Chronique de la quinzaine - 14 mai 1909

Chronique n° 1850
14 mai 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La grève des postiers a été proclamée une fois de plus, le 11 mai au soir, après une séance de la Chambre qui n’a abouti à aucune conclusion, la suite du débat ayant été remise au surlendemain : il y avait encore un trop grand nombre d’orateurs inscrits pour qu’il fui possible d’en finir le jour même. « J’ai failli attendre, » a dit un jour Louis XIV : les postiers n’ont pas de moindres exigences que le grand Roi. Il a été dit de très bonnes choses au Palais-Bourbon, notamment par M. Paul Deschanel. M. Barthou a parlé au nom du gouvernement avec, semble-t-il, un peu plus d’embarras qu’il ne l’avait fait au mois de mars dernier. Toutefois il n’y a rien à reprendre au discours de M. le ministre des Postes : reste seulement à savoir ce qui en sortira. L’expérience nous a montré le peu que valent par eux-mêmes les discours les plus énergiques : autant en emporte le vent. Les actes comptent seuls, à la condition toutefois qu’ils ne soient pas contredits et comme désavoués par des actes en sens contraire. Le gouvernement en a, ces jours derniers, accompli quelques-uns qui ne sont pas pour nous déplaire ; mais quelle en sera la suite ? Le ministère actuel nous a tellement habitués à une action intermittente, composée de courts accès de fermeté bientôt suivis de longues défaillances, qu’on ne sait avec lui sur quoi il est permis de compter. Sa responsabilité, toutefois, serait doublement grave s’il reculait de nouveau après s’être avancé comme il vient de le faire : il serait sans excuses d’avoir pris les mesures qu’il a prises s’il ne s’était pas assuré des moyens de les soutenir, et d’autre part l’opinion, qui s’était un peu égarée lors de la dernière grève, est maintenant beaucoup moins favorable aux postiers ; ils commencent à fatiguer sa patience. Enfin le gouvernement peut voir aujourd’hui quel a été le résultat de ses tergiversations et de sa faiblesse, qu’il décorait du nom de bienveillance : les postiers sont devenus plus arrogans que jamais. Cependant les griefs qu’ils invoquent sont moins que jamais propres à leur concilier l’opinion.

De quoi s’agit-il, en effet ? Les postiers reprochent au gouvernement de n’avoir pas tenu les promesses qu’il leur avait faites. Est-ce vrai, est-ce faux, nous n’en savons rien : il est difficile de démêler la vérité au milieu d’affirmations contraires : nous n’assistions pas aux conciliabules de MM. Clemenceau et Barthou d’une part, des représentans des postiers de l’autre. Peut-être se sont-ils mal expliqués ; peut-être ne se sont-ils pas compris. Mais, certainement, il y a exagération à dire, comme on l’a fait, que le gouvernement a manqué à toutes ses promesses. Il s’était engagé à passer l’éponge sur le passé, à oublier tous les faits qui se rattachaient à la grève, à accueillir tous les agens et sous-agens qui reprendraient le travail avant une date déterminée : à remanier un certain nombre de tâches individuelles : ces engagement ont été déjà tenus ou sont en bonne voie d’exécution. Le désaccord actuel porte sur un point unique : M. Clemenceau avait-il promis de se séparer de M. Simyan ? M. Clemenceau dit que non ; il a pour lui les textes connus : on n’a lu nulle part une promesse formelle venant de lui. Au surplus, depuis le moment où il aurait pu la faire, il faut bien reconnaître qu’on ne lui en a guère facilité la réalisation. L’agitation, en effet, n’a presque pas cessé un seul jour. Les postiers, fiers de leur succès, s’en sont imprudemment enivrés. Les menaces n’ont pas ménagé le gouvernement après la paix plus qu’elles ne l’avaient fait pendant la guerre : s’il avait, à un moment quelconque, donné congé à M. Simyan, il aurait eu l’air de céder une fois de plus à l’intimidation. Ce qu’il n’a pas fait encore, il le fera peut-être un jour ; mais ce jour ne saurait venir que lorsque la pacification sera pleinement faite et que tout sera rentré dans l’ordre, c’est-à-dire, de la part des postiers, dans l’obéissance. Ce dénouement paraît encore lointain.

