Chronique de la quinzaine - 14 mai 1919

Chronique n° 2090
14 mai 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le mercredi 7 mai restera comme date historique. C’est l’après-midi de ce jour-là qu’à Versailles, les préliminaires de paix ont été présentés aux plénipotentiaires allemands, qui déjà se disaient « las d’attendre. » Jusqu’à l’heure fatidique, M. de Brockdorff-Rantzau et ses collègues n’ont su du sort de l’Empire allemand que ce que le public en a su : en d’autres termes, presque rien. Ils en ont pu soupçonner quelque chose, que nous-mêmes avons appris par leurs journaux, mais, exactement, ils n’en ont rien su.

Jamais, en somme, secret diplomatique n’avait été aussi sévèrement gardé qu’il l’a été depuis qu’une des propositions du Président Wilson a aboli toute diplomatie secrète. Jamais non plus traité n’avait atteint ces proportions majestueuses. La conférence de Paris a vu grand : elle a fait énorme. Comme cette guerre a été la plus gigantesque qui ait dévasté la terre, cette paix, à son tour, allait être la plus complète. La moitié de l’humanité y étant plus ou moins directement engagée, et toute l’humanité indirectement, rien d’humain ne lui serait étranger. Ce ne serait plus un instrument de paix, mais un monument. Qu’est-ce que les 124 malheureux articles du traité de Munster, ou les 124 de l’acte général du Congrès de Vienne du 9 juin 1815, auprès des 400 ou 450 qu’on nous a finalement donnés, après nous en avoir promis 1 000 ou 1 200? Pourtant, eux aussi, le Congrès de Westphalie et le Congrès de Vienne avaient cru bâtir pour l’éternité. Quelle leçon, que d’en relire aujourd’hui les préambules! Il a été, disait l’un, « consenti unanimement et arrêté qu’il y aura une Paix Chrétienne, universelle et perpétuelle, et une amitié vraie et sincère entre la Sacrée Majesté Impériale et la Sacrée Majesté Très-Chrétienne; comme aussi entre tous et un chacun des Alliés et adhérents de Ladite Majesté Impériale... et que cette Paix et amitié s’observe et se cultive sincèrement, en sorte que les Parties procurent l’utilité, l’honneur et l’avantage l’une de l’autre : et qu’ainsi de tous côtés on voie renaître et refleurir les biens de cette Paix et de cette amitié par l’entretien sûr et réciproque d’un bon et fidèle voisinage de tout l’Empire Romain avec le Royaume de France, et du Royaume de France avec l’Empire Romain. » Et l’on écrivait de l’autre : « Le Congrès de Vienne a créé un Nouveau droit public européen, mélange de ce qui existait avant 1792, de quelques actes conclus pendant la révolution, et de dispositions absolument neuves. Ce nouveau droit public a été combiné avec une telle sagacité et prévoyance que, malgré quelques légères imperfections provenant d’obstacles insurmontables, l’Europe peut être considérée comme régulièrement constituée pour des siècles. » Un siècle à peine s’est écoulé, et nous recommençons. Quoi d’étonnant, qu’il y faille tout un volume?

