partie adverse déterrera un autre ukase diamétralement opposé, ou (ce qui revient au même pour vous) il le fera passer pour tel, au moyen d’un certain personnage bien connu en Angleterre sous le nom de la vieille dame de Threadneedle-street, et qui rend ici les décrets sous la forme de billets de banque russes. Il est vrai que vous pourriez peut-être découvrir un troisième ukase qui, accompagné d’un rouleau de ducats, ferait incliner de votre côté la balance de la justice ; mais ce serait une manière de procéder qui vous coûterait cher, et même dans ce cas la sentence favorable que vous obtiendriez pourrait être éludée par un adepte qui serait trop fort pour vous, avec vos vieilles idées de justice anglaise.

« Ayant exprimé mon étonnement de l’existence d’abus aussi monstrueux, en ajoutant que je croyais l’empereur doué d’une ame élevée et juste, et qu’il fallait qu’il ignorât ces viles pratiques, il me fut répondu que le czar les connaissait parfaitement, qu’il en gémissait, mais que le gouvernement étant trop pauvre pour payer convenablement ses fonctionnaires, il était obligé de fermer les yeux sur ces peccadilles. J’obtins, en outre, un autre renseignement, à savoir que lorsqu’un homme avait occupé une place assez longtemps pour remplir ses poches, on le met de côté pour faire place à quelque autre aspirant affamé, de sorte que le système de corruption se perpétue d’une génération à l’autre.

« Dans ce pays d’arbitraire où les crimes sont punis si sévèrement, où un homme peut être envoyé en Sibérie ou déchiré par le knout sans qu’on lui dise presque pourquoi, où l’espionnage règne à un degré effrayant, il semble extraordinaire que ni la crainte d’être découvert, ni celle du châtiment n’arrête les déprédateurs. Mais le fait est que pourvu qu’un homme ne conspire pas contre l’état, pourvu qu’il se contente de lire la Gazette de Saint-Pétersbourg, et qu’il admette que tout est pour le mieux dans le meilleur des empires possibles, il peut voler, se parjurer et commettre impunément toute espèce d’injustices. »

Après avoir tracé ce tableau qui n’est pas entièrement neuf, M. Moore se récrie, avec une honnête indignation, contre ceux qui ont encore foi dans les forces de la Russie, mais il est évident que la question n’est pas là ; ce n’est pas son gouvernement corrompu qui la rend à craindre, si crainte il y a, mais bien ses masses ignorantes et fanatiques que ce gouvernement met d’un signe en action. Au reste, M. Moore n’a pas eu la prétention de discuter cette question si rebattue de l’influence que l’orient de l’Europe peut avoir un jour sur son occident. Nous avons au fond la même confiance que lui dans l’avenir de ce dernier ; seulement nous la puisons dans d’autres motifs, il nous suffit pour cela de regarder autour de nous.

D’Odessa M. Moore revint à Paris par Vienne et Strasbourg ; à Vienne il eut l’honneur d’être présenté au duc de Reichstadt : cet épisode de son voyage eût été d’un vif intérêt, s’il l’eût publié aussitôt son retour ; on sent qu’aujourd’hui il doit perdre une partie de son mérite. Un itinéraire, offrant toutes les distances parcourues par l’auteur, termine son ouvrage et lui donne un degré d’utilité de plus. Les voyageurs qui auront la même destination que M. Moore trouveront en lui un compagnon de route attachant et un guide fidèle ; à ce double titre nous croyons devoir le leur recommander.


  1. Chez Carpentier, rue de Seine, 31.
  2. Paris, Galignani, rue Vivienne.