On nous permettra de ne pas raconter dans le détail toutes les manœuvres et contre-manœuvres auxquelles les postiers se sont livrés : les journaux en ont été remplis. Peut-être, aussi, nous perdrions-nous dans la complexité de ces organisations, formées de groupemens divers qui ont pris l’habitude de se désigner eux-mêmes par deux ou trois lettres majuscules. » Il y a l’Association générale des postes ou A. G. Il y a l’Association des postes, télégraphes, téléphones, ou P. T. T. Il y en a bien d’autres encore, surtout si l’on songe à tous les syndicats rattachés ou non à la Confédération générale du Travail, ou C. G. T. qui cherchent à faire cause commune avec les postiers, comme les postiers cherchent à le faire avec eux : on voit constamment apparaître les représentans des uns dans les réunions des autres. Leur tendance commune est de fonder un bloc d’un nouveau genre sur le principe de la solidarité de tous les travailleurs. Mais nous n’en sommes pas encore tout à fait là. La seule tentative intéressante qu’a suscitée la campagne de ces derniers jours a consisté à changer en syndicat l’association des P. T. T.

Les postiers, comme certains autres agens ou fonctionnaires de l’État, ont une superstition mystique pour la forme syndicale : ils s’imaginent que le syndicat a une vertu propre beaucoup plus active et plus efficace que celle de l’association, et surtout que le gouvernement le redoute davantage. Les simples obéissent à ce sentiment obscur et confus ; les meneurs plus habiles voient dans la conversion de l’association en syndicat un moyen de rattacher le monde du fonctionnarisme à celui du travail manuel et de préparer ainsi la formation du bloc dont nous venons de parler. Enfin, dans un grand nombre d’imaginations, l’instrument naturel du syndicat est la grève, de sorte que si les fonctionnaires se syndiquent, au lieu de s’associer, ils entendent signifier par cela même au gouvernement qu’ils se proposent de recourir à la grève pour faire prévaloir leur volonté sur la sienne. Affaire d’imagination, avons-nous dit : on a vu, en effet, il y a quelques semaines, les postiers se mettre en grève, quoiqu’ils fussent seulement associés et non pas syndiqués, ce qui prouve expérimentalement qu’il n’est pas indispensable de partir d’un syndicat pour aller à la grève et qu’une association peut y conduire tout aussi bien. La distinction qu’on établit, à ce point de vue, entre les deux systèmes d’agglomération et d’action est purement idéale. Quoi qu’il en soit, les associés de la P. T. T. ont pensé qu’ils feraient trembler le gouvernement en se syndiquant, et quelques-uns d’entre eux sont allés un matin au ministère de l’Intérieur pour se rendre compte de l’effet que produirait cette menace sur M. Clemenceau. Ils avaient seulement négligé d’avertir celui-ci de leur projet, et de lui demander une audience, de sorte que, lorsqu’ils se sont présentés au ministère, le ministre n’y était pas. Rien, dans ses fonctions, ne l’oblige à y rester du matin au soir pour attendre les visiteurs. Les postiers se sont alors rabattus sur l’Hôtel de Ville, et se sont présentés au bureau qui enregistre les déclarations de, syndicats : ils y ont déclaré que désormais la P. T. T. en serait un. On leur a délivré un récépissé où leur démarche est constatée comme un fait matériel, mais qui ne préjuge rien au sujet de sa légalité. C’est aux tribunaux à se prononcer sur ce point. La déclaration de syndicat, faite par les postiers, a été transmise au procureur de la République, qui saisira le tribunal de la Seine de la question qu’elle soulève. Au surplus, cette question n’est pas douteuse ; elle a été déjà résolue judiciairement ; mais il n’est pas inutile d’y revenir de manière à fixer définitivement la jurisprudence, la surprenante faiblesse du gouvernement ayant permis à des syndicats illégaux de se perpétuer jusqu’à l’intervention d’une loi nouvelle. À quoi bon une loi nouvelle ? Est-ce que la loi ancienne, la loi de 1884, ne suffit pas ? Son article 2 est d’une clarté qui ne laisse rien à désirer : il consacre la liberté de se constituer en syndicat, sans autorisation du gouvernement, au profit des personnes qui se réunissent pour concourir « à l’établissement de produits déterminés. » Les sous-agens des P. T. T. concourent-ils à l’établissement de produits ? Non, évidemment. Ils peuvent donc s’associer, mais non pas se syndiquer : et c’est ce que le tribunal de la Seine ne manquera pas de leur dire. Ce jugement sera-t-il entendu par d’autres, par exemple par les instituteurs ? La défaillance du gouvernement dont nous avons parlé plus haut s’est produite à propos des syndicats d’instituteurs, et pourtant, s’il y en a de certainement illégaux, ce sont ceux-là. Qui pourrait dire, en effet, à quel établissement de « produits déterminés » les instituteurs concourent ?