Une paix comme celle-ci exige d’être examinée et jugée en elle-même, indépendamment des circonstances, joie des collectionneurs d’anecdotes, au milieu desquelles elle a été élaborée. Nous en entreprendrons une étude, sinon plus attentive, du moins plus minutieuse, quand nous pourrons le faire sur le texte. Pour l’instant, nous n’avons encore que le plus écourté des abrégés, qui a pour titre : Résumé du traité avec l’Allemagne; mais il suffit à un premier coup d’œil, ne remplissant pas moins de 58 pages grand in-4o. Le » traité est divisé en quinze parties, dont la première, consacrée à la Société des nations, inaugure vraiment, ainsi que le traité de Vienne s’était vanté de le faire, un droit public nouveau. Ce qui était ou ce qui semblait constituer, en 1815, « un nouveau droit public européen, » c’était l’équilibre des puissances, et l’on donnait, de la nouvelle politique, cette définition: « Les parties de l’édifice continental, longtemps disjointes, sont aujourd’hui tellement liées et balancées par des contrepoids, qu’elles se soutiennent et se protègent mutuellement; de là une force conservatrice de l’ensemble. » En 1919, « le Pacte de la Société des Nations, destiné à développer la coopération entre les Nations et à leur garantir la paix et la sécurité, est établi sur les principes suivants : acceptation de certaines obligations de ne pas recourir à la guerre ; développement au grand jour des relations internationales fondées sur la justice et sur l’honneur; observation rigoureuse des prescriptions du droit international, et respect scrupuleux des traités. » C’est là manifestement un sommaire ou un commentaire mais on aperçoit bien l’idée : le droit public le plus nouveau tend à se fonder non plus sur l’équilibre des forces, mais sur l’égalité des vertus ou des qualités, des mérites et de la culture entre les nations. Il leur suppose un commun niveau, une commune mesure, de communes intentions, un commun objet, ce n’est pas assez dire : un idéal commun. Fasse le ciel que ce ne soit pas rêverie et chimère, et que des survivances mauvaises, des vices héréditaires, de vieilles habitudes, d’incorrigibles penchants et des passions incoercibles n’étouffent pas ce germe de morale introduit dans les relations internationales ! Mais venons-en aux stipulations positives.

Elles sont rangées, ou nous les rangerons, sous deux titres principaux : Clauses territoriales ou Restitutions; Réparations et garanties. C’est d’elles, avant toutes autres, que les esprits sont le plus préoccupés, et ils le sont d’autant plus vivement qu’on a plus durement subi le contact de cet ennemi du genre humain que n’a cessé d’être l’Allemand à travers les siècles. Sorti des forêts de la Germanie, sorti des universités de Prusse, il a toujours été le même, incommode, hargneux, avide, rapace, querelleur et dangereux voisin : celui que la sécurité oblige à maintenir chez lui et contre lequel la prudence commande de s’enfermer chez soi. Vis-à-vis de l’Allemagne, tout traité vaudra en premier lieu ce que vaudront les précautions prises à cet effet ; et ces précautions elles-mêmes vaudront en premier lieu ce que vaudront les murs et les portes, ce que valent les barrières, les frontières. C’est donc par une sage distribution des matières qu’aussitôt après avoir ébauché le pacte de la Société des Nations, le traité, en sa partie deuxième, trace les frontières de l’Allemagne. Il les trace de tous les côtés, avec la Belgique, avec le Luxembourg, avec la France, avec la Suisse, avec l’Autriche, avec la Tchéco-Slovaquie, avec la Pologne, avec le Danemark.

Pour en avoir une vue claire, il convient de grouper en un seul chapitre tout ce qui concerne les frontières de l’Allemagne à l’Ouest-Cette frontière, avec la France, est « la frontière de juillet 1870, depuis le Luxembourg jusqu’à la Suisse ; » et si la forme de ce paragraphe, au moins dans le résumé, est déplaisante, le fond, quand il se découvre, en est dur. La frontière de juillet 1870, qu’est-ce à dire? C’est-à-dire la frontière de 1815; c’est-à-dire qu’on ne nous rend que la moitié du bien qui nous fut volé; c’est-à-dire que nous ne rentrons pas même dans nos limites de 1814; qu’on laisse béantes à notre flanc des ouvertures artificieusement ménagées, et, sur ces confins où rôdent les pillards, notre maison mal close. Nous n’avons pas Landau, nous n’avons pas la ligne de la Queich; nous ne tenons pas, chose plus regrettable peut-être, la voie ferrée de Landau à Sarrebruck par Deux-Ponts et Saint-lngbert ; et nous n’avons pas Sarrelouis en pleine restitution territoriale, nous ne l’avons qu’en possession, en occupation précaire; ni Landau, ni Sarrelouis, si fidèlement français tant que ne leur fut pas interdit tout espoir de le redevenir ; Landau, Sarrelouis, aussi français que la plus française des villes d’Alsace et de Lorraine. Le sacrifice est douloureux ; puisqu’il n’est pas possible que l’extrême effort n’ait pas été fait pour nous l’épargner, à quel préjugé, à quel parti pris nous sommes-nous heurtés ? Comment n’a-t-on pas compris que l’œuvre de 1815 était à défaire et à retourner; que, tandis qu’en 1815, l’Europe prenait ses sûretés contre une France qu’elle estimait agressive, c’est contre l’Allemagne, en 1919, qu’elle avait à en chercher; qu’en conséquence, une frontière qui donnait barre à l’Allemagne sur la France lui donnait barre sur l’Europe même, était une menace pour la paix, et que cette frontière, faible et truquée, appelait une rectification ? Nous n’avions pas d’ambitions excessives ; pas d’ambitions du tout ; nous ne demandions pas d’annexions ; mais seulement une réincorporation. Ce n’était pas la politique « des limites naturelles; » notre sagesse, un peu timide, nous en retient bien loin : passant par la bouche des vivants, la voix de nos 1 500 000 morts n’a pas été assez forte. Si nous sommes trop discrets pour nous en plaindre, personne ne peut nous défendre de nous en affliger.