Le gouvernement a fait preuve aussi d’une fermeté louable, mais peut-être provisoire, dans les poursuites ouvertes contre sept postiers qui, à la tribune de plusieurs réunions retentissantes, avaient tenu les propos les plus séditieux, quelquefois même les plus abominables. Leurs propos avaient ce dernier caractère lorsque les orateurs, non contens de jeter l’outrage au gouvernement qui les paie, professaient ouvertement l’anti-militarisme et l’anti-patriotisme. Sept postiers ont été suspendus de leurs fonctions et traduits devant le conseil de discipline : le gouvernement a réclamé contre eux la peine de révocation. Ils avaient été d’abord appelés à s’expliquer devant leur chef hiérarchique et avaient refusé de se rendre à cette convocation ; ils se sont également abstenus de comparaître devant le conseil disciplinaire. La raison qu’ils en ont donnée est que les faits qu’on leur reprochait n’avaient aucun rapport avec leurs devoirs professionnels, c’est-à-dire avec le service, et que, dès lors, ils n’avaient à ce sujet aucune explication, aucune justification à fournir. Les fonctionnaires, demandent-ils, sont-ils déchus de leurs droits civiques, et ne peuvent-ils pas, au même titre que les autres citoyens, émettre leurs opinions dans des journaux ou dans des réunions ? Leur vie privée ne leur appartient-elle pas ? Ne sont-ils pas libres, quand ils sont sortis de leurs bureaux ou qu’ils ont, s’ils sont facteurs, déposé leur boite à lettres, de tenir tels discours qui leur conviennent et là où il leur convient de le faire ? Étrange prétention ! Nous doutons qu’elle soit jamais admise par un gouvernement régulier quelconque, car si un gouvernement l’admettait, il ne tarderait pas à se dissoudre honteusement dans l’anarchie. Les postiers ne parlent que de leur liberté, de leur indépendance, de leur dignité ; on croirait vraiment, à les entendre, que tout cela n’existe que pour eux et que, en fait de dignité par exemple, la leur est la seule qui mérite le respect ; celle de l’État est négligeable et méprisable, comme l’est à leurs yeux l’État lui-même ; l’État est le patron, donc l’ennemi. Le conseil de discipline a heureusement une conception différente des devoirs réciproques de l’État et de ses fonctionnaires ou employés. Il a considéré comme une inconvenance, ajoutée à tant d’autres, le refus des agens incriminés de comparaître devant lui, et a émis un avis dans le sens de leur révocation. Le jour même, les sept agens ont été effectivement révoqués et remplacés. Cela veut dire, espérons-le, que la porte de l’administration leur est fermée d’une manière définitive, et qu’on ne renouvellera pas avec eux la misérable comédie qui a consisté si souvent à mettre un agent à la porte un jour pour la lui rouvrir le lendemain. Les postiers ont largement épanché leur colère dans un nouveau meeting ; mais il y a lieu de remarquer que seuls des agens révoqués y ont pris la parole ; ils n’avaient plus rien à perdre. Les autres se sont contentés d’applaudir et, finalement, de voter un ordre du jour favorable à la grève, tout en laissant à l’Association générale le soin de fixer le moment où elle devrait éclater. Cet ajournement permettrait de croire que les postiers voulaient se donner le temps de la réflexion. Ils n’en ont pas profité, ou du moins leur réflexion a été très courte : quelques jours plus tard, la grève était proclamée.

Il est pourtant difficile que les postiers ne se rendent pas compte que l’opinion, qui leur avait été d’abord indulgente, est toute prête aujourd’hui à se tourner contre eux. Si leurs revendications, au moment de la dernière grève, avaient paru plus ou moins fondées, leurs souffrances avaient été jugées réelles. Elles venaient du favoritisme éhonté qui règne dans toutes les administrations et les soumet au régime du passe-droit : on avait le sentiment qu’il y avait là un mal profond, difficile à guérir, qu’il fallait au moins dénoncer et contre lequel c’était un devoir de se montrer sévère. L’opinion, chez nous, aime, comme on disait jadis, à donner une leçon au pouvoir. Il est même arrivé plus d’une fois, dans notre histoire, que cette leçon, après avoir frappé le pouvoir plus fort qu’ils ne l’avaient voulu, est retombée sur ceux qui l’avaient donnée. Le public d’aujourd’hui s’accommoderait mal de l’arrêt subit, et peut-être prolongé, de tous les organes dont le mouvement constitue la vie sociale ; il a eu assez d’une première grève des facteurs : lorsqu’on lui parle de grève générale, il commence à s’énerver, il est prêt même à se fâcher, — à moins pourtant qu’il ne se laisse aller à quelque scepticisme en présence d’une menace si souvent renouvelée et jamais exécutée. Beaucoup, aussi, se prennent à penser et à dire que s’il faut vraiment en passer par cette épreuve, le plus tôt sera le mieux, et que le mal, après tout, ne sera peut-être pas aussi grave qu’on avait pu le craindre au premier abord. On se fait à tout. L’idée de la guerre elle-même n’exerce plus sur notre imagination l’effet affolant que nous en avons ressenti la première fois qu’elle s’est présentée à nous d’une manière imprévue : on nous a rendu, au dehors, le service de nous y habituer. Les fauteurs de syndicats et de grèves nous rendent un peu le même service au dedans, en nous familiarisant avec un autre danger. Nous ne disons certes pas que ce danger soit chimérique ; il viendra peut-être, mais il ne nous surprendra pas ; nous serons prêts à y faire face, — et c’est beaucoup d’être prêt, ou même de croire qu’on l’est. Il y a deux mois, le gouvernement a cru qu’il ne l’était pas, et il a reculé sans gloire : aujourd’hui les postiers se croient peut-être plus prêts qu’ils ne le sont, et nous espérons qu’ils s’en apercevront bientôt. Tous, d’ailleurs, ne partagent pas leur confiance aveugle. Les « cheminots, » comme on les appelle maintenant, c’est-à-dire les ouvriers des chemins de fer, qui, naguère encore, semblaient décidés à se mettre en grève avec les postiers, ont annoncé l’intention de procéder à un référendum avant de prendre un parti. Ils savent au surplus très bien que les syndiqués sont au nombre de 40 000 sur 300 000 employés des chemins de fer, de sorte que le référendum, s’il se prononçait pour la grève, risquerait de n’être pas suivi ou de ne produire que des effets partiels. Il y a un profond désordre dans les esprits et le mal qui en résulte est à coup sûr très inquiétant ; mais tout cela ne va pas sans compensations sérieuses, qui ne permettent pas aux perturbations redoutées de se produire avec le caractère « catastrophique » rêvé et prophétisé par toute une école de socialistes. Enfin le gouvernement lui-même prendra, espérons-le, conscience de sa responsabilité et de sa force : celle-ci, pourvu qu’il consente à l’exercer, est plus grande qu’il ne le pense.