Toutefois, du paragraphe qui nous reporte à « la frontière de juillet 1870, » il est équitable de rapprocher la section III de la partie III qui regarde la rive gauche du Rhin, où l’Allemagne, est-il prescrit, ne maintiendra ni ne construira aucune fortification, ni sur la rive gauche, ni à moins de cinquante kilomètres à l’Est du Rhin. Dans la zone ainsi définie, l’Allemagne « n’entretiendra aucune force armée, ne fera aucune manœuvre militaire et ne conservera aucune facilité matérielle de mobilisation. » (Il est ajouté, dans la partie V, que les fortifications existantes seront désarmées et démantelées et les installations matérielles visées ci-dessus, démolies dans un délai de trois mois à dater de la mise en vigueur du traité). Il n’est que juste de rapprocher, en outre, la section VI, relative au bassin de la Sarre, et juste de reconnaître que, puisqu’on ne pouvait pas faire plus ou qu’on ne voulait pas courir certains risques, l’arrangement, en somme, est satisfaisant. Cette section, qui circonscrit le territoire auquel s’appliquent les stipulations du traité, « consacre la cession à la France de la propriété entière et absolue, franche et quitte de toutes dettes ou charges (avec droit exclusif d’exploitation), des mines de charbon du bassin de la Sarre, cela en compensation de la destruction des mines de charbon du Nord de la France et à valoir sur le montant de la réparation due par l’Allemagne. » Par suite, « le territoire de la Sarre comprend les cercles de Sarrelouis, Sarrebrück, Ottweiler, Saint-Ingbert, une partie des cercles de Merzig, de Saint-Wendel, de Hombourg et de Deux-Ponts (sans Deux-Ponts). Il est limité : Au Sud et à l’Ouest, par la nouvelle frontière de la France; au Nord, par les limites administratives des cercles ou cantons incorporés au dit territoire, suivant une ligne générale partant de la Sarre, à cinq kilomètres Nord de Mettlach, et rejoignant, au Sud-Est de Mettnich, la frontière méridionale de la principauté de Birkenfeld; à l’Est, par une ligne passant à environ quatre kilomètres Nord-Est de Saint-Wendel, laissant à l’extérieur du territoire de la Sarre Breitenbach et Waldmohr, englobant Hombourg, et, par la ligne des crêtes de la rive orientale de la Blies, rejoignant la frontière française au Sud de Hornbach. Sa superficie est de 161 000 hectares. Sa population est de 747 000 habitants. » C’est à peu près le tracé recommandé par les experts les plus autorisés; il enveloppe à peu près tout le bassin houiller et la région indispensable à son exploitation. Un tracé plus large eût donné 280 000 hectares et 750 000 habitants. Mais celui-ci assure l’essentiel, et la solution est parfaitement acceptable, pourvu que le régime sous lequel sera placé le territoire de la Sarre soit tolérable, favorable, et n’engendre pas trop de difficultés.

Quel sera ce régime, politiquement et administrativement ? « Le gouvernement du territoire de la Sarre est confié à une commission de cinq membres nommée par le Conseil de la Société des Nations et comprenant un membre français, un non français originaire et habitant du territoire de la Sarre, trois appartenant à des pays autres que la France et l’Allemagne. Le Président, choisi parmi ces cinq membres, par le Conseil de la Société des Nations, est l’agent exécutif de la Commission. Il est désigné pour un an. « Cette Commission aura tous les pouvoirs appartenant précédemment dans le territoire à l’Allemagne, à la Prusse et à la Bavière ; notamment nomination et révocation des fonctionnaires, administration et exploitation de tous les services publics, y compris chemins de fer et canaux, protection à l’étranger des intérêts des habitants, modification éventuelle des lois, organisation de la justice, qui sera rendue en son nom, levée des taxes et impôts; décisions sur toutes questions pouvant résulter de l’interprétation du traité. » Quant aux habitants, ils « conserveront leur nationalité; mais ceux qui désireront en acquérir une autre pourront le faire sans rien perdre de leurs droits. Ils voteront, sans distinction de sexe, pour les assemblées locales. Il n’y aura pas de service militaire, ni de fortifications. Une gendarmerie locale sera organisée. » Ce régime transitoire est prévu pour quinze ans. « Au bout de quinze ans, toute personne habitant le territoire à la date de la signature du traité votera sur le régime définitif. Trois alternatives : maintien du régime ci-dessus; union à la France; union à l’Allemagne. Le vote aura lieu par commune ou par district. La Société des Nations fixera le régime définitif en tenant compte du vote des habitants. » Le cas échéant de la préférence exprimée en faveur de l’Allemagne, l’Allemagne rachèterait en or les mines situées dans le district qui se réclamerait d’elle, et qui, dès à présent, on se le rappelle, sont cédées à la France, en « propriété entière et absolue, franche et quitte de toutes dettes ou charges. » C’est un problème de savoir ce que donnera ce régime ; les exemples antérieurs dont on pourrait tirer une analogie ne sont pas fort encourageants; mais le condominium, ici, sera d’une espèce particulière, l’Allemagne en étant exclue : pas de commissaire allemand parmi les trois élus de la Société des Nations; le débat ne se posera qu’entre le Français et l’habitant de la Sarre, qu’il serait téméraire de supposer a priori plus allemand ni même aussi allemand qu’un Allemand. Du moment que le régime gouvernemental et administratif allemand, prussien ou bavarois, est écarté, « pendant quinze ans, » il n’y a de question, et, au bout de quinze ans, il est probable qu’il n’y aura de choix qu’entre la France et la Sarre. Mais cela dépend encore en partie des satisfactions que, pour ce qui est de nous, nous contribuerons à apporter au territoire dont nous acquérons les richesses minières. Il dépend de nous, de nos fonctionnaires et de nos industriels, de ne pas faire regretter les autres, et, au contraire, de nous faire désirer.

Francs et quittes aussi de toutes charges, en considération du fait que l’Allemagne, en 1871, a refusé, soit de supporter une partie de la Dette française, soit de payer les biens et propriétés de l’État français, les territoires » arrachés à la France en 1871 » lui font retour et « sont réintégrés dans la souveraineté française à dater du 11 novembre 1918. » Ils y rentrent avec tout leur outillage. « Les ponts sur le Rhin deviennent propriété française. Le port de Kehl et le port de Strasbourg seront constitués en, un organisme unique, avec un directeur français, sous le contrôle de la commission centrale du Rhin, pendant une période de sept ans qui pourra être prolongée de trois ans par ladite commission. Tous les droits et concessions de chemins de fer d’Empire (c’est-à-dire du réseau alsacien-lorrain) passent à la France, sans payement. » La partie V du traité est complétée sur ce point, sur plusieurs de ces différents points, par la partie XII; elle nous apprend notamment ce que sera cette commission centrale du Rhin, qui, en attendant une convention plus générale, reste régi par la convention de Mannheim de 1868. Elle comprendra désormais 19 membres : un président nommé par la France; 2 Hollandais; 2 Suisses; 4 Allemands; 4 Français; 2 Anglais; 2 Italiens; 2 Belges. Bien que nommé par la France, le président ne sera pas obligatoirement français, mais il pourra l’être; et, avec les quatre autres membres qui le seront obligatoirement, la France aura voix prépondérante. Sur le cours même du fleuve, « la France aura le droit de prélever l’eau du Rhin pour ses canaux, irrigations, etc. et d’exécuter les travaux nécessaires sur la rive allemande... La France possédera en outre le droit exclusif à l’utilisation de l’énergie hydraulique du Rhin dans la section du fleuve formant frontière franco-allemande. » Sur le Rhin, l’Allemagne cédera à la France « des remorqueurs et bateaux, ou des parts d’intérêts dans les sociétés allemandes de navigation ; » et, hors de l’Empire allemand, « des établissements, docks, etc. que les Allemands possèdent dans les ports de Rotterdam et leurs parts d’intérêts dans ces établissements (quotité à fixer par des arbitres que désigneront les États-Unis.) » On le voit, ce n’est point une terre nue qui nous revient, ce n’est point un glacis de forteresse; mais on nous la devait bien richement vêtue et parée, en compensation de tant de nos terres dépouillées, ravagées, ruinées peut-être pour toujours.