Le désordre des esprits n’a pas besoin d’être prouvé : cependant certains sophismes commencent à être percés à jour, en attendant qu’ils se dissipent complètement. C’en est un, de la part de ses petits agens et de ses fonctionnaires, de regarder l’État comme un employeur ordinaire, comme un patron qu’il est permis de traiter sur le même pied que les autres, et contre lequel, par exemple, on a le droit de se mettre en grève. L’État fait des conditions à ceux qui veulent entrer dans les fonctions publiques ; mais, une fois qu’ils ont accepté ces conditions, les fonctionnaires doivent les respecter jusqu’à ce qu’elles aient été légalement modifiées. L’État, en effet, se distingue des autres patrons par deux caractères essentiels : il ne travaille pas en vue de bénéfices personnels, et il ne peut pas répondre à la grève de ses employés en se mettant en grève lui-même et en suspendant les services publics. Il ne travaille pas pour lui, ou même seulement pour une partie des citoyens, mais pour tous ; il représente l’intérêt général. On peut trouver quelquefois qu’il le représente mal, et qu’il fait pencher la balance au profit de ceux-ci et au détriment de ceux-là. Si le mal est trop grand, le pays a dans les élections le moyen d’y remédier : en attendant qu’il le fasse, l’État, dont le gouvernement n’est que le principal organe, doit être traité comme le bien commun de tous les citoyens. Nul n’a le droit d’entrer en rébellion contre lui, de lui envoyer des sommations, de rompre brusquement le contrat par lequel il lui a engagé ses services. Nous souffrons tous, en effet, des atteintes portées à l’État : ceux qui les lui portent en souffrent eux aussi, car ils ne peuvent pas se mettre longtemps en dehors de la vie générale. Voilà pourquoi le gouvernement a raison de refuser à ses fonctionnaires, petits ou grands, le droit de grève ; son seul tort est d’apporter dans cette affirmation, et dans la manière dont il en assure le respect, une énergie flottante qui ne rassure jamais complètement les bons citoyens et qui, surtout, ne décourage jamais les autres. Sa marche est incertaine ; elle donne une impression générale d’hésitation et de mollesse, comme si elle était dirigée par un appareil nerveux déséquilibré et non pas par une raison saine et par une volonté constante et ferme.

Peut-être faut-il chercher l’explication de ce phénomène dans la composition même d’un Cabinet où les pires révolutionnaires croient pouvoir trouver des alliés et trouvent pour le moins des complaisans. Et ce qui est vrai du Ministère ne l’est pas moins de la majorité qui le soutient. La Chambre vient de se réunir ; nous avons dit un mot de sa première séance, qui ne préjuge rien ; mais, certes, l’heure est grave et décisive ; la responsabilité de la Chambre est lourde ; le pays lui en demandera compte l’année prochaine. Qui pourrait dire pourtant dès aujourd’hui si, dans la session qui s’ouvre elle apportera un coefficient d’augmentation à la force ou d’aggravation à la faiblesse du gouvernement ?


Nous nous demandions, il y a quinze jours, ce que le parti vainqueur à Constantinople ferait du Sultan vaincu. Le conserverait-il nominalement à la tête de l’Empire pour gouverner sous son nom ? Le renverserait-il en lui enlevant la liberté et peut-être la vie ? La question est aujourd’hui résolue. Abdul-Hamid a été renversé et remplacé par son frère Rechad pacha, qui régnera sous le nom retentissant de Mahomet V. C’est un nom que peu de ses prédécesseurs ont porté depuis que Mahomet II est entré à Constantinople en 1453 : puisse le nouveau Sultan s’en montrer digne. Il aura pour cela beaucoup à faire. Nous nous garderons, au début d’un règne qui commence dans des conditions si extraordinaires, d’essayer de dire ce qu’il sera. L’Empire ottoman nous donne aujourd’hui un des plus étonnans spectacles qui se soient produits dans l’histoire universelle : trop d’élémens nous en sont encore inconnus, ou du moins peuvent se développer et évoluer dans des sens trop divers pour que nous ne restions pas, pendant quelque temps encore, à l’état de simples spectateurs. Il convient de réserver et d’ajourner son jugement.

Abdul-Hamid a conservé la vie, mais il a perdu la-liberté, et tout porte à croire qu’il ne la recouvrera jamais. Enlevé nuitamment de son palais d’Yldiz-Kiosk, il a été transporté à Salonique, c’est-à-dire au siège principal de l’effervescence révolutionnaire dont il a été victime. C’est de Salonique qu’est parti le mouvement qui l’a renversé moralement au mois de juillet dernier, et c’est aussi de Salonique qu’est parti le nouveau mouvement qui l’a renversé matériellement ces jours derniers. Il est là en pays ennemi, moins bien gardé peut-être par les murailles qui l’enveloppent que par les défiances, les colères, les hostilités qui l’entourent. Au moment de quitter Yldiz, il a cru encore qu’il pourrait habiter un palais situé tout près de là sur le Bosphore, et il a demandé qu’on le lui permît. Sa dernière illusion a été bientôt dissipée. Il n’a pas tardé à reconnaître qu’il n’avait rien à espérer des mains redoutables dans lesquelles il était tombé ; mais qu’aurait-il fait lui-même des Jeunes-Turcs, s’ils étaient tombés dans les siennes ? Les Jeunes-Turcs jouaient leurs têtes : s’ils n’ont pas fait tomber celle du Sultan, ils s’en sont sans doute abstenus par politique plus que par générosité, car la mort violente d’Abdul-Hamid aurait produit dans certaines parties de l’Empire, soit en Europe, soit surtout en Asie, une émotion, une commotion peut-être, dont il aurait été difficile de prévoir tous les contre-coups. Il est heureux que le Sultan se soit laissé prendre dans Yldiz. Que serait-il arrivé s’il l’avait quitté à temps et était passé en Asie ? Mais il aurait fallu pour cela qu’il fut un autre homme, un grand et hardi aventurier au lieu d’être un diplomate calfeutré dans ses appartenions et fâcheusement doublé, d’un policier. Il est tombé sans honneur, et ceux qui l’ont renversé, instruits par l’expérience du danger de ses intrigues, prendront certainement leurs mesures poulie tenir toujours impuissant et désarmé.

Toutefois, s’ils ont respecté la vie d’Abdul-Hamid, ils ont cru devoir exercer des représailles sanglantes contre les soldats qui ont été les agens d’exécution du coup d’État manqué du 13 avril. Ce n’est pas là de la bonne justice distributive ; ces malheureux soldats, ignorans et fanatisés, ont obéi aux ordres qu’ils avaient reçus ; ils sont trop inconsciens pour être responsables ; aucun d’eux n’a un nom auquel on puisse rattacher un souvenir quelconque ; ils ont obscurément fait partie d’un troupeau. On en tire aujourd’hui quelques-uns pour les traduire devant des conseils de guerre : pourquoi ? parce qu’il faut faire des exemples, afin qu’il soit désormais entendu et compris de tous qu’attenter à l’autorité, nous allions dire à la majesté de la Jeune-Turquie est chose périlleuse. En conséquence, des potences se dressent aujourd’hui sur les places de Constantinople, et on y voit se balancer des cadavres au gré du vent, spectacle répugnant, témoignage de mœurs qui, malgré tout, sont restées barbares. Ces exécutions étaient sans doute nécessaires, et c’est là, bien qu’en sens inverse, un résultat de la même politique qui a sauvé Abdul-Hamid. De pauvres diables expient pour le grand coupable contre lequel on n’ose rien attenter. Nous souhaitons cependant, ne fût-ce que par propreté morale, que ces pendaisons deviennent rares et qu’on n’en laisse pas longtemps les honteux vestiges déshonorer la capitale d’un empire qu’on vient de vouer de force à la civilisation et à la liberté.