L’Alsace-Lorraine nous revient ; mais la manière de la conserver? Et la manière de nous préserver? Et la manière de sauver la paix du monde? Ramenons nos regards à la partie V : Clauses militaires, navales et aériennes. Les deux lignes par lesquelles débute le chapitre, dans le résumé, sont du Commentaire, mais nous avertissent que « la section I (clauses militaires) réduit l’armée allemande à une force permanente de police et enlève à l’Allemagne le droit et les moyens de reconstituer une grande armée nationale, » 100 000 hommes seulement, dont 4 000 officiers, les hommes engagés volontairement pour douze ans, les officiers pour vingt-cinq ans au moins ; un armement et des fabrications de matériel de guerre restreints « aux besoins strictement déterminés par les Puissances; » plus de grand état-major; au total, dix divisions, avec deux états-majors de corps d’armée au plus ; tout le matériel de guerre en excédent des quantités fixées livré aux Puissances alliées ou associées. Les clauses navales sont à l’avenant, et de même les clauses aériennes : la Baltique ouverte; les fortifications qui en défendent l’accès démantelées; pas de renforcement de la défense des côtes ni de modification de leur armement. Pas de terrain d’aviation ni de hangars à dirigeables à une distance de 150 kilomètres à l’Est du Rhin, et, en général, à moins d« 150 kilomètres d’aucune frontière, Ouest, Est et Sud.

C’est ce qu’on pourrait appeler le chapitre « des garanties, » il est bientôt suivi du « chapitre des réparations «Toutes les catégories de dommages sont longuement énumérées : ils vont des « dommages causés aux civils atteints dans leur personne par des actes de guerre » aux « dommages causés sous forme de prélèvements, amendes ou exactions de l’ennemi, » en passant par les « allocations données aux prisonniers de guerre, à leur famille ou aux personnes dont ils étaient le soutien. » Une Commission interalliée fera le compte avant le 1er mai 1921. Comme M. Clemenceau l’a annoncé aux plénipotentiaires allemands, en leur remettant le texte, le règlement en sera lourd : de la mise en vigueur du traité au Ier mai 1921, une première somme de 25 milliards de francs, sans intérêts, payable en or, en marchandises, en navires, en valeurs, ou autrement, suivant les décisions de la Commission des réparations; une seconde somme de 50 milliards, avec intérêts à 2 1/2 p. 100, de 1921 à 1926; une troisième somme de 50 milliards encore, avec intérêts à 5 p. 100, à partir de 1926. En principe, la réparation s’étendra sur une période de trente années, « sauf extension ultérieure de cette période, au cas où elle ne suffirait pas pour permettre à l’Allemagne de s’acquitter intégralement de sa dette. » Cette dette, on lui dira, en 1921, à combien elle se monte; on ne le sait pas, on rassemble les notes, et on ne lui parle Ici que de provision et d’acomptes. A côté des dédommagements en argent, il y a les restitutions et compensations en nature, les fournitures en marchandises, animaux, machines, machines-outils, matières colorantes, produits chimiques, charbons et dérivés. L’Allemagne a beaucoup à réparer; elle a de quoi beaucoup réparer; elle doit réparer tout ce qu’elle peut, et peut réparer tout ce qu’elle doit. Question de temps, de bonne foi et de bonne volonté.