On dit, il est vrai, que, si l’année macédonienne était entrée vingt-quatre heures plus tard à Constantinople, on en aurait vu bien d’autres, et que la ville aurait été ensanglantée par des massacres. C’est possible ; ce n’est malheureusement pas invraisemblable ; Abdul-Hamid était, en ce genre, capable des pires résolutions ; les massacres qui se sont produits en Asie montrent qu’on pouvait tout craindre. C’est surtout à Adana et dans toute la région voisine que ces massacres, mêlés d’incendies, ont été une fois de plus un outrage à l’humanité. Ils ont éclaté au moment même où avait lieu le coup d’État d’Abdul-Hamid à Constantinople et on a tiré de ce fait la conséquence qu’il y avait, entre les deux faits, une corrélation qui n’était pas le résultat du hasard. C’est encore possible : cependant, les récits que des témoins des massacres ont faits dans les journaux semblent indiquer qu’il y a eu pour le moins des imprudences commises par les Arméniens et que l’irritation, la colère musulmane devait fatalement se déchaîner contre eux un jour ou l’autre et leur porter brutalement des coups meurtriers. Quand tout a été fini, heureusement fini à Constantinople, les tueries ont continué de plus belle en Cilicie : elles se prolongent encore. Les navires des puissances ne peuvent protéger que les ports ; l’intérieur des terres leur échappe. Les premières troupes qui ont été envoyées pour arrêter les massacres ont fait cause commune avec les massacreurs. C’est de ce côté que les nouveaux maîtres de Constantinople doivent porter leur premier et principal effort s’ils veulent inspirer confiance à l’Europe, et s’ils veulent aussi, comme ils en comprennent sûrement l’intérêt, faire acte d’autorité ordonnée et tutélaire dans des pays qui risquent de pousser un jour très loin leurs aspirations décentralisatrices.

Quel est aujourd’hui le gouvernement de la Turquie ? En réalité, il n’y en a pas, ou il y en a peu. Il y a un maître : c’est l’armée. En dehors de cela, tout est confus. À la vérité, Chefket pacha, le général en chef des troupes macédoniennes qui ont si rapidement et si bravement opéré à Constantinople, a déclaré à diverses reprises que l’armée ne devait pas faire de politique et n’en ferait pas. Il a refusé lui-même d’entrer dans un ministère, afin de conserver à ce point de vue son caractère désintéressé. Non seulement il n’a pas agi pour son compte, mais il n’a pris, explique-t-il, aucune initiative et s’est contenté d’exécuter les instructions du Comité de Salonique. Ayant rempli sa tâche, accompli son œuvre, il rentre dans le rang. Tout cela est fort bien et il n’y n pas lieu de douter de la sincérité de Chefket pacha : mais le monde qui, nous l’avons dit, regarde et cherche à comprendre, ne peut pas descendre au fond des cœurs ; il ne voit que les faits et les faits peuvent se résumer ainsi : un Comité omnipotent, anonyme, en partie occulte, irresponsable, qui pèse sur le gouvernement sans gouverner lui-même et renverse à son gré ou intronise les ministres. — et, à côté de ce Comité, peut-être se confondant avec lui, une armée qui, ayant exercé deux fois sa force, sait fort bien qu’elle peut tout. Il serait difficile de discerner une autre action à Constantinople que celle de ce comité invisible et de cette armée très visible. Quant au gouvernement proprement dit, ce n’est qu’une ombre, au moins actuellement. Nous souhaitons qu’il prenne plus de consistance, et nous avions déjà émis ce vœu avant le 13 avril, en parlant du ministère qui existait à cette époque ; mais ce qui s’est passé depuis ne semble pas devoir en faciliter, ni en hâter la réalisation. Le Comité jeune-turc a paru lui-même attacher si peu d’importance au gouvernement, qu’il n’a pas changé tout de suite celui qu’Abdul-Hamid avait institué au moment où il a fait son coup d’État : il a paru croire que celui-là en valait un autre. C’était vrai, peut-être, et tout le monde convient que Tewfik pacha, qui le présidait, est un homme très estimable : il n’en est pas moins vrai que le monde a été surpris lorsqu’il a vu le dernier ministère d’Abdul-Hamid survivre tranquillement à la chute du Sultan. Cette situation paradoxale ne pouvait pourtant pas durer. Il était tout simple et, en quelque sorte, indiqué de revenir au ministère qu’Abdul-Hamid avait renversé : c’est ce qu’on a fait en nommant de nouveau Hussein-Hilmi pacha grand vizir. La Chambre avait d’ailleurs fait sentir qu’elle ne tolérerait, pas le ministère Tewfik. Le ministère nouveau est bien composé dans ses principaux élémens. Un rend justice à Hilmi, et aussi à Kérid pacha, ministre de l’Intérieur, qui était grand vizir au moment où a éclaté, en juillet dernier, l’insurrection de Salonique, et qui a été disgracié par son maître parce qu’il lui a conseillé de donner une constitution à la Turquie, Férid est un homme éclairé, distingué, libéral : sa seule faiblesse est d’avoir été un peu trop exclusivement le représentant des intérêts d’une puissance étrangère. Ou l’a vu néanmoins revenir au pouvoir avec satisfaction et confiance ; mais qu’est-ce que le pouvoir aujourd’hui, et n’y a-t-il pas quelque ironie dans l’emploi de ce mot qui vient machinalement sous la plume ?

Jamais pourtant la Turquie n’a eu un plus grand besoin d’un gouvernement. Abdul-Hamid en était un à lui tout seul, détestable à beaucoup d’égards, non pas absolument à tous. Il savait ce qu’il voulait, et il avait les moyens de faire exécuter ses ordres, bons ou mauvais. Il était une force avec laquelle il fallait compter, mais sur laquelle aussi on pouvait compter. C’est là ce qu’il s’agit de remplacer et assurément la tâche est réalisable ; nous espérons bien qu’elle sera réalisée, et qu’elle le sera dans des conditions très supérieures à celles du passé ; mais c’est à cela qu’on doit s’appliquer avant tout. Pour y réussir, un comité et une armée ne suffisent pas. Ils suffisent à faire une révolution, mais faire une révolution est une œuvre qui exige une bien moindre portée d’esprit que de faire un gouvernement, et c’est aujourd’hui un gouvernement qu’il faut faire.

Nous ne pouvons pas laisser passer sans le mentionner, bien qu’il soit déjà vieux de quinze jours, un fait qui a libéré, non seulement la Hollande, mais l’Europe, d’une préoccupation qui aurait pu devenir assez lourde : la jeune reine Wilhelmine a mis au monde une fille, et sans doute, libérée désormais de l’espèce de mauvais sort qui semblait la poursuivre, aura-t-elle encore d’autres enfans. Au surplus, sa seule vie a assuré autrefois la perpétuité de la dynastie : il en serait éventuellement de même de la vie de la fille qu’elle vient de mettre au monde, la petite princesse Juliana. La naissance de celle-ci était attendue en Hollande avec une impatience mêlée d’anxiété, et la nouvelle en a été accueillie avec de grandes démonstrations de joie. Ce sentiment est naturel à un double titre, d’abord parce que la Hollande tient à sa dynastie historique. — et elle a raison d’y tenir car sa dynastie a été glorieuse et bienfaisante, — ensuite parce que, si la maison d’Orange venait à s’éteindre, des compétitions assez confuses risqueraient de se produire autour de la couronne restée vacante, sans que cette couronne pût être attribuée à un prince vraiment néerlandais. Alors il serait à craindre que le lien qui unit la Néerlande à sa dynastie ne se relâchât quelque peu. Enfin les diverses puissances européennes auraient peut-être été tentées de favoriser des prétentions différentes, en dépit de tant d’expériences qui ont montré combien étaient le plus souvent illusoires les espérances fondées sur la politique de famille, et on voit d’avance les inconvéniens qui auraient pu en résulter. Pour tous ces motifs, les regards du monde se tournaient du côté de la Hollande pendant les derniers jours qui ont précédé la délivrance de la reine Wilhelmine, ut on a éprouvé un réel soulagement lorsqu’on a appris que, cette fois enfin, un enfant était né. La France n’est pas limitrophe à la Hollande, mais elle en est voisine, et elle avait intérêt à ce qu’aucun problème nouveau, difficile, délicat, ne vînt à s’y poser. Elle n’a d’ailleurs que de l’amitié pour ce pays, en même temps qu’une respectueuse sympathie pour sa gracieuse souveraine. Nulle part on n’a applaudi de meilleur cœur à la nouvelle que la couronne de Hollande avait une héritière, et la maison d’Orange un rejeton vigoureux.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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