Pour l’exécution de ces engagements, il est prudent d’avoir des sûretés. Le droit d’occupation, à ce titre, est donc réglé comme suit : pendant quinze ans à dater de la signature du traité, la rive gauche du Rhin et les têtes de pont de la rive droite seront occupées par les forces alliées ou associées. Si l’Allemagne s’exécute fidèlement, au bout de cinq ans la tête de pont de Cologne sera évacuée ; au bout de dix ans, la tête de pont de Coblence ; au bout de quinze ans, les têtes de pont de Mayence et de Kehl et le reste des territoires de la rive gauche. Mais si elle traînait ou se dérobait, l’évacuation pourrait être retardée; les zones évacuées pourraient même être réoccupées.

Telle est, en ses lignes de charpente, la paix de Versailles, telle du point de vue le plus étroitement français, mais ce point de vue trop étroit serait faux, et notre paix particulière avec l’Allemagne ne se sépare pas de la paix générale en Europe. Il faudrait joindre aux dispositions qui nous touchent directement celles qui concernent la Belgique, le Luxembourg, l’Autriche, la Tchéco-Slovaquie, la Pologne, la Russie. Pour l’Autriche, par exemple, « l’Allemagne reconnaît et respectera pleinement l’indépendance de l’Autriche dans les frontières fixées par le présent Traité. Cette indépendance demeurera inaliénable, sauf décision approuvée par la Société des Nations. » Le sens de cet article est net, et sa portée certaine. Pour la Russie, « l’Allemagne reconnaît et respectera pleinement l’indépendance inaliénable de tous les territoires qui ont fait partie de l’ancien Empire russe.» Elle accepte définitivement « l’annulation du traité de Brest-Litovsk et de tous traités ou accords, de quelque nature qu’ils soient conclus par l’Allemagne avec le gouvernement maximaliste. » Mais ce n’est pas tout. Il faudrait joindre, d’autre part, les stipulations qui suppriment les colonies allemandes; pour nous, les dispositions spéciales au Maroc, celles qui abrogent les traités de 1911 et de 1912, le premier, au moins, de triste mémoire. Il faudrait reprendre, comparer, rapprocher, assembler, faire jouer en composition partie par partie, section par section, article par article. Il faudrait compléter le traité, proprement dit, de paix avec l’Allemagne par le Pacte de la Société des nations, et ce Pacte lui-même par la caution supplémentaire que, le matin du 7 mai, avant la séance, M. le Président Wilson et M. Lloyd George ont donnée ou promise à M. Clemenceau. « En plus des garanties fournies par le Traité de paix, le Président des États-Unis d’Amérique s’oblige à proposer au Sénat des États-Unis et le Premier ministre de la Grande-Bretagne s’oblige à proposer au Parlement de la Grande-Bretagne un engagement, soumis à l’approbation du Conseil de la Société des nations, aux termes duquel les États-Unis et la Grande-Bretagne viendront apporter immédiatement leur assistance à la France en cas d’une agression non provoquée dirigée contre elle par l’Allemagne. A la vérité, toute cette paix est en fonction de ce Pacte et de cette alliance.

Une question se pose sur toutes les lèvres et dans tous les esprits : Est-ce une bonne paix ? On l’a dit tout de suite très finement : c’est une paix mal proportionnée, « une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur. » C’est une paix forte, avec plusieurs points faibles. Point faible, au titre des restitutions : elle ne nous rend qu’une Alsace amputée, une Lorraine imparfaite, nos frontières de 1870, et non nos frontières de 1814. Point faible, au chapitre des réparations : ce qu’elle nous délègue du bassin houiller de la Sarre serait suffisant, si le régime politique et administratif auquel il va être soumis n’était une boîte à surprises et peut-être une couveuse à conflits, et si d’abord une distinction fondamentale avait été faite entre la partie de ce bassin qui était comprise dans les limites de 1814 et celle qui était au-delà. Autre faiblesse : dans les évaluations de dommages, on n’a rien oublié, et l’on n’y est pas allé de main-morte. 125 milliards de provision ou d’acompte, c’est un chiffre, d’autant, plus qu’il n’épuise pas la dette ; mais sur quelles hypothèque provision, acompte et dette totale sont-ils gagés ? Sur le travail de l’Allemagne ? Mais, pour qu’elle travaille, il ne faut ni la surcharger, ni la surmener ; il faut qu’elle puisse acheter des aliments, des matières premières, qui seront payés par privilège : et nous voici dans un cercle vicieux. Point faible enfin, au chapitre des garanties. L’armée allemande sera réduite à 100 000 hommes, 4 000 officiers compris, engagés à long terme. Mais il restera une armée de 96 000 sous-officiers. Qu’on ne nous dise pas qu’on supprime les cadres, on les crée : il n’est pas, dans toutes les armées alliées ou associées, un militaire qui puisse en juger autrement. Et il n’est pas, dans toutes ces armées, un militaire qui ne pense que les conditions d’occupation de la rive gauche-du Rhin sont médiocres et manquent par avance leur but. Elles ne couvrent, dans le temps, que la moitié de leur objet, n’étant prévues que pour quinze ans, au maximum, avec décroissance, dans l’espace, de cinq ans en cinq ans, alors que l’exécution des engagements de l’Allemagne s’échelonne sur trente ans ; et ce n’est ni la faculté de retarder l’évacuation, ni le droit de reprendre l’occupation, qui les améliore notablement. À tout le moins eût-il fallu que la durée de l’obligation et la durée de la garantie fussent égales ; mais, à notre avis, c’eût été encore trop peu. C’eût été confondre « l’occupation militaire, » qui, de sa nature, est temporaire, en effet, avec « la frontière militaire, » qui, de sa nature, est perpétuelle. Une nécessité séculaire ne se prescrit pas par trente ans. Ne pouvant pas avoir le Rhin pour frontière politique, il nous fallait au moins l’avoir pour frontière stratégique. Il nous le fallait, il nous le faut; ou mieux, ce n’est pas à nous qu’il le faut, c’est à l’Europe, c’est à l’Occident, c’est au monde. Il le leur faut, s’il leur faut une paix qui dure.

Mais, principalement, le point faible est à l’endroit même où l’on nous invite à prendre notre appui ; dans l’alliance défensive qui nous est offerte. Supposons cette alliance conclue, et, ce qui est tout un, étant donnée la loyauté de nos alliés, supposons la observée et réalisée. Nous ne nions pas sa force d’intimidation, d’inhibition, de contrainte morale ; mais quelle armée aura demain la Grande-Bretagne, et de combien, de semaines aura besoin l’armée américaine pour arriver à notre aide? L’erreur des militaires eût été de ne compter que sur la frontière du Rhin : l’erreur des politiques a été de ne se confier qu’en l’alliance. Nous le répétons, la vraie formule n’était pas l’alliance ou la frontière militaire, mais l’alliance et la frontière militaire. Dieu merci, nous avons de grands amis qui sont de bons amis, et des amis sûrs qui sont de puissants amis. Nous aurons, éventuellement, le soutien de la fermeté anglo-saxonne. Nous nous en réjouissons, et nous y reposons comme de juste. Mais, tout en la mettant à son plus haut prix, comment oublierions-nous le vieil axiome de la sagesse latine, « qu’il vaut mieux fonder sa sécurité sur ce qui dépend de soi que sur ce qui dépend d’autrui? » La parfaite sagesse ordonnait même, dans la situation où nous laisse la guerre qui finit, en face et au contact d’une Allemagne en même temps désespérée et pleine de rancune, qui n’a plus qu’un tronçon d’épée, mais qui peut toujours en faire un couteau, de nous fonder à la fois sur ce qui dépend de nous et sur ce qui dépend d’autrui, en commençant par ce qui dépend de nous, et en nous y tenant inébranlablement.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.